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Date : 20230216


Dossier : IMM-1769-22

Référence : 2023 CF 230

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Toronto (Ontario), le 16 février 2023

En présence de monsieur le juge Diner

ENTRE :

FASIL GETNET MERSHA

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

[1] Le demandeur sollicite le contrôle judiciaire, au titre de l’article 72 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [LIPR], de la décision par laquelle un agent a rejeté sa demande d’examen des risques avant renvoi [ERAR].

[2] Au terme de l’audience, j’ai accueilli la présente demande de contrôle judiciaire en indiquant que des motifs suivraient. Voici mes motifs.

I. Contexte

[3] Le demandeur est un citoyen de l’Éthiopie. En août 2019, il est arrivé au Canada, plus précisément au port de Québec, comme membre de l’équipage du navire Cielo Di Monaco.

[4] Le demandeur allègue qu’il craint le gouvernement éthiopien en raison de ses activités politiques et de son origine ethnique amharique. Il allègue aussi qu’en juin 2019, il a été arrêté et détenu durant une journée. Il affirme qu’après sa détention, il a quitté l’Éthiopie en août 2019 pour travailler pour une société de transport maritime. Il n’est pas retourné en Éthiopie depuis.

[5] Le demandeur ne pouvait pas demander l’asile au Canada parce qu’une mesure de renvoi avait été prise contre lui après qu’il eut omis de retourner à bord du navire. Il s’est vu offrir la possibilité de présenter une demande d’ERAR, ce qu’il a fait en novembre 2019.

[6] L’agent d’ERAR a rejeté la demande du demandeur en juin 2020 [décision], estimant que la preuve présentée par celui-ci n’établissait pas qu’il était un membre actif du Wolkait (également orthographié Wolkite) People Liberation Front, que ses activités politiques avaient mené à son arrestation ni que le gouvernement éthiopien était à sa recherche.

II. Question en litige et norme de contrôle applicable

[7] La seule question en litige en l’espèce est celle de savoir si la décision de l’agent de rejeter la demande d’ERAR du demandeur était raisonnable. La norme de contrôle qui s’applique est celle de la décision raisonnable (Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 [Vavilov].

III. Analyse

[8] En dépit des arguments valables avancés par l’avocate du défendeur, je souscris à l’avis du demandeur selon lequel l’agent n’a pas tenu compte de points importants de son exposé circonstancié. Les motifs de l’agent se résumaient plutôt, dans l’ensemble, à un examen des faiblesses de trois lettres d’appui jointes aux observations présentées par le demandeur dans le cadre de sa demande d’ERAR. Ces lettres avaient été rédigées par son frère, médecin en Éthiopie, par un de ses anciens professeurs d’université et par un ami d’enfance. Chacun d’eux parlait du militantisme politique du demandeur en Éthiopie d’après ce qu’il en savait.

[9] Pour ce qui est de la première lettre (celle du frère du demandeur), l’agent l’a critiquée pour son manque de précision quant au travail politique exact qu’accomplissait le demandeur, concluant qu’il n’était pas convaincu que la lettre établissait que le demandeur était [traduction] « un militant politique suffisamment en vue pour attirer l’attention des autorités éthiopiennes ».

[10] De même, l’agent a critiqué la deuxième lettre parce qu’elle ne traitait pas en détail du travail du demandeur en tant que militant ni de son importance au sein de la communauté universitaire. Il a noté que [traduction] « l’auteur ne précis[ait] jamais quel genre de groupes [...] mena[çaient] [le demandeur]. Il ne donn[ait] pas non plus de détails sur le moment ou l’endroit où ces événements [s’étaient] produits, ni sur les événements qui [avaient] amené le demandeur à quitter l’université en mai 2014 et en janvier 2016. »

[11] Enfin, l’agent a critiqué la troisième lettre parce qu’elle ne traitait pas non plus d’incidents précis. Il a affirmé que, même si l’auteur mentionnait que le demandeur était activement recherché par les autorités, il n’y avait aucun élément de preuve corroborant au dossier, comme une liste des personnes les plus recherchées ou des articles de presse mentionnant qu’il était recherché.

[12] En raison de ces critiques quant à ce que les trois lettres ne disaient pas, l’agent a accordé à celles-ci un poids limité. Surtout, l’agent a omis de tenir compte de ce que le demandeur avait déclaré dans son exposé circonstancié qui constituait une partie importante de sa demande d’ERAR – soit un addenda de quatre pages – pour trancher la question de savoir si les trois lettres étayaient la crainte du demandeur d’être persécuté par les forces de sécurité éthiopiennes advenant son retour en Éthiopie.

[13] S’appuyant fortement sur la décision Ferguson c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2008 CF 1067, le défendeur soutient que le demandeur ne s’est tout simplement pas acquitté de son obligation de présenter une preuve suffisante pour établir ses allégations. L’avocate soutient que le défendeur explique raisonnablement pourquoi l’agent a accordé peu de poids à chacune des trois lettres, et que la Cour doit faire preuve d’une grande retenue à l’égard de ces conclusions quant au caractère insuffisant de la preuve (Ogbolu c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2022 CF 129 au para 35).

[14] Je ne puis être d’accord. Je trouve déraisonnable que l’agent n’ait pas traité des observations principales formulées par le demandeur dans son exposé circonstancié et qu’il se soit concentré sur ce qui, selon lui, aurait dû figurer dans les lettres d’appui (Sellathambi c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2022 CF 1227 au para 26, renvoyant à Belek c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 205 au para 21).

[15] Ainsi, les motifs ne tenaient tout simplement pas compte des observations formulées dans l’exposé circonstancié du demandeur (joint à son formulaire de demande d’ERAR) ni des observations juridiques formulées par l’avocat de celui-ci au sujet de la preuve sur la situation dans le pays (Vavilov, au para 133). Les motifs n’étaient pas non plus intelligibles. L’agent a, par exemple, déclaré ce qui suit : [traduction] « Je note que les déclarations antérieures du demandeur portent sur un incident au cours duquel il aurait été arrêté à la suite de la manifestation de son père, ce qui ne cadre pas avec les raisons mentionnées précédemment par les auteurs des lettres ou par le demandeur lui-même. » De plus, dans sa conclusion, l’agent a déclaré ce qui suit : [traduction] « Je conclus qu’il n’a pas établi que ses activités politiques étaient à l’origine de ses arrestations. » Après tout, le demandeur a déclaré qu’il n’avait été arrêté qu’une seule fois, après quoi il avait fui le pays.

[16] En fait, dans son exposé circonstancié, le demandeur a fait un compte rendu très détaillé de ce qu’il avait vécu au fil des ans en Éthiopie. Il a notamment raconté ce que c’était que de grandir dans la culture amharique dans une petite ville du nord de l’Éthiopie. Il a expliqué que ses parents avaient été forcés de quitter leur région natale en raison du risque de persécution dans la région. Il a décrit en détail l’engagement politique de son père en réponse à ces expériences, jusqu’à l’arrestation de son père et de son frère en raison de leur activisme politique antigouvernemental.

[17] De plus, le demandeur a fait un compte rendu détaillé de ses expériences à l’université, notamment les mauvais traitements, les blessures, la détention et même la mort d’étudiants aux mains des forces de sécurité. Il a, en outre, parlé de ses expériences de travail après ses études universitaires, y compris du temps qu’il avait passé dans l’industrie du transport maritime.

[18] Même s’il n’appartient pas à la Cour d’apprécier le bien-fondé de la demande de protection du demandeur ou de son exposé circonstancié, elle doit apprécier le caractère raisonnable de l’analyse faite par l’agent. C’est particulièrement le cas puisque l’agent savait manifestement que le demandeur n’avait jamais fait l’objet d’un examen des risques au Canada, que ce soit par une des instances de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié ou par un autre décideur. Lorsqu’un ERAR est effectué en l’absence d’appréciation des risques antérieure, les enjeux sont particulièrement élevés (Abusaninah c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 234 au para 57). L’analyse et les motifs de l’agent n’atteignent pas le niveau d’intelligibilité et de justification requis dans les circonstances.

[19] L’agent n’a pas mis en doute la crédibilité du demandeur. Il a tout simplement omis de s’intéresser à l’exposé circonstancié de celui-ci ou aux éléments de preuve sur la situation en Éthiopie contenus dans le cartable national de documentation [CND] auxquels le demandeur renvoyait dans ses observations. Par exemple, l’agent n’a pas mentionné ni traité du risque auquel le demandeur était exposé en Éthiopie en raison de son origine ethnique amharique – quelles que soient ses activités politiques – compte tenu de la montée des tensions ethniques dans le pays et du fait que le gouvernement éthiopien prenait les personnes d’origine amharique pour cibles, ce qui était expliqué dans les éléments de preuve tirés du CND présentés par le demandeur à l’appui de sa demande d’ERAR. En se contentant d’examiner les éléments de preuve corroborants (les lettres), l’agent a manqué à son obligation d’examiner les éléments centraux de l’exposé circonstancié du demandeur et du fondement de sa demande de protection.

[20] Comme il est indiqué au paragraphe 127 de l’arrêt Vavilov, les motifs sont le principal mécanisme par lequel le décideur démontre qu’il a effectivement écouté les parties; ils doivent donc tenir compte des arguments avancés. En l’espèce, selon l’exposé circonstancié du demandeur, non seulement celui-ci a été arrêté injustement en raison de ses activités politiques, mais son père et son frère l’ont aussi été et ils ont été détenus durant plusieurs années.

[21] Plutôt que d’examiner ces allégations centrales, qui ont un lien direct avec le motif des opinions politiques prévu par la Convention, l’agent a simplement omis de s’intéresser aux éléments centraux de la demande et à la preuve documentaire que le demandeur a invoquée concernant les mauvais traitements infligés aux personnes se trouvant dans une situation semblable à la sienne en Éthiopie. Le fait de ne pas examiner les allégations et les éléments de preuve centraux va à l’encontre de ce que dicte la jurisprudence, notamment la décision Cepeda-Gutierrez c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 1998 CanLII 8667 (CF), au paragraphe 17.

[22] Je ne puis être d’accord avec la position du défendeur selon laquelle l’agent est présumé avoir examiné l’ensemble de la preuve. Cette affirmation peut certainement s’appliquer dans des circonstances appropriées – c’est-à-dire lorsqu’un agent a renvoyé à un minimum des éléments de preuve centraux que le demandeur a présentés et sur lesquels il s’est appuyé –, mais ce n’est pas le cas en l’espèce.

[23] Enfin, l’agent a déclaré que le demandeur [traduction] « n’était pas un militant politique suffisamment en vue pour attirer l’attention des autorités éthiopiennes ». Cette conclusion est problématique pour deux raisons. Premièrement, l’agent y est parvenu sans mentionner aucun des éléments de preuve sur la situation dans le pays – y compris un rapport du Département d’État des États-Unis daté du 13 mars 2019 – qui traitaient de la détention arbitraire de membres des partis de l’opposition et des mauvais traitements infligés aux détenus, notamment la détention prolongée sans mise en accusation ni procès. Deuxièmement, une fois de plus, la conclusion semble fondée principalement sur ce qui, de l’avis de l’agent, manquait dans les trois lettres d’appui, plutôt que sur une quelconque appréciation de ce que le demandeur avait lui-même dit dans son exposé circonstancié.

[24] Pour reprendre les mots de la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Vavilov, la cour de révision doit être convaincue que le raisonnement du décideur « se tient ». Ce n’est pas le cas en l’espèce.

IV. Conclusion

[25] La décision de l’agent était déraisonnable. La demande de contrôle judiciaire sera donc accueillie.


JUGEMENT dans le dossier IMM-1769-22

LA COUR REND LE JUGEMENT suivant :

1. La demande de contrôle judiciaire est accueillie.

2. Aucuns dépens ne sont adjugés.

« Alan S. Diner »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-1769-22

 

INTITULÉ :

FASIL GETNET MERSHA c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

AUDIENCE TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 15 FÉVRIER 2023

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE DINER

 

DATE DES MOTIFS :

LE 16 FÉVRIER 2023

 

COMPARUTIONS :

Jack C. Martin

Pour le demandeur

Nimanthika Kaneira

Pour le défendeur

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Jack C. Martin

Avocat

Toronto (Ontario)

 

Pour le demandeur

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

Pour le défendeur

 

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