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Date : 20230123


Dossier : T-1008-22

Référence : 2023 CF 101

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 23 janvier 2023

En présence de monsieur le juge Pentney

ENTRE :

ECOLAB USA INC.

demanderesse

et

SMART & BIGGAR

défenderesse

JUGEMENT ET MOTIFS

[1] La demanderesse, Ecolab USA Inc., interjette appel de la décision du registraire des marques de commerce de radier sa marque de commerce au titre de l’article 45 de la Loi sur les marques de commerce, LRC 1985, c T-13 [la Loi]. La demanderesse a déposé de nouveaux éléments de preuve dans le cadre du présent appel et affirme que la décision du registraire est invalide et que ses nouveaux éléments de preuve montrent de façon concluante qu’elle a employé sa marque en liaison avec la vente de produits au Canada pendant la période pertinente.

I. Le contexte

[2] La demanderesse, Ecolab USA Inc., est la propriétaire actuelle de l’enregistrement canadien no LMC919,091 pour la marque de commerce « NAVIGATOR » (la marque en cause), qui est employée [traduction] « en liaison avec des produits décrits comme des “produits chimiques pour la fabrication d’articles en papier” ». La marque en cause a été enregistrée le 2 novembre 2015, et le propriétaire inscrit était Georgia-Pacific Chemicals LLC. La marque en cause a fait l’objet d’un transfert de propriété, enregistré par le registraire en juillet 2019, dont la date d’entrée en vigueur était le 1er novembre 2017.

[3] La demanderesse décrit son produit ainsi :

[traduction]

Le produit chimique NAVIGATOR est commercialisé et vendu à des fabricants d’articles en papier. Le produit est destiné à être employé dans un séchoir à cylindres, soit un récipient sous pression utilisé dans la production de papiers minces. Lorsqu’il est appliqué, le produit NAVIGATOR crée un pelliculage sur la face du séchoir pour protéger le séchoir et réduire l’usure due à sa lame de « crêpage ». Ce type de séchoir est une composante principale de nombreuses opérations de fabrication de papiers minces.

[4] À la demande de la défenderesse, Smart & Biggar (qui n’a pas participé à l’appel), le registraire a transmis un avis au prédécesseur de la demanderesse, Georgia-Pacific, en vertu de l’article 45 de la Loi. La période pertinente de trois ans pour démontrer l’emploi de la marque en cause est du 22 mai 2016 au 22 mai 2019. Comme il a été mentionné, la date d’entrée en vigueur du transfert de propriété de la marque de Georgia-Pacific à Ecolab était le 1er novembre 2017, soit au milieu de la période de trois ans.

[5] Dans la procédure fondée sur l’article 45, la demanderesse a déposé un affidavit du vice-président régional des comptes d’entreprise d’Ecolab, Mark Dunbar. Son témoignage est examiné ci-dessous. En mars 2022, la Commission des oppositions des marques de commerce (la COMC) a rendu sa décision. Elle a conclu que l’enregistrement de la demanderesse devait être radié. La COMC a accepté que le produit commercialisé sous la dénomination NAVIGATOR était un produit visé par la marque en cause, qu’il était fabriqué soit par Georgia‑Pacific, soit par un licencié assujetti à sa direction et à son contrôle depuis novembre 2017, et que son emploi avait profité à la propriétaire de la marque en cause.

[6] Essentiellement, la COMC a conclu qu’il y avait eu emploi de la marque en cause avant novembre 2017, mais qu’il n’existait aucune preuve de ventes. Pour la période de novembre 2017 à mai 2019, il y a eu preuve de ventes, mais aucune preuve d’emploi. À la lumière de ces conclusions, la COMC a conclu qu’Ecolab n’avait pas satisfait aux exigences de l’article 45 et a donc ordonné que la marque en cause soit radiée du registre.

[7] La demanderesse a interjeté appel de cette décision en vertu de l’article 56 de la Loi et a déposé de nouveaux éléments de preuve : un deuxième affidavit de M. Dunbar ainsi qu’un affidavit du directeur principal des comptes d’entreprise de la division du papier de Nalco Water (la division de l’eau d’Ecolab qui commercialise et vend maintenant sous licence le produit NAVIGATOR), Fouad Moukannas.

II. La question en litige et la norme de contrôle

[8] La seule question en litige dans l’appel est celle de savoir si Ecolab s’est acquittée de son fardeau de démontrer l’emploi de la marque en cause au cours de la période pertinente de trois ans.

[9] Dans l’arrêt Clorox Company of Canada, Ltd. c Chloretec s.e.c., 2020 CAF 76, la Cour d’appel fédérale a décrit récemment la bonne façon d’aborder un appel lorsque de nouveaux éléments de preuve sont présentés :

[21] Lorsque les nouveaux éléments de preuve sont jugés pertinents – ce qui a été interprété comme signifiant « suffisamment important[s] » (Vivat Holdings Ltd. c. Levi Strauss & Co., 2005 CF 707, au paragraphe 27, 276 F.T.R. 40) et de « valeur probante » (Tradition Fine Foods Ltd. c. Groupe Tradition’L Inc., 2006 CF 858, au paragraphe 58, 51 C.P.R. (4th) 342) – le paragraphe 56(5) de la Loi dispose que la Cour fédérale « peut exercer toute discrétion dont le registraire est investi ». Il s’agit d’un appel de novo et cela impose l’application de la norme de la décision correcte. […]

[10] J’estime que les nouveaux éléments de preuve sont « importants » en ce sens qu’ils portent sur la question fondamentale de l’appel et qu’ils auraient sans aucun doute influé sur la décision de la COMC si celle-ci en avait disposé. Il s’agit donc en l’espèce d’un appel de novo.

[11] Il n’est pas nécessaire de retracer en détail l’évolution du dossier de preuve dont était saisie la COMC, lequel est maintenant devant la Cour. J’examinerai plutôt le dossier dans son ensemble, en me penchant sur la preuve qui, selon la demanderesse, lui permet de satisfaire à son obligation de démontrer l’emploi de la marque en cause au cours de la période pertinente de trois ans.

III. Analyse

[12] Le paragraphe 4(1) de la Loi définit ainsi le terme « emploi » en liaison avec des « produits » :

Quand une marque de commerce est réputée employée

When deemed to be used

4 (1) Une marque de commerce est réputée employée en liaison avec des produits si, lors du transfert de la propriété ou de la possession de ces produits, dans la pratique normale du commerce, elle est apposée sur les produits mêmes ou sur les emballages dans lesquels ces produits sont distribués, ou si elle est, de toute autre manière, liée aux produits à tel point qu’avis de liaison est alors donné à la personne à qui la propriété ou possession est transférée.

4 (1) A trademark is deemed to be used in association with goods if, at the time of the transfer of the property in or possession of the goods, in the normal course of trade, it is marked on the goods themselves or on the packages in which they are distributed or it is in any other manner so associated with the goods that notice of the association is then given to the person to whom the property or possession is transferred.

[13] La demanderesse affirme que sa preuve démontre l’emploi puisque, lors du transfert de la propriété ou de la possession de ses produits, la marque NAVIGATOR est « liée aux produits à tel point qu’avis de liaison est alors donné à la personne à qui la propriété ou possession est transférée », au sens de la Loi.

[14] La marque de commerce NAVIGATOR de la demanderesse est employée en liaison avec un produit chimique industriel qui est à son tour employé dans la fabrication de papiers minces. Pour démontrer l’« emploi » de cette marque dans la pratique normale du commerce, il faut comprendre comment le produit est commercialisé, vendu et livré.

[15] Le premier affidavit de M. Dunbar, déposé devant la COMC, décrit le processus de vente, y compris la façon dont les clients sont facturés et paient leurs commandes :

[traduction]

En raison de la nature hautement spécialisée et sophistiquée de l’industrie de la fabrication de papier, où les produits chimiques sont achetés en grandes quantités pour être utilisés dans des opérations à grande échelle, un achat typique du produit chimique NAVIGATOR comporte plusieurs étapes, décrites ci-dessous, dans la pratique normale du commerce pour cette industrie. Depuis novembre 2017 et jusqu’à aujourd’hui, une vente typique du produit NAVIGATOR commence par une présentation de produits fournie en personne par le personnel de vente de Nalco aux gestionnaires de produits, aux gestionnaires d’achats et aux équipes techniques des fabricants de papier. Des bulletins de produits sont généralement fournis au moment de la présentation ou lors de discussions de suivi entre le personnel de vente et le client. Des échantillons du produit NAVIGATOR sont également fournis pour permettre au client de mener des essais avant de commander une grande quantité du produit en vue de son emploi dans le processus de fabrication. Les renseignements du client sont également entrés dans le système de gestion de la clientèle de Nalco et le client est en mesure de commander le produit directement par l’intermédiaire du système. Lorsque les données de l’achat sont saisies, une commande d’achat est envoyée à partir des bureaux canadiens de Nalco au siège social de Nalco aux États‑Unis à Naperville (Illinois), lequel achemine le produit pour qu’il soit emballé dans l’une des installations de fabrication tierce puis expédié directement au client canadien. Dans certains cas, le produit est d’abord reçu dans l’un des entrepôts de Nalco situés au Canada, puis envoyé au client final. Parce que le produit chimique NAVIGATOR est un liquide, il est habituellement expédié dans de grands bacs portatifs qui comportent une vessie en plastique avec une cage métallique, par camion. La facture concernant chaque vente est envoyée par Nalco Canada au client canadien et est habituellement transmise par voie électronique.

[16] Compte tenu de la façon dont ce processus fonctionne dans la pratique, la demanderesse a reconnu que la preuve permettant de démontrer l’emploi de la marque en cause consiste à relier divers éléments de preuve qui montrent comment le processus de vente, de livraison et de facturation fonctionne réellement dans la pratique. Pour ce faire, la demanderesse a renvoyé à ses affidavits qui montrent comment Georgia-Pacific, puis Georgia-Pacific et Ecolab travaillant ensemble, ont commercialisé, vendu et livré le produit NAVIGATOR à Cascades, un important producteur de papier canadien.

[17] Je conclus que la preuve par affidavit démontre ce qui suit :

  • En août 2017 (donc au cours de la période pertinente de trois ans), Georgia-Pacific a fait une présentation à Cascades qui comportait une référence précise au produit NAVIGATOR. À la suite de cette présentation, Georgia-Pacific a envoyé des bulletins de produits à Cascades, sur lesquels la marque NAVIGATOR et son numéro de produit figuraient bien en vue.

  • Par la suite, Ecolab a acquis la marque de commerce NAVIGATOR de Georgia‑Pacific, et les deux entreprises ont convenu de travailler ensemble sur les propositions de commercialisation des produits qui étaient alors sur le marché, y compris dans le contexte de l’effort de vente à Cascades.

  • La preuve montre que, en janvier 2018, Cascades testait le produit NAVIGATOR dans ses installations au Québec. La preuve concernant les résultats des essais mentionne expressément le nom de marque NAVIGATOR et inclut les résultats associés au numéro du produit.

  • En août 2018, Cascades a communiqué avec Nalco pour obtenir des échantillons du produit NAVIGATOR à des fins d’essai dans une installation en Ontario, et la preuve montre que des arrangements ont été pris pour expédier le produit à Cascades. La preuve montre aussi que dans les communications entre les deux entreprises et dans les discussions au sein de Cascades, le produit était lié à la marque NAVIGATOR et au numéro de produit de Nalco.

  • Le premier affidavit de M. Dunbar présente les éléments de preuve suivants en ce qui a trait aux ventes du produit au Canada, pendant la période pertinente :

    • oEn novembre 2018, Ecolab a vendu 5 498,33 lb de produits chimiques NAVIGATOR pour la fabrication d’articles en papier à Cascades Tissue Group, situé à Scarborough (Ontario), pour 11 333,71 $US.

    • oEn février 2019, Ecolab a vendu 5 498,33 lb de produits chimiques NAVIGATOR pour la fabrication d’articles en papier à Cascades Tissue Group, situé à Scarborough (Ontario), pour 11 875,55 $US.

    • oEn novembre 2019, Ecolab a vendu 10 996,66 lb de produits chimiques NAVIGATOR pour la fabrication d’articles en papier à Kruger Products, située à Gatineau (Québec), pour 24 792,36 $US.

[18] Le droit établit clairement que, pour déterminer si l’emploi a été démontré, il est nécessaire de tenir compte de la nature des produits et du processus par lequel les ventes surviennent dans la pratique normale du commerce dans le contexte de l’industrie dans laquelle le propriétaire de la marque exerce ses activités (Institut national des appellations d’origine des vins et eaux-de-vie c Registraire des marques de commerce et al., [1983] ACF no 1155 aux para 18-19). Le fait que le client arrive à lier la marque au produit au moyen de présentations de vente, de brochures, de catalogues ou d’autres moyens peut démontrer son emploi, surtout pour les produits où l’apposition de la marque sur le produit au moment de la vente n’est pas réalisable (BMB Compuscience Canada Ltd c Bramalea Ltd, [1988] ACF n962 aux para 37-43; Gowling, Strathy & Henderson v Degrémont Infilco Ltd, 2000 CanLII 28561 (CA COMC)).

[19] Je suis convaincu que les éléments de preuve résumés ci-dessus démontrent l’emploi de la marque en cause en liaison avec les produits, parce que les affidavits montrent que les clients de la demanderesse savaient qu’ils achetaient des produits liés à la marque en cause, soit au moment où ils ont acheté le produit, soit au moment où il leur a été livré. La preuve montre que les employés de Cascades renvoyaient au produit d’Ecolab par son nom commercial (NAVIGATOR) ou son numéro de produit, et parfois les deux. La preuve des résultats des essais montre que Cascades a pris possession de ce produit et que ses essais ont été suivis de ventes du produit.

[20] Il n’est pas très difficile de démontrer l’emploi. Comme la juge Janet Fuhrer l’a conclu aux paragraphes 14 et 15 de la décision Sim & McBurney c en Vogue Sculptured Nail Systems Inc, 2021 CF 172 :

Il n’est pas nécessaire de présenter une surabondance d’éléments de preuve (ce qui signifie que tous les exemples d’emploi n’ont pas à être étayés). La norme applicable en matière de preuve d’emploi n’est pas stricte. La preuve d’une seule vente peut suffire, selon les circonstances, pour établir que la marque de commerce a été employée dans la pratique normale du commerce; le propriétaire doit uniquement établir une preuve prima facie d’emploi. Néanmoins, il faut présenter des faits suffisants pour permettre au registraire de conclure que la marque de commerce a été employée pendant la période pertinente de trois ans en liaison avec chaque produit (ou service) spécifié dans l’enregistrement. La question de savoir si la preuve est suffisante pour établir l’emploi de la marque de commerce est une question mixte de fait et de droit, plutôt qu’une question de droit.

Tirer des inférences, c’est tirer des déductions logiques raisonnablement probables de la preuve. De plus, le décideur peut, à juste titre, tirer des inférences à partir de faits établis, en tenant compte de l’ensemble de la preuve, ce qui, à son tour, doit permettre au décideur de déduire chaque élément de l’article 4 de la Loi sur les marques de commerce.

[Renvois omis.]

(cité avec approbation dans Vass c Leef Inc., 2022 CF 1192 au para 44).

[21] À la lumière de ce qui précède, et compte tenu de l’ensemble de la preuve, je suis convaincu que la demanderesse s’est acquittée de son fardeau de démontrer l’emploi de la marque en cause en liaison avec les produits au cours de la période de trois ans.

[22] Par conséquent, l’appel interjeté par la demanderesse en vertu de l’article 56 de la Loi sur les marques de commerce est accueilli, et la décision du 16 mars 2022 par laquelle le registraire des marques de commerce a radié l’enregistrement de la marque de commerce NAVIGATOR de la demanderesse, portant le numéro LMC919,091, est annulée.

[23] En ce qui concerne les dépens, la demanderesse fait remarquer que, même si le dossier qu’elle a déposé devant la COMC était, à certains égards, quelque peu incomplet, elle a signifié son dossier d’appel, y compris les nouveaux affidavits à la défenderesse, mais celle-ci n’a pas consenti à l’appel. La demanderesse a donc consacré du temps et de l’argent pour préparer et présenter l’appel. La demanderesse fait valoir qu’elle devrait se voir adjuger des dépens de 1 500 $. Dans l’exercice du pouvoir discrétionnaire qui m’est conféré par l’article 400 des Règles des Cours fédérales et compte tenu de la nature de l’affaire en appel, je suis convaincu que ce montant est approprié. La défenderesse versera à la demanderesse un montant forfaitaire global de 1 500 $ au titre des dépens.

 


JUGEMENT

LA COUR REND LE JUGEMENT qui suit :

  1. L’appel interjeté par la demanderesse en vertu de l’article 56 de la Loi sur les marques de commerce est accueilli, et la décision du 16 mars 2022 par laquelle le registraire des marques de commerce a radié l’enregistrement de la marque de commerce NAVIGATOR de la demanderesse, portant le numéro LMC919,091, est annulée.

  2. La défenderesse versera à la demanderesse un montant forfaitaire global de 1 500 $ au titre des dépens.

« William F. Pentney »

Juge

Traduction certifiée conforme

Julie Blain McIntosh


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

T-1008-22

 

INTITULÉ :

ECOLAB USA INC. c SMART & BIGGAR

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Toronto (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 19 JANVIER 2023

 

MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT :

LE JUGE PENTNEY

 

DATE DES MOTIFS :

Le 23 janvier 2023

 

COMPARUTIONS :

AMRITA V. SINGH et

JONATHAN G. COLOMBO

 

Pour la demanderesse

ECOLAB USA INC.

 

 

 

POUR LA DÉFENDERESSE

SMART & BIGGAR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Marks & Clerk Law LLP

Avocats

Toronto (Ontario)

 

Pour la demanderesse

ECOLAB USA INC.

 

 

 

POUR LA DÉFENDERESSE

SMART & BIGGAR

 

 

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