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Date : 20230120


Dossier : T-1139-22

Référence : 2023 CF 88

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 20 janvier 2023

En présence de monsieur le juge Pentney

ENTRE :

SYED NAQVI

 

demandeur

et

RECHERCHE ET DÉVELOPPEMENT POUR LA DÉFENSE CANADA

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

[1] Le demandeur, Syed Naqvi, sollicite le contrôle judiciaire de la décision par laquelle la Commission canadienne des droits de la personne (la Commission) a rejeté sa plainte pour discrimination en matière d’emploi déposée en vertu de la Loi canadienne sur les droits de la personne, LRC 1985, c H-6 (la Loi).

[2] Après une enquête et une tentative de règlement, la Commission a rejeté la plainte du demandeur en vertu de l’article 44 de la Loi, au motif qu’un examen supplémentaire n’était pas justifié. Le demandeur soutient qu’il a été privé de son droit à l’équité procédurale parce que l’enquête de la Commission n’a pas été suffisamment approfondie. Il affirme aussi que la décision est déraisonnable parce que la Commission n’a pas expliqué de manière satisfaisante comment elle avait statué sur son cas.

[3] Pour les motifs qui suivent, je suis persuadé que la décision est déraisonnable et qu’elle doit être annulée.

I. Contexte

[4] Le demandeur travaillait pour le défendeur (qui fait partie du ministère de la Défense nationale et mène des activités de recherche spécialisées), à son centre de recherche de Toronto. Il s’est plaint d’avoir subi, à partir de 2013 environ, une série d’actes discriminatoires fondés sur la race, l’origine nationale ou ethnique, la couleur, la religion et la déficience. Sa plainte donne divers exemples de traitement défavorable et de harcèlement, entre autres avoir été contraint de changer de bureau pour être plus proche de son supérieur, se faire confier des tâches répétitives et dénuées de sens puis voir le fruit de son travail ignoré, avoir été déconsidéré en tant que gestionnaire du fait que son supérieur s’adressait directement aux membres de son équipe, avoir été exclu de réunions et s’être vu refuser des renseignements importants relatifs à son travail. Il a aussi mentionné la présence de commentaires négatifs dans ses évaluations de rendement.

[5] Dans sa plainte, le demandeur a déclaré que ce traitement défavorable persistant de la part de ses supérieurs hiérarchiques a affecté sa santé mentale et aggravé ses troubles physiques, en particulier sa fibromyalgie. Il a pris un congé de maladie en avril 2014 et, au cours des trois mois suivants, il a reçu de nombreux courriels et appels téléphoniques liés à ses tâches de la part de son supérieur. En outre, on lui aurait refusé l’accès à distance au travail. Sa tentative de retour au travail n’a pas été couronnée de succès et, selon le demandeur, son supérieur l’a informé qu’il allait être [traduction] « suivi de près ». Le demandeur est parti en congé de maladie et a finalement pris sa retraite en raison de son état de santé.

[6] Le demandeur a déposé une plainte auprès de la Commission qui contenait deux prétentions principales, soit d’avoir été victime d’un traitement défavorable et de harcèlement. La Commission a chargé un enquêteur de recueillir les éléments de preuve puis, à l’issue de ce processus, le demandeur et le défendeur ont eu la possibilité de commenter le rapport avant qu’il ne soit soumis à la Commission pour qu’elle rende une décision. Le défendeur a invoqué plusieurs arguments afin de justifier le rejet de la plainte au stade de l’évaluation préliminaire, notamment l’expiration du délai pour le dépôt de la plainte et l’existence d’autres recours adéquats dans le cadre de la procédure de règlement des griefs.

[7] Dans son rapport, l’enquêteur passe en revue les observations relatives aux questions posées à l’étape de l’évaluation préliminaire et rappelle que l’article 41 de la Loi accorde à la Commission le pouvoir discrétionnaire de ne pas statuer sur certaines plaintes. L’enquêteur a recommandé à la Commission de ne pas rejeter la plainte au titre de l’article 41 et a procédé ensuite à l’évaluation de la plainte sur le fond. Cette partie du rapport d’enquête est centrée sur les réparations demandées par le demandeur, à savoir des excuses, le retrait des commentaires négatifs dans son évaluation du rendement, une indemnité pécuniaire, sa réintégration et des dommages-intérêts pour préjudice moral causé à lui-même et à sa famille.

[8] L’enquêteur a recommandé à la Commission de ne pas transmettre la plainte au Tribunal des droits de la personne pour la tenue d’une audience, car plusieurs des réparations sollicitées n’étaient pas ouvertes au demandeur. Son rapport indique que la réintégration est aussi une réparation théorique parce que le demandeur a pris sa retraite pour des raisons médicales et touchait des prestations d’invalidité du Régime de pensions du Canada; de même, l’enquêteur souligne que le Tribunal ne peut pas ordonner des excuses ou le retrait d’évaluations du rendement défavorables, qui sont d’autres formes de réparations devenues théoriques de toute façon, étant donné que le demandeur n’était plus un employé du défendeur.

[9] Sur la question de l’indemnisation pécuniaire, l’enquêteur a précisé que, même si le Tribunal peut accorder des indemnités, la Commission évalue l’intérêt public lorsqu’elle doit décider si elle puisera dans les fonds publics limités disponibles pour soutenir des plaintes en matière de discrimination. Le rapport d’enquête se conclut par une recommandation selon laquelle la Commission ne devrait pas demander au Tribunal d’instruire la plainte en vertu de l’article 44 de la Loi, pour la raison suivante :

[traduction]

[I]l semble que le plaignant n’ait aucune chance d’obtenir gain de cause devant le Tribunal et qu’aucune réparation pratique ne puisse être accordée, à l’exception de dommages-intérêts pécuniaires et du retrait des remarques défavorables dans les évaluations du rendement [...] ce qui est devenu une question théorique.

[10] Le rapport d’enquête a été communiqué aux deux parties, qui ont présenté des observations à la Commission. Le 24 août 2020, la Commission a accepté de statuer sur la plainte conformément à l’article 41, comme il lui était recommandé de le faire. Toutefois, elle n’a pas accepté la recommandation de rejeter la plainte en vertu de l’article 44 et a plutôt décidé de soumettre l’affaire à la conciliation dans le but d’aider les parties à régler leur différend. La Commission a expliqué sa décision de la manière suivante :

[traduction]

La Commission est également d’avis qu’il serait utile de donner aux parties l’occasion de tenter de parvenir à un règlement par la voie de la conciliation. Le plaignant a pris sa retraite de la fonction publique pour des raisons médicales en mai 2018. Comme le plaignant l’a mentionné dans ses observations postérieures à la divulgation, datées du 27 avril 2020, le rapport ne contient aucune analyse de l’allégation selon laquelle « le harcèlement de la part de l’employeur [...] depuis 2014 m’a rendu malade psychologiquement, mentalement et physiquement, au point où je suis devenu totalement invalide [...] ». Sur les cinq réparations demandées par le plaignant, qui sont citées au paragraphe 79 du rapport, une d’entre elles (la « restitution d’un emploi rémunérateur ») n’est plus possible, compte tenu du départ à la retraite du plaignant pour raisons médicales, tandis qu’une autre (le « retrait des remarques défavorables dans les évaluations du rendement illégales ») est devenue théorique depuis le départ à la retraite pour raisons médicales. Si les allégations du plaignant relatives au harcèlement qu’il a subi et qui l’a rendu malade et invalide de façon permanente peuvent être prouvées, les autres réparations peuvent toutes être envisagées.

[11] Au cours du processus de conciliation, le défendeur a présenté une offre de règlement, soit le versement d’une somme forfaitaire de 20 000 $ (l’indemnité maximale prévue par la Loi pour préjudice moral). Le demandeur n’ayant pas accepté cette offre, l’affaire a été renvoyée à la Commission pour décision. Les parties ont toutes deux formulé d’autres observations à ce stade du processus, et la Commission a décidé de rejeter la plainte conformément au sous-alinéa 44(3)b)(i) de la Loi parce que, [TRADUCTION]« compte tenu de toutes les circonstances relatives à la plainte, l’examen de celle-ci par le Tribunal n’est pas justifié ».

[12] Le demandeur sollicite le contrôle judiciaire de cette décision.

II. Questions en litige et norme de contrôle

[13] Le demandeur soutient que la décision de la Commission de rejeter sa plainte est déraisonnable et qu’il a été privé de son droit à l’équité procédurale parce que l’enquête relative à sa plainte était insuffisante.

[14] La norme de contrôle qui s’applique aux décisions de la Commission est celle de la décision raisonnable, conformément au cadre établi dans Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 [Vavilov] (voir récemment Carrasqueiras c Sunwing Airlines Inc, 2022 FC 1714 [Sunwing] aux para 21-25).

[15] Au bout du compte, la Cour qui doit examiner des questions liées à l’équité procédurale doit se demander si la procédure était équitable eu égard à l’ensemble des circonstances, ce qui s’apparente à un contrôle selon la norme de la décision correcte (Chemin de fer Canadien Pacifique Limitée c Canada (Procureur général), 2018 CAF 69 aux para 54, 56; voir également Canada (Procureur général) c Ennis, 2021 CAF 95 au para 45).

III. Analyse

[16] Plusieurs points ne sont pas contestés en l’espèce :

  • La Commission effectue un examen préalable en application des articles 41 et 44. Son « rôle consiste plutôt à déterminer si, [...] eu égard à l’ensemble des faits, il est justifié de tenir une enquête. L’aspect principal de ce rôle de la Commission est alors de vérifier s’il existe une preuve suffisante. » (Cooper c Canada (Commission des droits de la personne), [1996] 3 RCS 854 au para 53;

  • Pour déterminer si une décision de la Commission est raisonnable, la lettre de décision doit être lue conjointement avec le rapport d’enquête, car ce dernier expose l’analyse et le raisonnement qui soutiennent la conclusion de la Commission (Rosianu c Western Logistics Inc, 2021 FCA 241 [Rosianu] aux para 70-73);

  • La Commission jouit d’un très grand pouvoir discrétionnaire pour décider de renvoyer une plainte devant le Tribunal pour la tenue d’une audience, et l’exercice de ce pouvoir discrétionnaire commande la déférence de la part d’une cour de révision (Halifax (Regional Municipality) c Nouvelle-Écosse (Human Rights Commission), 2012 CSC 10 aux para 21 et 25; Walsh c Canada (Procureur général), 2015 CF 230 au para 19).

[17] À mon avis, la décision de la Commission est déraisonnable parce que le problème qu’elle a cerné lorsqu’elle a renvoyé l’affaire en conciliation – soit que le rapport d’enquête ne traitait pas des éléments essentiels de la plainte du demandeur – n’a jamais été corrigé. Dans la mesure où la décision finale de la Commission repose, en grande partie, sur le raisonnement décrit dans un rapport d’enquête fondamentalement vicié – et qu’on n’a pas remédié par ailleurs aux lacunes signalées – la décision est déraisonnable.

[18] Cette conclusion concorde avec la jurisprudence de notre Cour, et il n’est pas nécessaire d’aborder ces décisions en détail ici, parce que leurs conclusions sont extrêmement claires et manifestement applicables en l’espèce. La juge Mactavish (maintenant la juge d’appel Mactavish) s’est succinctement exprimée sur ce point dans la décision Dupuis c Canada (Procureur général), 2016 CF 1137, au para 37 :

[...] si la Commission décide de rejeter la plainte en s’appuyant sur un manque sérieux dans la procédure d’enquête, alors la décision sera entachée parce que « [s]i les rapports sont défectueux, il s’ensuit que la Commission ne disposait pas d’un nombre suffisant de renseignements pertinents pour exercer à bon droit son pouvoir discrétionnaire [...] »

(Voir également Sunwing, au para 22, Canada (Procureur général) c Ennis, 2021 CAF 95 au para 62, et Nepp c KF Aerospace, 2019 CF 1169 aux para 25, 26 et 33).

[19] Dans certains cas, une enquête inadéquate a été considérée comme un déni d’équité procédurale : Boychyn c Canada (Gendarmerie royale du Canada), 2018 CF 1185 au para 32; voir également François-Jumelle c Société canadienne des postes, 2019 CF 1601 au para 27. Puisque j’ai conclu que l’insuffisance du rapport d’enquête en l’espèce rend la décision de la Commission déraisonnable, il n’est pas nécessaire d’examiner l’argument fondé sur l’équité procédurale.

[20] Le défendeur invoque de la jurisprudence énonçant que la moindre lacune ou erreur anodine dans un rapport d’enquête ne sera pas fatale et qu’il incombe au demandeur de démontrer que l’omission dans son cas était si fondamentale qu’elle ne pouvait pas être rectifiée par des observations supplémentaires des parties; le défendeur cite à cet égard Slattery c Canada (Commission des droits de la personne), 1996 CanLII 20123 (CAF) au para 58, et Sketchley c Canada (Procureur général), 2005 CAF 404 au para 38.

[21] Je ne suis pas convaincu que ces précédents aident le défendeur en l’espèce, parce que le défaut, par l’enquêteur, d’enquêter sur les principales allégations formulées dans la plainte et de les analyser, peu importe selon quel critère on l’évalue, doit être considéré comme une omission fondamentale. En l’absence de toute enquête ayant mobilisé les pouvoirs, les compétences et les moyens dont dispose la Commission en vertu de la Loi, il est difficile de voir comment le demandeur pouvait « remplir les blancs » pour combler le manque de sérieux du rapport d’enquête.

[22] Il convient de répéter ici que la Commission elle-même a reconnu ces lacunes lorsqu’elle a décidé de confier l’affaire à un conciliateur. Après l’échec de la tentative de règlement, la plainte a été renvoyée à la Commission pour qu’elle rende une décision. Les parties ont présenté des observations, et la Commission a décidé que [traduction] « compte tenu de toutes les circonstances » aucun examen supplémentaire n’était justifié. Le problème de cette décision, cependant, tient au fait qu’un élément essentiel des « circonstances » que la Commission devait examiner consistait à savoir si un ou plusieurs des éléments au cœur de la plainte du demandeur étaient corroborés par la preuve et l’analyse présentées dans le rapport de l’enquêteur. Cette démarche n’a pas été suivie en l’espèce, parce que, comme l’a reconnu la Commission elle-même, [traduction] « le rapport d’enquête ne contient aucune analyse de l’allégation selon laquelle le harcèlement exercé par l’employeur [...] depuis 2014 avait rendu le demandeur malade [...] ».

[23] D’après le cadre d’analyse établi dans l’arrêt Vavilov, une décision raisonnable « doit être fondée sur une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle et est justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles auxquelles le décideur est assujetti » (Vavilov, au para 85). Puisqu’il n’y a aucun motif expliquant de quelle manière la Commission est parvenue à la conclusion qu’aucun examen supplémentaire n’était justifié, malgré l’omission flagrante dans le rapport d’enquête, la décision n’est pas justifiée et n’est donc pas raisonnable.

[24] La Commission disposait de plusieurs moyens pour remédier à la situation : elle aurait pu, par exemple, renvoyer l’affaire pour un complément d’enquête ou indiquer dans sa décision finale avoir conclu, en dépit de l’omission qu’elle avait déjà cernée, qu’un examen supplémentaire n’était pas justifié. Elle n’a fait ni l’un ni l’autre, cependant, et il est impossible, en l’absence de toute explication de son raisonnement, de savoir comment la Commission est arrivée à la conclusion que la plainte devait être rejetée.

[25] Pour ces motifs, la demande de contrôle judiciaire sera accueillie.

[26] Le demandeur a sollicité une ordonnance de type mandamus qui obligerait le Tribunal à instruire sa plainte. À mon avis, une telle ordonnance n’est pas justifiée en l’espèce. La décision sera plutôt annulée puis l’affaire sera renvoyée à la Commission afin que l’omission puisse être rectifiée, soit par un complément d’enquête, soit par d’autres moyens.

[27] Les parties ont proposé conjointement que la partie qui a obtenu gain de cause reçoive à titre de dépens une somme globale de 2 500 $, tout compris. Conformément au pouvoir discrétionnaire que me confère l’article 400 des Règles, et compte tenu de la nature de l’affaire, je conviens qu’il s’agit d’un montant approprié pour les dépens.

 


JUGEMENT dans le dossier T-1139-22

LA COUR REND LE JUGEMENT qui suit :

  1. La demande de contrôle judiciaire est accueillie.

  2. La décision de la Commission canadienne des droits de la personne datée du 6 mai 2022, par laquelle la Commission a rejeté la plainte de discrimination du demandeur, est annulée.

  3. L’affaire est renvoyée à la Commission.

  4. Le défendeur versera au demandeur à titre de dépens une somme globale de 2 500 $, tout compris.

« William F. Pentney »

Juge

Traduction certifiée conforme

Martine Corbeil


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

T-1139-22

INTITULÉ :

SYED NAQVI c RECHERCHE ET DÉVELOPPEMENT POUR LA DÉFENSE CANADA

LIEU DE L’AUDIENCE :

Toronto (Ontario)

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 18 janvier 2023

JUGEMENT ET MOTIFS :

Le juge PENTNEY

DATE DU JUGEMENT ET DES MOTIFS :

Le 20 janvier 2023

COMPARUTIONS :

Ashley M. Wilson

Nick Papageorge

Pour le demandeur

Monisha Ambwani

Pour le défendeur

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Ashley M. Wilson

Avocate

Ross & McBride LLP

Hamilton (Ontario)

Pour le demandeur

Monisha Ambwani

Avocate

Ministère de la Justice

Toronto (Ontario)

Pour le défendeur

 

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