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Date : 20230120


Dossier : IMM-622-22

Référence : 2023 CF 84

Ottawa (Ontario), le 20 janvier 2023

En présence de l'honorable juge Roy

ENTRE :

ANISE CLOCY DÉRONET

partie demanderesse

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L'IMMIGRATION

partie défenderesse

JUGEMENT ET MOTIFS

[1] Madame Déronet, la demanderesse, a reçu l’autorisation de présenter une demande de contrôle judiciaire, en vertu de l’article 72 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [Loi]. Cette demande est relative à la décision d’un agent principal d’immigration de lui refuser de faire une demande de résidence permanente à partir du Canada, plutôt que de devoir la faire à partir de l’étranger comme la Loi le requiert. On invoque une exception à la règle en vertu de considérations humanitaires. Pour les motifs que je vais exposer, la demande de contrôle judiciaire doit être rejetée.

[2] Le défendeur a souligné que sa désignation à titre de « Ministre d’immigration, réfugiés et citoyenneté Canada » est erronée. Il a raison. La désignation devrait être « Ministre de la citoyenneté et de l’immigration » et celle-ci sera donc substituée à la désignation proposée par la demanderesse.

I. Les faits

[3] Les faits de cette affaire sont simples. Mme Déronet est une citoyenne d’Haïti née le 22 décembre 1974. Son mari et ses deux enfants, nés en 2005 et 2007, vivent à Haïti, tout comme le père de la demanderesse et une sœur.

[4] Mme Déronet est arrivée au Canada en décembre 2017 et était employée comme aide domestique. On comprend qu’elle aidait à la garde des trois enfants de sa sœur établie à Montréal. Le permis de travail de la demanderesse expirait le 25 août 2019 et il n’a pas été renouvelé. Elle obtint par ailleurs une « fiche visiteur » en novembre 2020; celle-ci n’était valide que jusqu’au 9 février 2021. Ainsi, comme le note le décideur administratif, la demanderesse ne peut plus travailler au pays depuis la fin du mois d’août 2019 et elle est sans statut depuis février 2021.

II. La décision dont contrôle judiciaire est demandée

[5] Durant la période où la demanderesse pouvait être un visiteur au Canada, elle a fait une demande afin de pouvoir être reconnue comme résidente permanente au Canada, invoquant des considérations d’ordre humanitaire. Cette demande est possible grâce à l’article 25 de la Loi et a était faite le 12 novembre 2019. Elle a échoué le 13 janvier 2022.

[6] Le fil conducteur dans cette décision est l’absence de preuve relative aux éléments soulevés pour y justifier des considérations humanitaires suffisantes pour éviter l’obligation prévue à la Loi de procéder à partir de l’extérieur du Canada à une demande de résidence permanente.

[7] Les facteurs présentés étaient les suivants :

  • degré d’établissement au Canada;

  • intérêt supérieur des enfants;

  • risques et conditions défavorables à Haïti.

[8] Le décideur administratif, dans son examen de l’établissement au Canada, trouve peu de preuve relative à l’établissement de la demanderesse : « il est raisonnable de croire que la demanderesse ne semble pas avoir atteint un niveau d’établissement très fort au Canada durant ses 4 années au Canada » (décision, p 4/6). De fait, deux lettres d’amis seulement ont été produites, mais celles-ci disent très peu. Ainsi, l’agent principal d’immigration note bien que la demanderesse a deux enfants et un mari à Haïti, de même qu’une sœur et son père, alors qu’elle demeure au Canada chez sa sœur : en tout et partout, « la demanderesse a des liens familiaux bien plus forts dans son pays d’origine qu’au Canada » (décision, p 4/6).

[9] On trouve aussi au titre de l’établissement un examen plutôt sommaire de la situation financière de la demanderesse. On y note un salaire pendant plus ou moins 3 ans de 19 486 $ « environ » par année. Ceci, à sa face même, se veut une moyenne plutôt grossière. De façon plus générale, le décideur administratif se déclare non satisfait de l’état financier de la demanderesse, puisque l’autonomie financière stable de la demanderesse n’est pas soutenue par la preuve offerte. Le décideur administratif déclare que la « manière dont la demanderesse est en mesure de subvenir à ses besoins au Canada n’est pas claire » (décision, p 4/6). La décision continue en remarquant que la sœur de la demanderesse dit avoir pris la demanderesse en charge financièrement sans, selon le décideur administratif, fournir beaucoup d’information outre une lettre de soutien et une preuve d’emploi et de salaire. En fin de compte, ces commentaires mènent à la conclusion que « (l)a demanderesse n’a donc pas démontré comment celle-ci gère ses finances au Canada, si elle a des actifs financiers, des biens à son nom, etc. Je ne peux donc qu’accorder un peu de poids quant à ce facteur » (décision, p 4/6).

[10] La décision trouve aussi courtes les prétentions de la demanderesse au sujet de l’intérêt supérieur de ses enfants. Le décideur administratif reconnait l’existence de deux enfants à Haïti, mais aucune preuve à leur égard n’a été offerte.

[11] Les photos se trouvant au dossier sont dites être sans valeur à titre d’une quelconque preuve puisqu’on n’en connait ni le contexte, ni les années, ni des explications qui fourniraient un contexte. La demanderesse argue que, sans que les noms sur les photos soient présents, l’agent principal d’immigration aurait dû comparer les photos à celles apparaissant aux passeports des enfants. Comme je l’ai expliqué lors de l’audience, on voit mal la pertinence de la critique puisque, si les photos permettent de constater l’existence des enfants, elles ne disent rien à l’égard de l’intérêt supérieur des enfants. Or, il n’est nullement contesté que la demanderesse est la mère de deux enfants à Haïti.

[12] Est allégué par la demanderesse qu’elle faisait parvenir de l’argent à Haïti. Mais, note la décision, aucune preuve à cet égard n’a été soumise, pas plus d’ailleurs de preuve démontrant en quoi il est dans l’intérêt supérieur des enfants que la demanderesse reste au Canada. L’agent principal d’immigration conclut qu’« aucun élément de preuve ne vient appuyer en quoi il est dans l’intérêt des enfants que leur mère reste au Canada et ainsi soit séparé [sic] d’eux » (décision, p 5/6).

[13] Enfin, la demanderesse a invoqué la situation à Haïti. Personne ne doute de la situation très difficile à Haïti. Là où le bât blesse, c’est que « la demanderesse n’a fourni aucune preuve sur les conditions générales à Haïti ainsi que sur les conditions l’affectant personnellement » (décision, p 6/6). Malgré cela, l’agent principal accorde un « certain poids » aux conditions défavorables. Néanmoins, le décideur administratif conclut ainsi sur les conditions à Haïti :

Je reconnais qu’une réadaptation sera de mise advenant un éventuel retour en Haïti. Cependant, ayant passé presque toute sa vie en Haïti, ayant également encore des membres proches de sa famille, comme 2 enfants et son époux, ce qui je crois est plutôt considérable, et connaissant la langue et la culture, il est raisonnable de croire que cela facilitera les épreuves auxquelles la demanderesse pourrait avoir à faire face advenant un retour dans son pays d’origine.

[14] De façon globale, la décision conclut que, dans une bonne mesure, l’absence de preuve fait en sorte que la demanderesse ne s’est pas déchargée du fardeau qui était sien. Aucun des trois facteurs n’a été établi au niveau requis puisqu’aucun n’a reçu un poids significatif.

III. Arguments et analyse

[15] La norme de contrôle est celle de la décision raisonnable. C’est donc à la demanderesse qu’incombe le fardeau de démontrer le caractère déraisonnable de la décision (Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65, [2019] 4 RCS 653 [Vavilov] au para 100). Les caractéristiques d’une décision raisonnable sont sa justification, sa transparence et son intelligibilité, et si elle est justifiée eu égard aux contraintes juridiques et factuelles pertinentes (Vavilov, au para 99). Ainsi, les « lacunes ou insuffisances reprochées ne doivent pas être simplement superficielles ou accessoires par rapport au fond de la décision » (Vavilov, au para 100). Il faut que la lacune soit grave, qu’elle soit « suffisamment capitale ou importante pour rendre cette dernière déraisonnable » (Vavilov, au para 100).

[16] De plus, la cour de révision suit le principe de la retenue judiciaire et adopte une attitude de respect à l’égard de la décision administrative à être révisée (Vavilov, aux para 13 et 14). Dans la mesure où la décision est intrinsèquement cohérente et rationnelle, étant justifiée par rapport aux contraintes juridiques et factuelles, la cour de révision lui doit déférence (Vavilov, au para 85). La « chasse au trésor, phrase par phrase, à la recherche d’une erreur » (tel que rapporté au para 102 de Vavilov) n’est pas la façon de fonctionner pour qui veut démontrer le caractère déraisonnable d’une décision administrative à être révisée.

[17] La demanderesse se sera contentée de relever ce qu’elle qualifie d’erreur révisable. Ceci dit avec égard, aucune des omissions ou contradictions alléguées ne permet de conclure à une décision déraisonnable.

[18] Dans un premier temps, la demanderesse s’attaque à un passage de la décision sous étude où l’agent principal d’immigration commente sur la prétention selon laquelle la sœur de la demanderesse, chez qui elle demeure et chez qui elle a travaillé à la garde des enfants durant la période où elle jouissait d’un permis de travail au Canada, dit prendre charge financièrement de la demanderesse. Ce passage se trouve dans la section traitant de l’établissement de la demanderesse.

[19] L’agent principal note la preuve d’emploi et le salaire de la sœur, mais note aussi un manque d’information détaillée. Surprenamment à mon sens, la demanderesse prétend que cette affirmation est contredite par la preuve au dossier puisque le document auquel l’agent principal réfère dit l’engagement d’héberger, de nourrir, de vêtir ou d’intervenir dans tout ce que sa sœur entreprend. Elle dit aussi avoir souscrit une assurance en matière médicale.

[20] On est à mal de comprendre où est la contradiction alléguée par la demanderesse. Mais de façon encore plus décisive, la lacune alléguée ne change rien à la question à être traitée : quel est l’établissement de la demanderesse au Canada si sa sœur en a pris charge en lui offrant gîte et emploi depuis son arrivée au Canada. Le fait qu’elle en prend charge financièrement n’apporte certes pas d’eau au moulin de l’établissement. Comme le dit l’agent principal d’immigration, la preuve ne démontre pas une autonomie financière de la demanderesse. L’assertion tend à démontrer le contraire. C’est de cela dont il est question lorsque l’on cherche la preuve d’établissement au Canada : quelles sont les racines qui établissent cet établissement. On comprend mal comment être au crochet de quelqu’un aide dans cette démonstration.

[21] Toujours au sujet de l’établissement de la demanderesse, elle s’attaque à une phrase trouvée dans la décision où le décideur remarque que peu de documents font foi de l’établissement. Or, dit la demanderesse, deux lettres d’amis sont au dossier. On nous dit que le décideur aurait dû y référer nommément. Ce serait des « documents importants ».

[22] Ceci dit avec égard à nouveau, je ne vois pas en quoi ces documents sont importants pour démontrer l’établissement. Dans un cas, il s’agit d’une lettre d’une amie de longue date qui dit le respect envers la demanderesse de la communauté, « particulièrement dans le domaine de l’éducation ». À l’évidence, ce ne peut être au Canada parce qu’il n’existe pas de preuve que la demanderesse a enseigné au Canada. De fait, on comprend de la seconde lettre, venant d’une personne connue à Haïti par la demanderesse, que la demanderesse aurait agi comme enseignante à Haïti. Cette seconde lettre souligne que la demanderesse « peut contribuer grandement à former la génération montante ».

[23] Ni l’une ni l’autre de ces lettres n’assistent la demanderesse dans sa tentative de faire preuve de son établissement au Canada. Personne ne met en doute les qualités de la demanderesse. Mais là n’est pas la question puisque c’est de son établissement au Canada dont il est question et que ces lettres cherchent à en assister la preuve. Je ne vois pas en quoi l’existence de ces lettres viendrait contredire l’affirmation du décideur administratif que très peu de documents au titre de l’établissement se trouvent au dossier.

[24] La demanderesse s’attaque ensuite à l’assertion selon laquelle la demanderesse « semble avoir travaillé dès son arrivée au pays et ce pendant plus ou moins 3 ans pour un salaire de 19 486 $ environ par année ». On prétend que le montant de 19 486 $ était pour l’année 2019, alors qu’un avis de cotisation de 27 300 $ aurait été émis pour 2018. La présentation de l’agent principal d’immigration est quelque peu négligente. On comprend de la formulation maladroite qu’il s’agit là d’approximations, d’une forme de moyenne.

[25] Ici, ce qui est présenté comme une « erreur importante » l’est au titre d’une erreur commise dans l’évaluation de la preuve. S’il y a erreur, ce qui n’est pas établi, elle est sans importance lorsque la question consiste en la recherche de considérations humanitaires. On ne peut perdre de vue que la question dont traitait le décideur administratif était les considérations humanitaires qui auraient justifié de passer outre à une obligation statutaire. Les sommes gagnées durant les premières années de sa présence au Canada sont d’une importance minime dans ce contexte, d’autant qu’elles n’ont pas à voir avec les considérations humanitaires qui doivent présider. On doit rappeler que la demanderesse ne semble pas avoir de revenus depuis que son permis de travail n’a pas été renouvelé. Il eut fallu que la demanderesse établisse que la formulation maladroite, mais qui cherche à indiquer un niveau moyen de revenus, constitue une lacune ou déficience « suffisamment capitale ou importante pour rendre cette dernière [décision] déraisonnable » (Vavilov, au para 100). La demanderesse ne s’est pas déchargée de son fardeau.

[26] Enfin, la demanderesse prétend que l’assertion du décideur administratif qu’il n’y a au dossier aucune preuve quant aux enfants de la demanderesse outre leurs certificats de naissance est mal fondée. Il convient de noter que le décideur administratif remarque de plus que les photos soumises ne peuvent servir de preuve parce que les personnes ne sont pas identifiées, on ne connait pas le contexte ou les années de ces photos, pas plus que des explications à leur sujet. En d’autres mots, ces photos ne prouvent rien au sujet de l’intérêt supérieur des enfants. Cela paraît évident. La demanderesse a avancé qu’il y avait d’autres documents relatifs aux enfants. Or, ce que le décideur administratif dit ne nie pas l’existence de photos : il dit plutôt qu’elles ne peuvent constituer de la preuve relative à cet intérêt supérieur. Cela me paraît juste.

IV. Conclusion

[27] Comme on le voit, la demanderesse ne s’est pas déchargée de son fardeau de démontrer des lacunes graves dans la décision sous étude qui auraient pu rendre la décision déraisonnable. Un manque de preuve présentée au décideur administratif est à la source de la décision rendue. La chasse au trésor, phrase par phrase, à la recherche d’une erreur n’a pas été fructueuse. La cour de révision est en mesure de suivre le raisonnement de l’agent principal d’immigration sans y trouver une faille décisive. La conclusion à laquelle le décideur est arrivée est raisonnable. La demande de contrôle judiciaire ne peut donc qu’être rejetée.

[28] Les parties ont été consultées et elles ne voient aucune question grave de portée générale qui devrait être soumise. La Cour partage cet avis.

 


JUGEMENT au dossier IMM-622-22

LA COUR STATUE :

  1. La demande de contrôle judiciaire est rejetée.

  2. Aucune question aux termes de l’article 74 de la Loi n’est certifiée.

  3. L’intitulé de la cause est modifié pour substituer au titre du défendeur celui de « Ministre de la citoyenneté et de l’immigration ».

« Yvan Roy »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

imm-622-22

 

INTITULÉ :

ANISE CLOCY DÉRONET c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L'IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

AFFAIRE ENTENDUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 11 JANVIER 2023

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE ROY

 

DATE DES MOTIFS :

LE 20 JANVIER 2023

 

COMPARUTIONS :

Stéphane Handfield

 

Pour LA PARTIE DEMANDERESSE

 

Sonia Bédard

 

Pour LA PARTIE DÉFENDERESSE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Handfield & Associés, Avocats

Montréal (Québec)

 

Pour LA PARTIE DEMANDERESSE

Procureur général du Canada

Montréal (Québec)

 

Pour LA PARTIE DÉFENDERESSE

 

 

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