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Date : 20230125


Dossier : IMM‑4285‑20

Référence : 2023 CF 123

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 25 janvier 2023

En présence de monsieur le juge Favel

ENTRE :

ISMAIL KAYA

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ
ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I. Nature de l’affaire

[1] Le demandeur, M. Ismail Kaya, sollicite le contrôle judiciaire de la décision rendue le 21 août 2020 par laquelle la Section de la protection des réfugiés [la SPR] a accueilli la demande de constat de perte d’asile présentée par le ministre au sens du paragraphe 108(3) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [la LIPR]. La SPR a conclu que le demandeur s’était réclamé de nouveau et volontairement de la protection de la Türkiye, son pays de nationalité, aux termes de l’alinéa 108(1)a) de la LIPR.

[2] La présente demande de contrôle judiciaire sera rejetée.

II. Contexte

[3] Le demandeur est un citoyen de la Türkiye d’origine ethnique kurde. En avril 2011, il a demandé l’asile au Canada au motif qu’il craignait d’être envoyé de force au service militaire obligatoire et d’être persécuté en raison de son origine ethnique et de son affiliation au Parti de la paix et de la démocratie [Barış ve Demokrasi Partisi, le BDP]. Sa demande d’asile a été accueillie le 23 décembre 2014, et il est devenu résident permanent du Canada en mai 2017.

[4] En mars 2016, le demandeur a obtenu un nouveau passeport turc au consulat de Türkiye à Toronto. Le 27 octobre 2017, il a obtenu, avec l’aide de son père, une exemption du service militaire en vertu d’une loi turque récemment promulguée. De décembre 2017 à mars 2018 [le premier séjour], le demandeur s’est rendu en Türkiye, où il s’est marié et s’est procuré une carte d’identité nationale turque. Le demandeur a déclaré avoir effectué ce premier séjour afin de se rendre au chevet de son père malade, qui risquait d’être emprisonné en attendant un jugement d’appel. Au cours du premier séjour, l’appel du père du demandeur a été rejeté, ce qui a entraîné son emprisonnement après le retour du demandeur au Canada. Le 1er mars 2018, le frère du demandeur a été arrêté à son tour au domicile du père du demandeur. Il a été libéré quatre jours plus tard.

[5] En juillet 2018, à la suite du premier séjour, le ministre de l’Immigration, des Réfugiés et de la Citoyenneté [le ministre] a présenté une demande de constat de perte de l’asile du demandeur. Le ministre soutenait que le demandeur s’était réclamé de nouveau et volontairement de la protection de la Türkiye. L’audience relative à la perte de l’asile du demandeur s’est tenue le 15 août 2019, puis a été reprise le 28 novembre 2019.

[6] En janvier 2019, le demandeur a obtenu un autre passeport turc du consulat de Türkiye à Toronto. En novembre 2019, entre les deux séances de la SPR, le demandeur est retourné en Türkiye [le deuxième séjour]. À son retour de ce deuxième séjour, il a déclaré à un agent de l’Agence des services frontaliers du Canada être allé en Ukraine pour rendre visite à sa mère malade. Dans son témoignage livré lors de la deuxième séance de l’audience de la SPR, le demandeur a affirmé que la principale raison de son retour en Türkiye était de rendre hommage à son oncle récemment décédé, duquel il était très proche. Avant la deuxième séance de la SPR, le ministre a communiqué des documents supplémentaires sur le deuxième séjour du demandeur.

III. Décision contestée

[7] La SPR a accueilli la demande de constat de perte de l’asile présentée par le ministre, concluant que le demandeur s’était de nouveau réclamé de la protection de la Türkiye au sens de l’alinéa 108(1)a) de la LIPR. La SPR a examiné les trois conditions que suppose une réclamation de la protection du pays énoncées dans le Guide des procédures et critères à appliquer pour déterminer le statut de réfugié du Haut Commissariat des Nations unies pour les réfugiés [le Guide du HCR] : la volonté, l’intention et le succès de l’action.

[8] Dans son analyse du caractère volontaire du premier séjour, la SPR a conclu que le témoignage du demandeur concernant la santé de son père était vague et incompatible avec le rapport médical présenté. Le rapport médical mentionnait les problèmes rénaux et cardiovasculaires du père, mais ne contenait aucune mention d’un cancer du foie, pas plus qu’il ne concluait à un handicap grave. La SPR a aussi fait remarquer que le père du demandeur avait aidé ce dernier à obtenir une exemption du service militaire, ce qui a jeté un doute supplémentaire quant à son incapacité. Pour ces raisons, la SPR a tiré une conclusion défavorable quant à la crédibilité de l’affirmation du demandeur selon laquelle son premier séjour était avant tout motivé par l’état de santé de son père. La SPR a également conclu que le demandeur avait obtenu son passeport turc en 2016 dans l’intention de rendre visite à sa famille, et que la présence de celui-ci en Türkiye n’était pas requise pour fournir des soins à son père. Dans l’ensemble, la SPR a conclu que le premier séjour était volontaire.

[9] Dans son analyse du caractère volontaire du deuxième séjour, la SPR a relevé que le demandeur, sachant que le ministre avait engagé une procédure de constat de perte de l’asile, avait utilisé son nouveau passeport turc pour se rendre en Ukraine le 30 octobre 2019, puis sa carte d’identité nationale pour aller en Türkiye le lendemain. Le demandeur a déclaré avoir utilisé sa carte d’identité nationale plutôt que son passeport parce qu’il savait que la présence d’un timbre turc dans son passeport ne serait pas vue d’un bon œil à la reprise de la procédure de constat de perte de l’asile. La SPR a tiré une conclusion défavorable quant à la crédibilité du demandeur en ce qui a trait aux raisons de ce deuxième séjour, telles qu’elles sont décrites au paragraphe 6 du présent jugement, et a jugé que ce séjour était volontaire.

[10] En ce qui concerne l’intention, la SPR a fait remarquer que la présomption que le réfugié se réclame à nouveau de la protection du pays dont il a la nationalité est particulièrement forte dans le cas où il utilise son passeport national pour se rendre dans ce pays, ajoutant que ce n’est que dans « certaines circonstances exceptionnelles » que le fait pour le réfugié de se rendre dans ce pays n’entraînera pas la perte de son statut de réfugié (Abadi c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 29 aux para 16, 18 [Abadi]). La SPR a fait les constats suivants : 1) le demandeur a communiqué avec le gouvernement turc pour obtenir ses passeports, le report de son service militaire, son certificat de mariage et sa carte d’identité nationale; 2) le témoignage du demandeur selon lequel il avait fait profil bas n’était pas crédible lorsque, par exemple, le demandeur a été confronté à des éléments de preuve indiquant qu’il y avait eu davantage d’invités aux diverses cérémonies liées au mariage que le nombre qu’il avait déclaré; 3) le demandeur a présenté un témoignage incohérent au sujet du lieu où il avait séjourné durant sa visite en Türkiye ainsi que sur la question de savoir s’il était sorti en public. Pour les motifs qui précèdent, la SPR a conclu que le demandeur s’était réclamé de nouveau et volontairement de la protection de la Türkiye.

[11] Enfin, en ce qui concerne la troisième condition, la SPR a conclu que le demandeur s’était effectivement réclamé de nouveau de la protection diplomatique de la Türkiye en obtenant deux passeports du consulat turc et en communiquant avec les autorités gouvernementales turques lors de son séjour dans ce pays. La SPR a également conclu que, par sa demande de carte d’identité nationale, l’utilisation de celle-ci et de ses passeports ainsi que l’enregistrement de son mariage, le demandeur avait signifié sa présence aux autorités en Türkiye. La SPR a conclu que, ce faisant, le demandeur avait confiance en la capacité du gouvernement turc d’assurer sa protection malgré qu’il ait obtenu l’asile.

IV. Questions en litige et norme de contrôle

[12] La seule question en litige est celle de savoir si la décision est raisonnable. Les sous‑questions pertinentes à examiner sont les suivantes :

  1. La SPR a-t-elle commis une erreur en omettant d’expliquer pourquoi le demandeur n’avait pas réfuté la présomption selon laquelle il s’était réclamé de nouveau de la protection de son pays de nationalité?

  2. La SPR a-t-elle commis une erreur en omettant d’expliquer sa décision d’accueillir la demande du ministre visant à constater la perte de l’asile du demandeur sur le fondement de l’alinéa 108(1)a) plutôt que de l’alinéa 108(1)e) de la LIPR?

  3. La SPR a-t-elle tiré des conclusions relatives à la crédibilité qui n’étaient pas étayées par la preuve?

[13] Je conviens avec les parties que la norme de contrôle qui s’applique est celle de la décision raisonnable. Aucune des exceptions énoncées dans l’arrêt Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 [Vavilov] ne s’applique en l’espèce. La présomption d’application de la norme de la décision raisonnable n’est donc pas réfutée (Vavilov, aux para 16‑17).

[14] La cour de révision qui procède à un contrôle selon la norme de la décision raisonnable doit s’attarder au résultat de la décision et au raisonnement à l’origine de ce résultat afin de déterminer « si la décision possède les caractéristiques d’une décision raisonnable, soit la justification, la transparence et l’intelligibilité, et si la décision est justifiée au regard des contraintes factuelles et juridiques pertinentes qui ont une incidence sur celle‑ci » (Vavilov, aux para 87, 99). Elle doit cependant s’abstenir d’apprécier à nouveau la preuve prise en compte par le décideur (Vavilov, au para 125). Si les motifs du décideur permettent à la cour de révision de comprendre le fondement de la décision et de déterminer si celle-ci fait partie des issues possibles acceptables, alors la décision est raisonnable (Vavilov, aux para 85-86).

V. Dispositions législatives

[15] Voici les dispositions pertinentes de la LIPR :

Rejet

Rejection

108 (1) Est rejetée la demande d’asile et le demandeur n’a pas qualité de réfugié ou de personne à protéger dans tel des cas suivants :

108 (1) A claim for refugee protection shall be rejected, and a person is not a Convention refugee or a person in need of protection, in any of the following circumstances:

a) il se réclame de nouveau et volontairement de la protection du pays dont il a la nationalité;

(a) the person has voluntarily reavailed themself of the protection of their country of nationality;

[…]

e) les raisons qui lui ont fait demander l’asile n’existent plus.

(e) the reasons for which the person sought refugee protection have ceased to exist.

Perte de l’asile

Cessation of refugee protection

(2) L’asile visé au paragraphe 95(1) est perdu, à la demande du ministre, sur constat par la Section de protection des réfugiés, de tels des faits mentionnés au paragraphe (1).

(2) On application by the Minister, the Refugee Protection Division may determine that refugee protection referred to in subsection 95(1) has ceased for any of the reasons described in subsection (1).

Effet de la décision

Effect of decision

(3) Le constat est assimilé au rejet de la demande d’asile.

(3) If the application is allowed, the claim of the person is deemed to be rejected.

[16] Voici certaines des conséquences de la perte de l’asile :

Perte de l’asile — étranger

Cessation of refugee protection — foreign national

40.1 (1) La décision prise, en dernier ressort, au titre du paragraphe 108(2) entraînant la perte de l’asile d’un étranger emporte son interdiction de territoire.

40.1 (1) A foreign national is inadmissible on a final determination under subsection 108(2) that their refugee protection has ceased.

Perte de l’asile — résident permanent

Cessation of refugee protection — permanent resident

(2) La décision prise, en dernier ressort, au titre du paragraphe 108(2) entraînant, sur constat des faits mentionnés à l’un des alinéas 108(1)a) à d), la perte de l’asile d’un résident permanent emporte son interdiction de territoire.

(2) A permanent resident is inadmissible on a final determination that their refugee protection has ceased for any of the reasons described in paragraphs 108(1)(a) to (d).

Perte du statut

Résident permanent

Loss of status

Permanent Residence

46 (1) Emportent perte du statut de résident permanent les faits suivants :

46 (1) A person loses permanent resident status

[…]

(c.1) la décision prise, en dernier ressort, au titre du paragraphe 108(2) entraînant, sur constat des faits mentionnés à l’un des alinéas 108(1)a) à d), la perte de l’asile;

(c.1) on a final determination under subsection 108(2) that their refugee protection has ceased for any of the reasons described in paragraphs 108(1)(a) to (d);

VI. Analyse

A. La SPR a-t-elle commis une erreur en omettant d’expliquer pourquoi le demandeur n’avait pas réfuté la présomption selon laquelle il s’était réclamé de nouveau de la protection de son pays de nationalité?

1) Position du demandeur

[17] Le demandeur reconnaît que, dès lors qu’un réfugié obtient un passeport du pays dont il a la nationalité et qu’il l’utilise pour entrer dans ce pays, il existe une présomption que le réfugié avait l’intention de se réclamer de la protection de ce pays et que celle-ci lui a effectivement été accordée. Toutefois, cette présomption est réfutable si le réfugié peut démontrer l’existence de circonstances exceptionnelles (Chokheli c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 800 au para 72 [Chokheli]). Dans l’affaire Din c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 425 [Din], la Cour a conclu que, même si M. Din avait obtenu plus d’un passeport et qu’il était retourné plusieurs fois au Pakistan, la SPR avait omis d’examiner la preuve susceptible de réfuter la présomption (aux para 41, 46). Bien que la SPR ait estimé que l’affaire Din représentait un « cas exceptionnel », les circonstances de celle-ci appelaient à une évaluation individualisée de la preuve (Canada (Citoyenneté et Immigration) c Galindo Camayo, 2022 CAF 50 au para 66 [Camayo]. Dans la présente affaire, la SPR n’a tenu compte ni de la preuve relative à la situation dans le pays portant sur la persécution des Kurdes et des membres d’un parti d’opposition, ni de l’arrestation du père et du frère du demandeur.

2) Position du défendeur

[18] Il est établi à première vue que le demandeur s’est réclamé de nouveau de la protection du pays. Le demandeur a demandé et obtenu deux passeports turcs et s’est rendu en Türkiye à deux reprises. Il lui incombait donc de réfuter la présomption, ce qu’il n’est pas parvenu à faire (Chokheli, au para 56; Camayo, au para 65).

[19] Les faits des affaires Din et Camayo se distinguent de ceux de l’espèce. Dans l’affaire Din, la SPR n’avait pas pris en considération les efforts déployés par le demandeur pour se cacher des autorités, éviter les membres de sa famille et dissimuler sa foi ahmadie (au para 36). Dans l’affaire Camayo, c’est la mère de la demanderesse qui avait demandé un passeport au nom de sa fille alors que celle-ci était mineure. La mère avait également pris des mesures pour se protéger pendant son séjour en Colombie, notamment en embauchant des gardes de sécurité, (aux para 14‑15). Toutefois, en l’espèce, la SPR a pris connaissance de la preuve relative à la situation dans le pays portant sur les Kurdes et les partisans de partis politiques kurdes de même que de la preuve du demandeur au sujet des démêlés que les membres de sa famille avaient connu avec les autorités, mais a conclu à juste titre que, dans le cadre de la procédure de constat de perte de l’asile, il convient de se pencher sur la question de la protection diplomatique plutôt que sur celle de la protection de l’État (Chokheli, aux para 34, 44‑45). La SPR a également évalué la situation personnelle du demandeur avant de raisonnablement conclure qu’aucune circonstance exceptionnelle ne l’obligeait à retourner en Türkiye.

3) Conclusion

[20] La Cour a confirmé que les trois volets du critère servant à déterminer si une personne s’est réclamée de nouveau de la protection du pays sont les suivants : « 1) la volonté, en ce sens que le réfugié ne doit pas être contraint; 2) l’intention, c’est-à-dire que le réfugié doit avoir accompli intentionnellement l’acte par lequel il s’est réclamé de nouveau de la protection du pays dont il a la nationalité; 3) le succès de l’action, en ce sens que le réfugié doit avoir effectivement obtenu cette protection » (Chowdhury c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2021 CF 312 au para 8; Nsende c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2008 CF 531 au para 13; Siddiqui c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CAF 134 au para 6; Jing c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 104 au para 16 [Jing]).

[21] À mon avis, la SPR n’a pas commis d’erreur lorsqu’elle a conclu que les deux séjours du demandeur en Türkiye étaient volontaires. Le dossier n’étaye pas l’affirmation selon laquelle le demandeur aurait, lors de l’un ou l’autre de ces séjours, reçu instruction d’agir contre son gré ou aurait été autrement contraint de le faire. Le dossier n’étaye pas non plus l’affirmation selon laquelle les problèmes de santé des parents du demandeur ou le décès de l’oncle de ce dernier étaient les seules raisons, ou même les raisons principales, de l’un ou l’autre des séjours.

[22] En outre, j’estime que la SPR n’a pas commis d’erreur lorsqu’elle a conclu que le demandeur s’était réclamé de nouveau et volontairement de la protection de la Türkiye. Comme le souligne le juge Fothergill dans la décision Abadi, également citée dans les motifs de la SPR :

[18] C’est seulement « dans certaines circonstances exceptionnelles » que le fait pour le réfugié de se rendre dans le pays de sa nationalité sous le couvert d’un passeport délivré par ce même pays n’entraînera pas la perte de son statut de réfugié; voir le Guide relatif aux réfugiés, au paragraphe 124. M. Shamsi avance, en se fondant sur le paragraphe 125 dudit Guide, que la visite d’un parent âgé ou souffrant peut se définir comme l’une de ces « circonstances exceptionnelles » qui suffisent à réfuter la présomption que l’on s’est réclamé à nouveau de la protection du pays de sa nationalité. Cependant, le paragraphe 125 du Guide relatif aux réfugiés concerne le réfugié qui se rend dans le pays de sa nationalité sous le couvert d’un titre de voyage délivré par son pays d’accueil, et non d’un passeport délivré par le pays dont il a la nationalité; voir Nilam, au paragraphe 28.

[Non souligné dans l’original.]

[23] En l’espèce, la SPR a raisonnablement conclu que le témoignage du demandeur au sujet de son premier séjour comportait des incohérences et que la preuve démontrait que le demandeur n’avait pas fait preuve de discrétion en demandant en mariage celle qui allait devenir son épouse, en organisant de nombreuses cérémonies et en sortant en public avec son épouse. Avec égards, je ne suis pas d’accord avec le demandeur pour dire que ces faits constituent des « circonstances exceptionnelles » qui permettraient de conclure que ses communications avec les autorités turques et ses séjours sous le couvert des multiples passeports turcs qu’il avait demandés, plutôt que de titres de voyage délivrés par son pays d’accueil, n’entraîneraient pas la perte de son statut de réfugié. Le Guide du HCR est ainsi libellé :

124. L’obtention d’un passeport national ou la prorogation de la validité de ce passeport peut, dans certaines circonstances exceptionnelles, ne pas impliquer la perte du statut de réfugié […]

[24] À mon avis, la SPR a examiné tous les éléments de preuve dont elle disposait pour conclure que le demandeur s’était réclamé de nouveau et volontairement de la protection de la Türkiye. Elle a raisonnablement conclu qu’aucune circonstance exceptionnelle ne justifiait le maintien de l’asile.

[25] En ce qui concerne le succès du demandeur à se réclamer de nouveau de la protection du pays, j’estime que la SPR a raisonnablement jugé que ce dernier ne s’était pas acquitté du fardeau de preuve qui lui incombait. Comme je le mentionne plus haut, le dossier indique que le demandeur s’est rendu en Türkiye à deux reprises sous le couvert des deux passeports turcs qu’il avait demandés, et qu’il a informé les fonctionnaires turcs de ses allées et venues en se mariant et en se procurant une carte d’identité nationale. La SPR a donc raisonnablement conclu que le demandeur s’était bel et bien réclamé de nouveau et volontairement de la protection de la Türkiye.

[26] Je conviens avec le défendeur que les faits des affaires Din et Camayo sont, comme je l’indique plus haut, distincts de ceux de l’espèce, et que le demandeur demande essentiellement à la Cour d’apprécier à nouveau la preuve. Je suis également d’accord avec le défendeur pour dire que, en l’espèce, même en tenant compte de la preuve relative à la situation dans le pays portant sur les Kurdes et les partisans de partis politiques kurdes de même que de la preuve du demandeur au sujet des démêlés que les membres de sa famille ont connus avec les autorités, la SPR a conclu que c’était la protection diplomatique qui devait être évaluée dans le cadre de la procédure de constat de perte de l’asile (Chokheli, aux para 34, 44‑45). Notre Cour a statué que la SPR n’est pas tenue de réaliser une analyse prospective des risques quand elle rend une décision relative à la perte de l’asile (Jing, au para 34; Abadi, au para 20; Balouch c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2015 CF 765 au para 19).

[27] Par conséquent, je conclus que la SPR a tenu compte de la situation globale du demandeur et qu’elle a raisonnablement conclu que la présomption selon laquelle le demandeur s’était bel et bien réclamé de nouveau de la protection de la Türkiye n’avait pas été réfutée. Il n’y a donc pas d’erreur susceptible de contrôle.

B. La SPR a-t-elle commis une erreur en omettant d’expliquer sa décision d’accueillir la demande du ministre visant à constater la perte de l’asile du demandeur sur le fondement de l’alinéa 108(1)a) plutôt que de l’alinéa 108(1)e) de la LIPR?

1) Position du demandeur

[28] L’une des affirmations du demandeur ayant initialement permis à celui-ci d’obtenir l’asile concernait sa crainte du service militaire obligatoire. Toutefois, compte tenu des changements survenus dans la situation du pays, dont l’adoption de la nouvelle loi turque qui a permis au demandeur d’obtenir une exemption du service militaire, l’alinéa 108(1)e) de la LIPR s’applique en l’espèce. Cette nouvelle loi a été adoptée en décembre 2014, puis pleinement mise en œuvre en 2016. Le père du demandeur a obtenu l’exemption du service militaire du demandeur en octobre 2017, et celui-ci est retourné en Türkiye en décembre 2017, après avoir pu bénéficier de la nouvelle loi.

[29] Lorsque la SPR a le choix de déterminer la perte de l’asile sur le fondement de l’un des alinéas 108(1)a) à d) de la LIPR, d’une part, ou de l’alinéa 108(1)e), d’autre part, et qu’elle choisit l’un des premiers alinéas au lieu du dernier, elle doit expliquer son choix (Ravandi c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 761 au para 33 [Ravandi]). La SPR ne s’est pas attaquée aux conséquences accessoires de son choix d’accueillir la demande du ministre visant à constater la perte de l’asile du demandeur sur le fondement de l’alinéa 108(1)a) plutôt que de l’alinéa 108(1)e) de la LIPR (Ravandi, au para 36; Camayo, au para 84; Thapachetri c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 600 aux para 22‑23).

2) Position du défendeur

[30] Bien que le demandeur ait obtenu une exemption du service militaire, les deux autres motifs de persécution – son origine ethnique kurde et son soutien au BDP – existaient toujours. Par conséquent, la SPR était tenue d’évaluer la perte de l’asile sur le fondement de l’alinéa 108(1)a) de la LIPR et n’avait pas à expliquer son choix de ne pas le faire sur le fondement de l’alinéa 108(1)e) de cette loi (Ravandi, aux para 40‑46).

3) Conclusion

[31] La SPR n’a pas commis d’erreur en accueillant la demande du ministre visant à constater la perte de l’asile du demandeur en application de l’alinéa 108(1)a) plutôt que de l’alinéa 108(1)e) de la LIPR.

[32] Selon l’alinéa 108(1)e) de LIPR, « [E]st rejetée la demande d’asile et le demandeur n’a pas qualité de réfugié ou de personne à protéger » lorsque « les raisons qui lui ont fait demander l’asile n’existent plus ». En l’espèce, le demandeur a initialement obtenu l’asile, car l’une de ses affirmations concernait la crainte du service militaire obligatoire. Cependant, comme l’a expliqué le demandeur, la situation dans le pays a changé depuis que la Türkiye a promulgué une nouvelle loi par laquelle il a pu être exempté du service militaire.

[33] Même si le demandeur a obtenu une telle exemption en lien avec l’un de ses motifs invoqués de persécution, les deux autres motifs – son origine ethnique kurde et son soutien au BDP – existent toujours, comme le démontrent les éléments de preuve sur la situation dans le pays. Je conviens donc avec le défendeur que la SPR n’était pas tenue d’expliquer pourquoi elle n’a pas choisi d’accueillir la demande du ministre visant à constater la perte de l’asile du demandeur sur le fondement de l’alinéa 108(1)e) de la LIPR (Ravandi, au para 46).

[34] Par ailleurs, lorsqu’elle détermine si la présomption selon laquelle une personne s’est réclamée de nouveau de la protection de son pays de nationalité est réfutée, la SPR doit tenir compte de « [l]a gravité des conséquences qu’aura pour la personne concernée la décision de mettre fin à l’octroi de l’asile », et il faut que « les motifs du décideur administratif tiennent valablement compte des questions et des préoccupations centrales soulevées par les parties » (Camayo, au para 84). Le demandeur soutient que la SPR ne s’est pas attaquée aux conséquences de cette question.

[35] S’il est vrai que les conséquences accessoires sont plus graves dans une procédure de constat de perte de l’asile sur le fondement de l’alinéa 108(1)a) plutôt que de l’alinéa 108(1)e) de la LIPR, compte tenu du dossier et des motifs de persécution inchangés, la SPR n’avait pas de choix à faire.

[36] En somme, la SPR n’a pas commis d’erreur en omettant d’expliquer sa décision de d’accueillir la demande du ministre visant à constater l’asile du demandeur sur le fondement de l’alinéa 108(1)a) plutôt que de l’alinéa 108(1)e) de la LIPR, puisqu’elle n’avait pas de choix à faire à cet égard. En effet, deux des motifs de persécution initialement invoqués par le demandeur sont demeurés inchangés, comme en témoignent les éléments de preuve sur la situation dans le pays.

C. La SPR a-t-elle tiré des conclusions relatives à la crédibilité qui n’étaient pas étayées par la preuve?

1) Position du demandeur

[37] Les conclusions de la SPR en matière de crédibilité sont déraisonnables pour trois raisons. Premièrement, la SPR a mal interprété, mal compris et ignoré le témoignage du demandeur. En bref, le demandeur conteste les trois conclusions suivantes : 1) son témoignage n’indiquait pas qu’il avait été contraint de retourner au pays pour s’occuper physiquement de son père, mais bien qu’il se devait d’être sur place parce que son père était malade et risquait d’être emprisonné; 2) il a déclaré que le diagnostic de cancer du foie de son père avait été rendu après que ce dernier eut été emprisonné; 3) son témoignage n’indiquait pas qu’il séjournait chez son père, mais plutôt chez sa sœur, comme l’a corroboré son épouse.

[38] Deuxièmement, la SPR n’a pas tenu compte de la preuve documentaire ni des témoignages corroborants avant de mettre en doute la preuve du demandeur. La preuve documentaire comprenait les poursuites criminelles engagées contre le frère et le père du demandeur, des documents sur la santé du père du demandeur, le certificat de décès de l’oncle de ce dernier ainsi que son exemption militaire. La SPR n’a pas non plus évalué la crédibilité de l’épouse du demandeur ni la façon dont son témoignage corroborait celui du demandeur. La SPR est tenue d’examiner la preuve dans son ensemble avant de tirer une conclusion défavorable en matière de crédibilité (Chen c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CF 311 aux para 20‑21).

[39] Troisièmement, la SPR a manqué à l’équité procédurale en ne donnant pas au demandeur l’occasion de s’expliquer sur les incohérences avant de mettre en doute sa crédibilité. Plus précisément, la SPR a mis en doute la crédibilité du demandeur après avoir relevé une contradiction concernant la présence d’un officiant ou d’un invité supplémentaire à la cérémonie de mariage.

2) Position du défendeur

[40] Voici la réponse du défendeur au premier argument du demandeur selon lequel la SPR a mal interprété, mal compris et ignoré ses éléments de preuve : 1) le demandeur invoque sélectivement certains éléments de preuve; 2) la transcription montre que le demandeur a rendu visite à son père parce que ce dernier était atteint d’un cancer du foie; 3) la transcription illustre l’incohérence quant au lieu où séjournait le demandeur pendant sa visite.

[41] Deuxièmement, les poursuites criminelles engagées contre le père du demandeur, le certificat de décès de l’oncle du demandeur et l’exemption du service militaire du demandeur sont tous clairement analysés aux paragraphes 43, 46 et 59 de la décision de la SPR.

[42] Enfin, l’exemple donné par le demandeur n’a aucune incidence sur la décision. Le demandeur s’est entretenu sans problème avec plusieurs autres fonctionnaires, et une personne de plus n’y changerait rien.

3) Conclusion

[43] Il est bien établi en droit que les conclusions de fait et les décisions relatives à la crédibilité constituent l’essentiel de l’expertise de la SPR (Liu c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2017 CF 736 au para 18; Giron c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), 1992 ACF no 481 (QL)). Après avoir examiné l’ensemble du dossier, je constate que le demandeur ne souscrit pas à l’évaluation de la preuve qu’a faite la SPR et qui mettait en doute sa crédibilité. Autrement dit, le demandeur prie la Cour d’apprécier à nouveau la preuve, ce qui n’est pas le rôle de la Cour dans le cadre d’un contrôle judiciaire (Vavilov, au para 125).

[44] En ce qui concerne le deuxième argument du demandeur, je conviens avec le défendeur que les éléments de preuve corroborant les poursuites criminelles engagées contre le père, le certificat de décès de l’oncle du demandeur et l’exemption du service militaire du demandeur ont tous été explicitement analysés dans la décision de la SPR. Qui plus est, les décideurs administratifs sont présumés avoir examiné l’ensemble de la preuve dont ils disposent et ne sont pas tenus de faire référence à chaque élément de preuve dans leurs motifs écrits (Tovar c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 598 au para 26; Florea c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), 1993 ACF no 598 au para 1 (QL)).

[45] Enfin, je conviens avec le défendeur que l’exemple donné par le demandeur, à savoir combien de personnes ont assisté à la cérémonie de mariage et lesquelles, n’a aucune incidence sur la décision. La preuve à cet égard était incohérente. À mon avis, la SPR n’a commis aucune erreur susceptible de contrôle.

VII. Conclusion

[46] Pour les motifs qui précèdent, la présente demande de contrôle judiciaire sera rejetée.

[47] Aucune des parties n’a proposé de question aux fins de la certification, et je conviens que l’affaire n’en soulève aucune.

 


JUGEMENT dans le dossier IMM‑4285‑20

LA COUR STATUE :

  1. La présente demande de contrôle judiciaire est rejetée.

  2. Il n’y a aucune question à certifier.

« Paul Favel »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM‑4285‑20

INTITULÉ :

ISMAIL KAYA c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATON

LIEU DE L’AUDIENCE :

AUDIENCE TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 23 juin 2022

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE FAVEL

DATE DES MOTIFS :

Le 25 JANVIER 2023

COMPARUTIONS :

Rebeka Lauks

Pour le demandeur

 

Mélissa Mathieu

Pour le défendeur

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Battista Smith Migration Law Group

Avocats

Toronto (Ontario)

Pour le demandeur

 

Procureur général du Canada

Secteur national du contentieux

Toronto (Ontario)

Pour le défendeur

 

 

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