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Date : 20230217


Dossier : T-2504-22

Référence : 2023 CF 224

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Edmonton (Alberta), le 17 février 2023

En présence de madame la juge adjointe Catherine A. Coughlan

ENTRE :

JUANITA WOOD

demanderesse

et

LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

défendeur

ORDONNANCE ET MOTIFS

I. Aperçu

[1] Par la présente requête fondée sur l’article 369 des Règles des Cours fédérales [les Règles], le procureur général du Canada (le PGC) invoque l’absence de compétence de la Cour pour solliciter la radiation de l’avis de demande déposé par la demanderesse, Juanita Wood, qui agit pour son propre compte. Dans la demande sous-jacente, Mme Wood sollicite le contrôle judiciaire d’une décision du directeur des poursuites pénales (le DPP) de suspendre cinq dénonciations privées qu’elle a présentées pour des poursuites privées. S’appuyant sur la décision de la Cour dans l’affaire SNC-Lavalin Group Inc. c Canada (Service des poursuites pénales), 2019 CF 282 [SNC-Lavalin], le PGC soutient qu’un poursuivant qui exerce son pouvoir discrétionnaire n’est pas un « office fédéral » au sens de l’article 2 de la Loi sur les Cours fédérales [la Loi]. En conséquence, le PGC affirme que la demande doit être radiée, sans autorisation de modifier parce qu’il est manifeste et évident qu’elle est vouée à l’échec.

[2] En réponse, Mme Wood s’appuie sur deux décisions de la Cour suprême du Yukon pour affirmer que la Cour fédérale a compétence exclusive pour trancher une demande en annulation de la décision du PGC d’ordonner une suspension. Elle fait valoir que les décisions du Yukon, dont les faits sont [traduction] « parfaitement applicables » à sa propre demande, étayent la proposition selon laquelle lorsqu’un procureur de la Couronne prononce une suspension d’une dénonciation privée, il agit à titre d’« office fédéral » au sens du paragraphe 18(1) de la Loi sur les Cours fédérales : Joe v Canada (Attorney General), 2008 YKSC 68 [Joe]; Knol v Canada (Attorney General), 2013 YKSC 121 [Knol].

[3] Pour les motifs qui suivent, je ne suis pas convaincue que les décisions de la Cour suprême du Yukon indiquent l’état actuel du droit et je refuse de suivre ce courant jurisprudentiel. En définitive, j’estime que la demande doit être radiée puisqu’elle n’a aucune perspective raisonnable de succès dans le contexte du droit et de la jurisprudence qui lie la Cour.

II. Les dispositions législatives applicables

[4] Le PGC demande la radiation au titre de l’article 221 des Règles. Cette disposition de la partie 4 des Règles ne s’applique qu’aux actions et non aux procédures prévues à la partie 5 des Règles. Bien que les Règles ne prévoient pas de requêtes en radiation de demandes de contrôle judiciaire, seule la Cour a la compétence absolue d’empêcher l’utilisation abusive de ses procédures. La Cour radiera un avis de demande de contrôle judiciaire lorsqu’il est « manifestement irrégulier au point de n’avoir aucune chance d’être accueilli » : David Bull Laboratories (Canada) Inc. c Pharmacia Inc., [1995] 1 CF 588 (CA), à la page 600; JP Morgan Assessment Management (Canada) Inc. c Canada (Revenu national), [2014] 2 RCF 557 aux para 47 et 48. Il est établi depuis longtemps qu’un avis de demande qui échappe à la compétence de la Cour n’a manifestement aucune chance d’être accueilli.

[5] La Cour fédérale a compétence pour statuer sur les demandes de contrôle judiciaire présentées par des offices fédéraux : article 18 de la Loi. Aux termes de l’article 2 de la Loi, un office fédéral est défini ainsi :

autre organisme, ou personne ou groupe de personnes, ayant, exerçant ou censé exercer une compétence ou des pouvoirs prévus par une loi fédérale ou par une ordonnance prise en vertu d’une prérogative royale, à l’exclusion de la Cour canadienne de l’impôt et ses juges et juges adjoints, d’un organisme constitué sous le régime d’une loi provinciale ou d’une personne ou d’un groupe de personnes nommées aux termes d’une loi provinciale ou de l’article 96 de la Loi constitutionnelle de 1867.

any body, person or persons having, exercising or pur-porting to exercise jurisdiction or powers conferred by or under an Act of Parliament or by or under an order made under a prerogative of the Crown, other than the Tax Court of Canada or any of its judges or associate judges, any such body constituted or established by or under a law of a province or any such person or persons appointed under or in accordance with a law of a province or under section 96 of the Constitution Act, 1867.

[6] Comme l’a souligné à juste titre le PGC dans ses observations écrites, pour que notre Cour ait compétence à l’égard de la demande :

a) il doit y avoir attribution de compétence par une loi du Parlement fédéral;

b) il doit exister un ensemble existant de règles de droit fédérales qui soit essentiel à la solution du litige et qui constitue le fondement de l’attribution légale de compétence;

c) la loi invoquée dans l’affaire doit être « une loi du Canada » au sens où cette expression est employée à l’article 101 de la Loi constitutionnelle de 1867. [ITO – Int’l Terminal Operators c Miida Electronics, [1986] 1 RCS 752].

III. La question en litige

[7] La seule question en litige dans la présente requête est celle de savoir si notre Cour a compétence pour entendre la demande de contrôle judiciaire.

IV. La position des parties

[8] Mme Wood demande une ordonnance de mandamus en vue d’obliger le DPP à poursuivre l’audience préparatoire concernant ses dénonciations privées. Selon sa demande, l’arrêt des procédures prononcé par le DPP représente un abus de procédure, [traduction] « équivalant à une irrégularité flagrante » de la part de la Couronne.

[9] Elle invoque la décision Knol de la Cour suprême du Yukon et soutient que la Cour fédérale a compétence exclusive pour entendre et trancher sa demande car, lorsqu’il exerçait son pouvoir discrétionnaire de prononcer une suspension, le PGC agissait à titre d’« office fédéral » au sens de l’article 2 de la Loi. En fait, Mme Wood cite le paragraphe 15 de la décision Knol, dans lequel le juge Gower conclut :

[traduction]

Je suis convaincu que le substitut du procureur général, M. Sinclair, agissait comme avocat du procureur général lorsqu’il a ordonné la suspension de l’acte d’accusation privé le 3 juillet 2013, et qu’il était donc visé par la définition d« office fédéral » énoncée à l’alinéa 18(1)a) de la Loi. Ce faisant, je suis de plus convaincu que, suivant l’article 2 de la Loi, il « exerç[ait] ou [était] censé exercer une compétence ou des pouvoirs prévus par une loi fédérale », c’est‑à-dire le paragraphe 579(1) du Code. Par conséquent, l’alinéa 18(1)a) de la Loi s’applique, ce qui donne à la Cour fédérale « compétence exclusive, en première instance » pour statuer sur la demande de M. Knol d’annuler la décision par laquelle le procureur général a ordonné la suspension.

[10] Mme Wood fait valoir que sa cause est en tous points identique à celle de l’affaire Knol et que la Cour fédérale a donc compétence exclusive pour entendre sa demande. Elle rejette le fait que le PGC se soit fondé sur la décision SNC-Lavalin dans laquelle la juge Kane a conclu que le procureur général n’est pas un « office fédéral » aux fins de l’article 2 de la Loi. Mme Wood tente d’établir une distinction avec cette affaire en faisant valoir qu’elle ne concerne pas le procureur général ni l’article 579 du Code criminel [le Code].

[11] Le PGC soutient que le recours de Mme Wood aux décisions Knol et Joe est erroné et qu’il ne tient pas compte de l’état actuel du droit et de son évolution. Le PGC fait valoir que la jurisprudence de la Cour suprême du Canada (la CSC) a écarté la jurisprudence du Yukon et qu’elle précise que la compétence doit être déterminée non pas en fonction de la nature de l’organisme qui exerce le pouvoir, mais en fonction de la source du pouvoir exercé.

[12] En l’espèce, le PGC soutient que la source du pouvoir discrétionnaire de la poursuite de suspendre les dénonciations privées est la common law et la Constitution et non une loi fédérale ou une ordonnance prise en vertu d’une prérogative de la Couronne. En conséquence, selon le PGC, la Cour fédérale n’a pas compétence pour entendre la demande et, dans la mesure où une demande de contrôle judiciaire est recevable, la Cour suprême du Yukon est la Cour appropriée.

V. Analyse

[13] Je fais remarquer, au début de mon analyse, qu’il n’y a pas de litige entre les parties quant au pouvoir discrétionnaire du DPP de suspendre les poursuites privées : Krieger c Law Society of Alberta, 2002 CSC 65, [2002] 3 RCS 372 au para 46. De plus, comme l’a souligné le PGC, les actes du pouvoir discrétionnaire en matière de poursuites commandent une grande retenue, mais ne sont pas à l’abri d’une surveillance judiciaire. Quant à l’essentiel du pouvoir discrétionnaire en matière de poursuites, les tribunaux ne peuvent intervenir que dans les cas d’abus de procédure : R c Anderson, 2014 CSC 41, [2014] 2 RCS 167 [Anderson] au para 48; R v Glegg, 2021 ONCA 100 aux paras 31, 40-41.

[14] Dans les affaires Knol et Joe, le PGC a soutenu avec succès devant la Cour suprême du Yukon que c’était la Cour fédérale et non le tribunal du Yukon qui avait compétence exclusive pour entendre les demandes relatives à l’utilisation des pouvoirs conférés par le Code, c’est-à-dire l’arrêt des procédures concernant les accusations portées en vertu de l’article 579 du Code.

[15] En l’espèce, le PGC change d’orientation et exhorte la Cour à considérer comme des précédents contraignants trois décisions qui, selon lui, modifient le paysage juridique en ce qui concerne la compétence de la Cour.

[16] Dans une décision rendue en 2010, la Cour d’appel fédérale a indiqué que le critère permettant de déterminer si un organisme ou une personne est visé par la définition d’« office fédéral » à l’article 2 est le suivant :

Les mots clés de la définition d’« office fédéral » que donne l’art. 2 précise[nt] que l’organisme ou la personne a exercé, exerce ou est censé exercer une compétence ou des pouvoirs « prévus par une loi fédérale ou par une ordonnance prise en vertu d’une prérogative royale […] ». On doit donc procéder à une analyse en deux étapes pour déterminer si un organisme ou une personne constitue un « office fédéral ». Il est ainsi nécessaire en premier lieu de déterminer la nature de la compétence ou du pouvoir que l’organisme ou la personne cherche à exercer. Deuxièmement, il y [a] lieu de déterminer la source ou l’origine de la compétence ou du pouvoir que l’organisme ou la personne cherche à exercer. [Anisman c. Canada (Agence des services frontaliers), 2010 CAF 52 au para 29 [Anisman]].

[17] Dans l’arrêt Anisman, la Cour d’appel fédérale a conclu que l’Agence des services frontaliers du Canada (l’ASFC) n’agissait pas à titre d’« office fédéral » lorsqu’elle percevait des droits d’alcool provinciaux pour le compte de la Régie des alcools de l’Ontario. La Cour d’appel fédérale explique plutôt que la source du pouvoir de percevoir les droits était la loi provinciale, à savoir la Loi sur les alcools de l’Ontario. Étant donné qu’il n’y avait pas de loi fédérale ni d’ordonnances prises en vertu d’une prérogative de la Couronne fédérale, l’ASFC n’agissait pas comme un « office fédéral ». La Cour fédérale n’avait donc pas compétence pour recevoir une demande de contrôle judiciaire.

[18] Dans l’arrêt Mikisew Cree First Nation c. Canada (Gouverneur général en conseil), 2018 CSC 40, [2018] 2 RCS 765 [Mikisew], la CSC a examiné le critère de compétence fondé sur la source établi dans l’arrêt Anisman. Les juges majoritaires de cette Cour ont approuvé le critère de la compétence ou des pouvoirs exercés fondé sur la source comme étant le « facteur principal pour juger si un décideur est visé ou non par la définition d’“office fédéral” » (Mikisew, aux para 106‑109).

[19] En 2019, la Cour fédérale a examiné, dans l’affaire SNC-Lavalin, la source du pouvoir discrétionnaire d’un poursuivant. Dans cette affaire, la juge Kane a rejeté l’argument des demanderesses selon lequel le poursuivant, dans l’exercice de son pouvoir discrétionnaire, exerce des pouvoirs conférés par la Loi sur le directeur des poursuites pénales ou le Code. La juge Kane a plutôt fait remarquer que le pouvoir discrétionnaire en matière de poursuites découle de la common law et de la Constitution. Au paragraphe 171, la juge Kane a formulé la conclusion suivante :

Le même raisonnement s’applique en l’espèce. Le poursuivant n’exerce pas des pouvoirs conférés par la Loi sur le directeur des poursuites pénales ou le Code criminel. Il exerce un pouvoir discrétionnaire en matière de poursuites, qui découle de la common law et de la Constitution. Par conséquent, le DPP n’est pas un office fédéral lorsqu’il prend la décision d’inviter ou non une organisation à négocier un accord de réparation. Le DPP pourrait être visé par la définition prévue à l’article 2 en ce qui concerne d’autres décisions qu’il prend, qui ne sont pas du ressort des pouvoirs découlant de la common law, par exemple, les décisions qu’il prend à titre d’employeur.

[20] Je n’accepte pas l’argument de Mme Wood selon lequel la décision SNC-Lavalin se distingue de la présente affaire. Les arguments de Mme Wood selon lesquels la décision SNC‑Lavalin concernait le Service des poursuites pénales plutôt que le procureur général et n’abordait pas la question d’une suspension en vertu de l’article 579 du Code n’ont aucun fondement. Dans ses observations en réponse, le PGC précise à juste titre que le directeur des poursuites pénales agit sous l’autorité et au nom du procureur général du Canada. De plus, comme l’a conclu la CSC dans l’arrêt Anderson au paragraphe 44, « l’expression “pouvoir discrétionnaire en matière de poursuites” est une expression large qui renvoie à toutes “les décisions concernant la nature et l’étendue des poursuites ainsi que la participation du procureur général à celles-ci” ».

[21] Compte tenu de ce qui précède, je suis convaincue que le poursuivant qui a suspendu les dénonciations privées de Mme Wood a exercé son pouvoir discrétionnaire conformément à la common law et à la Constitution. Ainsi, le DPP n’agissait pas à titre d’office fédéral, ce qui faisait obstacle à la compétence de la Cour.

[22] Compte tenu de ma conclusion sur la compétence, il n’est pas nécessaire que je me penche sur la question de savoir s’il serait possible d’obtenir une ordonnance de mandamus à titre de réparation, et je refuse de le faire.

[23] Le défendeur demande les dépens de la présente requête. En tant que partie ayant obtenu gain de cause, le défendeur a droit à des dépens qui sont fixés par les présentes à 500 $, taxes et débours compris.


 

ORDONNANCE dans le dossier T-2504-22

LA COUR REND L’ORDONNANCE suivante :

  1. La requête est accueillie.

  2. La demande est rejetée.

  3. Les dépens que la demanderesse doit payer au défendeur sont fixés à 500 $, taxes et débours compris.

vierge

« Catherine A. Coughlan »

vierge

Juge adjointe

Traduction certifiée conforme

Semra Denise Omer


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

DOSSIER :

T-2504-22

 

INTITULÉ :

JUANITA WOOD c LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

 

REQUÊTE EXAMINÉE SUR DOSSIER À EDMONTON (ALBERTA), CONFORMÉMENT À L’ARTICLE 369 DES RÈGLES DES COURS FÉDÉRALES

ORDONNANCE ET MOTIFS :

LA JUGE ADJOINTE COUGHLAN

 

DATE DES MOTIFS :

LE 17 février 2023

 

OBSERVATIONS ÉCRITES :

Juanita Wood

 

Pour lA demandeRESSE

(POUR SON PROPRE COMPTE)

William Lu

Pour le défendeur

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Procureur général du Canada

Whitehorse (Territoire du Yukon)

Pour le défendeur

 

 

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