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Date : 20230127


Dossiers : T-2536-22

T-2546-22

Référence : 2023 CF 129

[TRADUCTION FRANÇAISE RÉVISÉE PAR L’AUTEUR]

Ottawa (Ontario), le 27 janvier 2023

En présence de monsieur le juge Sébastien Grammond

Dossier : T-2536-22

ENTRE :

TERRINA BELLEGARDE

demanderesse

et

SCOTT EASHAPPIE, SHAWN SPENCER, TAMARA THOMSON ET LA PREMIÈRE NATION CARRY THE KETTLE

défendeurs

Dossier : T-2546-22

ET ENTRE :

JOELLEN HAYWAHE

demanderesse

et

SCOTT EASHAPPIE, SHAWN SPENCER, TAMARA THOMSON ET LA PREMIÈRE NATION CARRY THE KETTLE

défendeurs


ORDONNANCE ET MOTIFS

[1] Les demanderesses sollicitent le contrôle judiciaire de leur destitution en tant que conseillères de la Première Nation Carry the Kettle [CTK]. Elles ont déposé une requête en mesures provisoires pour surseoir à leur destitution et à l’élection partielle destinée à les remplacer.

[2] J’accueille la présente requête. L’affaire soulève une question sérieuse, soit que les défendeurs individuels n’avaient pas atteint le quorum ni la majorité qualifiée, deux conditions requises par la loi de CTK pour destituer les demanderesses. Les défendeurs concèdent que le fait de ne pas surseoir à la destitution et à l’élection partielle causerait un préjudice irréparable aux demanderesses. Compte tenu de la solidité des arguments de ces dernières et de la nécessité de respecter l’expression récente des souhaits des électeurs de CTK, la prépondérance des inconvénients penche en faveur de l’octroi du sursis.

I. Contexte

[3] CTK organise ses élections conformément à la Loi électorale coutumière Cega‐Kin Nakoda Oyate [la Loi électorale]. Les caractéristiques suivantes de la Loi électorale sont pertinentes pour la présente affaire. L’article 12 crée le tribunal Cega-Kin Nakoda Oyate [le Tribunal], qui est principalement chargé de statuer sur les appels interjetés en matière d’élection, mais qui joue également un rôle dans la destitution d’un chef ou d’un conseiller. Il est composé de quatre membres de CTK et d’un non-membre. L’article 19 définit les motifs et la procédure de destitution d’un chef ou d’un conseiller. Pour procéder à une destitution, le conseil doit convoquer une réunion spéciale et obtenir une recommandation du Tribunal. La personne concernée a alors la possibilité de présenter des observations au conseil, après quoi un vote des deux tiers des conseillers restants est nécessaire pour destituer l’intéressé. L’article 20 prévoit la suspension d’un chef ou d’un conseiller. La procédure à suivre doit être établie par voie réglementaire, mais j’ai été informé qu’aucun règlement n’a été pris à cette fin. L’article 20 ne précise pas qui a le pouvoir de suspendre un conseiller.

[4] Une élection a eu lieu le 7 avril 2022. Les demanderesses, Terrina Bellegarde (dans le dossier T-2536-22) et Joellen Haywahe (dans le dossier T-2546-22) ont été élues conseillères. Les trois défendeurs individuels, le chef Scott Eashappie, Shawn Spencer et Tamara Thomson, ont également été élus, ainsi que Dwayne Thomson et Lucy Musqua, qui ne sont pas parties à la présente demande.

[5] Après l’élection, un climat de méfiance grandissante s’est installé entre les demanderesses et les défendeurs, les conseillers Musqua et Dwayne Thomson se rangeant habituellement du côté des demanderesses. Aux fins de la présente requête, il n’est pas nécessaire de fournir une description complète des événements qui se sont produits depuis l’élection.

[6] Le 15 août 2022, le Tribunal a publié un avis dans lequel il déclarait avoir été informé de situations susceptibles de constituer des motifs de destitution. Il a invité toute personne souhaitant présenter des observations à le faire par écrit avant le 22 août 2022.

[7] Le 24 août 2022, le président du Tribunal a présenté sa démission. Il était le membre du Tribunal qui n’appartenait pas à CTK. Il n’a jamais été remplacé.

[8] Le 28 août 2022, le Tribunal a ordonné, conformément à l’article 20 de la Loi électorale, que la conseillère Haywahe soit suspendue avec solde. Il a également recommandé la tenue d’une réunion spéciale du conseil pour examiner l’inconduite de la conseillère Bellegarde, conformément à l’article 19.

[9] Le 7 septembre 2022, le procureur de CTK a avisé la conseillère Bellegarde qu’une réunion du conseil se déroulerait le 14 septembre 2022 et que sa destitution éventuelle serait alors examinée. La conseillère Bellegarde a également reçu la recommandation du Tribunal à cet effet. En bref, les motifs de sa destitution concernaient (1) la poursuite d’une réunion du conseil après le départ du chef et l’insistance de la conseillère Bellegarde pour que le procès-verbal en fasse mention, (2) une discussion animée avec la conseillère Tamara Thomson qui aurait équivalu à une [traduction] « séquestration » et (3) l’octroi d’une subvention à un membre de CTK pour assister à un événement sportif.

[10] La conseillère Bellegarde n’a pas assisté à la réunion du 14 septembre. Seuls les trois membres du conseil défendeurs y étaient présents, en plus des membres du Tribunal et de deux aînés de CTK. Les conseillers Musqua et Dwayne Thomson ont refusé d’y participer. Les trois défendeurs ont voté à l’unanimité en faveur de la destitution de la conseillère Bellegarde. Les motifs détaillés de cette décision n’ont été transmis que le 1er novembre 2022, après que la décision de notre Cour dans l’affaire Saulteaux c Première Nation Carry the Kettle, 2022 FC 1435 [Saulteaux] a clairement indiqué que des motifs étaient nécessaires dans une situation semblable.

[11] Les demanderesses estimaient que leur destitution ou suspension n’étaient pas valables. De concert avec Dwayne Thomson et, parfois, la conseillère Musqua, qui sont apparemment du même avis, elles ont prétendu tenir des réunions du conseil. Plus précisément, le 22 septembre 2022, les demanderesses et le conseiller Dwayne Thomson ont adopté une résolution suspendant le chef. La conseillère Bellegarde a informé Services aux Autochtones Canada [SAC] du différend entre les membres du conseil. Par conséquent, SAC a fait savoir qu’il ne prendrait pas certaines mesures et ne débourserait pas certains fonds tant qu’il n’aurait pas reçu une résolution signée par les sept membres élus du conseil ou une ordonnance de la Cour.

[12] Le 21 octobre 2022, la conseillère Haywahe a été convoquée à une réunion du conseil prévue pour le 27 octobre 2022, qui visait à examiner la possibilité de la révoquer conformément à l’article 19 de la Loi électorale. Ni la conseillère Haywahe, ni les conseillers Musqua et Dwayne Thomson ne se sont présentés à cette réunion. Le dossier contient un document daté du 3 novembre 2022 qui présente la recommandation du Tribunal de destituer la conseillère Haywahe. Le 5 novembre 2022, les trois conseillers défendeurs ont voté en faveur de la destitution de la conseillère Haywahe, et des motifs détaillés ont été communiqués. La destitution s’appuie sur le harcèlement d’employés de CTK, la prétendue destitution du chef, la tenue de réunions illégales du conseil et le refus de la conseillère d’accepter sa suspension. Il est précisé dans les motifs que les conseillers Musqua et Dwayne Thomson ont refusé d’assister à la réunion du 27 octobre, mais on ne sait pas vraiment s’il y a eu une autre réunion le 5 novembre. Quoi qu’il en soit, ils n’ont pas signé la résolution destituant la conseillère Haywahe.

[13] Les demanderesses soutiennent également qu’elles ont déposé des plaintes contre le chef et le conseiller Spencer auprès du Tribunal, mais qu’aucune mesure ne semble avoir été prise.

[14] Les demanderesses ont demandé le contrôle judiciaire de leur destitution. Après le dépôt de ces demandes, CTK a annoncé que des élections partielles auraient lieu le 3 février 2023 afin de pourvoir les sièges des demanderesses. Celles-ci ont donc introduit des requêtes en vue de faire suspendre leur destitution et l’élection partielle du 3 février 2023 ainsi qu’une demande d’injonction interlocutoire interdisant au conseil de prendre certaines décisions sans avoir atteint le quorum et obligeant les défendeurs à convoquer une réunion du conseil et une assemblée des membres.

[15] Avant l’audition de la requête en mesures provisoires, les défendeurs ont fait part de leur intention de contester la compétence de la Cour de se prononcer sur les présentes demandes et, en conséquence, sur toute requête en mesures provisoires. Lors d’une conférence de gestion de l’instance tenue par ma collègue, la juge adjointe Catherine Coughlan, ils ont fait valoir avec insistance que la requête en mesures provisoires devait être reportée jusqu’à ce qu’il soit statué définitivement sur leur objection concernant la compétence. La juge adjointe Coughlan a refusé ce report et a établi un calendrier des étapes préalables à l’audition de la requête en mesures provisoires. Les défendeurs ont interjeté appel de son ordonnance de gestion de l’instance. J’ai rejeté leur appel parce qu’aucune règle de droit n’exige que la question de la compétence soit tranchée avant la délivrance d’une mesure provisoire : Bellegarde c Première Nation Carry the Kettle, 2023 FC 86.

II. Analyse

[16] Je fais droit à la requête des demanderesses et j’ordonne le sursis à leur destitution et à l’élection partielle. Afin d’expliquer mon raisonnement, j’exposerai d’abord le critère à trois volets applicable à la délivrance d’ordonnances de sursis et d’injonctions interlocutoires. Je décrirai ensuite la question sérieuse qui se pose en ce qui concerne la validité de la destitution des demanderesses. Comme les défendeurs concèdent le deuxième élément du critère, je passerai directement au troisième, soit la prépondérance des inconvénients. Je montrerai que la solidité de l’argumentation et le respect du choix démocratique des électeurs de CTK font pencher la prépondérance des inconvénients en faveur de l’octroi d’un sursis.

A. Le critère applicable aux sursis et aux injonctions interlocutoires

[17] Pour décider s’il convient d’accorder un sursis (ou une injonction interlocutoire), les tribunaux canadiens utilisent un critère à trois volets inspiré de l’arrêt American Cyanamid Co v Ethicon Ltd, [1975] AC 396, rendu par la Chambre des lords britannique. L’énoncé le plus connu de ce critère se trouve à la page 334 de l’arrêt RJR-MacDonald Inc c Canada (Procureur général), [1994] 1 RCS 311 [RJR], de la Cour suprême du Canada :

Premièrement, une étude préliminaire du fond du litige doit établir qu’il y a une question sérieuse à juger. Deuxièmement, il faut déterminer si le requérant subirait un préjudice irréparable si sa demande était rejetée. Enfin, il faut déterminer laquelle des deux parties subira le plus grand préjudice selon que l’on accorde ou refuse le redressement en attendant une décision sur le fond.

[18] Aux deux premières étapes de l’analyse, il s’agit d’évaluer le risque de préjudice pour le demandeur si le sursis est refusé. À la troisième étape, ce risque est comparé à celui que le défendeur subirait si le sursis était accordé et qu’il avait ensuite gain de cause à l’issue du contrôle judiciaire. La Cour peut aussi tenir compte à cette étape du préjudice causé aux tierces parties et de l’intérêt public : RJR, aux pages 343 à 347.

[19] Les trois volets du critère établi dans l’arrêt RJR ne doivent pas être appliqués machinalement. Même s’il faut satisfaire aux trois volets, la force d’un d’entre eux peut compenser la faiblesse d’un autre : Mosaic Potash Esterhazy Limited Partnership v Potash Corporation of Saskatchewan Inc, 2011 SKCA 120 au paragraphe 26; Monsanto c Canada (Santé), 2020 CF 1053 au paragraphe 50; Spencer c Canada (Procureur général), 2021 CF 361 au paragraphe 51; Singh c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2021 CF 846 au paragraphe 17. En fin de compte, « [i]l s’agit essentiellement de savoir si l’octroi [d’un sursis] est juste et équitable eu égard à l’ensemble des circonstances de l’affaire. La réponse à cette question dépendra nécessairement du contexte » : Google Inc c Equustek Solutions Inc, 2017 CSC 34 au paragraphe 25, [2017] 1 RCS 824. En d’autres termes, décider si un sursis est justifié est un exercice pragmatique qui dépend des faits.

[20] J’ai affirmé à plusieurs reprises que les tribunaux devraient faire preuve de retenue à l’égard des décideurs autochtones et s’efforcer de réduire le plus possible l’incidence de leurs décisions sur l’autonomie gouvernementale des Autochtones : voir, par exemple, Gadwa c Joly, 2018 CF 568 au paragraphe 71; Pastion c Première Nation Dene Tha', 2018 CF 648 aux paragraphes 21 à 27, [2018] 4 RCF 467; Waquan c Première Nation crie Mikisew, 2021 CF 1063 aux paragraphes 13 et 14; Whitstone c Nation crie d’Onion Lake, 2021 CF 1228 au paragraphe 13 [Whitstone]. Néanmoins, les membres des Premières Nations ont droit à l’équité procédurale et à un recours en cas de violation de leurs droits : Sparvier c Bande indienne Cowessess, [1993] 3 CF 142 (CF 1re inst) à la page 161; Saulteaux, aux paragraphes 55 à 58. De plus, les gouvernements des Premières Nations doivent se conformer au principe de la primauté du droit : Simon c Bacon St-Onge, 2023 CAF 1 aux paragraphes 19 à 22. Ainsi, bien qu’il faille garder à l’esprit la retenue et l’autonomie gouvernementale à chaque étape de l’analyse, elles n’excluent pas l’intervention de notre Cour dans les cas qui le justifient.

B. La question sérieuse

[21] Dans l’arrêt RJR, aux pages 337 et 338, la Cour suprême a déclaré que les exigences minimales à remplir à la première étape ne sont généralement pas élevées : il suffit que la demande ne soit « ni futile ni vexatoire ». Dans un arrêt ultérieur, cependant, la Cour a établi une exception à ce principe et affirmé qu’un demandeur qui sollicite une injonction mandatoire doit établir « une forte apparence de droit » ou une forte chance d’obtenir gain de cause au procès : R c Société Radio-Canada, 2018 CSC 5 aux paragraphes 15 et 17, [2018] 1 RCS 196. Une injonction mandatoire intime au défendeur de faire quelque chose, contrairement à une injonction qui exigerait simplement qu’il s’abstienne de faire quelque chose.

[22] À ce stade de l’analyse, en particulier si l’exigence minimale fondée sur l’existence d’une « question sérieuse » est applicable, les tribunaux évitent généralement d’analyser en profondeur le bien-fondé de l’affaire sous-jacente. Ils reconnaissent ainsi que la preuve disponible dans le cadre d’une requête en sursis ou en injonction interlocutoire est souvent incomplète et que le juge de première instance sera mieux placé pour rendre une décision. Néanmoins, il peut être nécessaire d’évaluer la solidité relative des arguments des parties, car elle peut être un facteur pertinent à des stades ultérieurs de l’analyse : Colombie-Britannique (Procureur général) c Alberta (Procureur général), 2019 CF 1195 au paragraphe 97, [2020] 2 RCF 124, inf pour d’autres motifs par 2021 CAF 84; SKGO c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2023 FC 83 au paragraphe 23.

[23] En l’espèce, les défendeurs soutiennent que le sursis demandé par les demanderesses est en réalité une injonction mandatoire, de sorte qu’elles seraient tenues de démontrer qu’elles ont une forte chance de succès. Je ne suis pas de cet avis. En réalité, les demanderesses cherchent à préserver le statu quo et à empêcher les défendeurs de faire quelque chose, à savoir organiser une élection partielle qui modifierait ce statu quo. Elles cherchent à obtenir une forme d’injonction prohibitive et non mandatoire. Je soulignerai également que l’exigence minimale peu élevée du critère, soit l’existence d’une « question sérieuse », a été uniformément appliquée à l’égard de requêtes visant à suspendre la destitution d’un conseiller et la tenue d’une élection partielle : Sound c Première nation de Swan River, 2002 CFPI 602; Gopher c Mocassin, 2004 CF 1750; Nation Crie de Samson c Bruno, 2006 CF 1220 [Buffalo]; Première nation de Lower Nicola c Le Conseil, 2012 CF 103 [Lower Nicola]; Perry c Premières nations de Cold Lake, 2016 CF 1081 [Perry]; Yahey c Ewaskow, 2020 CF 732 [Yahey]; Linklater c Première Nation Thunderchild, 2020 CF 899; Whitstone; Bird c Première Nation Crie de Peter Ballantyne, 2022 CF 994 [Bird]. De même, la Cour fédérale a déclaré dans l’affaire Jean c Première Nation de Swan River, 2019 CF 804, au paragraphe 13, qu’une injonction visant à empêcher la tenue d’une élection générale exigeait seulement d’établir l’existence d’une question sérieuse.

[24] Il suffit en l’espèce de se concentrer sur une seule question sérieuse : celle de savoir si le conseil avait atteint le quorum et la majorité qualifiée nécessaires pour destituer les conseillères Bellegarde et Haywahe. Les parties s’entendent pour dire que les conseillers Musqua et Dwayne Thomson n’ont pas assisté aux réunions convoquées à cette fin et que la décision a été prise par les trois défendeurs individuels.

[25] Comme dans l’affaire Yahey, cette façon de procéder semble enfreindre les exigences relatives au quorum énoncées dans la Loi électorale, dont les dispositions à cet égard sont malheureusement contradictoires. Le paragraphe 5(2) dispose en effet que le quorum est de quatre membres du conseil, tandis que le paragraphe 24(5) précise que le quorum est de cinq membres, dont le chef. Il est loin d’être évident que cette contradiction puisse être résolue par une interprétation contextuelle ou téléologique. Néanmoins, il n’est pas nécessaire de la résoudre en l’espèce, car aucune des deux conditions n’était remplie.

[26] En outre, selon le paragraphe 19(6), le poste d’un conseiller ne devient vacant que si les deux tiers des conseillers restants votent en faveur de cette décision. En supposant que la suspension de la conseillère Haywahe ait été valable lors du vote sur la destitution de la conseillère Bellegarde, il restait cinq conseillers dans les deux cas. Trois votes positifs sur cinq conseillers restants ne représentent pas les deux tiers des voix, mais seulement 60 %. Il en va de même si le chef ne vote qu’en cas d’égalité des voix : il y aurait eu deux votes en faveur de la destitution parmi les quatre conseillers restants (à l’exclusion du chef).

[27] Par conséquent, que la question soit examinée sous l’angle du quorum ou de la majorité qualifiée, les défendeurs n’avaient tout simplement pas les voix nécessaires pour destituer les conseillères Bellegarde et Haywahe. Cette situation soulève une question sérieuse. De fait, les arguments des demanderesses semblent particulièrement solides à cet égard.

[28] Les défendeurs tentent de justifier leurs gestes par une interprétation créative de certaines dispositions de la Loi électorale. Leur raisonnement est résumé dans l’extrait suivant des motifs de la décision portant sur la destitution des conseillères Bellegarde et Haywahe :

[traduction]

Le conseiller Dwayne Thomson et la conseillère Lucy Musqua ont refusé d’assister à la réunion spéciale dûment convoquée par le chef. Le Tribunal et le conseil ont déterminé que le refus délibéré d’assister à une réunion spéciale dûment convoquée dans un but unique constitue un refus de voter de la part d’un conseiller et que, par conséquent, en vertu du paragraphe 24(16) de la Loi électorale, ce conseiller est réputé avoir donné un vote affirmatif.

[29] Pour replacer cet énoncé dans son contexte, il est utile de reproduire non seulement le paragraphe 16, mais aussi le paragraphe 15 de l’article 24 :

[traduction]

15. Tout membre présent lorsqu’une question est mise aux voix doit se prononcer, à moins que le conseil ne l’en dispense ou qu’il ne soit personnellement intéressé en la matière, auquel cas il n’est pas tenu de voter.

16. Lorsqu’un membre s’abstient de voter, il est réputé donner un vote affirmatif.

[30] Il semble évident que le paragraphe 16 constitue la sanction imposée au conseiller qui ne respecte pas l’obligation de voter qui lui est imposée au paragraphe 15. Il est très difficile d’imaginer comment ce paragraphe pourrait s’appliquer aux membres absents ou écarter l’exigence d’atteindre le quorum. Ce n’est tout simplement pas ce qu’il énonce. En fait, l’interprétation des défendeurs risque de vider de son sens toute exigence relative au quorum.

[31] À l’audience relative à la présente requête, les défendeurs ont admis que la procédure qu’ils ont suivie était loin d’être parfaite, mais ils ont cherché à se justifier en invoquant la nécessité. Étant donné le refus des conseillers Musqua et Dwayne Thomson de se présenter à la réunion, les défendeurs ont décidé que le fait de présumer que ces conseillers avaient donné un vote affirmatif leur offrait la meilleure solution afin d’obtenir un résultat qu’ils jugeaient nécessaire pour le bien de la Nation. Cependant, à moins d’accepter que la fin justifie les moyens, ce type de raisonnement axé sur les résultats ne peut pas écarter les exigences expresses de la Loi électorale en matière de quorum et de majorité qualifiée.

[32] Par conséquent, la raison avancée par les défendeurs pour expliquer qu’ils aient procédé comme ils l’ont fait ne diminue pas sérieusement la force des arguments des demanderesses en ce qui concerne la question du quorum et de la majorité qualifiée. La retenue à l’endroit des décideurs autochtones n’a pas d’incidence non plus sur la solidité de ces arguments et ne rend pas l’interprétation des défendeurs plus plausible. Par ailleurs, les défendeurs ont soutenu que leur contestation de la compétence de la Cour donne lieu à une présomption de validité des décisions relatives aux destitutions. Je ne comprends pas la logique de cet argument, mais de toute manière, il est probable qu’une telle présomption serait réfutée dans les circonstances de l’espèce.

[33] En résumé, même en tenant compte des arguments avancés par les défendeurs pour justifier leur conduite, j’estime que les demanderesses ont soulevé une question sérieuse, et qu’il est même probable qu’elles aient gain de cause, en ce qui concerne le quorum et la majorité qualifiée.

[34] Pour ce motif, je n’ai pas besoin d’évaluer les autres observations des demanderesses et je n’exprime pas d’opinion à leur égard. De même, je n’ai pas à établir dans quelle mesure le refus des conseillères Bellegarde et Haywahe de se présenter aux réunions du conseil au cours desquelles leur destitution a été envisagée constitue une renonciation. Il suffit de dire qu’une renonciation n’habiliterait pas le conseil à statuer sans avoir atteint le quorum ou sans détenir la majorité qualifiée requise.

C. Le préjudice irréparable

[35] Les défendeurs concèdent que, si elles parviennent à démontrer l’existence d’une question sérieuse, les demanderesses subiront un préjudice irréparable si le sursis n’est pas accordé. Cette concession, avec laquelle je suis d’accord, est conforme aux décisions de notre Cour dans les affaires précitées au paragraphe [23].

D. La prépondérance des inconvénients

[36] L’existence d’un préjudice irréparable ne met cependant pas fin à l’analyse. Le préjudice subi par les demanderesses si le sursis est refusé doit être comparé au préjudice subi par les défendeurs s’il est accordé. L’intérêt public, ou en l’espèce l’intérêt de CTK, peut également être pris en compte à ce stade. Voilà en quoi consiste la prépondérance des inconvénients.

[37] En l’espèce, les deux parties conviennent que l’intérêt de CTK est primordial, mais elles ne s’entendent pas sur la nature de cet intérêt. Les défendeurs insistent sur les conflits, les désaccords et le chaos que la présence des demanderesses au conseil a causés et qu’elles risquent de causer à nouveau si leur destitution est suspendue. Ils soulignent également que la procédure établie par la Loi électorale doit être respectée. Les demanderesses, en revanche, soutiennent que le résultat des récentes élections constitue le meilleur indice de l’intérêt de CTK et que leur destitution susciterait de la méfiance à l’égard du processus démocratique. J’aborderai à tour de rôle chacun de ces facteurs.

[38] Le respect de la procédure prévue par la Loi électorale est évidemment une considération importante. Cependant, les défendeurs peuvent difficilement accuser les demanderesses de bafouer la Loi électorale. Comme nous l’avons vu ci-dessus, ils ont eux-mêmes pris des libertés importantes avec les exigences liées au quorum et à la majorité qualifiée.

[39] Certes, depuis les dernières élections, le conseil a connu une navrante spirale conflictuelle. Les parties n’ont pas pu ou n’ont pas voulu désamorcer le conflit. Lors de l’audition de la présente requête, le recours à l’hyperbole pour décrire la situation n’a rien arrangé. Compte tenu de mon rôle dans le cadre de la présente requête et du caractère limité du dossier de preuve à ce stade, je dirai simplement que je ne suis pas en mesure d’attribuer la responsabilité de ce conflit à une seule partie. Par conséquent, le fait qu’une partie tente de rejeter la responsabilité de la situation sur l’autre ne fait pencher la prépondérance des inconvénients ni d’un côté ni de l’autre.

[40] Le conflit entre les parties doit également être analysé à la lumière de la structure du système politique de CTK. Les Premières Nations comme CTK n’ont pas un système parlementaire dans lequel des élections anticipées peuvent être déclenchées si le gouvernement perd la confiance de l’assemblée. Les conseillers sont plutôt élus pour un mandat fixe. Lorsqu’ils ont des opinions divergentes, ils doivent trouver un moyen de gérer les affaires de la Première Nation, souvent en parvenant à un compromis. À cet égard, je ne peux que citer les sages paroles du professeur John Borrows dans La constitution autochtone du Canada (Québec, Presses de l’Université du Québec, 2020), à la page 61 :

Heureusement, parce que beaucoup de lois autochtones sont fondées sur des processus délibératifs, cela signifie que les points de vue non alignés ou dissidents peuvent être pris en compte dans la formulation de la loi. Quand une société détermine, proclame et met en œuvre ses lois, il y a forcément des désaccords. La plupart des ordres juridiques qui respectent les libertés et la dignité individuelles doivent trouver des manières pacifiques de traiter avec l’opposition en leur sein. Ceci exige que les points de vue opposés soient traités d’une manière qui permette une écoute, une discussion et une résolution ordonnées et respectueuses.

[41] Il est tentant d’affirmer qu’il y aurait moins de conflits si tous les pouvoirs étaient confiés à une seule partie. De fait, en l’espèce, les deux parties ont parfois tenté d’agir unilatéralement. Cependant, les électeurs de CTK n’ont pas voulu remettre tous les pouvoirs à une seule partie. Ils ont élu des conseillers ayant des perspectives ou des objectifs politiques différents. Les électeurs veulent que ces personnes travaillent ensemble.

[42] En conséquence, le facteur décisif en l’espèce est le respect du choix démocratique des électeurs de CTK. Compte tenu de mon évaluation de la solidité des arguments des demanderesses, le fait de ne pas surseoir à leur destitution du conseil donnerait aux membres de CTK l’impression que la procédure de destitution est instrumentalisée pour faire taire l’opposition. Comme notre Cour l’a souligné à plusieurs reprises, cette situation est susceptible d’engendrer de la méfiance à l’égard du processus démocratique : Buffalo, aux paragraphes 15 et 19; Lower Nicola, au paragraphe 35; Perry, aux paragraphes 10 et 11; Bird, aux paragraphes 37, 39 et 43. Qui plus est, si l’élection partielle n’est pas suspendue et que les demanderesses obtiennent gain de cause sur le fond, deux conseillers seraient élus pour être ensuite contraints de démissionner quelques mois plus tard.

[43] Cela dit, je ne veux pas donner l’impression d’établir une règle absolue selon laquelle un conseiller qui sollicite le contrôle judiciaire de sa destitution aura toujours droit à un sursis. Toutes les circonstances doivent être prises en considération, y compris la solidité des arguments de la partie demanderesse.

E. Les mesures de réparation

[44] Outre le sursis de leur destitution et de l’élection partielle, les demanderesses sollicitent des injonctions interdisant aux défendeurs de mener les affaires de CTK sans avoir atteint un quorum de cinq conseillers et exigeant qu’ils se conforment à la Loi électorale, en particulier à l’obligation de convoquer des réunions du conseil et des assemblées des membres.

[45] Je refuse d’accorder ces ordonnances supplémentaires. Premièrement, à plusieurs égards, elles visent simplement à obliger une partie à respecter la loi. Les injonctions, cependant, doivent être soigneusement adaptées pour remédier au préjudice précis qui a été prouvé ou qui est raisonnablement prévisible : Cambie Surgeries Corp v British Columbia (Medical Services Commission), 2010 BCCA 396 au paragraphe 39; NunatuKavut Community Council Inc v Nalcor Energy, 2014 NLCA 46 au paragraphe 71. Les injonctions formulées en termes généraux ou dont la portée est incertaine peuvent être difficiles à exécuter. J’ai évoqué un certain nombre de difficultés liées à l’interprétation de la Loi électorale; il serait regrettable que ces questions soient tranchées dans le cadre d’une procédure pour outrage au tribunal. Dans le même ordre d’idées, les demanderesses demandent qu’il soit ordonné aux défendeurs de ne pas siéger sans avoir atteint un quorum de cinq conseillers, mais la question de savoir comment concilier les différentes dispositions de la Loi électorale relatives au quorum n’a pas été pleinement débattue devant moi.

[46] Deuxièmement, à moins que les ordonnances demandées ne soient simplement accessoires à la mesure de réparation principale, qui consiste à suspendre la destitution des demanderesses et l’élection partielle, les demanderesses devaient démontrer que le critère en trois volets énoncé dans l’arrêt RJR est rempli en ce qui concerne chacune de ces ordonnances. Elles n’y sont pas parvenues. La justification des ordonnances demandées ne ressort pas d’emblée des éléments de preuve.

[47] Troisièmement, il ne fait aucun doute que je peux rendre des ordonnances accessoires pour garantir l’efficacité de la mesure de réparation principale, mais je n’ai pas été convaincu qu’il est nécessaire de le faire en l’espèce.

[48] Enfin, les demanderesses m’ont demandé de rester saisi de la question pour intervenir au besoin dans la mise en application de mon ordonnance. Là encore, je n’ai pas été convaincu de la nécessité ou de l’utilité d’une telle mesure. L’instance est sous gestion spéciale. Il n’est pas souhaitable d’y ajouter un deuxième niveau de supervision. De plus, en réservant ma compétence dans les circonstances actuelles, j’interviendrais en quelque sorte dans les affaires de CTK d’une manière qui devrait être évitée dans la mesure du possible.

[49] Cela dit, j’insiste sur le fait que je m’attends à ce que les deux parties se conforment de bonne foi à la présente ordonnance et à la Loi électorale.

[50] À la veille de l’audition de la requête en l’espèce, les défendeurs ont soumis une demande informelle de mesures provisoires qui interdiraient aux demanderesses de discuter du présent dossier avec des tierces parties. Cette demande se fonde sur le fait que la conseillère Bellegarde a communiqué des renseignements au sujet de l’affaire, notamment en donnant des instructions sur la façon d’obtenir un lien pour assister à l’audience virtuelle, à des représentants de sociétés avec lesquelles CTK entretient des relations d’affaires.

[51] Cette demande n’est pas fondée. La présente affaire est entendue en audience publique et le public a accès au dossier. Plusieurs observateurs ont assisté à l’audition de la requête en l’espèce. Les défendeurs n’ont pas démontré que le critère justifiant une ordonnance de confidentialité, énoncé dans l’arrêt Sherman (Succession) c Donovan, 2021 CSC 25, est rempli, et ils n’ont pas non plus cité de précédents appuyant leur thèse selon laquelle il est possible d’interdire à une partie de discuter avec des tiers d’une affaire qui se déroule publiquement.

III. Décision

[52] Pour ces motifs, je fais droit à la requête et j’ordonne le sursis de la destitution des demanderesses du conseil de CTK et de l’élection partielle prévue pour le 3 février 2023. Les autres demandes de réparation sont rejetées.

[53] Les parties n’ont pas présenté d’observations concernant les dépens. J’appliquerai donc la règle habituelle, soit que les dépens suivent l’issue de l’affaire et seront taxés conformément au tarif.


ORDONNANCE dans les dossiers T-2536-22 et T-2546-22

LA COUR REND L’ORDONNANCE qui suit :

1. La destitution des conseillères Terrina Bellegarde et Joellen Haywahe du conseil de la Première Nation Carry the Kettle est suspendue jusqu’à ce qu’il soit statué définitivement sur les demandes de contrôle judiciaire.

2. L’élection partielle prévue pour le 3 février 2023 en vue de remplacer les conseillères Terrina Bellegarde et Joellen Haywahe au sein du conseil de la Première Nation Carry the Kettle est suspendue.

3. Les dépens de la présente requête sont adjugés aux demanderesses.

« Sébastien Grammond »

Juge


 

COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

T-2536-22

INTITULÉ DE LA CAUSE :

TERRINA BELLEGARDE c SCOTT EASHAPPIE, SHAWN SPENCER, TAMARA THOMSON ET LA PREMIÈRE NATION CARRY THE KETTLE

ET DOSSIER :

T-2546-22

INTITULÉ DE LA CAUSE :

JOELLEN HAYWAHE c SCOTT EASHAPPIE, SHAWN SPENCER, TAMARA THOMSON ET LA PREMIÈRE NATION CARRY THE KETTLE

LIEU DE L’AUDIENCE :

AUDIENCE TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 25 janvier 2023

ORDONNANCE ET MOTIFS :

LE JUGE GRAMMOND

DATE DE L’ORDONNANCE ET DES MOTIFS :

 

Le 27 janvier 2023

COMPARUTIONS :

Orlagh O’Kelly

POUR LES DEMANDERESSES

 

Sonia Eggerman

Aziz Aboudheir

Travis Smith

POUR LES DÉFENDEURS

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Roberts O’Kelly

Avocats

Edmonton (Alberta)

POUR LES DEMANDERESSES

 

MLT Aikins LLP

Avocats

Regina (Saskatchewan)

POUR LES DÉFENDEURS

 

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