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Date : 20230215


Dossier : T-118-22

Référence : 2023 CF 222

Ottawa (Ontario), le 15 février 2023

En présence de monsieur le juge Sébastien Grammond

ENTRE :

JONATHAN BELLEROSE BASTIEN

demandeur

et

PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

[1] M. Bellerose s’est vu refuser la prestation canadienne d’urgence [PCU] au motif qu’il n’avait pas gagné des revenus d’au moins 5000 $ au cours des douze mois précédant la date de sa demande. Il sollicite maintenant le contrôle judiciaire de ce refus. Se fondant sur des renseignements figurant au site web de l’Agence canadienne du revenu [ARC], il soutient que cette période de douze mois se termine au début de la période pour laquelle il demande les prestations et non à la date de sa demande.

[2] Je rejette la demande de M. Bellerose. Les conditions d’admissibilité à la PCU sont établies par la loi et non par le site web de l’ARC. Le refus de la demande de M. Bellerose était fondé sur une interprétation raisonnable de la loi. Si la situation donne lieu à une injustice, M. Bellerose peut exercer d’autres recours.

I. Contexte

[3] Au cours de l’année 2019, M. Bellerose a été occasionnellement employé afin d’effectuer des travaux de construction ou d’entretien. Son emploi s’est poursuivi durant les premiers mois de 2020, mais les mesures prises en réaction à la pandémie de la COVID-19 l’ont empêché de se rendre à son travail.

[4] Le 25 mai 2020, M. Bellerose a présenté une demande de PCU pour la période du 15 mars au 11 avril 2020. Il a reçu la prestation pour la période demandée ainsi que pour trois périodes subséquentes. Cependant, son dossier a fait l’objet d’un examen. Afin de démontrer son admissibilité, M. Bellerose a présenté des reçus et un tableau faisant état des revenus qu’il a gagnés entre mars 2019 et mars 2020. Ces revenus totalisent 5300 $. Un agent de l’ARC a statué que M. Bellerose était inadmissible à recevoir la PCU. Celui-ci a sollicité un deuxième examen de son dossier.

[5] L’agente de deuxième examen a refusé la demande de M. Bellerose. Elle a constaté que celui-ci n’avait pas gagné des revenus admissibles d’au moins 5000 $ en 2019. Elle a ensuite vérifié si M. Bellerose avait gagné de tels revenus au cours de la période de 12 mois précédant la demande. Elle a souligné que cette période se termine au moment de la demande, en l’occurrence le 25 mai 2020. Elle a donc calculé les revenus déclarés par M. Bellerose entre le 25 mai 2019 et le 25 mai 2020 et est parvenue à un total de 3862,50 $. Puisque ce montant est inférieur à 5000 $, elle a conclu que M. Bellerose était inadmissible à recevoir la PCU.

[6] M. Bellerose sollicite maintenant le contrôle judiciaire de cette décision.

II. Analyse

[7] En contrôle judiciaire, le rôle de la Cour n’est pas de réévaluer le dossier à partir de zéro, mais plutôt de se demander si le décideur administratif—ici, l’agente de second examen—a rendu une décision raisonnable : Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65, [2019] 4 RCS 653 [Vavilov].

[8] Dans le présent dossier, la question déterminante porte sur le point terminal de la période de 12 mois au cours de laquelle un demandeur de PCU doit avoir gagné des revenus d’au moins 5000 $. S’agit-il du début de la première période visée par les prestations, comme le soutient
M. Bellerose, ou plutôt de la date de la demande, comme le soutient le procureur général?

[9] À cet égard, les prétentions de M. Bellerose sont fondées sur les renseignements qui figuraient au site web de l’ARC à l’époque où il a présenté sa demande. On y retrouvait les indications suivantes :

Pour avoir droit au paiement de 2000 $ de la PCU, vous deviez remplir les conditions suivantes pendant la période visée par votre demande :

[…]

  • Vous avez gagné au moins 5 000 $ (avant impôts) au cours des 12 derniers mois ou en 2019, grâce à l’une ou plusieurs des sources suivantes […]

[Je souligne]

[10] Selon M. Bellerose, l’expression « au cours des 12 derniers mois » se rapporte nécessairement à la « période visée par votre demande ». Il en déduit que la période de douze mois doit se terminer au premier jour de la période pour laquelle il réclame des prestations, c’est-à-dire en mars 2020, et non au jour de la présentation de sa demande, en mai 2020. À titre de comparaison, l’expression « au cours des 12 mois avant la date de votre première demande », qui figure dans la lettre de décision qui lui a été transmise en décembre 2021, ne se retrouve pas dans l’extrait du site web de l’ARC qui a été déposé en preuve.

[11] Le procureur général, quant à lui, prend appui sur le texte même de Loi sur la prestation canadienne d’urgence, LC 2020, c 5, art 8 [la Loi]. L’article 2 de la Loi définit ainsi la notion de travailleur / worker :

travailleur Personne âgée d’au moins quinze ans qui réside au Canada et dont les revenus — pour l’année 2019 ou au cours des douze mois précédant la date à laquelle elle présente une demande en vertu de l’article 5 — provenant des sources ci-après s’élèvent à au moins cinq mille dollars ou, si un autre montant est fixé par règlement, ce montant :

worker means a person who is at least 15 years of age, who is resident in Canada and who, for 2019 or in the 12-month period preceding the day on which they make an application under section 5, has a total income of at least $5,000 — or, if another amount is fixed by regulation, of at least that amount — from the following sources:

a) un emploi;

(a) employment;

b) un travail qu’elle exécute pour son compte;

(b) self-employment;

[…]

[…]

[Je souligne]

[Emphasis added]

 

[12] Comment solutionner un conflit entre un texte de loi et un document destiné à informer le public au sujet du contenu de cette loi?

[13] On admet généralement qu’un tel document d’information constitue une interprétation administrative qu’un tribunal peut prendre en considération lorsqu’il est appelé à interpréter la loi : Harel c Québec (Sous-ministre du Revenu), [1978] 1 RCS 851 aux pages 858 et 859 [Harel]; Nowegijick c La Reine, [1983] 1 RCS 29, à la page 37; FN (Re), 2000 CSC 35 au paragraphe 26, [2000] 1 RCS 880. Le juge Robert Décary de la Cour d’appel fédérale résume éloquemment l’application de ce principe aux bulletins d’interprétation émis par l’ARC, dans l’arrêt Vaillancourt c Sous-ministre MRN, [1991] 3 CF 663 (CA) à la page 674 [Vaillancourt] :

[…] je constate que les tribunaux recourent de plus en plus souvent à ces bulletins et qu’ils paraissent facilement enclins à voir une ambiguïté dans la Loi — ce qui permet d’y recourir — lorsque l’interprétation donnée dans un bulletin contredit carrément l’interprétation que le ministère propose dans un cas donné ou permet l’interprétation que propose le contribuable. Lorsque le contribuable s’adonne à une activité commerciale en réponse à une invitation expresse de l’Administration et que la légalité de cette activité est confirmée dans un bulletin d’interprétation, ce n’est que justice que de rechercher accessoirement dans ce bulletin le sens de la législation en cause.

[14] Par contre, il est fermement établi que des documents publiés par le gouvernement ne peuvent avoir pour effet de modifier ou d’écarter un texte de loi. La Cour suprême l’a énoncé ainsi dans l’arrêt Harel, à la page 858 : « Évidemment, cette politique administrative ne saurait être prise en considération si elle allait à l’encontre du texte de la Loi ». En effet, les attentes qui peuvent être créées par les déclarations de l’administration ne créent pas de droits substantiels : JP Morgan Asset Management (Canada) Inc c Canada (Revenu national), 2013 CAF 250 au paragraphe 75, [2014] 2 RCF 557. C’est pourquoi, dans l’arrêt Vaillancourt, le juge Décary a rappelé qu’un bulletin d’interprétation ne lie pas l’ARC et ne peut être pris en considération « qu’en cas de doute sur le sens de cette législation » (à la page 674). Autrement dit, le recours à l’interprétation administrative est une méthode secondaire d’interprétation qui ne doit être employée que si les trois méthodes primaires, c’est-à-dire l’examen du texte, du contexte et de l’objet de la loi, ne permettent pas de parvenir à une conclusion ferme.

[15] La question au cœur du présent dossier est donc, en dernière analyse, une question d’interprétation. Or, puisque je suis appelé à trancher une demande de contrôle judiciaire, je dois faire preuve de retenue envers la décision qui fait l’objet du contrôle, y compris en ce qui a trait à l’interprétation de la loi : Vavilov, au paragraphe 115. Autrement dit, je ne peux annuler la décision de l’agente de second examen que si celle-ci a adopté une interprétation déraisonnable de la Loi. L’interprétation d’une disposition législative peut être déraisonnable si le décideur administratif n’a tenu « aucunement compte d’un aspect pertinent de son texte, de son contexte ou de son objet » : Vavilov, au paragraphe 122. Ces trois éléments—texte, contexte et objet—constituent les méthodes primaires d’interprétation que les tribunaux canadiens emploient habituellement pour établir l’intention du législateur.

[16] Deux facteurs rendent ma tâche plus complexe. Premièrement, l’agente de second examen n’énonce pas explicitement les motifs qui l’on conduit à conclure que la période de douze mois se termine à la date de la demande et non au début de la période pour laquelle les prestations sont demandées. Néanmoins, comme la Cour suprême l’indique dans l’arrêt Vavilov au paragraphe 123, le dossier me permet de comprendre l’interprétation qui a été donnée et d’en évaluer le caractère raisonnable. Deuxièmement, j’ignore si M. Bellerose a présenté ses arguments concernant le site web et l’interprétation de la Loi aux agents qui ont statué sur son admissibilité à la PCU. Cependant, étant donné la manière dont je tranche l’affaire, je n’ai pas besoin de résoudre cette question.

[17] J’ai examiné attentivement les observations écrites de M. Bellerose et j’ai écouté l’éloquente plaidoirie qu’il a livrée à l’audience. Il n’a fait valoir aucun motif qui me permet de conclure que l’interprétation retenue par l’agente de second examen fait fi du texte, du contexte ou de l’objet de la définition de travailleur.

[18] En fait, cette interprétation se fonde sur le sens ordinaire du texte de cette définition, notamment le membre de phrase « au cours des douze mois précédant la date à laquelle elle présente une demande ». L’expression « date à laquelle elle présente une demande » renvoie manifestement à la présentation de la demande et non au début de la période pour laquelle la prestation est demandée. L’interprétation proposée par M. Bellerose peut difficilement être réconciliée avec le libellé de la Loi.

[19] D’ailleurs, le libellé de l’article 5 de la Loi, et plus particulièrement du paragraphe 5(2), démontre que la date de présentation d’une demande et le début de la période pour laquelle une prestation est réclamée sont deux dates différentes.

[20] Puisque les méthodes primaires d’interprétation permettent de parvenir à une conclusion ferme quant au sens de la disposition de la Loi en cause, il était raisonnable de ne pas prendre en considération les renseignements figurant au site web de l’ARC. Pour reprendre les mots de la Cour suprême dans l’arrêt Harel, le site web, ou du moins la lecture que M. Bellerose en a fait, « allait à l’encontre du texte de la Loi ».

[21] Ayant adopté une interprétation raisonnable de la Loi, l’agente de second examen a raisonnablement appliqué celle-ci aux faits du présent dossier. En effet, il n’est pas sérieusement contesté que les documents fournis par M. Bellerose ne font pas preuve d’un revenu admissible d’au moins 5000 $ si la période de référence s’étend du 25 mai 2019 au 25 mai 2020.

[22] Je note par ailleurs que l’agente de second examen a conclu à l’insuffisance des documents présentés par M. Bellerose pour établir son revenu, puisqu’il n’avait pas fourni de preuve que les montants reçus avaient été déposés dans un compte bancaire. Je vois difficilement comment une telle exigence peut être réconciliée avec la jurisprudence récente de notre Cour : Sjogren c Canada (Procureur général), 2022 CF 951 aux paragraphes 28 et 29; Crook c Canada (Procureur général), 2022 CF 1670 au paragraphe 20; Sjogren v Canada (Attorney General), 2023 FC 24 au paragraphe 38. Étant donné que la question relative à l’interprétation de la Loi suffit à trancher la demande, il ne m’est pas nécessaire d’en dire davantage.

[23] Il n’en reste pas moins que le résultat auquel je parviens laisse planer un soupçon d’injustice. M. Bellerose soutient qu’il a demandé la PCU en se fiant aux renseignements qui figuraient sur le site web de l’ARC, mais qui se sont avérés inexacts. Pour cette raison, il se retrouve maintenant dans l’obligation de rembourser des prestations qu’il a reçues et auxquelles il croyait légitimement avoir droit. Malheureusement, les pouvoirs attribués à notre Cour dans le cadre d’une demande de contrôle judiciaire ne me permettent pas de redresser cette situation. De plus, la preuve concernant le contenu du site web est limitée et le procureur général n’a pas traité de cette question dans ses observations. S’il y a injustice, d’autres mesures permettent d’y remédier, par exemple une demande de remise de dette selon l’article 23 de la Loi sur la gestion des finances publiques, LRC 1985, c F-11. Une telle remise peut être accordée, entre autres, lorsque les fonctionnaires de l’ARC ont donné un conseil erroné : Ontario Addiction Treatment Centres c Canada (Procureur général), 2022 CF 393 au paragraphe 32; Jefferson c Canada (Procureur général), 2021 CF 658 au paragraphe 34.

III. Décision et dépens

[24] Puisque la décision de l’agente de second examen était fondée sur une interprétation raisonnable de la Loi, la demande de contrôle judiciaire de M. Bellerose sera rejetée.

[25] Le procureur général réclame des dépens au montant de 500 $. Je suis conscient qu’un tel montant a été octroyé à titre de dépens dans certaines affaires relatives à la PCU ou à la prestation canadienne de relance économique. Pour autant que l’on puisse généraliser, il me semble que des dépens ont été octroyés dans des cas où le demandeur faisait valoir une position indéfendable. Ce n’est pas le cas de M. Bellerose. Même si je rejette son recours, celui-ci était fondé sur une préoccupation légitime concernant le site web de l’ARC. Je ne rendrai donc aucune ordonnance relativement aux dépens.


JUGEMENT dans le dossier T-118-22

LA COUR STATUE que :

1. La demande de contrôle judiciaire est rejetée.

2. Aucune ordonnance n’est rendue relativement aux dépens.

« Sébastien Grammond »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


 

Dossier :

T-118-22

INTITULÉ :

JONATHAN BELLEROSE BASTIEN c PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

LIEU DE L’AUDIENCE :

PAR VISIOCONFÉRENCE

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 8 février 2023

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE GRAMMOND

DATE DES MOTIFS :

LE 15 FÉVRIER 2023

COMPARUTIONS :

Jonathan Bellerose Bastien

 

Pour le demandeur

(POUR SON PROPRE COMPTE)

 

Noémie Vespignani

 

Pour le défendeur

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Procureur général du Canada

Ottawa (Ontario)

Pour le défendeur

 

 

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