Décisions de la Cour fédérale

Informations sur la décision

Contenu de la décision

Date : 20060622

Dossier : T-2215-00

Référence : 2006 CF 798

Ottawa (Ontario), le 22 juin 2006

En présence de L'honorable Johanne Gauthier

ENTRE :

CHANTAL NORMANDEAU

et

MICHEL LAPOINTE

et

MICHEL LAPOINTE, és-qualité d'exécuteur et liquidateur

Successoral de feu SÉBASTIEN LAPOINTE

demandeurs

et

LA SUCCESSION DE FEU BASTIEN LÉVESQUE

et

SA MAJESTÉ LA REINE EN CHEF DU CANADA

et

LES PROPRIÉTAIRES ET TOUTES AUTRES AYANT UN DROIT

SUR LE NAVIRE « BRIER MIST »

défendeurs

Dossier : T-2012-03

ENTRE :

AURISE LANDRY en son nom propre et à titre de tutrice à ses filles mineures

MAGGIE LANDRY-LÉVESQUE et ALEXE LANDRY-LÉVESQUE

et

MARIE-ÈVE CHEVAIRE

demanderesses

et

SA MAJESTÉ LA REINE DU CANADA

Défenderesse

MOTIFS DE L'ORDONNANCE ET ORDONNANCE

[1]                Sa Majesté la Reine en Chef du Canada (la défenderesse) demande à la Cour d'accueillir sa requête pour jugement sommaire et de rejeter les actions des demandeurs dans ces deux dossiers consolidés parce que prescrites.

[2]                Les parties s'entendent que l'article 649 de la Loi sur la Marine Marchande du Canada, L.R.C. 1985, c. 9, mod. par L.C. 1998, c.16, art.17, abr. par L.C. 2001 c. 6, art. 125 (la Loi)[1], tel qu'il existait le 27 novembre 1998[2], fixe à deux (2) ans à compter du décès, le délai de prescription applicable aux actions intentées par les personnes à charge de Sébastien Lapointe et de Bastien Lévesque, tous deux décédés lorsque le navire « Brier Mist » a coulé à cette date.

[3]                À l'audience, la défenderesse a convenu que sa requête ne s'appliquait pas à la réclamation de la succession de Sébastien Lapointe. Le droit de cette dernière de poursuivre à la place du défunt, et de réclamer des dommages en son nom, n'est pas fondé sur les articles 646 et suivants de la Loi, mais plutôt sur une modification de la Common Law par la Cour suprême du Canada dans Ordon, succession c. Grail, [1998] 3 R.C.S. 437.

[4]                Comme l'indiquait mon collègue le juge François Lemieux dans Nicholson c. Canada, [2000] A.C.F. no 211 au para. 65, cette action, connue sous le nom de « survival action » , est bien différente de la demande de réparation du préjudice résultant d'un accident mortel par une personne à charge prévue aux articles 646 et suivants de la Loi.

[5]                Il est également entendu que cette requête ne vise pas l'action en garantie de la succession de Bastien Lévesque contre la défenderesse dans le dossier T-2215-00.

Contexte

[6]                Le « Brier Mist » fut construit en 1981 et il était immatriculé au port de Yarmouth en Nouvelle-Écosse. Il comportait une seule cale à poissons munie d'une écoutille sur le pont arrière du navire.

[7]                Le navire fut inspecté à au moins cinq (5) reprises par des inspecteurs maritimes de Transport Canada, la dernière inspection datant du 8 août 1997. Lorsque Bastien Lévesque acheta le « Brier Mist » en 1998, le navire détenait un certificat d'inspection de Transport Canada valide jusqu'au 8 août 2001.

[8]                Après cette acquisition, monsieur Lévesque apporta des modifications au « Brier Mist » , entre autres, certain équipements furent ajoutés et d'autres déplacés afin de permettre la pêche par l'arrière du navire.

[9]                Le 27 novembre 1998, le « Brier Mist » a coulé au large de Rimouski causant notamment la disparition et le décès réputé du jeune Sébastien Lapointe - un apprenti-pêcheur de 18 ans, fils de Chantal Normandeau et Michel Lapointe, deux demandeurs dans le dossier T-2215-00. Le propriétaire et capitaine du navire, Bastien Lévesque a aussi disparu et est réputé décédé lors de cet accident. Sa veuve, Aurise Landry, et ses enfants sont les demandeurs dans le dossier T-2012-03.

[10]            Suite au naufrage, le BST et le Bureau du coroner du Québec ont enquêté sur l'accident. Le BST a publié son rapport le 8 mars 2001[3] et le coroner Jean-François Dorval a rendu le sien public le 15 décembre 1999.

[11]            Le 26 mars 1999, le frère de Bastien Lévesque avait écrit au président du Bureau de la sécurité des transports du Canada (BST) pour demander que les recherches de l'épave du « Brier Mist » soient reprises afin de pouvoir déterminer les causes réelles du naufrage. Rien n'indique que de telles recherches ont été faites.

[12]            Le 24 novembre 2000, les demandeurs déposaient leur déclaration initiale dans T-2215-00. Ils poursuivaient, entre autres, la succession de Bastien Lévesque de même qu'un « Jean Doe et/ou Jean Doe Inc. » décrits au paragraphe 5 de la déclaration comme le chantier maritime ou l'individu ayant effectué ou contribué aux travaux de modifications fait en 1998.

[13]            Le 12 décembre 2002, l'épave du navire « Brier Mist » a finalement été localisée par des plongeurs de la Sureté du Québec et l'enregistrement vidéo qu'ils ont rapporté a indiqué que la coque du navire n'avait subi aucun dommage avant de couler.

[14]            Neuf mois plus tard, les demandeurs dans le dossier T-2215-00 ont obtenu la permission d'ajouter la défenderesse comme partie et ils ont déposé, le 28 octobre 2003, une nouvelle déclaration ré-amendée. Le 27 octobre, la succession de Bastien Lévesque mettait en cause la défenderesse dans le dossier T-2215-00 et le 28 octobre les demanderesses déposaient une nouvelle action contre la défenderesse dans le dossier T-2012-03.

[15]            Dans leurs déclarations, les parties demanderesses allèguent que la défenderesse est responsable des actions et omissions des préposés de Transport Canada, qui :

i)                     n'ont pas constaté ou rapporté le défaut d'étanchéité de la cale à poissons lors de leurs diverses inspections du « Brier Mist » et;

ii)                    ont avisé Bastien Lévesque qu'il n'était pas nécessaire d'inspecter le navire suite aux modifications faites par celui-ci après son acquisition en 1998.

[16]            Au soutien de sa requête, la défenderesse a déposé un bref affidavit de Jacques Martin, gestionnaire dans la Division de la sécurité au travail et des programmes à Transport Canada. Cet affidavit vise essentiellement à déposer le rapport du coroner Jean-François Dorval et du BST et à établir leurs dates de publication respectives.

[17]            Les demandeurs ont déposé l'affidavit de Jean-François Bilodeau, avocat, qui joint comme pièces, une volumineuse documentation générée dans le cadre des procédures dans ces deux dossiers, tels que :

i)                     un affidavit de la demanderesse Chantal Normandeau daté du 20 février 2002 et déposé lors de la contestation d'une requête antérieure en jugement sommaire de la défenderesse, la succession de Feu Bastien Lévesque, dans le dossier T-2215-00;

ii)                    un affidavit de madame Aurise Landry daté du 29 septembre 2003, déposé à l'appui de la demande de permission de mettre en cause et de poursuivre la défenderesse dans l'action T-2012-03;

iii)                  la transcription de deux interrogatoires au préalable de madame Aurise Landry, datant respectivement du 7 octobre 2002 et du 30 juillet 2004;

iv)                  deux affidavits de documents de la défenderesse, respectivement datés du 30 avril 2004 et du 23 septembre 2004 et;

v)                   divers documents produits par la défenderesse.

[18]            À l'audience, la défenderesse a demandé et obtenu la permission d'amender sa défense afin de plaider la prescription.

Questions en litige

[19]            La défenderesse soumet que le texte de l'article 649 de la Loi est clair. Le législateur a choisi d'adopter un événement précis dans le temps, soit le décès de Sébastien Lapointe et de Bastien Lévesque, comme point de départ de la prescription applicable. De ce fait, la Cour doit rejeter les actions des personnes à charges qui sont évidemment prescrites puisqu'elles ont été intentées contre la défenderesse plus de cinq (5) ans après ces décès réputés[4].

[20]            Selon la défenderesse, la Cour suprême du Canada a récemment indiqué dans Ryan c. Moore, [2005] 2 R.C.S. 53, qu'il n'est pas permis de recourir à la règle prétorienne de la possibilité de découvrir le dommage lorsque le législateur a expressément lié le délai de prescription à un événement déterminé « qui n'a rien à voir avec le moment où la partie lésée en prend connaissance ou avec le fondement de la cause d'action » .

[21]            Alternativement, la défenderesse soumet que si la Cour décidait d'appliquer la règle de la possibilité de découvrir le dommage, les actions des personnes à charge seraient tout de même prescrites puisque, selon la défenderesse, elles connaissaient ou auraient dû connaître tous les faits pertinents à leur cause d'action contre la défenderesse au plus tard lors de la publication du rapport du coroner, Jean-François Dorval, le 15 décembre 1999, soit plus de deux (2) ans avant le dépôt de la déclaration dans le dossier T-2012-03 et plus de deux (2) ans avant l'ajout de la défenderesse dans le dossier T-2215-00.

[22]            Pour la défenderesse, la preuve au dossier est suffisante pour permettre à la Cour d'exercer sa compétence en vertu du sous-paragraphe 216(3) des Règles des Cours fédérales D.O.R.S./98-106 (les Règles) et de trancher cette question de fait ou mixte de droit et de fait.

[23]            Pour ce qui est de l'interprétation de l'article 649 de la Loi, la défenderesse soumet qu'il ne s'agit pas d'une question litigieuse ou, si elle en est une, elle porte sur un point de droit que la Cour peut déterminer en vertu de l'alinéa 216(2)b) des Règles.

[24]            Les parties demanderesses ont soulevé de nombreuses questions dans leur mémoire et à l'audience. D'abord, elles indiquent que la Cour devrait suivre la décision du juge François Lemieux dans Nicholson, précité, puisqu'elle porte sur l'interprétation de l'article 649[5] et y applique la règle prétorienne de la possibilité de découvrir le dommage. Selon elles, cette question est litigieuse et complexe. De ce fait, elle ne devrait pas être tranchée sans une instruction.

[25]            Elles soulèvent aussi que le juge à l'instruction aurait à trancher d'autres questions litigieuses telles que :

i)                     la Cour a-t-elle une compétence inhérente en équité pour prolonger la prescription prévue à l'article 649, et ce, malgré l'absence d'une disposition législative spécifique à cet effet;

ii)                    compte tenu que la défenderesse a été substituée aux défendeurs Jean Doe et Jean Doe Inc. la prescription a-t-elle été interrompue lors du dépôt de l'action en novembre 2000;

iii)                  la défenderesse a-t-elle renoncé ou est-elle précluse de plaider que les actions sont prescrites, compte tenu de sa participation à d'autres requêtes interlocutoires, ainsi que sa conduite lors de l'enquête du BST et depuis l'institution des procédures?

Analyse

[26]            Dans Nicholson, précité, la défenderesse a présenté les mêmes arguments sur l'interprétation de l'article 649 de la Loi au juge François Lemieux. En effet dans cette affaire, la défenderesse a présenté une requête pour jugement sommaire visant à faire rejeter l'action de la veuve et des enfants d'un marin mort dans un autre accident maritime parce que prescrite. Dans ce cas, les demandeurs alléguaient une négligence de la Garde côtière dans l'approbation des plans de construction d'un navire qui n'avait ni cloison centrale, ni alarme dans la cale, ni circuit de pompage fixe.

[27]            La Cour, après avoir considéré toute la jurisprudence pertinente à l'époque, a conclu au paragraphe 39 « que la règle de la possibilité de découvrir le dommage est un outil qui sert à interpréter les textes de loi établissant des délais de prescription » et qu'elle ne peut prolonger le délai fixé par le législateur lorsque ce délai court à compter de la date d'un événement qui survient clairement » . La Cour poursuivi sa pensée en disant :

35       L'avocat de Sa Majesté a fait valoir que l'article 649 de la Loi, correctement interprété, obligeait les demandeurs à intenter leur poursuite dans un délai d'un an à compter du "décès du défunt", un événement sans aucun lien avec l'état de leur connaissance quant à savoir s'ils avaient une cause d'action. À mon avis, cet argument n'est pas réaliste et doit être rejeté parce qu'il ne tient pas compte de la cause d'action en l'espèce, qui est fondée sur la violation d'une obligation imposée par la loi relativement aux fonctions de réglementation et d'approbation qui incombent à la Garde côtière canadienne et que les demandeurs ne pouvaient pas connaître.

[28]            Selon le principe de la courtoisie judiciaire (judicial comity), la Cour est tenue de suivre cette décision antérieure, à moins qu'elle ne soit manifestement erronée parce qu'elle omet de tenir compte de lois ou de précédents jurisprudentiels qui auraient entraînés un résultat différent ou parce qu'elle est distincte à l'égard de faits importants (Monemi c. Canada, [2004] A.C.F. no 2004 au para. 25; Glaxo Group Ltd. c. Canada, [1995] A.C.F. no 1430; Bell v. Cessna Aircraft (1983), 149 D.L.R. (3d) 509 à la p. 511).

[29]            Rien dans l'amendement apporté en 1998 à l'article 649 de la Loi ne justifie un raisonnement différent de celui du juge François Lemieux. Toutefois la défenderesse soumet que la décision récente de la Cour suprême du Canada dans Ryan, précité, a changé la donne et que la Cour doit sur cette base adopter une conclusion différente de celle dans Nicholson.

[30]            Dans Ryan, précité, la Cour suprême du Canada devait interpréter une disposition du Survival of Actions Act, R.S.N.L. 1990, c. S-32. L'article 5 de cette loi prévoyait qu'en cas de décès d'une des parties à une action, sa succession devait intenter son recours dans l'année suivant le décès ou dans les six (6) mois suivant la délivrance de ses lettres d'administration.

[31]            Comme l'indique le juge Michel Bastarache, cette loi ne crée pas de cause d'action. Elle greffe sa disposition quant à la prescription sur une cause d'action déjà existante et dont tous les éléments sont présents avant que le Survival of Actions Act ne s'applique. Son effet est de raccourcir le délai dans lequel l'action pourra être intentée parce qu' « une action délictuelle ne peut être intentée par ou contre la succession d'une personne décédée que pendant la période de chevauchement des deux délais de prescription » (para. 18-19).

[32]            C'est dans ce contexte que le juge Bastarache, au paragraphe 31, reprend les propos de la Cour d'appel de l'Ontario dans Waschkowski v. Hopkinson Estate (2000), 46 O.R. (3d) 370, particulièrement ceux de la juge Rosalie Abella (alors juge à la Cour d'appel), qui avait conclu au paragraphe 16 de cette décision que la règle de la possibilité de découvrir le dommage ne s'appliquait pas à la disposition législative ontarienne (art. 38(3) de la Loi sur les fiduciaires, L.R.O. 1990, c. T-23), qui visait le même but que l'article 5 du Survival of Actions Act.

[33]            Tel que l'indique le juge Bastarache au paragraphe 34 de Ryan, le Survival of Actions Act constitue en soi une exception législative à la règle de Common Law qui a, dans un autre contexte, été écarté, par la Cour suprême du Canada dans Orden, succession, précité.

[34]            Comme l'indiquent les demandeurs, la disposition à l'étude dans Ryan, précité, est différente de celle qui est devant moi aujourd'hui.

[35]            D'ailleurs, la Cour suprême du Canada dans Ryan, précité, a bien noté cette distinction lorsqu'elle discute de la décision de la Cour d'appel de la Nouvelle-Écosse dans Burt v. LeLacheur (2000), 189 D.L.R. (4th) 193 (para 29-30 de Ryan, précité).

[36]            Dans cette affaire, la Cour d'appel, après avoir examiné le raisonnement de la juge Abella dans Waschkowski, précité, a conclu que la règle de la possibilité de découvrir le dommage s'appliquait à l'article 10 de la Fatal Injuries Act, R.S.N.S. 1989, c. 163, qui est une disposition essentiellement similaire à l'article 649 de la Loi.

[37]            Dans Ryan, au paragraphe 30, le juge Bastarache indique que :

30       Dans l'arrêt Burt, la mention du décès d'une personne qui peut faire l'objet d'une action fondée sur la Fatal Injuries Act renvoie non pas simplement au moment du décès, comme c'est le cas dans la Survival of Actions Act, mais à un décès "causé par la faute d'autrui". Il ne s'agit pas d'un fait dépourvu de tout lien avec la naissance de la cause d'action. Par conséquent, le décès de la personne dans cette affaire est, en fait, un "élémen[t] constituti[f] de la cause d'action", contrairement à ce qui se passe en l'espèce.

[38]            Il est évident de ces commentaires et de la décision de la Cour d'appel de la Nouvelle-Écosse dans Burt, précité, que la Cour n'a aucune bonne raison pour ne pas suivre le raisonnement du juge François Lemieux dans Nicholson, précité. En fait, cette jurisprudence confirme la justesse de son analyse.

[39]            La Cour conclut que, pour déterminer si les actions des personnes à charge sont prescrites, elle doit appliquer la règle de la possibilité de découvrir le dommage et qu'il faudra donc déterminer quand les demandeurs sont devenus au courant des faits déterminants relatifs à leur cause d'action contre la défenderesse.

[40]            À cet égard, la Cour note que, dans Nicholson, le juge François Lemieux a pu déterminer cette question assez aisément puisque celle-ci ne faisait pas l'objet d'un débat. Les parties semblaient s'être entendues que les demandeurs avaient acquis cette connaissance le 18 novembre 1992. Dans cette affaire, l'argument principal des demandeurs était que, bien qu'ils savaient qu'ils avaient une cause d'action contre la défenderesse depuis le 18 novembre 1992, ils avaient été victimes d'un imbrogliocausé par un changement du droit quant au délai de prescription applicable à leurs actions.

[41]            Comme je l'ai indiqué, la présente affaire est distincte puisque les demandeurs contestent qu'ils étaient ou auraient pu être au courant de tous les faits déterminants relatifs à leur cause d'action avant octobre ou décembre 2002.

[42]            Avant de traiter de cette question, la Cour note que, dans Nicholson, la Cour avait rejeté l'argument des demandeurs à l'effet qu'elle avait un pouvoir inhérent de prolonger la prescription édictée à l'article 649 de la Loi. Les parties n'ont présenté aucun argument qui justifie que la Cour en vienne à une conclusion différente sur cette question. Il est évident que le juge Lemieux a considéré la décision de la Cour d'appel de l'Ontario dans Ordon Estate v. Grail, [1996] O.J. No. 3659, sur laquelle les demandeurs appuient leur prétention (voir para. 38-41 de Nicholson, précité).

[43]            Il n'est pas utile non plus de traiter en détail de l'argument fondé sur le paragraphe 77 des Règles. La description du défendeur hypothétique Jean Doe n'avait rien à voir avec la défenderesse, ni avec la cause d'action mise de l'avant par les parties demanderesses en octobre 2003.

[44]            La Cour est d'avis qu'elle ne devrait pas décider de la question de savoir à quelle date exactement la prescription a commencé à courir compte tenu de l'application de la règle de la possibilité de découvrir le dommage. Il n'est donc pas opportun de faire des commentaires détaillés sur la preuve présentée de part et d'autre puisque cette tâche revient au juge qui présidera l'instruction.

[45]            Les principes applicables en matière de jugement sommaire n'ont pas fait l'objet d'un débat devant moi. Ils sont décrits dans Granville Shipping Co. c. Pegasus Lines Ltd., [1996] 2 C.F. 853, qui a été approuvé par la Cour d'appel fédérale dans ITV Technologies Inc. c. WIC Television Ltd., 2001 CAF 11, (2001) 11 C.P.R. (4th) 174.

[46]            Récemment, la Cour d'appel fédérale dans MacNeil, succession c. Canada (Ministère des affaires indiennes et du nord canadien), [2004] A.C.F. no 201, 2004 CAF 50, a réexaminé l'étendue des pouvoirs conférés par le sous-paragraphe 216(3) des Règles, spécialement dans le contexte d'une requête visant à faire rejeter une action parce que prescrite, et qui mettait en jeux la règle de la possibilité de découverte.[6]

[47]            C'est à la lumière de cette jurisprudence que j'ai révisé en détail la preuve devant moi.

[48]            Je suis satisfaite que les parties demanderesses ont établi qu'il existe une question litigieuse (voir para. 44 ci-dessus). Par exemple, il est évident de l'affidavit de Chantal Normandeau du 20 février 2002, et des réponses aux engagements reçus de la succession de Bastien Lévesque, que les demandeurs dans le dossier T-2215-00 ne savaient pas jusqu'en octobre 2002 que, contrairement à ce qu'indique le coroner dans son rapport (page 7 para. 2), le capitaine Lévesque avait avisé Transport Canada des modifications sur son navire. Il serait inapproprié à ce stade de conclure que ce fait, qui est expressément allégué dans la déclaration ré-amendée, n'était pas pertinent ou nécessaire pour établir la cause d'action contre la défenderesse.

[49]            Quant à l'action dans le dossier T-2012-03, madame Maryse Landry soutient dans son affidavit que c'est seulement après la découverte de l'épave en décembre 2002 qu'elle a pu confirmer que c'est bien l'étanchéité des panneaux de cale qui a causé l'accident, plutôt qu'une négligence de son conjoint. Même si dans son interrogatoire elle mentionne qu'elle a toujours eu la conviction intérieure que son époux n'avait pas été négligent, elle dit aussi qu'elle n'avait aucune preuve à cet égard et que de nombreuses causes possibles du naufrage avaient été mises de l'avant par Transport Canada.[7] Il est évident, lorsqu'on considère les arguments présentés par les parties demanderesses, que cette question est complexe.

[50]            Comme l'indique le juge J. Edgar Sexton au paragraphe 34 de MacNeil, précité, la Cour d'appel de l'Ontario a déjà statué à deux reprises que, dans le cadre d'une requête en jugement sommaire où se pose la question de la « possibilité de découverte » en vertu de la Loi sur la prescription des actions, L.R.O. 1990, c. L-15, le juge ne devrait pas tirer de conclusion de faits (voir Aguoinie v. Galion Solid Waste Material Inc. (1998), 38 O.R. (3d) 161 (C.A. Ont.); Smyth v. Waterfall et al. (2000), 50 O.R. (3d) 481 (C.A. Ont.), au même effet, voir LaPierre Estate v. Fort Simpson Hospital, [2005] N.W.T.J. No. 36; Norn v. Stanton Regional Hospital, [1998] N.W.T.J. No. 88).

[51]            La Cour est convaincue en l'espèce, il ne serait pas juste et équitable de trancher cette question sans un procès. Elle est satisfaite qu'il est préférable d'examiner ce moyen de défense dans le contexte de l'ensemble des actions.

ORDONNANCE

Pour ces raisons, la requête est rejetée avec dépens.

« Johanne Gauthier »

Juge


Annexe 1

Loi sur la Marine Marchande du Canada, L.R.C. 1985, c. 9, mod. par L.C. 1998, c.16, art.17, abr. par L.C. 2001 c. 6, art. 125

646. Si la mort d'une personne a été occasionnée par une faute, une négligence ou une prévarication qui, si la mort n'en était pas résultée, aurait donné droit à la blessée de soutenir une action devant la Cour d'Amirauté et de recouvrer des dommages-intérêts à cet égard, les personnes à charge du défunt peuvent, nonobstant son décès, et bien que sa mort ait été occasionnée dans des circonstances équivalant en droit à un homicide coupable, soutenir une action pour dommages-intérêts devant la Cour d'Amirauté contre les même défendeurs à l'égard desquels le défunt aurait eu droit de soutenir une action devant la Cour d'Amirauté en ce qui concerne cette faute, cette négligence ou cette prévarication, si la mort n'en était pas résultée.

647. (1) Toute action sous l'autorité de la présente partie doit être à l'avantage des personnes à charge du défunt et doit, sous réserve des autres dispositions de la présente partie, être intentée par l'exécuteur testamentaire ou l'administrateur du défunt en son nom [...].

649. Une seule action est recevable à l'égard de la même plainte, et toute action de ce genre doit être intentée dans les deux ans qui suivent le décès du défunt.

646. Where the death of a person has been caused by a wrongful act, neglect or default that, if death had not ensued, would have entitled the person injured to maintain an action in the Admiralty Court and recover damages in respect thereof, the dependants of the deceased may, notwithstanding his death, and although the death was caused under circumstances amounting in law to culpable homicide, maintain an action for damages in the Admiralty Court against the same defendants against whom the deceased would have been entitled to maintain an action in the Admiralty Court in respect of the wrongful act, neglect or default if death had not ensued.

647. (1) Every action under this Part shall be for the benefit of the dependants of a deceased person, and except as provided in this Part shall be brought by and in the name of the executor or administrator of the deceased [...].

649. Not more than on action lies for and in respect of the same subject-matter of complaint, and every action must be commenced not later than two years after the death of the deceased.


Règles des Cours fédéralesD.O.R.S./98-106

216. (1) Lorsque, par suite d'une requête en jugement sommaire, la Cour est convaincue qu'il n'existe pas de véritable question litigieuse quant à une déclaration ou à une défense, elle rend un jugement sommaire en conséquence.

(2) Lorsque, par suite d'une requête en jugement sommaire, la Cour est convaincue que la seule véritable question litigieuse est :

a) le montant auquel le requérant a droit, elle peut ordonner l'instruction de la question ou rendre un jugement sommaire assorti d'un renvoi pour détermination du montant conformément à la règle 153;

b) un point de droit, elle peut statuer sur celui-ci et rendre un jugement sommaire en conséquence.

(3) Lorsque, par suite d'une requête en jugement sommaire, la Cour conclut qu'il existe une véritable question litigieuse à l'égard d'une déclaration ou d'une défense, elle peut néanmoins rendre un jugement sommaire en faveur d'une partie, soit sur une question particulière, soit de façon générale, si elle parvient à partir de l'ensemble de la preuve à dégager les faits nécessaires pour trancher les questions de fait et de droit.

216. (1) Where on a motion for summary judgment the Court is satisfied that there is no genuine issue for trial with respect to a claim or defence, the Court shall grant summary judgment accordingly.

(2) Where on a motion for summary judgment the Court is satisfied that the only genuine issue is

(a) the amount to which the moving party is entitled, the Court may order a trial of that issue or grant summary judgment with a reference under rule 153 to determine the amount; or

(b) a question of law, the Court may determine the question and grant summary judgment accordingly.

(3) Where on a motion for summary judgment the Court decides that there is a genuine issue with respect to a claim or defence, the Court may nevertheless grant summary judgment in favour of any party, either on an issue or generally, if the Court is able on the whole of the evidence to find the facts necessary to decide the questions of fact and law.


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

DOSSIER:                              T-2215-00

INTITULÉ:                             CHANTAL NORMANDEAU ET AUTRES c. LA SUCCESSION DE FEU BASTIEN LÉVESQUE ET AUTRES

DOSSIEER :                           T-2012-03

INTITULÉ :                            AURISE LANDRY ET AUTRES c. SA MAJESTÉ LA REINE

MOTIFS DE L'ORDONNANCE ET ORDONNANCE DE L'HONORABLE JUGE

GAUTHIER

DATE DES MOTIFS :           le 22 juin 2006-06-22

COMPARUTIONS :

Me Louis Buteau                       POUR LA PARTIE DEMANDERESSE

Me Jean-Robert Noiseux           POUR LA DÉFENDERESSE SA MAJESTÉ LA REINE

Me Damien St-Onge                 POUR LA DÉFENDERESSE LA SUCCESSION DE FEU BASTIEN LÉVESQUE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Robinson Sheppard Shapiro      POUR LA PARTIE DEMANDERESSE

Montréal (Québec)

John H. Sims, Q.C.                  POUR LA DÉFENDERESSE SA MAJESTÉ LA REINE

Sous-procureur général du Canada

Ottawa (Ontario)

St-Onge & Assels                     POUR LA DÉFENDERESSE LA SUCCESSION DE FEU

New Carlisle (Québec)              BASTIEN LÉVESQUE



[1] Toutes les dispositions pertinentes sont reproduites à l'annexe 1.

[2] Depuis le 8 août 2001, cette disposition fait maintenant partie de la Loi sur responsabilité en matière maritime, L.C. 2001 c. 6. Comme l'ancienne disposition, le nouvel article 14 prévoit que la prescription d'une action intentée par une personne à charge est de deux ans à compter du décès.

[3] Avant de publier son rapport final, le BST avait transmis le 2 novembre 1999, à madame Aurise Landry et à Transport Canada, un projet de rapport quant à l'accident du « Brier Mist » .

[4] Les corps de ces deux victimes n'ont pas été retrouvés et/ou identifiés.

[5] Cette disposition telle qu'elle se lisait avant l'amendement de 1998, fixait le délai de prescription à douze (12) mois après le décès, au lieu de deux (2) ans.

[6] La Cour d'appel fédérale a spécifiquement rejeté la position prise par le juge Leigh F. Gower dans Malcolm v. Kushniruk, [2005] Y.J. No. 79 au para. 8, citée par la défenderesse.

[7] Voir Graeme Mew, The Law of Limitations, 2nd ed., Markham (Ont.), Butterworths, 2004, à la p. 53, para. 2.2.1.

 Vous allez être redirigé vers la version la plus récente de la loi, qui peut ne pas être la version considérée au moment où le jugement a été rendu.