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Date : 20230120


Dossier no : T-1483-21

Référence : 2023 CF 98

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 20 janvier 2023

En présence de monsieur le juge Brown

ENTRE :

BOLOH 1(a), BOLOH 2(a) homme adulte seulement,
BOLOH 12 et BOLOH 13

demandeurs

et

SA MAJESTÉ LE ROI et LE MINISTRE DES AFFAIRES ÉTRANGÈRES ET DU COMMERCE INTERNATIONAL

défendeurs

JUGEMENT ET MOTIFS

I. Introduction

[1] La Cour est saisie d’une demande de réparation en vertu de la Charte, de contrôle judiciaire avec mandamus et de contrôle judiciaire avec habeas corpus qui a été plaidée récemment pour six femmes canadiennes, treize enfants canadiens et quatre hommes canadiens. Cependant, le 19 janvier 2023, l’avocat représentant toutes les femmes et tous les enfants canadiens a mis fin à la procédure. Bien que l’avocat des femmes et des enfants n’en ait pas informé la Cour, il est maintenant de notoriété publique que le Canada a accepté de rapatrier ces 19 autres Canadiens. Les revendications des quatre demandeurs masculins canadiens ne sont pas résolues. La Cour encourage et salue le règlement intervenu entre les femmes et les enfants canadiens et les défendeurs. En l’espèce, les règles de droit applicables aux hommes canadiens sont les mêmes que celles applicables aux femmes et aux enfants canadiens. Les présents motifs sont une version révisée, qui supprime les renvois aux demanderesses et aux demandeurs mineurs, de l’ébauche des motifs rédigés à l’égard des demandeurs précédents, qu’ils soient hommes, femmes ou enfants. Les présents motifs abordent maintenant les revendications des hommes.

[2] En somme, ces demandeurs demandent à la Cour d’ordonner au gouvernement canadien de prendre toutes les mesures raisonnables pour les rapatrier au Canada depuis le nord-est de la Syrie où ils sont emprisonnés parce qu’ils sont soupçonnés d’être des combattants terroristes ou des associés de l’État islamique en Iraq et au Cham (Daech) ou de l’État islamique en Iraq et au Levant (EIIL), maintenant connu sous le nom d’État islamique (EI). L’EI, est une organisation terroriste inscrite aux termes du paragraphe 83.05(1) du Code criminel, LRC 1985, c C-46, et ce, depuis 2012.

[3] Dans les grandes lignes, les demandeurs soutiennent que la réponse du gouvernement du Canada à leur situation ne respecte ni la Charte canadienne des droits et libertés ni les obligations internationales du Canada, et qu’elle est en outre injuste et déraisonnable sur le plan procédural.

[4] Ces demandeurs se sont rendus en Syrie après que le gouvernement du Canada eut émis un avis aux voyageurs afin d’éviter tout voyage dans la région. En effet, dès mars 2011, le gouvernement canadien a conseillé aux Canadiens d’éviter les voyages non essentiels en Syrie. En avril 2011, le gouvernement du Canada a mis à jour ses conseils aux voyageurs pour la Syrie et a conseillé aux Canadiens d’éviter tout voyage dans ce pays. Ce conseil est toujours d’actualité.

[5] J’en conclus que les risques courus par les demandeurs du fait de leur décision de se rendre dans cette zone de conflit, décrite à juste titre comme une zone de guerre, ont été assumés par eux; la preuve est qu’ils se sont rendus dans cette région de leur propre gré et contre l’avis du gouvernement du Canada.

[6] En ce qui concerne la sécurité dans cette région, le Canada a fermé son ambassade à Damas, en Syrie, en 2012 et a expulsé les diplomates syriens du Canada. Le Canada a transféré la responsabilité de l’assistance consulaire aux citoyens canadiens en Syrie à son ambassade à Beyrouth, au Liban. L’avis aux voyageurs canadiens en Syrie a été mis à jour en 2012 pour tenir compte de la fermeture de l’ambassade du Canada et pour informer les Canadiens que, faute d’une présence effective dans le pays, la capacité du Canada à fournir un soutien consulaire ou autre dans toute la Syrie est très limitée. J’accepte et il n’est pas contesté que le Canada n’a pas de présence diplomatique dans le nord-est de la Syrie où les demandeurs sont emprisonnés ou détenus.

[7] Les quatre hommes canadiens sont détenus dans ce qui est décrit comme des prisons de fortune situées dans le nord-est de la Syrie, notamment dans les prisons d’Hassaké, de Dêrik et de Qamichli. Ces hommes sont détenus parce qu’ils sont soupçonnés de s’être rendus dans la région pour combattre au nom de l’EI ou pour l’aider.

(1) Administration autonome du Nord et de l’Est de la Syrie

[8] Ces prisons sont sous le contrôle de facto d’une entité non étatique autonome créée en 2012 par des Kurdes syriens, l’Administration autonome du Nord et de l’Est de la Syrie (AANES). Selon les défendeurs, le Conseil démocratique syrien (CDS) est l’aile politique et législative de l’AANES, et les Forces démocratiques syriennes (FDS) en constituent la branche militaire.

[9] Les prisons où sont détenus les Canadiens sont situées dans le gouvernorat d’Hassaké, dans le nord-est de la Syrie, à la frontière de l’Iraq à l’est, de la Turquie au nord et des gouvernorats syriens de Raqqa et de Deir ez-Zor à l’ouest et au sud-ouest respectivement.

[10] L’AANES est une entité non étatique. Même les règles de sauf-conduits offerts aux diplomates par la plupart des États dans le cadre de diverses conventions internationales ne s’appliquent pas sur le territoire contrôlé par l’AANES. En tant qu’entité non étatique, la Convention de Vienne sur les relations consulaires, qui encadre les relations consulaires internationales entre les États, ne lie pas l’AANES; le Canada n’a conclu aucun accord s’apparentant à un traité avec l’AANES. Les représentants du gouvernement canadien sont en danger s’ils se rendent dans cette région.

[11] Il est également important de mentionner que les demandeurs n’ont aucune garantie de pouvoir sortir en toute sécurité du territoire contrôlé par l’AANES, même s’ils étaient en mesure de quitter leurs prisons. J’accepte et conclus que la vie des demandeurs est également en danger à l’extérieur de leur lieu d’emprisonnement (et peut-être aussi à l’intérieur) étant donné leur participation présumée à des atrocités et à de possibles crimes de guerre commis par l’EI contre diverses populations régionales.

[12] Plus précisément, le nord-est de la Syrie reste instable et est marqué par des tensions de longue date entre Kurdes, des tensions kurdo-arabes et des tensions entre la Turquie et les groupes politiques et armés kurdes. Depuis janvier 2020, les luttes intestines entre les différents groupes de milice soutenus par la Turquie ont ajouté un élément supplémentaire d’insécurité. Entre janvier 2020 et octobre 2021, plus de 2 800 incidents de sécurité ont été signalés, notamment des explosions ou des actes de violence perpétrés à distance, des protestations, des émeutes et des cas de violence contre des civils.

[13] Les conditions dans les camps où sont détenus les femmes et les enfants canadiens initialement désignés comme demandeurs dans la présente affaire sont pour le moins déplorables. À mon avis, elles sont horribles. Ces personnes vivent dans la promiscuité et l’insalubrité. Elles sont détenues sans avoir été inculpées ou subi de procès, et manquent de nourriture et de soins médicaux adéquats. Par exemple, le camp de détention pour femmes et enfants d’Al-Hol abrite 60 000 détenus, dont environ 10 000 à 12 000 ne sont pas originaires d’Iraq ou de Syrie. Selon l’affidavit des demandeurs souscrit par Leah West, les tentes dans lesquelles vivent et dorment les femmes et les enfants détenus, précédemment demandeurs, sont surpeuplées, et le camp présente en général un faible niveau d’hygiène. Le camp a été signalé comme étant extrêmement dangereux pour les femmes et les enfants. Les fusillades et la malnutrition sont monnaie courante. Des enfants seraient morts de malnutrition, de déshydratation ou d’autres problèmes médicaux. En outre, il peut y avoir des factions loyales à l’EI au sein du camp qui exécutent d’autres détenus. À cet égard, un rapport indique que 19 résidents du camp ont été exécutés en janvier 2021.

[14] Des conditions similaires seraient présentes au camp d’Al-Roj, où vivent les femmes et enfants canadiens, précédemment demandeurs : les émissions des champs pétrolifères adjacents provoquent de l’asthme, une toux profonde et une inflammation pulmonaire. Il est à craindre que ces camps ne soient des viviers de partisans potentiels de l’EI, car certains d’entre eux sont peut-être contrôlés par des partisans de l’EI.

[15] La communication avec le monde extérieur n’est possible que tous les 8 à 10 jours, et les gardiens sont connus pour être violents.

[16] Les conditions actuelles dans les prisons où sont détenus les hommes canadiens ne sont pas connues avec précisions. Personne n’a reçu de nouvelles de ces hommes depuis 2019. D’après les renseignements reçus à cette date et avant 2019, leur situation est encore plus grave que celle des femmes et des enfants canadiens. Alors que les femmes et les enfants vivent dans des tentes, au moins une partie des hommes, et peut-être beaucoup d’entre eux, sont détenus dans de petites pièces ou cellules surpeuplées et insalubres. Des éléments de preuve donnent à croire que BOLOH 13, par exemple, est détenu avec 30 autres hommes dans une cellule conçue pour contenir six personnes. La preuve accablante, qui n’est pas sérieusement contestée, est que ces prisonniers masculins manquent de nourriture et de soins médicaux adéquats.

[17] Les hommes canadiens sont emprisonnés contre leur gré, sans accusation ni procès. L’un des hommes canadiens, BOLOH 13, dit avoir été torturé et l’a signalé aux responsables du gouvernement du Canada.

(2) L’État islamique

[18] L’EI, l’organisation pour laquelle ces Canadiens et Canadiennes sont soupçonnés d’avoir combattu ou l’organisation qu’ils auraient aidée, est un groupe militant fondamentaliste extrémiste basé en grande partie au Moyen-Orient qui, par le passé, a contrôlé une bonne partie du territoire de l’Iraq et de la Syrie.

[19] L’EI a acquis une notoriété mondiale avec les vidéos de décapitations et d’autres atrocités et crimes de guerre qu’il a réalisés et diffusés sur les médias sociaux. L’EI est connu pour son extrême violence et ses graves violations des droits de la personne. Des éléments de preuve donnent à croire que l’EI s’est livré à l’esclavage, à des génocides et à la destruction de sites du patrimoine culturel.

[20] L’EI est désigné comme une organisation terroriste non seulement par le Canada, mais aussi par les Nations Unies et par de nombreux autres États.

(3) Le conflit en Syrie

[21] À titre de précision sur le contexte, le conflit en Syrie a conduit à l’emprisonnement et à la détention de ces femmes, enfants et hommes canadiens. Le conflit en Syrie a débuté en 2011 après que le régime Assad a eu recours à une force excessive contre les protestataires lors de manifestations locales inspirées du Printemps arabe. Les protestataires exprimaient leurs frustrations face au régime oppressif et leur mécontentement face à la situation économique.

[22] Selon les défendeurs, le conflit en Syrie s’est transformé en une crise violente et prolongée, qui a eu des répercussions défavorables sur la sécurité régionale et internationale. En outre, ce conflit a provoqué l’une des pires catastrophes du XXIe siècle pour l’humanité.

[23] Dès le départ, le conflit en Syrie et en Iraq a attiré un grand nombre d’extrémistes du monde entier, y compris du Canada, qui ont choisi de quitter leur foyer et de combattre pour l’EI et aux côtés de celui-ci. Ces hommes sont détenus parce qu’ils sont soupçonnés d’avoir combattu au nom de l’EI ou de l’avoir aidé.

[24] Selon les défendeurs, en 2014, l’EI a déclaré avoir créé un califat, un État islamique sous la direction d’un chef spirituel islamique, et s’est rebaptisé « État islamique » pour exprimer ses ambitions d’étendre son contrôle territorial. À son apogée, en 2014-2015, l’EI aurait compté quelque 33 000 combattants et contrôlé un vaste territoire dans l’est de la Syrie et l’ouest de l’Iraq, où vivent environ six millions de personnes (affidavit de Cynthia Termorshuizen, au para 12).

[25] En réponse, les forces kurdes, ainsi que des États du monde entier, ont formé la Coalition mondiale en septembre 2014 pour arrêter la montée de l’EI. En 2017, le contrôle de l’EI a commencé à vaciller, par suite des efforts importants déployés par les FDS soutenues par la Coalition. Bien que le califat territorial de l’EI en Syrie ait été officiellement défait en mars 2019, l’organisation conserve une influence dans l’est et le sud de la Syrie et a maintenu des cellules dormantes dans tout le pays (affidavit de Cynthia Termorshuizen, au para 12).

[26] Les Forces armées canadiennes ont offert leur soutien, à différents niveaux, à la Coalition mondiale pour affaiblir et finalement vaincre l’EI en Iraq et en Syrie (affidavit supplémentaire de Cynthia Termorshuizen, au para 3).

[27] À cet égard, et selon le Centre d’information de Rojava (CIR), une organisation médiatique indépendante basée à Qamichli sur laquelle s’appuient les défendeurs, 572 attaques, vraisemblablement menées par l’EI, ont été signalées dans le nord-est de la Syrie contrôlé par les FDS en 2020. Au total, 299 personnes auraient été tuées dans ces attaques. Selon le CIR, les autorités ont mené 221 opérations de sécurité visant les cellules dormantes de l’EI et 575 arrestations visant des individus présumés affiliés à l’EI. Le CIR note que la majorité des attaques ont été menées dans l’est du gouvernorat de Deir ez-Zor, 134 attaques ayant été signalées dans d’autres parties des zones contrôlées par les FDS, dont le gouvernorat d’Hassaké. En 2020, l’EI aurait changé de tactique et se serait concentré sur une campagne d’assassinat de grandes personnalités (gouvernements étrangers ou symboles associés à des intérêts étrangers). Comme l’année précédente, l’EI a également utilisé des engins explosifs improvisés (EEI) et des véhicules chargés d’EEI lors de ses attaques (affidavit de Cynthia Termorshuizen, au para 24).

[28] L’EI aurait mené 153 attaques précisément dans le gouvernorat d’Hassaké (où se trouvent les prisons pour hommes et les camps de détention pour femmes gérés par les FDS) entre mars 2019 et mai 2020, et demeure actif. Le 8 novembre 2021, les FDS auraient déjoué une attaque de l’EI contre une prison gérée par les FDS où étaient détenus des combattants de l’EI, dans le gouvernorat d’Hassaké (affidavit de Cynthia Termorshuizen, au para 25).

[29] En mars 2019, les FDS ont capturé le dernier bastion de l’EI dans la ville de Baghouz, au sud-est de Deir ez-Zor, mettant fin à la bataille de cinq ans contre le califat de l’EI, menée par les FDS et la Coalition mondiale contre l’EI. L’EI ne contrôle plus de territoire et des millions de personnes ont été libérées de son emprise en Iraq et en Syrie, mais la menace posée par l’organisation demeure (affidavit de Cynthia Termorshuizen, au para 13).

[30] Des dizaines de milliers d’innocents et de combattants auraient péri dans la lutte pour la suprématie et la défaite de l’EI. Un grand nombre des personnes soupçonnées d’avoir combattu pour l’EI ont été tuées avant et après la chute de son califat, en 2019.

(4) Prisons pour hommes gérées par les FDS de l’AANES

[31] Après la défaite territoriale de l’EI, l’AANES a pris le contrôle de facto du nord-est de la Syrie et, malgré des tensions permanentes avec les tribus arabes locales, le conserve jusqu’à ce jour. L’AANES se considère comme un gouvernement autonome et ne demande donc pas la permission du régime syrien pour les questions de gouvernance ou de politique « étrangère ». L’AANES a maintenu des relations et une coordination limitées avec le régime, principalement sur les questions de sécurité. Le régime et l’AANES ont conclu un accord officieux de non-agression et ont coopéré dans les combats contre les groupes d’opposition soutenus par la Turquie et contre l’EI (affidavit de Cynthia Termorshuizen, au para 14).

[32] Si la zone contrôlée par l’AANES et les FDS est généralement stable, elle est marquée par des tensions de longue date entre les mouvements politiques kurdes et la Turquie voisine, ainsi qu’entre les populations locales syro-kurdes et les tribus arabes. La Turquie considère que le Parti de l’union démocratique (PYD) et les Unités de protection du peuple (YPG), qui font tous deux partie de l’AANES ou des FDS, sont les branches syriennes du Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK), qui est une entité terroriste désignée en Turquie et au Canada (affidavit de Cynthia Termorshuizen, au para 15).

[33] Après l’annonce par les États-Unis du retrait des troupes du nord-est de la Syrie en 2019, la Turquie a lancé l’opération Source de paix, une offensive militaire unilatérale (air-sol) dans le nord-est de la Syrie visant à repousser les forces dirigées par les Kurdes. Le Canada et la plupart de ses alliés ont rapidement et largement condamné l’opération turque. L’incursion turque a renforcé la coordination entre l’AANES et le régime syrien, car les forces du régime sont entrées dans le nord-est pour aider à contrer l’incursion militaire turque (affidavit de Cynthia Termorshuizen, au para 16).

[34] Aujourd’hui, les opérations militaires et les agressions turques contre les Kurdes syriens et les milices affiliées au régime se poursuivent dans le nord et le nord-est de la Syrie. Les tensions se sont aggravées en octobre 2021 à la suite d’une attaque des YPG qui a tué deux policiers turcs dans la région d’Azaz en Syrie, ce à quoi le président turc Erdoğan a répondu en menaçant de lancer une action militaire. Récemment, le 9 novembre 2021, trois personnes auraient été tuées après qu’un véhicule blindé des FDS a été touché par une frappe de drones turcs à Qamichli. En avril 2021, des affrontements armés entre les FDS et des milices affiliées au régime ont été signalés dans la ville de Qamichli, faisant des morts et des blessés (affidavit de Cynthia Termorshuizen, au para 17).

[35] Aux fins de la présente demande, après la chute du califat de l’EI, l’AANES a emprisonné des combattants masculins présumés de l’EI, dans ce que les défendeurs décrivent comme des « prisons gérées par les FDS ». Elle détient également des femmes soupçonnées d’être associées à l’EI, et leurs enfants, dans des camps tels ceux d’Al-Hol et d’Al-Roj, y compris les femmes et enfants canadiens précédemment demandeurs. Les FDS, comme il a été indiqué plus haut, constituent la branche militaire de l’AANES. Les prisons gérées par les FDS détiennent environ 10 000 hommes, dont environ 2 000 sont des étrangers (affidavit de Cynthia Termorshuizen, aux para 26 et 28).

(5) Les parties

[36] Le statut de certains des demandeurs a changé depuis le dépôt de la présente demande en septembre 2021. Le terme BOLOH est l’acronyme de « Bring Our Loved Ones Home » (Ramenez nos proches à la maison). Il désigne un demandeur donné composé d’un résident canadien, de membres de sa famille et d’un citoyen canadien actuellement détenu dans le nord-est de la Syrie. Les personnes suivantes sont concernées par la présente demande, et j’ai également indiqué leur situation si elle est connue :

  1. BOLOH 1 a trois membres de sa famille à Al-Hol, soit une fille (27 ans) et deux petites-filles (5 ans et 3 ans). BOLOH 1 n’est plus détenu dans aucun des camps et l’on ignore où il se trouve actuellement. Désistement le 19 janvier 2023.

  2. BOLOH 1(a) a un frère (31 ans), qui se trouve actuellement à la prison de Dêrik. La situation de cette personne n’est pas connue. Désistement.

  3. BOLOH 2 a une fille à Al-Hol (31 ans). BOLOH 2 répondait à l’une des conditions minimales du Cadre stratégique en date du 24 novembre 2022. Désistement le 19 janvier 2023.

  4. BOLOH 2(a) a cinq membres de sa famille dans le nord-est de la Syrie, soit un fils (36 ans), une fille (40 ans) et trois petites-filles (11 ans, 14 ans et 13 ans). Quatre membres sont à Al-Hol et un se trouve dans la prison du gouvernorat d’Hassaké. BOLOH 2(a) répondait à l’une des conditions minimales du Cadre stratégique en date du 24 novembre 2022. Désistement le 19 janvier 2023, sauf pour l’homme adulte. Probablement en prison.

  5. BOLOH 3 a quatre membres de sa famille au camp d’Al-Roj, soit une fille (37 ans), et trois petits-fils (9 ans, 7 ans, et 3 ans). BOLOH 3 répondait à l’une des conditions minimales du Cadre stratégique en date du 24 novembre 2022. Désistement le 19 janvier 2023.

  6. BOLOH 5 a quatre membres de sa famille au camp d’Al-Roj, soit une sœur (29 ans), deux nièces (6 ans et 7 ans) et un neveu (3 ans). BOLOH 5 répondait à l’une des conditions minimales du Cadre stratégique en date du 24 novembre 2022. Désistement le 19 janvier 2023.

  7. BOLOH 6 a trois membres de sa famille au camp d’Al-Roj, soit une fille (27 ans), et deux petites-filles (7 ans et 2 ans). BOLOH 6 répondait à l’une des conditions minimales du Cadre stratégique en date du 24 novembre 2022. Désistement le 19 janvier 2023.

  8. BOLOH 12 a un frère dans la prison de Qamichli (42 ans). À l’instar de tous les hommes canadiens détenus dans les prisons de l’AANES dans le cadre de la présente demande, BOLOH 12, bien que visé par le Cadre stratégique, n’a pas été informé qu’il répondait aux conditions minimales. Probablement en prison.

  9. BOLOH 13 comprend Jack Letts, détenu dans l’une des prisons de l’AANES. À l’instar de tous les hommes canadiens détenus dans les prisons de l’AANES dans le cadre de la présente demande, BOLOH 12, bien que visé par le Cadre stratégique, n’a pas été informé qu’il répondait à ses conditions minimales. Letts est représenté par Barbara Jackman. Tous les autres demandeurs sont représentés par Lawrence Greenspon. Probablement en prison.

  10. BOLOH 14 est Kimberly Polman. Le 25 octobre 2022, des fonctionnaires d’Affaires mondiales Canada (AMC) se sont rendus dans le nord-est de la Syrie pour aider à la rapatrier au Canada. Parallèlement, AMC a aidé au rapatriement d’une autre femme canadienne et de ses deux enfants. Ces rapatriements ont été entrepris conformément au [traduction] Cadre stratégique pour évaluer la prestation de mesures d’assistance extraordinaires : affaires consulaires dans le nord-est de la Syrie. Une demande d’engagement de ne pas troubler l’ordre public pour cause de terrorisme a été déposée en vertu de l’article 810.011 du Code criminel du Canada à l’égard de Mme Polman. L’autre femme a été accusée d’infractions liées au terrorisme en vertu du paragraphe 83.18(1), des articles 83.181, 83.03 et de l’alinéa 465(1)c) du Code criminel du Canada. Désistement le 19 janvier 2023.

  11. BOLOH 15 a trois membres de sa famille au camp d’Al-Roj, soit une sœur (31 ans) et deux neveux (6 ans et 4 ans). BOLOH 15 répondait à l’une des conditions minimales du Cadre stratégique en date du 24 novembre 2022. Probablement en prison.

(6) Contact du Canada avec l’AANES

[37] AMC est en communication avec l’AANES. M. Abdulkarim Omar a été le principal interlocuteur entre l’AANES et AMC. M. Omar a été décrit comme le ministre de facto des Affaires étrangères de l’AANES.

[38] L’AANES a soutenu que les gouvernements étrangers devraient rapatrier leurs ressortissants actuellement détenus par l’AANES, au moins leurs femmes et leurs enfants. M. Omar aurait songé à des procès internationaux pour les combattants présumés de l’EI et leurs partisans.

[39] Selon l’affidavit de Leah West (« Affidavit de Mme West »), M. Omar a indiqué que l’AANES était prête à aider au rapatriement des Canadiens.

[40] Mme West, je me dois de signaler, a servi dans les Forces armées canadiennes, s’est rendue en Syrie, notamment le nord-est de la Syrie, en 2019, et a interviewé divers acteurs de la présente affaire ou a participé aux interviews de ceux-ci. En outre, cette région du monde est son domaine d’études et d’enseignement. Il y a quelques années, elle a été auxiliaire du juge Mosley de notre Cour. Compte tenu de ces facteurs, j’accepte généralement son témoignage direct. Lorsque le témoignage de Mme West est fondé sur du ouï-dire, qu’il lui ait été donné directement ou qu’il soit fondé sur ce qu’elle considère manifestement comme des comptes rendus médiatiques crédibles, j’accepte aussi généralement son témoignage en fonction des exceptions de principe que sont la nécessité et la fiabilité (R c Khan, [1990] 2 RCS 531; R c Smith, [1992] 2 RCS 915). Il y a certainement des difficultés à obtenir des renseignements sur la situation régionale, étant donné sa nature instable, ce qui répond au critère de nécessité. Je reconnais le risque de partialité et d’erreur dans les reportages, quelle que soit la source ou la plateforme. Cela dit, étant donné la cohérence des éléments de preuve dans les différents rapports sur lesquels s’appuie Mme West, je les considère comme fiables.

[41] En effet, et pour renforcer la crédibilité du témoignage de Mme West, les défendeurs conviennent que l’AANES a déclaré vouloir que les pays, comme le Canada, rapatrient leurs ressortissants des camps de détention sous son contrôle. Mme West signale à cet égard que l’AANES n’exige qu’une demande officielle du gouvernement canadien et la présence d’un fonctionnaire ou d’un délégué canadien à la frontière de la région pour prendre en charge le ou les citoyens canadiens à rapatrier.

[42] Selon l’affidavit de Mme West, j’accepte également que de nombreux autres pays ont rencontré l’AANES à la frontière iraquienne pour rapatrier leurs ressortissants. Parmi ces pays sont les États-Unis, qui ont également joué le rôle d’intermédiaire pour aider au rapatriement de ressortissants d’autres pays.

[43] Les défendeurs sont substantiellement en accord avec ce qui précède. La preuve des défendeurs est que depuis 2018, l’AANES a informé les responsables d’AMC que, pour libérer un citoyen canadien sous leur garde, il faut qu’une délégation du gouvernement canadien se rende dans sa capitale de facto, Qamichli, pour procéder à la remise.

[44] Toujours selon la preuve des défendeurs fournie par Mme Termorshuizen, l’AANES a dit aux autorités canadiennes que toute délégation canadienne devrait suivre les protocoles de l’AANES pour la libération, qui consistent en au moins une rencontre en personne et la signature d’un document de remise par un haut fonctionnaire du gouvernement canadien (affidavit de Cynthia Termorshuizen, aux para 63 à 64).

[45] Les différences entre les demandeurs et les défendeurs en ce qui concerne l’AANES et ses conditions de rapatriement semblent être les suivantes : 1) M. Omar indique qu’un transfert peut avoir lieu à la frontière de la région, alors que la preuve d’AMC est que le transfert doit avoir lieu à Qamichli, sa capitale de facto, et 2) M. Omar indique que le Canada doit seulement être représenté par un délégué, alors que la preuve d’AMC semble être que l’AANES exige la présence d’un haut fonctionnaire du gouvernement canadien.

[46] La question des exigences de l’AANES en matière de rapatriement a été discutée lors de l’audience. À cet égard, aucune des parties n’a présenté à la Cour des renseignements à jour sur les exigences de l’AANES concernant le rapatriement des Canadiens dans ses camps de détention et ses prisons. La preuve des défendeurs a été présentée dans l’affidavit de Mme Termorshuizen, une haute fonctionnaire d’AMC, qui, à cet égard, est du ouï-dire fondé sur l’« avis de son personnel »; elle n’a pas indiqué dans quelle mesure la compréhension du Canada des exigences de rapatriement de l’AANES est à jour.

[47] De même, Mme West n’a pas indiqué la date à laquelle elle a reçu ses renseignements de M. Omar. Cela dit, il semblerait que ces renseignements remontent à ses rencontres et entretiens de 2019. Les conditions préalables requises par l’AANES seront sans doute fournies lorsque le Canada présentera une demande officielle de rapatriement, selon ce que déclarera le jugement de la Cour.

[48] Pour être complet en ce qui concerne les contacts et la relation du Canada avec l’AANES, je note que, malgré la fermeture de notre ambassade, le Canada a été en mesure de fournir une certaine assistance consulaire aux Canadiens détenus dans le nord-est de la Syrie, principalement grâce à l’engagement de l’AANES. Par exemple, en juin 2017, lorsque les fonctionnaires d’AMC ont eu connaissance des premiers cas de citoyens canadiens détenus par l’AANES, ils ont déployé des efforts pour désigner le représentant approprié de l’AANES et établir un contact avec ce dernier. Un canal de communication avec M. Omar n’a été établi qu’en janvier 2018. Depuis lors, AMC a établi des communications avec les représentants de l’AANES au Liban et aux États-Unis. À cet égard, il semble que l’AANES bénéficie d’un certain soutien de la part du gouvernement des États-Unis.

[49] AMC a également établi des communications avec des représentants du CDS et de la Commission kurde des affaires étrangères. À titre de rappel, le CDS est l’aile politique et législative de l’AANES, et les FDS en constituent la branche militaire.

[50] Selon l’affidavit de Mme Termorshuizen présenté par les défendeurs, l’assistance consulaire offerte aux Canadiens détenus dans le nord-est de la Syrie a consisté à repérer le lieu où se trouvaient les Canadiens et à vérifier leur bien-être, à demander les soins médicaux disponibles et à transmettre les attentes du Canada pour que les Canadiens soient traités humainement, conformément aux principes applicables du droit international humanitaire et du droit international des droits de la personne. En ce qui concerne le demandeur BOLOH 13, bien que les fonctionnaires d’AMC n’aient pas expressément soulevé ses allégations de torture auprès de l’AANES par crainte de représailles, ils ont mentionné qu’ils [traduction] « s’attendaient à un traitement humain conforme au droit international ».

[51] L’affidavit de Mme Termorshuizen indique également que les responsables canadiens ont demandé à entrer en contact par des appels téléphoniques consulaires directs avec les détenus, ils se sont renseignés sur un éventuel mécanisme permettant aux familles de transférer des fonds ou des articles à leurs proches et se sont enquis de la possibilité d’accéder à des ressources en matière de santé mentale. De plus, les réunions en personne et par télécommunication entre les représentants du gouvernement du Canada et ceux de l’AANES ont fourni des occasions supplémentaires de soulever les dossiers consulaires des Canadiens sous leur garde, d’obtenir des mises à jour sur leur état de santé et d’essayer de trouver de nouveaux moyens de fournir une assistance consulaire aux Canadiens dans le nord-est de la Syrie.

[52] Les représentants du gouvernement ont également fourni une assistance consulaire en s’engageant auprès des organisations internationales et des organisations non gouvernementales (ONG) exerçant leurs activités dans la région pour vérifier le bien-être des Canadiens et obtenir une assistance médicale.

B. Débuts de la présente instance, à partir des demandes d’assistance des demandeurs en janvier 2021

(1) La demande d’assistance, les manquements répétés des défendeurs à répondre, la divulgation tardive du Cadre stratégique et l’évaluation unilatérale des demandeurs

[53] Tous les demandeurs actuels et précédents ont retenu les services de Lawrence Greenspon comme avocat pour faire avancer leur rapatriement au Canada. Le 25 février 2021, M. Greenspon a envoyé une lettre à AMC demandant ce qui suit :

[traduction]

  1. Veuillez confirmer qu’AMC fournira un passeport ou l’équivalent une fois que l’itinéraire sera confirmé.

  2. Veuillez confirmer qu’AMC fera une demande immédiate pour le rapatriement de ces personnes.

  3. Veuillez confirmer qu’AMC autorisera un représentant (fonctionnaire canadien, organisation caritative ou humanitaire, représentant d’un pays tiers, ou autre personne désignée par AMC) aux fins de la partie « remise » du rapatriement.

[54] Cette lettre demandait une réponse aux questions ci-dessus dans un délai de 10 jours. Malgré un accusé de réception, AMC a choisi de ne pas y répondre.

[55] Le 26 mai 2021, M. Greenspon a envoyé une deuxième lettre à AMC réitérant sa demande du 25 février 2021 : cette lettre demandait une réponse dans un délai de 30 jours. Là encore, AMC a choisi de ne pas répondre.

[56] En raison du défaut persistant des défendeurs de fournir des renseignements, M. Greenspon a introduit la présente demande le 27 septembre 2021.

[57] En novembre 2021, l’avocat des demandeurs a appris pour la première fois que les défendeurs avaient créé, dès janvier 2021, un Cadre stratégique couvrant l’objet même des deux lettres restées sans réponse de M. Greenspon de février et mai 2021. Le Cadre stratégique s’intitule [traduction] « Cadre stratégique du gouvernement du Canada pour évaluer la prestation de mesures d’assistance extraordinaires : affaires consulaires dans le nord-est de la Syrie » (Cadre stratégique).

(2) Les défendeurs ont unilatéralement et sans préavis évalué les demandeurs en vertu du Cadre stratégique datant de janvier 2021 non divulgué auparavant et ont informé les demandeurs des résultats en novembre 2021.

[58] Le Cadre stratégique prévoit des « conditions minimales » que les demandeurs, à leur insu, devaient remplir avant que le Canada ne fasse avancer les efforts de rapatriement de Canadiens qui, comme eux, voulaient être rapatriés du nord-est de la Syrie.

[59] Il convient de noter que, malgré les lettres du 25 février 2021 et du 26 mai 2021 des demandeurs, les défendeurs, pour des raisons inconnues, ont choisi de ne pas informer les demandeurs du Cadre stratégique avant novembre 2021. La Cour n’a pas reçu d’explication satisfaisante pour ce qu’elle considère comme un délai déraisonnable à informer les demandeurs de l’existence du Cadre stratégique. Les défendeurs ont attendu de février 2021 à novembre 2021 pour répondre, soit un délai de neuf mois.

[60] Les défendeurs ont ensuite informé les demandeurs qu’en novembre 2021, seul l’ancien demandeur BOLOH 14 répondait aux conditions minimales du Cadre stratégique.

[61] Tous les autres demandeurs, femmes, enfants et hommes canadiens, avaient également été évalués en novembre 2021, mais selon les défendeurs, aucun ne répondait aux conditions minimales pour le rapatriement en vertu du Cadre stratégique.

[62] Le Cadre stratégique et les lettres adressées par AMC à M. Greenspon en novembre 2021, faisant état de l’évaluation par les défendeurs de chaque demandeur en vertu du Cadre stratégique, figurent dans l’affidavit de Mme Termorshuizen des défendeurs, présenté en réponse à la présente demande le 22 novembre 2021.

(3) Autre historique de la procédure, y compris l’article 38 de la Loi sur la preuve au Canada

[63] En janvier 2022, la Cour a été informée que Mme Barbara Jackman avait été retenue par BOLOH 13, désigné comme comprenant un prisonnier masculin détenu dans le nord-est de la Syrie et nommé Jack Letts. La mère de M. Letts a ensuite déposé des documents sous forme d’affidavit à l’appui de sa demande.

[64] Après divers dépôts et autres démarches, le juge en chef a fixé les dates d’audience de la présente demande aux 2 et 3 novembre 2022.

[65] Cependant, le 29 août 2022, peu avant les dernières dates prévues de dépôt en vue de l’audience, les défendeurs ont déposé un avis de requête demandant l’autorisation de présenter un affidavit supplémentaire de Mme Termorshuizen. Les défendeurs ont déclaré qu’il était nécessaire de [traduction] « clarifier » et de « corriger » certaines déclarations faites par elle dans son affidavit précédent, daté du 22 novembre 2021. Les défendeurs ont déposé un deuxième affidavit de Mme Termorshuizen, qui déclare ce qui suit :

[traduction]

1. J’ai souscrit un affidavit dans l’affaire mentionnée ci-dessus le 22 novembre 2021. Au moment de souscrire cet affidavit, j’étais employée en tant que sous-ministre adjointe des Opérations consulaires, sécurité et gestion des urgences d’Affaires mondiales Canada (AMC). J’ai ensuite été nommée au poste de sous-ministre déléguée des Affaires étrangères en janvier 2022.

2. Au paragraphe 31 de mon affidavit du 22 novembre 2021, j’ai déclaré que « le Canada n’a pas de présence militaire dans les territoires détenus par le régime syrien ou par l’AANES, contrairement à d’autres pays ». Au moment où j’ai souscrit mon affidavit, j’ai compris que c’était le cas, mais on m’informe maintenant que cette déclaration nécessite une clarification. Je suis conseillée par le major-général Paul Prevost et je crois sincèrement que le Canada, à l’exception des missions aériennes de l’opération IMPACT qui ont eu lieu dans l’espace aérien syrien, n’a pas de missions militaires dans les territoires détenus par le régime syrien ou par l’AANES, contrairement à d’autres pays. Les Forces armées canadiennes ont toutefois fourni divers niveaux de soutien à la Coalition mondiale pour affaiblir et finalement vaincre Daech en Iraq et en Syrie. Une déclaration similaire sur l’absence de présence militaire du Canada a été incluse au paragraphe 37 de mon affidavit du 22 novembre 2021, ainsi que dans le Cadre stratégique pour évaluer la prestation de mesures d’assistance extraordinaires : affaires consulaires dans le nord-est de la Syrie qui a été produit par les défendeurs dans le cadre de la présente instance.

3. Au paragraphe 68 de mon affidavit, j’ai déclaré que « depuis la fermeture de l’ambassade du Canada en 2012, des fonctionnaires du gouvernement du Canada se sont rendus une seule fois dans le nord-est de la Syrie, en 2020, pour accompagner une enfant orpheline connue publiquement sous le nom d’Amira” hors de la région ». Au moment de souscrire mon affidavit, je croyais que cette déclaration était vraie. J’ai maintenant été informée par Martin Benjamin, directeur général du bureau des renseignements d’AMC, et je crois sincèrement que, bien que cette déclaration soit vraie en ce qui concerne les fonctionnaires d’AMC, d’autres fonctionnaires du gouvernement du Canada ont voyagé dans le nord-est de la Syrie avant et après la date de mon affidavit.

4. Des mesures ont été prises pour clarifier et corriger mon affidavit du 22 novembre 2021, y compris les consultations nécessaires avec d’autres ministères et organismes gouvernementaux, dès que j’ai eu connaissance de cette information.

5. Je souscris cet affidavit pour clarifier ou corriger certaines déclarations faites dans mon affidavit souscrit le 22 novembre 2021 et pour appuyer la réponse des défendeurs à la présente demande et à aucune autre fin.

[66] Les défendeurs ont également informé la Cour qu’un avis avait été donné en vertu des dispositions relatives à la confidentialité de l’article 38 de la Loi sur la preuve au Canada, LRC 1985, c C-5.

[67] Les défendeurs ont demandé l’ajournement de l’audience et de la conférence de gestion de l’instance concernant les étapes suivantes, étant donné que les défendeurs n’ont pas pu déposer leur dossier à temps pour l’audience prévue.

[68] La demande des défendeurs d’ajourner l’audience était fondée sur le fait qu’elle ne pouvait plus être instruite les 2 et 3 novembre 2022. La Cour note qu’il n’est pas inhabituel que la résolution d’une procédure aux termes de l’article 38 prenne deux ou trois mois et parfois beaucoup plus. En effet, la Cour doit généralement nommer un ami de la cour pour l’assister, des renseignements confidentiels doivent être préparés relativement aux renseignements prétendument confidentiels, des documents confidentiels supplémentaires peuvent être requis pour démontrer le préjudice causé au Canada aux termes de l’article 38, des résumés peuvent être préparés pour les avocats publics des demandeurs qui sont autrement exclus de l’instance en application de l’article 38, des contre-interrogatoires peuvent être menés, des observations juridiques doivent être préparées par l’ami de la cour et le procureur général du Canada, des conférences de gestion de l’instance peuvent être requises, il peut y avoir d’autres audiences publiques et à huis clos ex parte sur l’admissibilité et la confidentialité des documents à déposer, et finalement la Cour doit préparer une décision concernant l’admissibilité et la confidentialité de la nouvelle information qui peut elle-même faire l’objet de caviardages et même à d’autres procédures concernant le caviardage.

[69] La Cour a tenu une conférence publique de gestion de l’instance au cours de laquelle M. Greenspon et Mme Jackman ont accepté, pour minimiser les délais, de renoncer à tout droit qu’ils pourraient avoir en ce qui concerne la demande des défendeurs que la Cour instruise et examine une demande de dépôt de nouveaux éléments de preuve lors d’une audience confidentielle, c’est-à-dire une audience qui se déroulerait à huis clos et ex parte en vertu de l’article 38 de la Loi sur la preuve au Canada. Cette audience, bien qu’elle ne comprenne pas les avocats des demandeurs, comprend les avocates des défendeurs ainsi qu’un avocat expérimenté que j’ai désigné comme ami de la cour pour représenter les intérêts des demandeurs, à savoir M. Gib van Ert.

[70] J’ai fait droit à la requête des défendeurs pour déposer l’affidavit supplémentaire de Mme Termorshuizen afin de corriger et de clarifier son témoignage précédent, et ce, malgré les objections des demandeurs qui craignaient (légitimement, à mon avis) que la demande des défendeurs ne cause un retard supplémentaire au détriment des femmes, des enfants et des hommes détenus ou emprisonnés dans le nord-est de la Syrie. J’ai accueilli la requête dans l’intérêt de l’équité procédurale. Je n’ai pas été convaincu que les renseignements des défendeurs n’étaient pas pertinents.

[71] Les choses se sont ensuite déroulées selon un calendrier rallongé, mais serré. Le juge en chef a reporté d’un mois l’audience publique, aux 5 et 6 décembre 2022.

[72] Par une ordonnance datée du 20 octobre 2022, en ma qualité de juge désigné en vertu de l’article 38 de la Loi sur la preuve au Canada, LRC 1985, c C-5, j’ai nommé M. Gib van Ert comme ami de la cour. J’ai donné à M. van Ert un mandat spécial pour « représenter les intérêts des demandeurs » dans la présente instance et dans les instances connexes sous le régime de l’article 38 de la Loi sur la preuve au Canada, suivant le précédent de mon collègue, le juge Simon Noël, dans Brar c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2020 CF 729, dans une affaire relevant de la Loi sur la sécurité des déplacements aériens, LC 2015, c 20, art 11 (LSDA). Je l’ai fait parce que ni le régime législatif de la LSDA ni la présente instance ne comportaient de dispositions précises pour désigner l’équivalent des « avocats spéciaux » prévus dans la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27, art 85 et s.

[73] En ce qui concerne la procédure de l’article 38, et après avoir entendu les défendeurs et M. van Ert, j’ai été convaincu que les défendeurs pouvaient déposer des documents confidentiels qui pourraient être pris en compte par la Cour dans ses conclusions dans l’instance publique. À cette fin, l’ami de la cour, M. van Ert, a été autorisé à assister à l’audition publique de la présente demande afin de pouvoir présenter les observations qu’il jugeait utiles lors d’une autre instance à huis clos et ex parte qui aura lieu après l’audience publique.

[74] Dans l’intervalle, les défendeurs, avec l’approbation de la Cour, ont fourni aux demandeurs et à M. van Ert des documents confidentiels caviardés et des renseignements sommaires.

[75] À la fin de l’audience du 6 décembre 2022, malheureusement et pour des raisons très tristes, mais sans qu’aucune faute n’ait été commise, les deux jours d’audience publique n’étaient pas terminés. Une audience publique supplémentaire d’une demi-journée a donc été fixée au 6 janvier 2023. Cette audience a eu lieu, mais pendant presque une journée entière.

[76] Par la suite, la Cour a repris l’audience le 13 janvier 2023 pour entendre à huis clos les observations ex parte des défendeurs et de l’ami de la cour, M. van Ert, représentant les intérêts des demandeurs, concernant les documents confidentiels admis en vertu de l’article 38 de la Loi sur la preuve au Canada.

C. Le Cadre stratégique de janvier 2021

[77] Comme il a été mentionné, en janvier 2021, les défendeurs ont adopté un Cadre stratégique pour guider la prise de décisions quant à la possibilité de fournir une aide extraordinaire aux citoyens canadiens, ou à ceux qui revendiquent la citoyenneté canadienne, détenus dans le nord-est de la Syrie. Conformément au Cadre stratégique, une aide extraordinaire ne serait accordée que si la personne répond à au moins une des trois « conditions minimales » suivantes :

[traduction]

  • 1)La personne est un enfant qui n’est pas accompagné;

  • 2)Des circonstances extraordinaires font qu’il est nécessaire qu’un enfant accompagné soit séparé de ses parents, faisant ainsi de lui de facto un enfant non accompagné;

  • 3)Le gouvernement du Canada a reçu des renseignements crédibles indiquant que la situation de la personne a considérablement changé depuis l’adoption du Cadre stratégique.

[78] S’il est déterminé qu’une personne répond à un ou plusieurs de ces conditions, les ministères compétents du gouvernement du Canada entreprennent une évaluation de la possibilité d’accorder une aide extraordinaire, en tenant compte des principes directeurs suivants :

[traduction]

  1. Les enfants non accompagnés reçoivent la priorité.

  2. Les enfants ne sont pas séparés de leurs parents, sauf dans des circonstances extraordinaires.

  3. L’identité et la citoyenneté de la personne doivent être établies.

  4. La sécurité des représentants du gouvernement du Canada ne doit pas être compromise.

  5. Les mesures prises par le gouvernement du Canada ne doivent pas aggraver la situation de la personne.

  6. La menace pour la sécurité publique et la sécurité nationale, le cas échéant, que représente la personne pendant le transfert et à son arrivée au Canada peut être atténuée.

[79] Aux termes des principes A et B, AMC s’engage avec l’AANES et avec les organisations exerçant leurs activités dans la région à chercher à clarifier la situation des enfants et des parents afin d’évaluer les circonstances particulières. En ce qui concerne le principe B, il s’agirait également de consulter les experts en la matière, tels que les services de protection de l’enfance, afin de déterminer si la séparation d’un enfant de ses parents est dans l’intérêt supérieur de l’enfant. Selon le principe C, l’identité et la citoyenneté d’une personne doivent être évaluées par IRCC. Le principe D exige que l’on évalue si les représentants du gouvernement du Canada peuvent se rendre en toute sécurité dans le nord-est de la Syrie.

[80] Conformément au principe E, AMC évalue soigneusement les résultats possibles, intentionnels et non intentionnels, que les mesures concrètes du gouvernement du Canada pourraient avoir pour la personne. Une fois que la décision de fournir une aide extraordinaire est prise en application du Cadre stratégique, avant de demander sa libération de la garde de l’AANES et en sus de cette demande, les risques pour la sûreté et la sécurité de tout détenu libéré devront être atténués afin de permettre son déplacement du nord-est de la Syrie vers l’Iraq en vue du voyage vers le Canada. Selon le principe F, la Gendarmerie royale du Canada et le Service canadien du renseignement de sécurité sont séparément chargés de fournir des évaluations de cette menace.

[81] À la fin de ce processus, le Cadre stratégique exige des décisions ministérielles à deux étapes finales distinctes avant qu’une assistance consulaire extraordinaire puisse être accordée à une personne :

[traduction]

  • Première décision ministérielle : Approbation de principe de la prestation de mesures d’assistance extraordinaires, jusqu’à ce qu’un plan d’action soit établi pour préciser les détails logistiques entourant la prestation de ces mesures;

  • Deuxième décision ministérielle : Approbation d’un plan d’action final.

D. Évolution de la situation en date du 24 novembre 2022

[82] Le 24 novembre 2022, deux semaines avant l’audience publique prévue les 5 et 6 décembre 2022, les parties ont informé la Cour de l’évolution de la situation. Par un exposé conjoint des faits, les parties ont indiqué ce qui suit :

[traduction]

1. Le 25 octobre 2022, des représentants d’Affaires mondiales Canada (AMC) se sont rendus dans le nord-est de la Syrie pour aider au rapatriement de Kimberly Polman, demanderesse dans la présente affaire, également connue sous le nom de BOLOH 14, ainsi que d’une autre femme canadienne et de ses deux enfants, qui ne sont pas des demandeurs dans la présente instance. Ces rapatriements ont été entrepris conformément au Cadre stratégique pour évaluer la prestation de mesures d’assistance extraordinaires : affaires consulaires dans le nord-est de la Syrie (Cadre stratégique). Une demande d’engagement de ne pas troubler l’ordre public pour cause de terrorisme a été déposée en application de l’article 810.011 du Code criminel du Canada à l’égard de Mme Polman. L’autre femme a été accusée d’infractions liées au terrorisme en application du paragraphe 83.18(1), des articles 83.181 et 83.03 et de l’alinéa 465(1)c) du Code criminel du Canada.

2. Les demandeurs connus sous le nom de BOLOH 1 ne sont plus détenus dans aucun des camps dans le nord-est de la Syrie et l’on ignore où ils se trouvent actuellement.

3. Dans des lettres datées du 24 novembre 2022 adressées à leur avocat, toutes les femmes et tous les enfants restants de BOLOH, à savoir BOLOH 2, 2(a), 3, 5, 6 et 15, ont été informés qu’AMC avait déterminé qu’ils avaient satisfait à l’une des conditions minimales du Cadre stratégique. Ils ont en outre été informés qu’AMC avait entrepris des évaluations conformément aux six principes directeurs du Cadre stratégique afin de déterminer s’il y avait lieu de leur accorder une aide extraordinaire. Ils ont eu 30 jours pour fournir tous les commentaires et documents justificatifs qu’ils pouvaient avoir en rapport avec l’évaluation de ces principes.

II. Décision faisant l’objet du contrôle

[83] Fait important à souligner, en date du 24 novembre 2022, les défendeurs ont encore une fois trouvé qu’aucun des prisonniers demandeurs de sexe masculin, y compris BOLOH 13, n’était admissible au rapatriement : aucun ne répondait aux conditions minimales. Cependant, toutes les autres femmes canadiennes (et leurs enfants) ont été jugées admissibles à un examen plus approfondi en vue de leur rapatriement.

[84] À titre de rappel, aucun des demandeurs prisonniers de sexe masculin n’a été considéré comme admissible au terme des évaluations initiales d’AMC indiquées par les lettres du 21 novembre 2021. À ce moment-là, seul BOLOH 14 (Mme Polman) avait été jugé admissible à un rapatriement ultérieur. En novembre 2021, toutes les autres femmes et tous les enfants canadiens avaient été jugés inadmissibles.

[85] Selon les nouveaux éléments de preuve soumis le 24 novembre 2022, AMC a jugé que toutes les femmes et tous les enfants clients de M. Greenspon répondaient aux conditions minimales et étaient admissibles à un rapatriement ultérieur en application du Cadre stratégique. Cela dit, lorsque la Cour lui a demandé de présenter sa thèse à l’audience, M. Greenspon a demandé l’ordonnance suivante : [traduction] « (1) Que toutes les décisions concernant les demandeurs prises par les défendeurs entre janvier 2021 et novembre 2021 conformément au « Cadre stratégique » soient déclarées nulles et non avenues ». Cette demande ne s’applique plus aux femmes et aux enfants qui étaient ses clients et qui se sont désistés. Toutefois, cette demande continue de s’appliquer à ses trois clients prisonniers canadiens de sexe masculin. En outre, Mme Jackman adopte la même thèse à l’égard de son prisonnier canadien de sexe masculin BOLOH 13, M. Letts.

[86] Lors de l’audience du 6 décembre 2022, lorsque la Cour leur a demandé la réparation précise qu’ils cherchaient, les deux avocats des demandeurs ont indiqué qu’ils demandaient aussi l’ordonnance supplémentaire suivante :

[traduction]

Ordonnance no 2

Ayant conclu que l’inaction continue des défendeurs a un lien de causalité avec les violations continues des droits que les articles 7, 9, 12 et 15 de la Charte garantissent aux demandeurs,

et étant donné le consentement de l’AANES au rapatriement des demandeurs,

aux termes de l’alinéa 3a) et de l’article 44 de la Loi sur les Cours fédérales ou du paragraphe 24(1) de la Charte canadienne des droits et libertés,

LA COUR ORDONNE aux défendeurs de prendre les mesures ou de faire les choses suivantes qu’ils ont illégalement omis ou refusé de prendre ou de faire ou qu’ils ont tardé à prendre ou à faire de manière déraisonnable, à savoir :

1) Dans un délai de 7 jours à compter de la date de la présente ordonnance, présenter une demande officielle à l’AANES, qui a le contrôle de facto des camps d’Al-Roj et d’Al-Hol, des prisons de Dêrik, d’Hassaké et de Qamichli et du territoire où ils sont tous situés, pour demander le rapatriement des 23 hommes, femmes et enfants canadiens détenus connus sous le nom de BOLOH;

2) Dans un délai de 15 jours à compter de la date de la présente ordonnance, fournir aux 23 enfants, femmes et hommes canadiens détenus du groupe BOLOH, des passeports canadiens ou l’équivalent ou des titres de voyage d’urgence afin de permettre leur retour au Canada conformément au paragraphe 6(1) de la Charte canadienne des droits et libertés.

3) Dans un délai de 30 jours à compter de la date de la présente ordonnance, nommer un représentant ou un délégué des défendeurs afin d’assister à Qamichli à la « remise » des 23 hommes, femmes et enfants canadiens détenus du groupe BOLOH.

4) Que le rapatriement des 23 demandeurs du groupe BOLOH ait lieu dans les 90 jours de la présente ordonnance. Il est en outre ordonné que la Cour conserve sa compétence afin de recevoir des défendeurs des rapports sur les progrès réalisés pour respecter les modalités prévues dans la présente ordonnance.

III. Questions en litige

[87] Les demandeurs soulèvent les questions suivantes :

  1. Les demandeurs n’ont pas bénéficié de l’équité procédurale.

  2. L’inaction d’AMC a constitué une décision de ne pas rapatrier les demandeurs du nord-est de la Syrie, ce qui était déraisonnable.

  3. La Charte canadienne des droits et libertés s’applique de manière extraterritoriale aux personnes détenues illégalement dans le nord-est de la Syrie, et impose au gouvernement du Canada l’obligation d’agir en application du paragraphe 6(1) et de l’article 7 de la Charte.

  4. Les droits des demandeurs protégés par la Charte en application du paragraphe 6(1) et des articles 7, 9, 12 et 15 ont été violés par l’inaction d’AMC.

  5. Le gouvernement du Canada a violé ses obligations internationales en omettant de rapatrier les demandeurs du nord-est de la Syrie.

  6. À titre subsidiaire, il est possible de recourir à des habeas corpus pour faire comparaître les demandeurs illégalement détenus devant la Cour.

[88] Le demandeur BOLOH 13 adopte les observations des autres demandeurs dans leur intégralité, et prétend en outre ce qui suit :

  1. Le Canada viole l’article 6 de la Charte en soumettant en fait BOLOH 13 à l’exil ou au bannissement.

  2. Le Canada viole l’article 7 de la Charte en ne prenant pas de mesures pour rapatrier BOLOH 13 au Canada.

[89] Les défendeurs soulèvent les questions suivantes :

  1. La preuve par affidavit des demandeurs est-elle admissible ou pertinente?

  2. Le Canada a-t-il une obligation légale de faciliter le rapatriement des citoyens détenus à l’étranger en application de la Charte ou du droit international?

  3. Les contestations des demandeurs fondées sur l’équité procédurale et le caractère raisonnable des décisions prises en application du Cadre stratégique ou de l’adoption du Cadre stratégique lui-même donnent-elles ouverture au contrôle judiciaire ou sont-elles fondées?

  4. Les brefs d’habeas corpus peuvent-ils être délivrés?

[90] À mon humble avis, il n’est nécessaire que d’examiner l’article 6 de la Charte, qui est suffisant pour accorder aux demandeurs la réparation à laquelle ils ont droit conformément à la jurisprudence obligatoire pertinente et aux obligations internationales du Canada.

IV. Considérations préliminaires

[91] Avant d’exposer les motifs pour lesquels je fais droit à la présente demande, il importe d’examiner deux points essentiels.

(1) La Cour n’a pas à déterminer les motifs qui ont poussé les demandeurs à se rendre dans la région où ils sont actuellement emprisonnés ou détenus, et elle ne tire aucune conclusion à ce sujet.

[92] Premièrement, il n’existe aucune preuve permettant d’établir les motifs pour lesquels les demandeurs se sont rendus en Syrie ou en Iraq, et la Cour ne dispose d’aucune preuve de ce qu’ils ont fait là-bas. Les demandeurs, à une exception près, n’ont déposé aucune preuve sur les raisons de leur voyage ou de leurs activités dans cette région. Les défendeurs n’ont déposé aucune preuve permettant de déterminer les raisons pour lesquelles les demandeurs ont entrepris leur voyage ou ont exercé leurs activités dans cette région. Fait important à souligner, les défendeurs n’allèguent pas que les demandeurs se sont engagés dans des activités terroristes ou qu’ils y ont contribué. Les défendeurs ont avancé cette thèse à l’audience.

[93] BOLOH 13 est une exception. Son avocate a dit qu’il est parti là-bas pour y étudier. Dans l’affidavit que la mère de BOLOH 13 a souscrit à l’appui, elle indique que le gouvernement du Royaume-Uni a révoqué la citoyenneté britannique de BOLOH 13 en 2019 en raison de ses perceptions des activités de ce dernier. Elle ajoute, dans son affidavit, qu’après que ses parents lui ont envoyé de l’argent, un tribunal britannique les a condamnés pour avoir envoyé la somme de 223 livres sterling à l’un de ses contacts, au Liban, [traduction] « en raison de la formulation très large de la législation britannique sur le terrorisme, qui dispose que toute somme envoyée à un individu “pourrait” être utilisée à des fins terroristes (ou tomber entre de mauvaises mains) », mais que le juge a reconnu que l’argent n’a pas, en fait, été utilisé à des fins terroristes et a décrit les parents de BOLOH comme [traduction] « des défendeurs de bonne moralité et des parents dévoués. Il est clair qu’ils sont désespérément préoccupés par leur fils [...]. Deux personnes parfaitement correctes ont fini en détention pour l’amour de leur enfant ».

[94] Je suis également d’accord avec l’avocate de BOLOH 13 qui fait remarquer que, conformément à la jurisprudence de la Cour suprême dans R c Zundel, [1992] 2 RCS 731, et R c Keegstra, [1990] 3 RCS 697, les Canadiens ont le droit d’avoir des opinions politiques, aussi odieuses soient-elles aux yeux des autres Canadiens. La limitation s’applique lorsque les détenteurs d’opinion canadiens prennent des mesures, tant à l’intérieur qu’à l’extérieur du Canada, qui constituent des infractions aux lois canadiennes, y compris le Code criminel du Canada. Cependant, il n’y a aucune preuve à cet égard devant la Cour.

[95] Je trouve important de rappeler que les autres demandeurs sont des hommes canadiens emprisonnés dans le nord-est de la Syrie sans qu’aucune accusation n’ait été portée contre eux et sans avoir subi de procès. La preuve est et j’accepte le fait que les demandeurs adultes sont en prison parce que leurs ravisseurs les soupçonnent d’être des combattants de l’EI.

(2) Personne ne sait si des accusations ont été portées contre les demandeurs et aucun d’entre eux n’a été jugé; d’autres Canadiens qui ont été rapatriés ont été arrêtés et soumis à des poursuites en application du Code criminel du Canada immédiatement après leur retour.

[96] Deuxièmement, rien ne prouve que les autres demandeurs canadiens, qui sont maintenant en prison, font l’objet d’accusations. Rien ne prouve que l’un d’entre eux a été jugé ou condamné, et encore moins jugé d’une manière reconnue ou sanctionnée par le droit international.

[97] Je note également que les femmes et les enfants rapatriés avec l’aide du Canada en octobre 2022 ont fait l’objet de poursuites en application du Code criminel du Canada pour avoir troublé l’ordre public en exerçant des activités terroristes et d’accusations aux termes de ses dispositions antiterroristes. Immédiatement après leur retour au Canada, ils ont été arrêtés et mis en détention.

B. Analyse

(1) La demande fondée sur le paragraphe 6(1) de la Charte est accueillie et un jugement déclaratoire est accordé conformément à l’arrêt de la Cour suprême du Canada dans Canada (Premier ministre) c Khadr, 2010 CSC 3.

[98] Comme il ressort de ce qui précède, plusieurs questions en litige sont soulevées par les demandeurs et les défendeurs comme fondements pour que la Cour accorde ou refuse une réparation.

[99] En résumé, pour les motifs qui suivent, la Cour rendra les jugements déclaratoires demandés par les demandeurs, avec des modifications.

[100] Toutefois, et bien que la Cour ait indubitablement compétence pour rendre ces jugements déclaratoires relativement à la conduite des affaires étrangères et des relations internationales du Canada, notamment en application du paragraphe 6(1) de la Charte, comme en l’espèce, elle ne rendra pas d’ordonnances obligeant les défendeurs à prendre des mesures précises, étant donné le besoin de souplesse du pouvoir exécutif en la matière, le caractère généralement souhaitable du maintien de la séparation des responsabilités entre les tribunaux et le pouvoir exécutif (dont l’autorité est dévolue à la Couronne défenderesse par l’article 9 de la Loi constitutionnelle de 1867), et dans l’espoir que le pouvoir exécutif agira de bonne foi comme ses avocates l’ont affirmé à la Cour.

[101] Par conséquent, le présent jugement suit la voie empruntée par la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Canada (Premier ministre) c Khadr, 2010 CSC 3 [Khadr 2010], qui a rendu des jugements déclaratoires sur les droits garantis par la Charte et les violations de ceux-ci. Dans cette affaire, la Cour suprême a conclu que, bien qu’elle ait pu ordonner au Canada de demander aux États-Unis de rapatrier M. Khadr, elle a refusé de rendre une telle ordonnance à ce moment-là. À cet égard, je note que la décision de la Cour suprême du Canada est datée du 13 novembre 2010, que le Canada a initialement refusé de demander au gouvernement américain de rapatrier M. Khadr, que le Canada a par la suite accepté la demande de rapatriement de M. Khadr en mai 2011 par le transfèrement d’une prison américaine à une prison canadienne, et que le gouvernement américain a renvoyé M. Khadr au Canada à bord d’un avion du gouvernement américain le 29 septembre 2012.

[102] Le jugement de la Cour est donc conforme aux conclusions de la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Khadr 2010 qui a déclaré ce qui suit :

[47] La solution à la fois prudente pour l’instant et respectueuse des responsabilités de l’exécutif et des tribunaux consiste à ce que la Cour fasse droit en partie à la demande de contrôle judiciaire présentée par M. Khadr et prononce un jugement déclaratoire en sa faveur informant le gouvernement de son opinion sur le dossier dont elle est saisie, opinion qui fournira, pour sa part, à l’exécutif, le cadre juridique en vertu duquel il devra exercer ses fonctions et examiner les mesures qu’il conviendra de prendre à l’égard de M. Khadr, en conformité avec la Charte.

[103] À mon humble avis, il existe également une jurisprudence très importante de la Cour fédérale, de la Cour d’appel fédérale et de la Cour suprême du Canada concernant le paragraphe 6(1) de la Charte qui exige que la Cour accueille la demande en faveur des demandeurs. J’expose ci-après les motifs de ma décision.

(2) La jurisprudence de la Cour suprême du Canada dans États-Unis c Cotroni, [1989] 1 RCS 1469, aux p 1481 et 1482 et Divito c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2013 CSC 47, la Cour fédérale dans Kamel c Canada (Procureur général), 2008 CF 338, la Cour d’appel fédérale dans Canada (Procureur général) c Kamel, 2009 CAF 21, et la Cour fédérale dans Abdelrazik c Canada (Affaires étrangères et Commerce international), 2009 CF 580, oblige la Cour à conclure à des violations des droits que le paragraphe 6(1) de la Charte garantit aux demandeurs.

a) La jurisprudence de la Cour suprême du Canada : arrêts Cotroni et Divito

[104] À mon avis, la présente affaire est déterminée par renvoi aux droits constitutionnels et jurisprudentiels des Canadiens de « demeurer au Canada, d’y entrer et d’en sortir », garantis par l’article 6de la Charte. Les demandeurs, ayant quitté le Canada, demandent l’aide de la Cour pour exercer leur droit constitutionnel d’« entrer », c’est-à-dire de revenir au Canada. Le paragraphe 6(1) de la Charte prévoit ce qui suit :

6 (1) Tout citoyen canadien a le droit de demeurer au Canada, d’y entrer ou d’en sortir.

[105] Tout d’abord, la Cour suprême du Canada a établi il y a trois décennies que le paragraphe 6(1) vise à interdire le bannissement ou l’exil des citoyens canadiens par leur gouvernement. Cette disposition vise à empêcher le gouvernement du Canada et toutes les institutions qui relèvent de lui d’exclure des citoyens canadiens de la participation à la communauté nationale ou d’interférer avec le droit des citoyens canadiens de quitter le Canada et d’y revenir. Comme l’a dit le juge LaForest, s’exprimant au nom de la majorité de la Cour suprême du Canada, dans l’arrêt États-Unis c Cotroni, [1989] 1 RCS 1469, aux p 1481 et 1482 : « [t]out comme les documents internationaux et constitutionnels que j’ai mentionnés, le par. 6(1) vise à protéger contre l’exil et le bannissement qui ont pour objet l’exclusion de la participation à la communauté nationale ».

[106] Il est significatif que ce droit n’appartienne qu’aux citoyens canadiens (comme les demandeurs). Fait important à souligner, le paragraphe 6(1) ne protège pas les résidents permanents du Canada, il ne protège pas les personnes munies de divers visas temporaires et il n’est pas accessible aux réfugiés. Il ne s’applique pas aux sociétés. Le droit de revenir (« entrer ») au Canada est un droit que seul un citoyen peut revendiquer.

[107] Quelle est la portée du droit que confère ce paragraphe? La Cour fédérale, la Cour d’appel fédérale et la Cour suprême du Canada ont examiné la portée et l’applicabilité du paragraphe 6(1) de la Charte. En bref, c’est un droit large, généreux et puissant.

[108] Pour commencer, et c’est le plus important, la Cour suprême du Canada a examiné de manière exhaustive la portée et l’objectif du droit du citoyen de revenir (« entrer ») au Canada dans l’arrêt Divito c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2013 CSC 47 [Divito]. En toute déférence, je pense que la description suivante de la portée du paragraphe 6(1) est relativement remarquable dans la jurisprudence relative à la Charte.

[109] L’arrêt Divito affirme que les droits prévus au paragraphe 6(1) sont « essentiels », « fondamentaux », qu’ils ont à la fois une « portée étendue » et une « plénitude », et qu’ils doivent être « interprétés généreusement » par la Cour et par d’autres. Dans l’arrêt Divito, la Cour suprême du Canada indique également que le droit du citoyen de revenir au Canada est protégé non seulement par le paragraphe 6(1) de la Charte, mais aussi par les nombreuses obligations du Canada en application de nombreux traités internationaux dûment ratifiés et conclus par le Canada.

[110] Dans l’arrêt Divito, la Cour suprême du Canada confirme que la « portée étendue » et la « plénitude » du droit de revenir au Canada garanti par le paragraphe 6(1) ne peuvent être annulées par la clause dérogatoire (article 33 de la Charte).

[111] Dans l’arrêt Divito, la Cour suprême affirme sans équivoque que le droit d’entrer ou de revenir au Canada garanti par le paragraphe 6(1) doit être défini de façon généreuse – et non de façon formaliste – à la lumière des intérêts qu’il doit protéger. Il s’agit d’un droit « essentiel », car sans la possibilité d’entrer dans son pays de citoyenneté, le « droit d’avoir des droits » ne peut être pleinement exercé. Le droit de revenir au Canada, selon l’arrêt Divito, est un « droit fondamental lié à la citoyenneté ».

[112] Selon l’arrêt Divito, il faut présumer, en général, que le droit de revenir au Canada est « une protection [offerte par la Charte] à tout le moins aussi grande que celle qu’offrent les dispositions similaires des instruments internationaux que le Canada a ratifiés en matière de droits de la personne ». À cet égard, la Cour suprême a établi, dans l’arrêt Divito, que le Pacte international relatif aux droits civils et politiques, R.T. Can. 1976 no 47 (« PIDCP »), ratifié par 167 États, dont le Canada, lie ce dernier. Le paragraphe 12(4) du PIDCP dispose : « 4. Nul ne peut être arbitrairement privé du droit d’entrer dans son propre pays ». Il convient de souligner qu’en 1999, le Comité des droits de l’homme des Nations Unies a publié des lignes directrices pour l’interprétation de l’article 12 du PIDCP dans son « Observation générale no 27 : Liberté de circulation ». Le paragraphe 19 dispose, en partie, que « [l]e droit d’une personne d’entrer dans son propre pays reconnaît l’existence d’une relation spéciale de l’individu à l’égard du pays concerné ». L’interprétation de la portée du droit par le Comité des droits de l’homme des Nations Unies est que les cas dans lesquels la privation du droit d’entrer pourrait être raisonnable, « s’ils existent, sont rares ».

[113] Il est important de noter que les obligations internationales du Canada n’éclairent pas seulement les droits de la Charte. L’arrêt Divito confirme la jurisprudence antérieure de la Cour suprême selon laquelle : « il faut présumer que la Charte accorde une protection au moins aussi grande que les instruments internationaux ratifiés par le Canada en matière de droits de la personne ».

[114] Le droit d’entrer protégé par le paragraphe 6(1) de la Charte doit être interprété d’une manière qui est conforme ou supérieure aux obligations qui incombent au Canada en vertu des traités internationaux.

[115] Ce qui précède n’est qu’un résumé de ce que la Cour suprême du Canada enseigne en ce qui concerne le droit des demandeurs de revenir au Canada en vertu du paragraphe 6(1). Pour les besoins de la Cour, voici l’intégralité des motifs de l’arrêt Divito à cet égard :

[18] C’est le par. 6(1) qui est au cœur du présent pourvoi. Ce paragraphe garantit trois droits : le droit d’entrer au Canada, celui d’y demeurer et celui d’en sortir. Seul le droit d’entrer est en cause dans le présent pourvoi.

[19] Nous devons d’abord examiner la portée du droit conféré par le par. 6(1). Commençons avec la directive primordiale de la Cour selon laquelle les droits doivent être interprétés généreusement, en fonction des intérêts que la Charte visait à protéger : Hunter c. Southam Inc., [1984] 2 R.C.S. 145, p. 156; R. c. Big M Drug Mart Ltd., [1985] 1 R.C.S. 295, p. 344; Eldridge c. Colombie-Britannique (Procureur général), [1997] 3 R.C.S. 624, par. 53. Dans Big M Drug Mart Ltd., le juge Dickson a résumé la méthode d’analyse à adopter de la façon suivante :

Dans l’arrêt Hunter c. Southam Inc., [1984] 2 R.C.S. 145, la Cour a exprimé l’avis que la façon d’aborder la définition des droits et des libertés garantis par la Charte consiste à examiner l’objet visé. Le sens d’un droit ou d’une liberté garantis par la Charte doit être vérifié au moyen d’une analyse de l’objet d’une telle garantie; en d’autres termes, ils doivent s’interpréter en fonction des intérêts qu’ils visent à protéger.

À mon avis, il faut faire cette analyse et l’objet du droit ou de la liberté en question doit être déterminé en fonction de la nature et des objectifs plus larges de la Charte elle‑même, des termes choisis pour énoncer ce droit ou cette liberté, des origines historiques des concepts enchâssés et, s’il y a lieu, en fonction du sens et de l’objet des autres libertés et droits particuliers qui s’y rattachent selon le texte de la Charte. Comme on le souligne dans l’arrêt Southam, l’interprétation doit être libérale plutôt que formaliste et viser à réaliser l’objet de la garantie et à assurer que les citoyens bénéficient pleinement de la protection accordée par la Charte. En même temps, il importe de ne pas aller au‑delà de l’objet véritable du droit ou de la liberté en question et de se rappeler que la Charte n’a pas été adoptée en l’absence de tout contexte et que, par conséquent, comme l’illustre l’arrêt de cette Cour Law Society of Upper Canada c. Skapinker, [1984] 1 R.C.S. 357, elle doit être située dans ses contextes linguistique, philosophique et historique appropriés. [Italiques ajoutés; soulignement dans l’original omis; p. 344.]

[20] Par conséquent, l’examen doit débuter par une analyse de l’objet de la garantie prévue au par. 6(1) et par une analyse de ce que le droit des citoyens d’entrer au Canada visait à protéger.

[21] La protection prévue au par. 6(1), comme la plupart des protections modernes en matière de droits de la personne, tire ses origines des violations cataclysmiques des droits pendant la Seconde Guerre mondiale. Écrivant sur sa propre expérience de cette guerre, Hannah Arendt a fait remarquer que le « droit d’avoir des droits » découle de la citoyenneté et de l’appartenance à une communauté nationale distincte : Les origines du totalitarisme, t. 2, L’impérialisme (1982), p. 281; Alison Kesby, The Right to Have Rights: Citizenship, Humanity, and International Law (2012), p. 5. Sans la possibilité d’entrer dans son pays de citoyenneté, le « droit d’avoir des droits » ne peut pas être pleinement exercé. Le droit d’un citoyen canadien d’entrer au Canada et d’y demeurer est donc un droit fondamental lié à la citoyenneté.

[22] Les obligations internationales du Canada et les principes de droit international pertinents sont aussi instructifs lorsque vient le temps de définir le droit : Slaight Communications Inc. c. Davidson, [1989] 1 R.C.S. 1038; États‑Unis c. Burns, 2001 CSC 7, [2001] 1 R.C.S. 283; Canadian Foundation for Children, Youth and the Law c. Canada (Procureur général), 2004 CSC 4, [2004] 1 R.C.S. 76; R. c. Hape, 2007 CSC 26, [2007] 2 R.C.S. 292. Dans le Renvoi relatif à la Public Service Employee Relations Act (Alb.), [1987] 1 R.C.S. 313, le juge en chef Dickson, dissident, a décrit de la façon suivante le cadre d’analyse du contexte juridique international :

Le contenu des obligations internationales du Canada en matière de droits de la personne est, à mon avis, un indice important du sens de l’expression « bénéficient pleinement de la protection accordée par la Charte ». Je crois qu’il faut présumer, en général, que la Charte accorde une protection à tout le moins aussi grande que celle qu’offrent les dispositions similaires des instruments internationaux que le Canada a ratifiés en matière de droits de la personne. [p. 349]

[23] Plus récemment, dans Health Services and Support – Facilities Subsector Bargaining Assn. c. Colombie‑Britannique, 2007 CSC 27, [2007] 2 R.C.S. 391, la juge en chef McLachlin et le juge LeBel ont confirmé qu’« il faut présumer que la Charte accorde une protection au moins aussi grande que les instruments internationaux ratifiés par le Canada en matière de droits de la personne » (par. 70). Cela aide à circonscrire l’interprétation qu’il convient de donner au par. 6(1).

[24] On considère habituellement que le par. 6(1) de la Charte s’inspire, en droit international, de l’art. 12 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques, R.T. Can. 1976 no 47 (« PIDCP »), qui a été ratifié par 167 pays, dont le Canada : John B. Laskin, « Mobility Rights under the Charter » (1982), 4 S.C.L.R. 89, p. 89; Robert J. Sharpe et Kent Roach, The Charter of Rights and Freedoms (4e éd. 2009), p. 212.

[25] S’agissant d’un traité dont le Canada est signataire, le PIDCP lie les parties. Par conséquent, les droits qu’il protège énoncent un niveau minimal de protection dont il faut tenir compte dans l’interprétation du droit de circulation et d’établissement prévu dans la Charte. L’article 12 du PIDCP est ainsi libellé :

1. Quiconque se trouve légalement sur le territoire d’un État a le droit d’y circuler librement et d’y choisir librement sa résidence.

2. Toute personne est libre de quitter n’importe quel pays, y compris le sien.

3. Les droits mentionnés ci‑dessus ne peuvent être l’objet de restrictions que si celles‑ci sont prévues par la loi, nécessaires pour protéger la sécurité nationale, l’ordre public, la santé ou la moralité publiques, ou les droits et libertés d’autrui, et compatibles avec les autres droits reconnus par le présent Pacte.

4. Nul ne peut être arbitrairement privé du droit d’entrer dans son propre pays.

[26] En 1999, le Comité des droits de l’homme des Nations Unies a publié des lignes directrices quant à l’interprétation de l’art. 12 du PIDCP dans le document intitulé « Observation générale no 27 : Liberté de circulation ». Au paragraphe 19, il est notamment indiqué que « [l]e droit d’une personne d’entrer dans son propre pays reconnaît l’existence d’une relation spéciale de l’individu à l’égard du pays concerné ». L’observation générale donne également certaines précisions sur la manière d’interpréter la notion d’« arbitraire » évoquée au par. 12(4) :

En aucun cas un individu ne peut être privé arbitrairement du droit d’entrer dans son propre pays. La notion d’arbitraire est évoquée dans ce contexte dans le but de souligner qu’elle s’applique à toutes les mesures prises par l’État, au niveau législatif, administratif et judiciaire; l’objet est de garantir que même une immixtion prévue par la loi soit conforme aux dispositions, aux buts et aux objectifs du Pacte et soit, dans tous les cas, raisonnable eu égard aux circonstances particulières. Le Comité considère que les cas dans lesquels la privation du droit d’une personne d’entrer dans son propre pays pourrait être raisonnable, s’ils existent, sont rares. Les États parties ne doivent pas, en privant une personne de sa nationalité ou en l’expulsant vers un autre pays, priver arbitrairement celle‑ci de retourner dans son propre pays. [Italiques ajoutés; par. 21.]

[27] Bien que le par. 12(4) garantisse qu’il n’y ait pas d’immixtion arbitraire dans le droit d’entrer, l’interprétation que fait le Comité des droits de l’homme des Nations Unies de la portée du droit donne à penser que, dans les faits, les cas dans lesquels la privation du droit d’une personne d’entrer dans son pays pourrait être considérée comme raisonnable, « s’ils existent, sont rares ». Le droit d’entrer au Canada protégé par le par. 6(1) de la Charte devrait donc être interprété d’une manière qui soit compatible avec la protection générale conférée par le droit international.

[28] La portée étendue de la protection est aussi compatible avec le fait que le par. 6(1) de la Charte est soustrait à l’application de l’art. 33 : Sauvé c. Canada (Directeur général des élections), 2002 CSC 68, [2002] 3 R.C.S. 519, par. 11. De plus, les autres droits conférés par l’art. 6 de la Charte, plus précisément au par. 6(2), sont assujettis à des restrictions expresses prévues dans la disposition comme telle, aux par. 6(3) et 6(4). Le fait que les par. 6(1) ne soit pas assujetti à ces restrictions confirme aussi sa plénitude.

[29] Enfin, dans États-Unis d’Amérique c. Cotroni, [1989] 1 R.C.S. 1469, une affaire d’extradition, la Cour a reconnu que le « rapport étroit qui existe entre un citoyen et son pays » commande une interprétation libérale d’un droit connexe énoncé au par. 6(1), à savoir le droit de demeurer au Canada (p. 1480).

[Non souligné dans l’original.]

b) Théorie et textes législatifs connexes

[116] En plus de ce qui précède, étant donné que le Canada a une « constitution reposant sur les mêmes principes que celle du Royaume-Uni » selon le préambule de la Loi constitutionnelle de 1867, il convient de noter que, dès la Grande Charte (Grande Charte des libertés) de 1215, les sujets de la Couronne anglaise se sont vu accorder le droit de quitter l’Angleterre et d’y revenir. Il s’agit sans aucun doute de droits précurseurs à ceux du paragraphe 6(1) de la Charte. L’article 42 de la Grande Charte dispose ce qui suit : [traduction] « [i]l sera dorénavant légal pour toute personne de sortir de notre royaume et d’y revenir, librement et en toute sûreté, par voie terrestre ou maritime, sauf temporairement, en temps de guerre […] ».

[117] En toute déférence, je conclus que la promesse, vieille de 808 ans, de mettre fin au bannissement et à l’exil illustre la durée pendant laquelle notre ordre constitutionnel s’est préoccupé de protéger le droit d’entrer et de revenir dans son pays : voir la Grande Charte, article 42 dans son intégralité, Select Documents of English Constitutional History, The Macmillan Company, Londres : MacMillan & Co, ltd, 1918 :

[traduction]

42. Il sera dorénavant légal pour toute personne de sortir de notre royaume et d’y revenir, librement et en toute sûreté, par voie terrestre ou maritime, sauf temporairement, en temps de guerre, pour le bien commun du royaume. Et, à l’exception des prisonniers et des hors-la-loi, qui seront traités d’après les lois du pays, et du peuple de la nation en guerre contre nous. Les marchands seront traités comme indiqué ci-dessus.

[Non souligné dans l’original.]

[118] L’article 41 de la Grande Charte offrait aux marchands des garanties similaires quant au droit de revenir dans leur pays :

[traduction]

41. Tous les marchands pourront quitter l’Angleterre et y entrer , y demeurer et y circuler librement en toute sûreté par voie terrestre ou maritime, pour acheter ou vendre, d’après les anciens droits et coutumes, sans péage malveillant, excepté en temps de guerre. Si ces marchands viennent d’un pays qui est en guerre contre nous et qu’ils sont découverts dans notre royaume au début de la guerre, ils seront retenus sans outrage à leur personne ou à leurs biens, jusqu’à ce qu’il soit connu de nous ou de notre chef justicier de quelle façon nos marchands sont traités lorsqu’ils sont découverts dans leur pays. Et si les nôtres y sont bien traités, les autres le seront aussi chez nous.

[Non souligné dans l’original.]

[119] La primauté du droit au retour au Canada est renforcée dans le droit canadien. C’est également un facteur essentiel dans le présent jugement. En termes simples, il n’existe aucune infraction connue au Canada qui entraîne l’exil ou le bannissement comme conséquence pénale.

[120] Voir également l’alinéa 2a) de la Déclaration canadienne des droits, LC 1960, c 44, une tentative antérieure du législateur d’interdire la capacité du Canada d’exiler toute personne :

Interprétation de la législation

2 Toute loi du Canada, à moins qu’une loi du Parlement du Canada ne déclare expressément qu’elle s’appliquera nonobstant la Déclaration canadienne des droits, doit s’interpréter et s’appliquer de manière à ne pas supprimer, restreindre ou enfreindre l’un quelconque des droits ou des libertés reconnus et déclarés aux présentes, ni à en autoriser la suppression, la diminution ou la transgression, et en particulier, nulle loi du Canada ne doit s’interpréter ni s’appliquer comme
a) autorisant ou prononçant la détention, l’emprisonnement ou l’exil arbitraires de qui que ce soit;

[Non souligné dans l’original.]

c) Aucune question de justification au sens de l’article premier de la Charte

[121] J’accorde également de l’importance au droit des demandeurs de revenir au Canada en raison de la façon dont la présente affaire a été plaidée. La justification au titre de l’article premier de la Charte n’est pas soulevée. Les droits d’entrer et de revenir au Canada que le paragraphe 6(1) de la Charte garantit aux demandeurs sont – selon les termes mêmes de notre Constitution – « restreints [...] dans [l]es limites » [non souligné dans l’original] des dispositions relatives aux limites raisonnables de l’article premier. L’article premier est une disposition générale qui permet aux législatures – en l’espèce le Parlement – de limiter certains droits protégés par la Constitution par des lois qui fournissent des « limites raisonnables » à ces droits.

[122] Ainsi, alors qu’il pourrait y avoir une loi limitant les droits du paragraphe 6(1), aucune loi ou limite de ce type n’est avancée par les défendeurs. Bien que les défendeurs soutiennent que la réparation prévue par l’article 6 ne devrait pas être accordée, ils ne demandent pas à la Cour de trouver que l’une ou l’autre de leurs observations constitue des « limites raisonnables » en vertu de l’article premier. Comme la Cour l’a noté, le droit de revenir au Canada n’est, par le libellé employé, « restreint [...] » que par la justification au sens de l’article premier, justification que les défendeurs n’ont pas invoquée en l’espèce.

[123] En somme, il n’est pas nécessaire d’examiner la justification de l’article premier. Même si c’était le cas, le contexte factuel nécessaire à une telle évaluation est absent : Front commun des personnes assistées sociales du Québec c Canada (Conseil de la radiodiffusion et des télécommunications canadiennes), 2003 CAF 394, au para 9, et les décisions qui y sont invoquées, y compris Mackay c Manitoba, [1989] 2 RCS 357.

d) L’exercice de la prérogative royale n’échappe pas au contrôle constitutionnel

[124] Rien ne vient non plus étayer la proposition selon laquelle le gouvernement du Canada est soustrait à l’examen constitutionnel dans la conduite des relations internationales et des affaires étrangères, qu’il agisse en vertu de la prérogative royale (prérogative) ou autrement. En effet, la Cour suprême du Canada a soutenu exactement le contraire dans l’arrêt Khadr 2010, au paragraphe 36 : « [l]orsqu’il exerce les pouvoirs que lui confère la common law en vertu de la prérogative royale, l’exécutif n’est toutefois pas à l’abri du contrôle constitutionnel : Operation Dismantle c. La Reine, [1985] 1 R.C.S. 441. Certes, il revient à l’exécutif, et non aux tribunaux, de décider si et comment il exercera ses pouvoirs; mais les tribunaux ont indéniablement compétence pour déterminer si la prérogative invoquée par la Couronne existe véritablement et, dans l’affirmative, pour décider si son exercice contrevient à la Charte (Operation Dismantle) ou à d’autres normes constitutionnelles (Air Canada c. Colombie‑Britannique (Procureur général), [1986] 2 R.C.S. 539) – ils sont d’ailleurs tenus d’exercer cette compétence. » Voir aussi Première nation des Hupacasath c Canada (Affaires étrangères et Commerce international Canada), 2015 CAF 4, où le juge Stratas au nom de la Cour d’appel fédérale a conclu :

[70] Évaluer si les faits d’une affaire créent des droits juridiques se trouve au cœur même du rôle joué par les cours. Il est directement de notre ressort de statuer sur de telles questions selon le principe constitutionnel de la séparation des pouvoirs. Le motif d’opposition du Canada lié au caractère justiciable est ainsi sans fondement.

e) La jurisprudence de la Cour d’appel fédérale et de la Cour fédérale

[125] Entre 2008 et 2010, la Cour fédérale et la Cour d’appel fédérale se sont prononcées sur l’applicabilité du droit de retour du citoyen établi par le paragraphe 6(1) de la Charte. Fait important, elles l’ont fait avant le jugement fondamental de 2013 de la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Divito. Néanmoins, toutes deux ont estimé que le droit de retour était un droit substantiel et qu’il pouvait être appliqué par une décision judiciaire à l’encontre du pouvoir exécutif, même lorsqu’il agit en vertu de sa prérogative dans le contexte des passeports.

[126] La Cour fédérale et la Cour d’appel fédérale – tout comme moi – ont également conclu que le droit d’un citoyen d’« entrer » au Canada n’est pas limité aux questions relevant du contrôle des agents frontaliers à l’intérieur du Canada.

[127] En effet, il est essentiel de comprendre qu’à de nombreuses fins utiles, sinon à la plupart, le droit garanti par le paragraphe 6(1) dans le monde étroitement réglementé des voyages d’aujourd’hui est un droit qui, par définition, englobe et laisse prévoir l’application de mesures ayant des répercussions à l’extérieur du Canada, et non seulement au point d’entrée.

[128] La jurisprudence confirme et établit également la compétence de la Cour et son devoir de s’assurer que le pouvoir exécutif du Canada respecte les droits des citoyens canadiens de revenir au Canada. De même, le paragraphe 6(1) de la Charte interdit au pouvoir exécutif d’entraver les droits d’entrée et de retour des Canadiens, que ce soit par des mesures exécutives prises au Canada ou à l’étranger.

[129] La première décision sur laquelle je souhaite m’appuyer est celle du juge Noël dans Kamel c Canada (Procureur général), 2008 CF 338 [Kamel CF]. Dans l’exercice de ses prérogatives, le pouvoir exécutif a refusé de délivrer un passeport à un citoyen canadien pour des raisons de sécurité nationale. Il en avait besoin pour quitter le Canada et y revenir. La Cour a conclu que le passeport est essentiel à l’exercice des droits de circulation garantis par le paragraphe 6(1) de la Charte. Elle a également conclu que l’article premier n’était d’aucune utilité pour le pouvoir exécutif, car l’article pertinent de la réglementation sur les passeports n’était pas une loi. Ainsi (comme en l’espèce), l’article premier de la Charte ne s’applique pas. La Cour a conclu ceci au paragraphe 103 : « Pour donner pleine valeur à cette liberté de circulation à l’extérieur du Canada, il me semble qu’il faut plus qu’entrer ou sortir, car pour entrer, ceci veut dire que l’on revient de quelque part et que pour sortir, on sort pour se rendre vers une destination étrangère. Dans les deux cas, le retour et la sortie impliquent une destination étrangère où le passeport est requis. On ne peut pas exercer cette liberté de circulation sans passeport. » [Non souligné dans l’original.] La Cour a refusé d’ordonner la délivrance d’un passeport, mais a plutôt donné au pouvoir exécutif le temps de réécrire le texte réglementaire sur les passeports.

[130] La Couronne a interjeté appel de la décision Kamel CF devant la Cour d’appel fédérale : Kamel c Canada (Procureur général) (CAF), 2009 CAF 21 [Kamel CAF]. La Cour d’appel fédérale a rejeté en partie l’appel de la Couronne et a confirmé la conclusion du juge Noël selon laquelle le texte réglementaire sur les passeports enfreignait le paragraphe 6(1) de la Charte, bien qu’elle ait poursuivi en affirmant que l’infraction était justifiée au sens de l’article premier de la Charte.

[131] Pour les besoins de la présente affaire, l’arrêt Kamel CAF a tranché des questions très similaires à celles dont la Cour est saisie aujourd’hui. Le pouvoir exécutif a présenté une vision étroite de ses obligations en vertu du paragraphe 6(1) de la Charte, alléguant que la Couronne n’avait pas l’obligation de faciliter les voyages internationaux des citoyens canadiens. En l’espèce, le pouvoir exécutif avance un point de vue différent, mais toujours aussi étroit du paragraphe 6(1), à savoir qu’il n’a pas l’obligation de fournir une assistance consulaire à ses citoyens. Fait à noter, la Cour d’appel fédérale n’a même pas jugé utile d’entendre le procureur de la Couronne à ce sujet, estimant que ses observations exigeaient une interprétation de la Charte dans un « monde irréel ». Elle a conclu au contraire que le paragraphe 6(1) doit tenir compte « des réalités politiques contemporaines », ce que je vais faire en l’espèce :

I. L’article 6 de la Charte

[14] L’appelant soutient que le paragraphe 6(1) de la Charte, qui confère à tout citoyen canadien « le droit de demeurer au Canada, d’y entrer ou d’en sortir », n’impose pas à l’État l’obligation de faciliter les déplacements internationaux des citoyens canadiens et que l’intimé n’a pas fait la preuve qu’un passeport soit nécessaire pour entrer au Canada ou en sortir.

[15] Nous n’avons pas jugé utile, à l’audience, d’entendre l’intimé sur cette question. Nous sommes en effet substantiellement d’accord sur ce point avec les propos du juge Noël. Ce serait interpréter la Charte dans un monde irréel que de conclure que le refus de délivrer un passeport à un citoyen canadien ne porte pas atteinte à son droit d’entrer au Canada ou d’en sortir. Il se peut qu’en théorie un citoyen canadien n’ait pas à être muni d’un passeport pour entrer au Canada ou en sortir. En réalité, toutefois, il est bien peu de pays dans lesquels le citoyen canadien qui veut sortir du Canada puisse entrer s’il n’a pas de passeport et il est bien peu de pays qui permettent à un canadien non muni d’un passeport de rentrer au Canada (d.a. vol. 7, p. 1406, affidavit Thomas). Le fait de ne pouvoir aller à peu près nulle part sans passeport et le fait de ne pouvoir rentrer au Canada d’à peu près nulle part sans passeport constituent à leur face même une restriction au droit d’un citoyen canadien d’entrer au Canada ou d’en sortir, ce qui suffit, bien sûr, pour qu’entre en jeu la protection de la Charte. Le paragraphe 6(1) établit un droit concret qui doit être apprécié en fonction de la réalité politique contemporaine. Que signifie un droit qu’on n’a pas en pratique la possibilité d’exercer?

[Non souligné dans l’original.]

[132] Les demandeurs renvoient également à la décision de la Cour dans Abdelrazik c Canada (Ministre des Affaires étrangères), 2009 CF 580, sous la plume du juge Zinn. Dans cette affaire, là encore, le pouvoir exécutif avait refusé de délivrer un passeport à un citoyen canadien parce qu’il était un terroriste présumé, motif pour lequel la Cour a trouvé des éléments de preuve insuffisants (paragraphe 11). La même disposition du texte réglementaire sur les passeports était en litige. La Cour fédérale a suivi l’arrêt Kamel CAF et a conclu à une violation du paragraphe 6(1). Fait important pour l’affaire en instance, la Cour a également conclu que le pouvoir exécutif avait l’obligation positive de délivrer un titre de voyage d’urgence, car, autrement, le droit de revenir au Canada prévu par la Charte aurait été « illusoire ».

[152] Je suis d’accord avec la Cour d’appel. Selon moi, quand un citoyen se trouve à l’étranger, le gouvernement du Canada a l’obligation positive de lui délivrer un passeport d’urgence afin qu’il puisse rentrer au Canada; sans cela, le droit que le gouvernement du Canada garantit au paragraphe 6(1) de la Charte est illusoire. Si le gouvernement refuse de délivrer ce passeport, il s’agit d’une atteinte prima facie aux droits que la Charte garantit à ce citoyen sauf si le gouvernement justifie son refus au regard de l’article premier. Comme il est indiqué dans l’arrêt Cotroni, la Cour suprême a conclu que cette atteinte doit être justifiée comme étant nécessaire pour réaliser un objectif raisonnable de l’État. Dans l’arrêt Kamel, la Cour d’appel fédérale a conclu que l’article 10.1 du Décret sur les passeports canadiens était un objectif raisonnable de l’État; cependant, l’intimé doit quand même établir que les décisions prises en vertu de l’article 10.1 sont « justifiées » au cas par cas.

[153] Je conclus qu’en ne lui délivrant pas un passeport d’urgence, les défendeurs ont porté atteinte au droit que la Charte confère au demandeur, en tant que citoyen canadien, d’entrer au Canada. Selon moi, il n’est pas nécessaire de décider si ce manquement a été commis de mauvaise foi; un manquement, qu’il soit de mauvaise foi ou de bonne foi, n’en est pas moins un manquement et, à défaut d’une justification au regard de l’article premier de la Charte, la partie lésée a droit à une réparation. […]

[Non souligné dans l’original.]

[133] La décision Abdelrazik s’appuie sur un autre arrêt de la Cour suprême du Canada, Gosselin c Québec (Procureur général), 2002 CSC 84; [2002] 4 RCS 429, dans lequel la Cour suprême a reconnu qu’un jour la Charte pourrait être interprétée de manière à inclure des obligations positives de sorte que le défaut de poser un acte positif constituerait une violation de la Charte : « [l]a question n’est donc pas de savoir si l’on a déjà reconnu — ou si on reconnaîtra un jour — que l’art. 7 crée des droits positifs. Il s’agit plutôt de savoir si les circonstances de la présente affaire justifient une application nouvelle de l’art. 7, selon laquelle il imposerait à l’État l’obligation positive de garantir un niveau de vie adéquat ».

[134] À cet égard, la Cour n’élabore pas une nouvelle application du paragraphe 6(1), mais fait plutôt les mêmes déclarations et des déclarations semblables à celles qui ont été faites dans les conclusions tirées dans les affaires Kamel CF, Kamel CAF et Abdelrazik. Ces déclarations sont éclairées par les objectifs et l’applicabilité étendus du paragraphe 6(1) confirmés dans l’arrêt Divito de la Cour suprême du Canada, et elles sont également éclairées par les obligations internationales du Canada en vertu de traités.

[135] Il convient également de noter que, si la décision Abdelrazik a permis d’évaluer si la décision du pouvoir exécutif de ne pas délivrer un passeport était justifiée au sens de l’article premier de la Charte, l’article premier, en l’espèce, n’a pas été invoqué.

(3) Les obligations internationales du Canada, l’arrêt Divito, le Rapport de la Rapporteuse spéciale des Nations Unies du 8 juin 2022, le Pacte international relatif aux droits civils et politiques, la Déclaration universelle des droits de l’homme, le Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels et la Convention relative aux droits de l’enfant

[136] Dans l’arrêt Divito, la Cour suprême confirme la pertinence des obligations internationales du Canada pour éclairer le contenu et l’applicabilité des droits garantis par la Charte tels ceux visés au paragraphe 6(1). Elle a conclu de façon très importante qu’« il faut présumer que la Charte accorde une protection au moins aussi grande que les instruments internationaux ratifiés par le Canada en matière de droits de la personne ». Dans ce contexte, la Cour suprême a passé en revue l’applicabilité du Pacte international relatif aux droits civils et politiques au droit des Canadiens de revenir (« entrer ») au Canada. En toute déférence, je reconnais que le paragraphe 6(1) est présumé offrir une protection au moins aussi grande que le Pacte international relatif aux droits civils et politiques.

[137] Toujours dans le cadre des obligations du Canada en vertu des traités, la Rapporteuse spéciale des Nations Unies sur la promotion et la protection des droits de l’homme et des libertés fondamentales (Rapporteuse spéciale) a enquêté sur la situation des hommes canadiens détenus par l’AANES dans des prisons de fortune dans le nord-est de la Syrie. Le 8 juin 2022, la Rapporteuse spéciale a soumis ses observations aux représentants du Canada. Elle a noté que d’autres États ont réussi à rapatrier leurs ressortissants et a conclu que le Canada devrait faire de même, car c’est la seule réponse conforme au droit international : [traduction] « Compte tenu de ce qui précède, nous réaffirmons une fois de plus que le rapatriement urgent, volontaire et conforme aux droits de l’homme de tous les citoyens du gouvernement de votre Excellence est la seule réponse conforme au droit international à la situation complexe et précaire en matière de droits de l’homme, d’aide humanitaire et de sécurité à laquelle sont confrontées les personnes détenues dans des conditions inhumaines, dans des prisons surpeuplées ou d’autres centres de détention dans le nord-est de la Syrie, avec un accès limité à la nourriture et aux soins médicaux mettant la vie des détenus en danger ». [Non italique dans l’original.]

[138] Après avoir exposé la situation des BOLOH, la Rapporteuse spéciale a soulevé des préoccupations précises relatives aux responsabilités du Canada en vertu du Pacte international relatif aux droits civils et politiques, le traité examiné dans l’arrêt Divito. La Rapporteuse spéciale a examiné les obligations du Canada en vertu de la Déclaration universelle des droits de l’homme et du Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels. Elle a conclu que la seule réponse conforme au droit international qui s’offre au Canada est le rapatriement volontaire urgent [non souligné et non italique dans l’original] de ses citoyens. Je trouve que cette conclusion fait avancer les revendications des demandeurs.

[139] Je vais exposer les conclusions de la Rapporteuse spéciale en raison de leur importance, puis la réponse du Canada, dans son intégralité :

[traduction]

Bien que nous ne souhaitions pas préjuger de l’exactitude de ces allégations, nous exprimons notre vive inquiétude concernant la détention continue de M. Letts depuis 2017 dans le nord-est de la Syrie et ses droits à la vie, à la sécurité et à la santé physique et mentale en raison des conditions de détention horribles. Nous avons également exprimé nos préoccupations concernant sa détention prétendument arbitraire. Selon les renseignements reçus, il n’y aurait aucun fondement juridique, aucune autorisation judiciaire, aucun examen, contrôle ou surveillance de sa détention, qui manque totalement de prévisibilité et d’application régulière de la loi.

Nous soulignons que l’interdiction de la détention arbitraire, reconnue tant en temps de paix qu’en temps de conflit armé, est absolue et bien établie en droit international, une norme impérative ou jus cogens du droit international. Avec le droit de toute personne privée de liberté d’engager une procédure devant un tribunal afin de contester la légalité de la détention, ces droits sont absolus en vertu du droit international conventionnel et coutumier. La privation arbitraire de liberté ne peut jamais être une mesure nécessaire ou proportionnelle, étant donné que les considérations qu’un État peut invoquer en vertu d’une dérogation sont déjà prises en compte dans le critère du caractère arbitraire lui-même. Ainsi, un État ne peut jamais prétendre qu’une privation de liberté illégale, injuste ou imprévisible est nécessaire à la protection d’un intérêt vital de sécurité ou autre, ou proportionnelle à cette fin. La facilitation directe ou indirecte de la privation de liberté par des acteurs non étatiques n’annule pas l’obligation de l’État de protéger, de promouvoir et d’honorer ses obligations conventionnelles en matière de droits de l’homme.

Nous notons également que la détention pour des raisons de sécurité administrative présente de graves risques de privation arbitraire de liberté. Comme l’ont noté le Comité des droits de l’homme et le Groupe de travail sur la détention arbitraire, une telle privation de liberté équivaudrait normalement à une détention arbitraire, car d’autres mesures efficaces pour faire face à la menace, y compris le système de justice pénale, seraient disponibles dans les pays de citoyenneté.

Nous sommes profondément préoccupés par la facilitation de la détention arbitraire par les États, tant directement qu’indirectement, dans ces centres de détention du nord-est de la Syrie. La détention administrative, y compris en matière de sécurité, ne peut être invoquée par les États que dans les circonstances les plus exceptionnelles, lorsqu’il existe une menace actuelle, directe et impérative. Le fardeau de la preuve incombe aux États qui doivent démontrer qu’une personne représente une telle menace et que celle-ci ne peut être traitée par d’autres mesures. Les États doivent également montrer que la détention ne dure pas plus longtemps qu’il n’est absolument nécessaire, que la durée totale de la détention possible est limitée et qu’ils respectent pleinement les garanties prévues par l’article 9 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques (PIDCP), ratifié par le Canada le 19 mai 1976. Un examen rapide et périodique par une cour ou un autre tribunal possédant les mêmes attributs d’indépendance et d’impartialité que le pouvoir judiciaire est une garantie nécessaire pour ces conditions, tout comme l’accès à un conseil juridique indépendant, choisi de préférence par le détenu, et la divulgation au détenu, du moins, de l’essentiel des éléments de preuve aux termes desquels la décision est prise. Le droit international des droits de l’homme ne prévoit aucun fondement juridique permettant aux acteurs non étatiques de se livrer à des pratiques de détention administrative, en matière de sécurité ou autre. Nous soulignons qu’il n’existe aucun fondement juridique reposant sur les droits de l’homme justifiant la détention par un acteur non étatique, ce qui serait une condition nécessaire à toute détention, pendant ou après un conflit. Quoi qu’il en soit, tant le droit international des droits de l’homme que le droit international humanitaire interdisent clairement la détention arbitraire et indéfinie lorsque des personnes sont détenues sans inculpation appropriée, sans procédure légale régulière et sur la base d’une responsabilité individuelle pour des raisons impératives, ce qui nécessite une évaluation individuelle du risque et un droit de contrôle par une autorité judiciaire. Il n’existe pas non plus de base admissible en matière de droits de l’homme permettant aux États de laisser directement ou indirectement la détention administrative ou en matière de sécurité à des acteurs non étatiques sur le territoire d’États tiers.

Nous restons extrêmement préoccupés par le fait que dans le cas de la privation de liberté de M. Letts, malgré les circonstances exceptionnelles, il semble qu’aucune des conditions permettant de prévenir la détention arbitraire – un droit si fondamental qu’il reste applicable même dans les situations extrêmes – ne soit respectée, et qu’aucune mesure visant à mettre fin à la détention ou à en contrôler la légalité n’a été prise, bien que M. Letts soit détenu depuis cinq ans, ce qui équivaut en pratique à la possibilité d’une détention indéfinie. Nous sommes également préoccupés par l’absence d’assistance consulaire à M. Letts de la part du gouvernement du Canada.

Nous sommes également profondément préoccupés par le fait que l’on assiste actuellement à un renforcement des capacités et à la fourniture d’une assistance technique en faveur d’une telle détention indéfinie de vos ressortissants, rendue possible et soutenue en partie par la Coalition dont le gouvernement de votre Excellence est membre. Le maintien et la prolongation de la privation de liberté prétendument arbitraire d’hommes et de garçons dans ces conditions inhumaines dans le nord-est de la Syrie reposent sur l’assistance sécuritaire directe fournie par la Coalition, que le gouvernement de votre Excellence a soutenue, à une entité non étatique. Nous restons fermement convaincus que la perpétuation d’une situation dans laquelle le droit absolu des détenus à ne pas être détenus arbitrairement et à voir leur détention autorisée et contrôlée judiciairement semble violé peut soulever de sérieuses questions quant à la responsabilité de l’État et à sa complicité dans la facilitation, le maintien et la poursuite des graves violations des droits de l’homme qui ont lieu dans les prisons et les centres de détention du nord-est de la Syrie.

Nous rappelons qu’en plus d’un devoir de diligence raisonnable visant à assurer que toute aide ou assistance en matière de sécurité est conforme au droit international des droits de l’homme (A/76/261), lorsque des violations graves du droit international sont commises, les États ne doivent pas contribuer ou prêter assistance au maintien de la situation créée par la violation grave et doivent coopérer pour y mettre fin. Les exigences de diligence raisonnable effectivement démontrée comportent un élément de proportionnalité : plus les liens et le contrôle qu’un État exerce sont importants, plus les normes de diligence que cet État doit démontrer sont élevées.

Compte tenu de ce qui précède, nous réaffirmons une fois de plus que le rapatriement urgent, volontaire et conforme aux droits de l’homme de tous les citoyens du gouvernement de votre Excellence est la seule réponse conforme au droit international à la situation complexe et précaire en matière de droits de l’homme, d’aide humanitaire et de sécurité à laquelle sont confrontées les personnes détenues dans des conditions inhumaines, dans des prisons surpeuplées ou d’autres centres de détention dans le nord-est de la Syrie, avec un accès limité à la nourriture et aux soins médicaux mettant la vie des détenus en danger. Vu cette exposition à des conditions de détention extrêmement pénibles, telles que la malnutrition et l’infection potentielle par des maladies sans soins médicaux adéquats, nous souhaitons souligner que le droit à la vie, tel qu’il est consacré par l’article 3 de la Déclaration universelle des droits de l’homme (DUDH) et l’article 6 du PIDCP, constitue une norme de droit international coutumier et de jus cogens à laquelle il ne peut être dérogé en invoquant des circonstances exceptionnelles telles que l’instabilité politique interne ou un autre état d’urgence, comme le prévoit le paragraphe 4(2) du PIDCP. Nous notons que le droit à la vie s’accompagne d’une obligation positive de garantir l’accès aux conditions de base nécessaires au maintien de la vie, y compris l’accès à la nourriture et aux soins médicaux (PIDCP, Commentaire général no 6, par. 5; PIDCP, Observation générale n° 36, par. 21). En outre, l’article 12 du Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels (« PIDESC »), ratifié en 1976 par le Canada, garantit le droit de toute personne, y compris les prisonniers et les détenus, de jouir du meilleur état de santé physique et mentale possible, et le paragraphe 6(1) du PIDCP stipule que nul ne peut être arbitrairement privé de la vie. En conséquence, les États parties doivent également faire preuve de diligence raisonnable pour protéger la vie des personnes contre les privations causées par des personnes ou des entités dont le comportement n’est pas attribuable à l’État. Cette obligation impose aux États de prendre des mesures spéciales pour protéger les personnes en situation de vulnérabilité dont la vie est particulièrement menacée par des risques précis (Comité des droits de l’homme, Observation générale n° 36, par. 23). En outre, nous rappelons qu’en vertu de l’article 2 de la DUDH et des articles 2 et 26 du PIDCP, ainsi que de plusieurs autres déclarations et conventions des Nations Unies, toute personne a droit à la protection du droit à la vie sans distinction ni discrimination d’aucune sorte, et toutes les personnes doivent se voir garantir un accès égal et effectif aux recours en cas de violation de ce droit.

Comme nous l’avions déjà souligné et comme l’évolution récente de la sécurité le confirme, étant donné la fluidité géopolitique de la région actuellement contrôlée par divers groupes armés non étatiques, les rapatriements sont essentiels aux intérêts sécuritaires à long terme des États. Tout rapatriement doit être conforme au droit international, notamment à l’interdiction absolue de la torture, des mauvais traitements et du refoulement. La construction et le soutien à l’entretien des prisons conçues pour maintenir ces personnes en détention sont incompatibles avec les obligations du gouvernement de votre Excellence en vertu du droit international, compte tenu notamment de la nature particulière de l’interdiction de la détention arbitraire en tant que norme de droit coutumier jus cogens ou absolu.

Compte tenu de la présence des forces de la coalition internationale et d’autres organismes de sécurité dans le nord-est de la Syrie, du nombre de délégations civiles et autres qui ont eu accès aux camps et aux prisons, et du nombre de rapatriements réussis qui y ont eu lieu, y compris d’hommes, l’absence ou les difficultés d’accès aux détenus qui sont des ressortissants du gouvernement de votre Excellence ne devraient pas être avancées comme une raison de ne pas rapatrier vos ressortissants.

[140] Ce qui précède indique que les demandeurs prisonniers de sexe masculin, y compris M. Letts, font face à des conditions qui peuvent constituer des violations des traités internationaux conclus par le Canada, à savoir le Pacte international relatif aux droits civils et politiques, le traité considéré dans l’arrêt Divito, en plus des obligations du Canada en vertu de la Déclaration universelle des droits de l’homme et du Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels.

[141] Bien que la Cour ne dispose pas d’un fondement probatoire complet, j’en ai suffisamment pour conclure que les demandeurs, citoyens canadiens, sont détenus en prison par l’AANES dans des conditions qui violeraient les droits reconnus par le Canada dans les traités internationaux mentionnés par la Rapporteuse spéciale, si les demandeurs devaient faire face à ces conditions au Canada. Avec tout le respect que je vous dois, non pas que le Canada soit un garant contre de tels abus lorsque ses citoyens quittent le territoire canadien, mais si les demandeurs se trouvaient au Canada, les conditions auxquelles ils font face actuellement contreviendraient, non seulement selon la prépondérance des probabilités, mais aussi avec certitude, aux obligations conventionnelles du Canada. Il s’agit d’une question que la Cour ne peut négliger ou mettre de côté dans le cadre de ses conclusions et qui, comme il a été indiqué plus haut, sert les intérêts des demandeurs. Je fais ces constatations après avoir accepté que le paragraphe 6(1) est présumé offrir un niveau de protection au moins aussi élevé que les trois traités examinés dans l’arrêt Divito et invoqués par la Rapporteuse spéciale.

[142] Le Canada a répondu aux Nations Unies. Certaines de ses observations sont semblables à celles présentées devant la Cour. Le Canada a également informé la Rapporteuse spéciale de l’aide financière substantielle (plus de 4 milliards de dollars depuis 2016) qu’il apporte à la région :

[traduction]

1. Information et commentaires sur les allégations contenues dans la lettre

La page 5 de l’appel urgent conjoint comprend des commentaires sur la portée des obligations du Canada en vertu du droit international des droits de l’homme, notamment l’obligation de protéger les droits reconnus dans le Pacte international relatif aux droits civils et politiques (« PIDCP »). Selon l’appel, cette obligation positive comprendrait une obligation légale de faciliter le retour de ses ressortissants détenus par des entités étrangères sur le territoire d’un autre État souverain.

La thèse du Canada est que l’obligation de respecter et de garantir les droits de la personne se limite principalement au territoire souverain d’un État et est limitée par les droits souverains des autres États concernés. Le droit international des droits de la personne (y compris le PIDCP, les autres traités relatifs aux droits de la personne et le droit international coutumier) ne crée pas d’obligation positive pour les États de protéger les droits des personnes détenues par des entités étrangères sur le territoire d’un autre État.

Ces personnes se trouvent entièrement à l’extérieur du territoire et de la compétence du Canada. Les obligations s’appliquent plutôt à l’État sur le territoire duquel les détentions ont lieu. Bien que cela n’exclue pas la possibilité qu’un État puisse être tenu responsable de l’aide ou de l’assistance à des violations des droits de la personne dans un autre État, il faudrait pour cela que l’aide ou l’assistance soit fournie dans le but de faciliter ces actes illicites. Ce n’est manifestement pas le cas en l’espèce, comme le montrent les renseignements fournis à l’article 5 ci-dessous.

De plus, le gouvernement du Canada est au courant des rapports mentionnés dans la lettre et reconnaît que les rapporteurs spéciaux partagent la préoccupation du Canada. Le gouvernement du Canada suit de près la situation et est préoccupé par les problèmes de santé auxquels font face les Canadiens détenus par les Kurdes syriens. Les représentants du gouvernement du Canada collaborent avec les autorités kurdes syriennes et les organisations internationales sur le terrain pour obtenir des renseignements sur les Canadiens se trouvant dans les camps et les prisons syriens et pour leur venir en aide.

2. Des renseignements sur les mesures prises par le gouvernement pour protéger les droits les plus fondamentaux de M. Letts, notamment son droit à la vie et à la santé

La sécurité et le bien-être des citoyens canadiens à l’étranger sont une priorité pour le gouvernement du Canada. Le Canada vise à fournir des services consulaires à ses citoyens de manière cohérente, équitable et non discriminatoire. Les services consulaires sont fournis conformément aux règles du droit international applicables aux questions consulaires.

Dans le cadre de la fourniture d’une assistance consulaire aux citoyens canadiens ayant voyagé en Syrie, le gouvernement du Canada a pris des mesures dès 2011 pour conseiller aux citoyens canadiens d’éviter de se rendre en Syrie et de quitter le pays. En 2012, le Canada a fermé son ambassade à Damas et a mis à jour son avis aux voyageurs canadiens en Syrie pour tenir compte de la fermeture de l’ambassade du Canada et pour informer les Canadiens qu’à défaut d’une présence effective dans le pays, la capacité du Canada à fournir un soutien consulaire ou autre dans toute la Syrie est très limitée.

Néanmoins, comme indiqué ci-dessus, le Canada continue de tendre la main aux autorités kurdes syriennes et aux organisations internationales sur le terrain afin de fournir une assistance à tous les Canadiens dans les camps et les prisons, dans la mesure du possible. Les représentants canadiens ont fait savoir aux autorités kurdes syriennes qu’ils s’attendaient à ce que tous les citoyens canadiens sous leur garde soient traités humainement, conformément aux principes applicables du droit humanitaire international et du droit international des droits de la personne.

3. Renseignements sur les mesures prises par le gouvernement pour maintenir le contact avec M. Letts en vue de la protection de ses droits, de sa sécurité et de son bien-être, ainsi que pour assurer les contacts avec sa famille

Le gouvernement du Canada ne peut pas divulguer publiquement des renseignements sur des cas individuels en raison de l’interdiction de diffuser des renseignements personnels qui figurent dans la Loi sur la protection des renseignements personnels du Canada.

De manière plus générale, alors que le Canada a reçu quelques renseignements et mises à jour sur la situation des femmes et des enfants canadiens dans les camps, il a reçu des autorités kurdes syriennes des renseignements et mises à jour limités sur les hommes canadiens détenus dans les prisons du nord-est de la Syrie.

Le Canada a été en mesure de fournir une certaine assistance consulaire aux Canadiens détenus dans le nord-est de la Syrie, principalement grâce à l’engagement des autorités kurdes syriennes. Cette assistance consulaire a consisté à repérer le lieu où se trouvaient les Canadiens et à vérifier leur bien-être, à demander les soins médicaux disponibles et à transmettre les attentes du Canada pour que les Canadiens soient traités humainement, conformément aux principes applicables du droit international humanitaire et du droit international des droits de la personne.

Le gouvernement du Canada a également fait, à de multiples occasions, des demandes générales qui concernent tous les Canadiens détenus aux responsables kurdes syriens, comme une mise à jour de leur situation actuelle et offrir un accès par téléphone ou messagerie aux détenus canadiens.

4. Renseignements sur les mesures prises par le gouvernement pour rapatrier M. Letts au Canada et lui fournir des procédures adéquates qui garantiront le respect de son droit à la vie, à la liberté et à un procès équitable

Comme il est indiqué ci-dessus, en raison de préoccupations liées à la protection des renseignements personnels, le gouvernement du Canada ne peut pas commenter publiquement la prestation de services consulaires à des personnes précises.

En outre, malgré les défis existants mentionnés ci-dessus, les représentants du gouvernement du Canada continuent d’explorer les moyens possibles d’étendre l’assistance aux Canadiens détenus dans le nord-est de la Syrie.

5. Renseignements sur le soutien à la sécurité et l’aide à la stabilisation fournis par la Coalition, son financement et l’utilisation des fonds de la Coalition, ainsi que l’engagement réel, financier ou autre, du gouvernement dans ce processus

Depuis 2016, le Canada a engagé plus de 4 milliards de dollars, dans le cadre de sa Stratégie pour le Moyen-Orient, pour répondre aux crises en Iraq et en Syrie et remédier aux répercussions qu’elles ont eues sur la région.

Le Canada est également un membre engagé de la Coalition mondiale contre Daech. La réponse du gouvernement du Canada à l’appel urgent conjoint du programme des procédures spéciales est alignée sur les priorités de la Coalition en matière de sécurité et de stabilisation et est financée par des accords avec divers partenaires de mise en œuvre et non directement par la Coalition.

Le 11 mai 2022, Affaires mondiales Canada a annoncé un financement de 46,5 millions de dollars pour 15 projets au Moyen-Orient, en Asie centrale et en Afrique. Ces projets sont financés par le Programme pour la stabilisation et les opérations de paix et le Programme de renforcement des capacités antiterroristes d’Affaires mondiales Canada, et sont alignés sur les lignes d’effort civiles de la Coalition mondiale contre Daech.

Parmi les projets annoncés récemment, citons ceux-ci :

– Mécanisme de financement pour la stabilisation (Iraq) – Mise en œuvre par le Programme des Nations Unies pour le développement, le Mécanisme de financement pour la stabilisation (MFS) en Iraq vise à créer les conditions du retour des Iraquiens déplacés et soutient la reconstruction et la relance de l’Iraq. Les activités de ce projet comprennent la restauration des services de base dans les zones libérées de Daech, la création de moyens de subsistance, en particulier pour les femmes et les jeunes, et la mise en œuvre d’activités de cohésion sociale dans les zones libérées. Ce projet permettra également d’accroître la capacité du gouvernement iraquien à mettre en œuvre des activités de stabilisation dans le pays.

– Construire des mouvements de femmes pour une paix durable en Iraq – Mis en œuvre par MADRE, ce projet vise à renforcer la sécurité et la stabilité des communautés touchées par Daech en Iraq, en particulier les femmes et les filles. Il vise à accroître l’efficacité des organisations locales de la société civile iraquienne, plus précisément les organisations de femmes, pour mettre en œuvre des programmes, fournir des services et plaider en faveur de changements juridiques et politiques qui font avancer les priorités relatives aux femmes, à la paix et à la sécurité et améliorent les protections et la réintégration des Iraquiens qui ont survécu à la violence de Daech.

– Soutenir les efforts nationaux iraquiens pour une mise en œuvre améliorée des stratégies nationales sur la prévention de l’extrémisme violent – Le projet renforcera la capacité du gouvernement iraquien et des intervenants de la société civile à analyser les catalyseurs de l’extrémisme violent dans les communautés qui ont montré une susceptibilité élevée à ce phénomène, et à y répondre. En outre, il soutiendra les tables rondes sur les poursuites, la réhabilitation et la réintégration, ainsi que la mise en œuvre de certaines recommandations clés issues de ces tables rondes. Le projet a été conçu dans le cadre de la stratégie nationale de lutte contre l’extrémisme violent de 2019 du gouvernement iraquien et en soutien à celle-ci, qui se rapporte à la stratégie de sécurité nationale plus large de l’Iraq, lancée en 2015.

– Responsabilité innovante pour la Syrie – Ce projet mis en œuvre par le Programme de développement juridique syrien vise à aider les organisations de la société civile syrienne à mieux comprendre le système judiciaire et les institutions publiques et à mieux s’y retrouver, et ce, afin de tenir responsables les auteurs de violations des droits de la personne, y compris les entités commerciales.

– Soutien à la stabilisation immédiate de Deir ez-Zor – Dans le prolongement d’un financement antérieur accordé à People Demand Change, ce projet vise à renforcer la résilience des communautés de Deir ez-Zor, en Syrie, en rétablissant les infrastructures d’eau essentielles et en permettant aux conseils civils locaux de mieux gérer les conflits liés aux ressources, notamment grâce à des services de réconciliation efficaces pour la communauté. Ce projet aidera également les organisations de la société civile à mieux s’engager auprès des conseils locaux et offrira aux jeunes et aux femmes une formation professionnelle.

(4) Jugements déclaratoires à rendre

[143] Si je réduis à l’essentiel les demandes originale et modifiée, les lettres au pouvoir exécutif, les observations en général et les observations à la Cour lors de l’audience du 6 décembre 2022, les demandeurs sollicitent trois mesures devant être prises par les défendeurs, à savoir :

  1. que, dès qu’il est raisonnablement possible de le faire, le Canada demande officiellement à l’AANES d’autoriser le rapatriement volontaire des hommes canadiens détenus dans les prisons gérées par la branche militaire de l’AANES, soit les FDS;

  2. que le Canada fournisse des passeports ou des titres de voyage d’urgence aux demandeurs dès qu’ils seront requis après que l’AANES aura accepté de permettre le rapatriement des demandeurs au Canada;

  3. que le Canada nomme un ou plusieurs représentants ou délégués qui seront présents sur le territoire contrôlé par l’AANES ou comme convenu autrement, dès que possible après que l’AANES aura accepté de remettre les demandeurs en vue de leur rapatriement au Canada.

[144] Je vais traiter ces questions dans un ordre légèrement différent.

a) Titres de voyage

[145] En ce qui concerne le point no 2, la demande de titres de voyage d’urgence, j’accueille la demande. Je le fais tout d’abord en raison de la portée étendue du paragraphe 6(1) énoncée par l’arrêt Divito, au-delà des considérations sur son applicabilité énoncées dans les décisions antérieures de la Cour fédérale et de la Cour d’appel fédérale. Rappelant que le paragraphe 6(1) de la Charte doit être interprété de façon généreuse, que son objet est de permettre aux Canadiens de revenir au Canada, que le droit garanti par le paragraphe 6(1) de la Charte est « essentiel » et « fondamental » et qu’il a à la fois une « portée étendue » et une « plénitude », j’estime que le paragraphe 6(1) de la Charte exige que les défendeurs fournissent aux demandeurs les titres de voyage appropriés. La Cour confirmera ce droit. Une décision contraire ne serait pas conforme aux conclusions de la Cour fédérale dans l’affaire Kamel CF, de la Cour d’appel fédérale dans l’arrêt Kamel CAF et de la Cour fédérale dans l’affaire Abdelrazik, décisions qui ont toutes tiré des conclusions similaires. Le jugement déclaratoire rendu tient également compte des obligations du Canada en matière de traités internationaux, comme indiqué ci-dessus, et est éclairé par celles-ci.

6. Il n’est pas nécessaire qu’il y ait une violation de la Charte pour rendre un jugement déclaratoire

[146] Les défendeurs soutiennent qu’une violation de la Charte est nécessaire pour déclencher la compétence de la Cour en l’espèce. Si cette observation est censée s’appliquer au pouvoir de la Cour de rendre un jugement déclaratoire, qu’elle rend en l’espèce, l’observation est inexacte. Bien que les tribunaux puissent remédier à une violation de la Charte au moyen d’une ordonnance directive ou déclaratoire ou de toute autre réparation qu’ils estiment « convenable et juste eu égard aux circonstances » en vertu des pouvoirs de réparation que leur confère l’article 24 de la Charte, il est bien établi que les tribunaux ont compétence pour rendre des jugements déclaratoires relatifs aux droits garantis par la Charte en l’absence d’une violation. Comme le disait , Robert J. Sharpe, à l’époque, auteur et expert reconnu en la matière, dans son texte de 1987 intitulé Charter Litigation, à la page 340, [traduction] « un plaideur ne devrait pas avoir à s’abstenir d’intenter une action en justice jusqu’à ce que ses droits constitutionnels aient été effectivement violés, et un tribunal n’est pas empêché d’accorder une réparation de manière prospective ». Cette conclusion a été nuancée par la référence à des considérations de qualité pour agir qui ne s’appliquent pas en l’espèce.

[147] Les conclusions de l’honorable Robert J. Sharpe dans The Charter of Rights and Freedoms, 7e édition [2021], vont dans le même sens : [traduction] « [i]l existe toutefois une compétence bien établie pour rendre des jugements déclaratoires de droits dans les cas appropriés. En droit constitutionnel, la déclaration s’est avérée être un recours important en raison de sa souplesse. En déclarant le droit et en n’allant pas plus loin, le tribunal définit les droits et obligations juridiques respectifs des parties, mais leur laisse la tâche de mettre en œuvre les exigences de la Constitution. Le tribunal fera des déclarations lorsqu’elles peuvent fournir des orientations pratiques pour résoudre des litiges, mais ne fera pas de déclarations qui ne font que réitérer le droit établi ». L’auteur invoque des affaires, notamment Daniels c Canada (Affaires indiennes et du Nord canadien), 2016 CSC 12, [2016] 1 RCS 99 aux para 53 à 56. À cet égard, je note que, bien que des jugements déclaratoires n’aient pas été rendus dans l’arrêt Divito, rien dans le résumé de la Cour suprême du Canada sur la portée et l’applicabilité du paragraphe 6(1) dans l’arrêt Divito n’exige que le pouvoir exécutif viole la Charte avant qu’un droit garanti par la Charte puisse faire l’objet d’une déclaration. Une telle exigence n’aurait aucun sens, comme nous le verrons plus loin.

[148] Fait important à souligner, les savants auteurs Mendes et Beaulac, dans leur texte intitulé Charte canadienne des droits et libertés, 5e édition [2013], concluent à la page 1136 : [traduction] « Malgré le libellé clair du paragraphe 24(1) qui envisage qu’une personne dont les droits garantis par la Charte ont été violés peut demander une réparation, la Cour suprême a depuis longtemps conclu “qu’il est possible d’ordonner des mesures de réparation en prévision de violations à venir de la Charte, malgré la formulation rétrospective du par. 24(1) ” ». Les auteurs invoquent l’arrêt Nouveau-Brunswick (Ministre de la Santé et des Services communautaires) c G. (J.), [1999] 3 RCS 46 au para 51. Ils concluent également à la même page : [traduction] « [u]n refus catégorique des tribunaux de rendre un jugement relativement à une violation de la Charte jusqu’à ce que la violation se soit produite donnerait lieu à des réparations qui ne seraient ni significatives ni efficaces pour le demandeur. Un tel refus signifierait également que les tribunaux ne parviennent pas à faire valoir les droits garantis par la Charte, à dissuader les violations de la Charte et à promouvoir le respect de celle-ci ». En l’espèce, je conclus qu’un jugement déclaratoire est nécessaire pour faire valoir les droits des demandeurs en application du paragraphe 6(1).

[149] Je n’ai aucune difficulté à conclure que, selon la prépondérance des probabilités, les demandeurs ont établi leur droit d’obtenir des titres de voyage de leur gouvernement en tant que citoyens canadiens emprisonnés contre leur gré dans les prisons de l’AANES. À cet égard, leur capacité à revenir au Canada – c’est-à-dire à exercer les droits que leur confère le paragraphe 6(1) de la Charte – est illusoire sans titres de voyage, comme il ressort de la décision Abdelrazik. Considérer leur situation comme une situation dans laquelle ils n’ont pas besoin de titres de voyage serait, à mon humble avis, considérer leur situation dans un « monde irréel » comme l’a constaté la Cour d’appel fédérale dans l’arrêt Kamel CAF. En d’autres mots, la Cour doit considérer la situation des demandeurs à la lumière de la réalité politique contemporaine selon l’arrêt Kamel CAF. Ainsi, les demandeurs doivent recevoir, le moment venu, les titres de voyage nécessaires et je rends un tel jugement déclaratoire.

[150] Cela dit, et bien qu’ils aient demandé à plusieurs reprises des titres de voyage, non seulement avant d’entamer la présente instance, mais aussi jusqu’à la fin de leurs observations orales, aucun n’a été fourni. Le Canada s’appuie plutôt sur les conditions de son Cadre stratégique et exige que les demandeurs les respectent. En toute déférence, je ne suis pas persuadé que la conformité au Cadre stratégique soit une condition préalable à l’exercice du droit que la Charte garantit aux demandeurs de revenir au Canada. Les défendeurs n’ont pas fait valoir que le Cadre stratégique constitue une limite raisonnable justifiant la négation du droit prévu au paragraphe 6(1) au sens de l’article premier de la Charte. À mon avis, le Cadre stratégique est un ensemble probablement très utile de lignes directrices internes pour aider le pouvoir exécutif à évaluer la situation des demandeurs, mais il ne remplace pas le paragraphe 6(1) et ne permet pas au pouvoir exécutif d’y déroger unilatéralement.

[151] Il me semble que les demandeurs ont des droits garantis par le paragraphe 6(1) de la Charte, et bien que le Canada puisse évaluer la situation conformément au Cadre stratégique, il doit le faire en étant conscient du fait que ces demandeurs jouissent des droits substantiels que leur confère la Charte, tels qu’énoncés dans l’arrêt Divito, et conformément aux obligations du Canada en vertu des traités et d’autres points discutés ci-dessus. C’est pourquoi ce jugement déclaratoire sera rendu.

[152] Je note que les demandeurs ont également demandé que des titres de voyage leur soient fournis dans les 15 jours suivant le présent jugement. Comme indiqué et pour les raisons exposées ci-dessus dans les présents motifs, je refuse d’accorder cet aspect de la mesure de réparation demandée. Il est évident que la situation dans le territoire contrôlé par l’AANES est dangereuse, voire violente, variable et loin d’être assurée ou constante, pour toutes les personnes concernées, y compris les représentants du gouvernement du Canada et les demandeurs.

[153] Le pouvoir exécutif doit savoir qu’en évaluant la situation des demandeurs selon le Cadre stratégique, il le fait dans le contexte des droits des demandeurs tels que garantis par la Charte. Cela dit, il ne sera pas ordonné de procéder selon un calendrier qui pourrait en fait être contre-productif ou déraisonnable.

b) Demande à l’AANES de permettre le rapatriement des demandeurs

[154] Il est également évident pour la Cour et j’estime, selon la prépondérance des probabilités, que dans la réalité de la situation à laquelle sont confrontés les demandeurs selon l’arrêt Kamel CAF, les demandeurs ne seront pas libérés par l’AANES jusqu’à ce que le Canada demande effectivement et officiellement à l’AANES de permettre leur rapatriement. Je ne suis pas convaincu qu’une telle demande ait jamais été faite, malgré la très longue période pendant laquelle les demandeurs ont été détenus dans des camps de détention et des prisons; c’est-à-dire depuis 2019, sinon encore plus tôt.

[155] Je n’ai aucune difficulté à conclure, selon la prépondérance des probabilités, et la preuve n’est pas contredite, que la capacité des demandeurs à revenir au Canada est illusoire selon la décision Abdelrazik sans que le Canada demande d’abord à l’AANES de permettre leur rapatriement. Une telle demande, tout comme les titres de voyage et la désignation par le Canada d’un délégué ou d’un représentant, est une condition sine qua non de la capacité des demandeurs d’exercer les droits que leur confère le paragraphe 6(1) selon l’arrêt Divito et les autres motifs déjà mentionnés. Les demandeurs sont des citoyens canadiens qui ne sont pas en mesure de rentrer chez eux, en partie parce que leur gouvernement semble n’avoir jamais demandé officiellement leur rapatriement. Ils ne sont pas en mesure de jouir d’un exercice véritablement significatif du droit au retour que leur confère la Charte, selon la décision Kamel CF, jusqu’à ce que le pouvoir exécutif canadien fasse une demande officielle auprès de l’AANES en leur nom. Le Canada doit faire une demande officielle pour leur rapatriement parce que, autrement, la Cour est invitée à interpréter la Charte dans un « monde irréel », toujours selon l’arrêt Kamel CAF.

[156] Dans les paragraphes précédents, j’ai utilisé les formules employées par la Cour fédérale et la Cour d’appel fédérale dans la décision Kamel CF, dans l’arrêt Kamel CAF et dans la décision Abdelrazik. Mais comme je l’ai indiqué, je m’appuie également sur l’arrêt contraignant de la Cour suprême du Canada dans l’affaire Divito. Là encore, il faut rappeler que le paragraphe 6(1) de la Charte doit être interprété de façon généreuse, que son objet est de permettre aux Canadiens de revenir au Canada, ce que les demandeurs cherchent à faire en l’espèce, et que le droit garanti par le paragraphe 6(1) de la Charte est « essentiel », « fondamental » et qu’il a à la fois une « portée étendue » et une « plénitude ». J’ai conclu que l’application de ces principes directeurs aux faits de l’espèce fait en sorte que les défendeurs doivent faire une demande officielle à l’AANES pour permettre aux demandeurs d’être rapatriés, et je rends un jugement déclaratoire à cet effet. Bien sûr, je suis, une fois de plus, informé des conséquences des obligations internationales du Canada, telles qu’elles ont été énoncées précédemment.

[157] J’ai déjà déterminé qu’il n’est pas nécessaire pour les demandeurs d’établir une violation de la Charte en l’espèce.

[158] Je note à nouveau que le Canada s’appuie sur les conditions de son Cadre stratégique et exige qu’elles soient remplies avant de permettre aux demandeurs d’exercer leur droit de revenir au Canada en application de la Charte. En toute déférence, je ne suis pas persuadé que la conformité au Cadre stratégique soit une condition préalable valable à l’exercice du droit que la Charte confère aux demandeurs de revenir au Canada. Les défendeurs n’ont pas fait valoir que le Cadre stratégique constitue une limite raisonnable justifiant la négation du droit prévu au paragraphe 6(1) au sens de l’article premier de la Charte. Comme je l’ai noté plus haut, le Cadre stratégique est un ensemble probablement très utile de lignes directrices internes pour aider le pouvoir exécutif à évaluer la situation des demandeurs, mais il ne remplace pas le paragraphe 6(1) et ne permet pas au pouvoir exécutif de déroger aux droits des demandeurs garantis par ce paragraphe.

[159] Là encore, il me semble que les demandeurs jouissent de droits en vertu du paragraphe 6(1) et que, bien que le Canada puisse évaluer la situation conformément à son Cadre stratégique, le pouvoir exécutif doit procéder à cette évaluation en gardant à l’esprit toute l’importance que revêtent les droits des demandeurs selon l’arrêt Divito et les présents motifs et comme en fait foi le jugement déclaratoire rendu.

[160] Je note également que les demandeurs demandent que les défendeurs fassent une demande officielle en vue de leur rapatriement dans les sept jours du présent jugement. Toutefois, comme indiqué et pour les raisons exposées au début des présents motifs, je refuse également d’accorder cet aspect de la mesure de réparation demandée. Comme dans le cas des titres de voyage et de la nomination d’un délégué ou d’un représentant, la situation dans le territoire contrôlé par l’AANES est dangereuse, voire violente, variable et loin d’être assurée ou constante, pour toutes les personnes concernées (y compris les demandeurs et les représentants du gouvernement du Canada). Le pouvoir exécutif doit savoir qu’il traite des droits des demandeurs en application de la Charte, mais qu’on ne lui ordonnera pas de procéder selon un calendrier qui pourrait être contre-productif ou autrement déraisonnable. Cela dit, cette demande doit être faite dès qu’il est raisonnablement possible de le faire, car, dans l’état actuel des choses, une demande officielle de rapatriement est le point de départ de l’exercice par les demandeurs de leur droit de revenir et d’« entrer » au Canada aux termes du paragraphe 6(1) de la Charte.

c) Nomination d’un délégué ou d’un représentant

[161] Pour les motifs exposés ci-dessus concernant les titres de voyage nécessaires et les demandes officielles requises pour permettre leur rapatriement, j’ai conclu que, selon la prépondérance des probabilités, les demandeurs ont droit à un jugement déclaratoire exigeant du Canada qu’il nomme un délégué ou un représentant pour accepter leur remise par l’AANES. Encore là, je m’appuie sur la jurisprudence de la Cour fédérale et de la Cour d’appel fédérale et, de plus, je suis d’avis que cette décision est requise par les principes d’interprétation établis dans l’arrêt Divito de la Cour suprême du Canada et par renvoi aux obligations internationales du Canada. En toute déférence, il ressort très clairement des témoignages des demandeurs et des défendeurs que si les demandeurs veulent un jour exercer leurs droits de retour au Canada en vertu du paragraphe 6(1), le pouvoir exécutif doit nommer un ou plusieurs délégués ou représentants, comme l’exige l’AANES. Du reste, la Cour est pleinement consciente que l’AANES est le ravisseur des demandeurs.

[162] Je note également que les demandeurs ont demandé de telles nominations par le Canada six mois avant d’instituer la présente demande, au moyen de lettres envoyées en février 2021 par M. Greenspon à AMC. Or, aucune nomination de ce genre n’a été faite. Je comprends que ce n’est peut-être pas la première étape dans l’exercice du droit de retour des demandeurs, mais c’est tout de même une étape que je trouve essentielle à l’exercice des droits garantis par la Charte qui font l’objet du présent litige. Je comprends également que le Cadre stratégique a été mis en place, en partie pour déterminer la façon dont les défendeurs permettront aux demandeurs d’exercer leur droit de rentrer chez eux et le moment où ils le feront. Cela dit, les demandeurs doivent absolument demander au Canada de procéder à ces nominations, faute de quoi ils ne pourront jamais revenir au Canada, à moins que les choses ne changent considérablement dans le territoire contrôlé par l’AANES.

[163] À cet égard, il est également pertinent, pour mesurer l’incidence du jugement déclaratoire à rendre, de savoir que le pouvoir exécutif du Canada a déjà, et aussi récemment qu’en octobre 2022, rapatrié avec succès des citoyens canadiens, y compris BOLOH 14 et une autre femme canadienne et ses deux enfants. Ces Canadiens ont été rapatriés conformément au Cadre stratégique.

[164] L’affidavit initial de Mme Termorshuizen présenté par les défendeurs fait état d’un cas antérieur concernant, une enfant canadienne orpheline, rapatriée avec l’aide du Canada :

[traduction]

68. Depuis la fermeture de l’ambassade du Canada en Syrie en 2012, les fonctionnaires du gouvernement du Canada se sont rendus une seule fois dans le nord-est de la Syrie, en 2020, pour accompagner une enfant orpheline connue publiquement sous le nom d’« Amira » hors de la région. L’AANES a insisté pour qu’une délégation du gouvernement du Canada se rende dans le nord-est de la Syrie afin que l’enfant soit remise à la garde temporaire du gouvernement du Canada. L’AANES a rejeté l’option de confier l’enfant à un tiers. Malgré nos tentatives de négociation d’un point de transfert du côté iraquien de la frontière, l’AANES a insisté pour nous rencontrer dans le nord-est de la Syrie.

69. Cette aide extraordinaire a été fournie sur une base limitée pour amener l’enfant canadienne orpheline en toute sécurité au Canada afin qu’elle puisse rejoindre sa famille élargie. La décision de rapatrier l’enfant du nord-est de la Syrie a été prise en raison des circonstances exceptionnelles auxquelles était confrontée cette enfant orpheline. En tant qu’orpheline, l’enfant n’avait pas de tuteur légal pour s’occuper d’elle, défendre son bien-être ou prendre des décisions en son nom. À l’heure actuelle, tous les enfants demandeurs dans le nord-est de la Syrie, dont le gouvernement du Canada a connaissance, sont sous la garde de leur mère.

[165] Deux autres Canadiennes ont été rapatriées en 2021, une enfant et sa mère, mais sans l’aide des défendeurs. Selon l’affidavit de Mme Termorshuizen :

[traduction]

75. En mars 2021, une autre enfant canadienne, surnommée Zara par les demandeurs, a été séparée de sa mère et a quitté le nord-est de la Syrie pour l’Iraq avec l’aide d’une tierce partie. Le gouvernement du Canada n’a pas participé à l’obtention de la libération de l’enfant du nord-est de la Syrie. Le gouvernement du Canada a fourni une assistance consulaire à l’enfant, une fois qu’elle était déjà en Iraq, afin de faciliter son voyage ultérieur vers le Canada.

76. Séparément, en juin 2021, la mère de Zara a été remise à la garde de la même tierce partie qui avait réussi à organiser sa sortie du nord-est de la Syrie vers l’Iraq. Le gouvernement du Canada n’a pas non plus participé à l’obtention de la libération de la femme. Compte tenu des renseignements fournis par la tierce partie concernée, AMC comprend que cette personne était dans une position unique pour influencer les autorités kurdes à prendre les décisions exceptionnelles de libérer cette enfant et sa mère, et que des circonstances particulières entourant cette famille canadienne précise ont contribué à ce résultat.

[166] Nous savons aussi maintenant que les défendeurs ont accepté, le 19 janvier 2023, de rapatrier 19 femmes et enfants canadiens qui étaient auparavant des demandeurs dans la présente demande.

[167] Depuis 2020, le rythme des rapatriements par d’autres États a augmenté, tout comme celui du Canada.

[168] La preuve a été présentée à la Cour au moyen de l’affidavit de Mme West, que j’accepte, selon lequel, d’après ses recherches et son étude de la question, en date du 5 août 2021, 26 États en plus du Canada (27 au total) avaient réussi à rapatrier leurs citoyens des camps de détention et des prisons de l’AANES, soit directement, soit par des intermédiaires.

[169] En outre, lors de l’audience du 6 janvier 2023, bien que les défendeurs s’y soient opposés, j’ai admis le dépôt de nouveaux renseignements supplémentaires très limités établissant que de nombreux États ont réussi à rapatrier leurs ressortissants en 2022, avec les motifs exposés verbalement lors de l’audience. D’après la lettre de la Rapporteuse spéciale des Nations Unies, datée du 4 janvier 2023, déposée par M. Greenspon, j’accepte que, depuis octobre 2022, au moins huit pays ont ramené des ressortissants chez eux : 659 en Iraq, 17 en Australie, 4 au Canada, 58 en France, 12 en Allemagne, 40 aux Pays-Bas, 38 en Russie et 2 au Royaume-Uni. En novembre 2022, l’Espagne a montré sa volonté de rapatrier au moins 16 ressortissants avant la fin de l’année. Bien que Mme Jackman se soit appuyée sur un nouvel affidavit lors de l’audience du 6 janvier 2023, celui-ci a été souscrit le 2 janvier 2023, soit le lundi précédent. Il n’a pas été déposé avant l’audience du 6 janvier. La Cour n’en a pas eu connaissance au préalable. Les défendeurs se sont opposés à son admission. Après l’audience, je l’ai examiné, mais j’ai décidé de ne pas admettre cet affidavit en raison de son dépôt tardif et irrégulier, et aussi parce qu’il n’ajoutait rien d’important aux renseignements présentés par M. Greenspon en ce qui a trait aux États qui avaient réussi à rapatrier leurs ressortissants en 2022, dans la mesure où il ne mentionnait que la France, la Belgique, l’Allemagne, les Pays-Bas, l’Australie, le Tadjikistan, la Russie et la Suède.

[170] Comme nous l’avons déjà dit, je n’accepte pas l’argument des défendeurs selon lequel une déclaration à cet effet exige la preuve que les droits des demandeurs en vertu du paragraphe 6(1) ont déjà été violés par les défendeurs. En effet, il s’agit d’un exemple type où il faut déclarer les droits garantis par la Charte de manière prospective.

[171] Je note à nouveau que le Canada s’appuie sur les conditions de son Cadre stratégique et les exige avant de permettre aux demandeurs d’exercer leur droit que leur confère la Charte de revenir au Canada. En toute déférence, je ne suis pas persuadé que la conformité au Cadre stratégique soit une condition préalable valable à l’exercice du droit que la Charte confère aux demandeurs de revenir au Canada. Comme je l’ai noté, les défendeurs n’ont pas fait valoir que le Cadre stratégique constitue une limite raisonnable justifiant la négation du droit prévu au paragraphe 6(1) au sens de l’article premier de la Charte. Comme je l’ai noté plus haut, le Cadre stratégique est un ensemble probablement très utile de lignes directrices internes pour aider le pouvoir exécutif à évaluer la situation des demandeurs, mais il ne remplace pas le paragraphe 6(1) et ne permet pas au pouvoir exécutif de déroger aux droits des demandeurs garantis par ce paragraphe.

[172] Comme nous l’avons déjà noté, il me semble que les demandeurs ont des droits garantis par le paragraphe 6(1) de la Charte, et bien que le Canada puisse évaluer la situation conformément au Cadre stratégique, le pouvoir exécutif doit procéder à cette évaluation en gardant à l’esprit toute l’importance que revêtent les droits des demandeurs selon l’arrêt Divito et comme il a été discuté ailleurs ci-dessus.

[173] Je note également que les demandeurs veulent que les défendeurs nomment un ou plusieurs délégués ou représentants dans les 30 jours suivant le présent jugement. Toutefois, comme il est indiqué et pour les raisons exposées ci-dessus au début des présents motifs, je refuse d’accorder cet aspect de la mesure de réparation demandée. Comme dans le cas des titres de voyage et de la demande initiale de permettre le rapatriement, je note que la situation dans le territoire contrôlé par l’AANES est dangereuse, voire violente, variable et loin d’être assurée ou constante, pour toutes les personnes concernées, y compris les représentants du gouvernement du Canada. Le pouvoir exécutif doit savoir qu’il traite des droits des demandeurs en application de la Charte, mais la Cour ne lui ordonnera pas de procéder selon un calendrier qui pourrait être contre-productif ou déraisonnable. Cela dit, la nomination de ce délégué ou de ce représentant doit être faite dès qu’il sera raisonnablement possible de le faire, car elle est la troisième clé de l’exercice par les demandeurs du droit de revenir et d’« entrer » au Canada en application du paragraphe 6(1) de la Charte.

d) Objections des défendeurs

[174] Les défendeurs se sont opposés à l’octroi de la réparation aux demandeurs. Ils prétendent qu’il incombe aux demandeurs d’apporter la preuve d’une violation de la Charte selon la prépondérance des probabilités. Même si j’avais pu constater des violations de la Charte en ce qui concerne les titres de voyage et la présentation d’une demande officielle de rapatriement, des droits demandés il y a près de deux ans, mais qui n’ont pas été accordés, je ne considère pas que cela soit nécessaire en raison de la jurisprudence bien établie selon laquelle une violation de la Charte n’est pas une condition préalable nécessaire à la prise de jugements déclaratoires en l’espèce, comme il a déjà été déterminé.

[175] Compte tenu de ces faits, la Cour doit rendre un jugement déclaratoire à l’égard des droits des demandeurs en application du paragraphe 6(1) et laissera au pouvoir exécutif le soin de veiller à ce qu’ils soient respectés, en évaluant les considérations pertinentes dans le Cadre stratégique par exemple, mais en étant conscient du fait que les demandeurs ne dépendent pas simplement de la bonne volonté ou de la discrétion du pouvoir exécutif, mais qu’ils ont les droits constitutionnels déclarés dans le présent jugement.

[176] Je suis d’accord avec les défendeurs qu’il n’y a aucune preuve, ou indication, que le Canada est complice de la détention des demandeurs. Le Canada leur a en fait même conseillé de ne pas se rendre dans la région. Et je suis d’accord que les détentions dans le nord-est de la Syrie par des entités étrangères sont la raison pour laquelle les demandeurs ne peuvent pas revenir au Canada. Mais là n’est pas la question. La question en litige est celle de la portée et de l’applicabilité aux demandeurs de leur droit incontestable de revenir au Canada en application du paragraphe 6(1), telle que traitée et déterminée dans les présents motifs.

[177] Les défendeurs font également valoir qu’accueillir la présente demande constituerait une expansion tout à fait inappropriée du droit d’entrée d’un citoyen, comme l’indique la jurisprudence de la Cour suprême et de la Cour européenne des droits de l’homme. Là encore, je ne partage pas cet avis. Comme il est indiqué en détail, j’ai suivi l’arrêt Divito, les obligations du Canada en application des traités internationaux, ainsi que la jurisprudence de la Cour fédérale et de la Cour d’appel fédérale. La Cour accorde un redressement conformément à la jurisprudence contraignante. Là encore, l’emprisonnement n’est pas la question; la question est de savoir si et dans quelle mesure le pouvoir exécutif de notre gouvernement a le devoir d’aider ses citoyens à faire valoir les droits que leur confère le paragraphe 6(1) de la Charte.

[178] Les défendeurs notent également que la Cour européenne des droits de l’homme a adopté une approche semblable à la thèse des défendeurs dans l’évaluation du droit d’entrée d’un citoyen dans l’affaire H.F. et autres c France, requêtes nos 24384/19 et 44234/20, arrêt de la Grande Chambre (14 septembre 2022). Dans cette affaire, la cour a tout d’abord estimé que les États n’ont pas d’obligation générale, en application du droit international, y compris dans le domaine des droits de l’homme, de rapatrier leurs ressortissants ou de leur fournir une protection diplomatique ou consulaire. Deuxièmement, la cour a affirmé que le droit d’entrée d’un citoyen est avant tout un droit négatif. Cela signifie qu’elle n’imposera des obligations positives aux États que dans des circonstances exceptionnelles, qui ont été limitées à la délivrance de titres de voyage. La cour a estimé que le droit d’entrée serait violé lorsque le système juridique français ne dispose pas de protections suffisantes contre les décisions arbitraires ou injustes, comme un contrôle judiciaire. La cour a également relevé que le droit d’entrée tel qu’il est protégé dans le système européen n’impose pas aux États des obligations précises en matière d’aide à leurs ressortissants à l’étranger.

[179] En toute déférence, la décision de la Cour européenne des droits de l’homme ne lie pas notre Cour parce qu’elle ne peut être conciliée avec la décision de la Cour suprême du Canada sur la portée et l’applicabilité des droits prévus au paragraphe 6(1) dans l’arrêt Divito. Il n’y a pas non plus de preuve dans le contexte européen du contexte canadien et britannique, vieux de plusieurs siècles, où l’on cherche à obtenir réparation pour le bannissement et l’exil, comme le démontrent les articles 42 et 41 de la Grande Charte de 1215, la Déclaration canadienne des droits 1960 et, en fait, la nécessité de modifier la Constitution canadienne pour y inclure le paragraphe 6(1) en 1982. Quoi qu’il en soit, bien que les jugements étrangers soient instructifs et utiles comme guides d’interprétation, notre Cour est tenue de suivre la Cour suprême du Canada et la Cour d’appel fédérale à cet égard et c’est ce qu’elle fait en ce qui concerne les arrêts Divito et Kamel CAF, ainsi que les décisions Kamel CF et Abdelrazik de la Cour fédérale.

[180] De l’avis des défendeurs, l’élargissement proposé par les demandeurs des droits de circulation prévus à l’article 6 à un droit de rapatriement constituerait un élargissement du droit d’entrer au Canada contraire aux principes établis. Les défendeurs indiquent que c’est particulièrement le cas lorsque l’obstacle au retour d’un citoyen est une détention effectuée par une entité non canadienne à l’extérieur du territoire canadien. Ils soutiennent que la Charte ne peut pas non plus imposer aux fonctionnaires des obligations extraterritoriales d’intervenir sur un territoire étranger pour obtenir la libération d’un citoyen. En outre, les défendeurs prétendent que l’adoption d’une approche de grande envergure du droit d’entrée empiéterait sur l’expertise comparative du pouvoir exécutif.

[181] Les réserves des défendeurs sont sans fondement. Les déclarations contenues dans le présent jugement peuvent, pour la plupart, être respectées par des mesures prises par le pouvoir exécutif à l’intérieur du Canada et ne nécessitent pas la fourniture d’une assistance consulaire en ce qui concerne, par exemple, l’autorisation de délivrer des titres de voyage et l’introduction d’une demande officielle de rapatriement. Bien que l’aide des fonctionnaires consulaires puisse être requise, il ressort clairement du Cadre stratégique lui-même, notamment des exigences relatives à la signature d’au moins deux ministres fédéraux, que l’évaluation et la mise en œuvre des efforts visant à rapatrier les Canadiens visés sont réservées aux membres les plus élevés du pouvoir exécutif. En outre, comme nous l’avons déjà expliqué, dans la mesure où il s’agit d’un élargissement des droits, ce qui n’est pas clair, les déclarations accordées suivent également les conclusions de la Cour suprême du Canada dans Divito, affaire dont les tribunaux n’ont pas été saisis entre 2008 et 2010.

[182] En outre, et à mon humble avis, les déclarations découlent de la situation très grave des demandeurs, elles sont propres aux faits et fondées sur des conclusions selon la prépondérance des probabilités qui s’inscrivent tout à fait dans l’approche des arrêts Divito, Cotroni et Kamel CAF, des décisions connexes Kamel CF, et Abdelrazik ainsi que des obligations des traités internationaux comme il est expliqué dans les présents motifs.

[183] Fait important, les défendeurs n’ont fourni aucune justification au sens de l’article premier de la Charte pour expliquer pourquoi la Cour devrait refuser l’une ou l’autre de ces trois déclarations.

(5) Autres mesures de réparation demandées

[184] Compte tenu de ce qui précède, il n’est pas nécessaire de rendre des décisions concernant les demandes de réparation des demandeurs au titre des articles 7, 9, 12 et 15 de la Charte ou la demande d’habeas corpus.

[185] Comme il est indiqué ci-dessus, lors de l’audience du 6 décembre 2022, les demandeurs ont demandé une réparation à l’égard de laquelle des déclarations seront accordées.

[186] Parallèlement, les demandeurs ont demandé une ordonnance pour que toutes les décisions concernant les demandeurs prises par les défendeurs entre janvier 2021 et novembre 2021 conformément au Cadre stratégique soient déclarées nulles et non avenues. Cette demande est fondée sur l’absence d’équité procédurale, dans la mesure où les demandeurs n’ont pas été informés de l’existence du Cadre stratégique et n’ont pas eu la possibilité de contribuer à leurs évaluations respectives en vertu de celui-ci. À titre de rappel, chaque demandeur a été évalué en vue de son admissibilité, et tous, sauf un, ont été rejetés. Des lettres de décision individuelles ont été envoyées à chacun. En toute déférence, je ne suis pas en mesure d’accorder cette réparation, car le contrôle judiciaire exige qu’un tribunal examine le dossier. Le dossier constitue l’ensemble des documents qui ont été présentés au décideur et qui sont à l’origine de la décision, et pas seulement la décision elle-même. Cela n’est pas possible en l’espèce parce que les demandeurs n’ont pas demandé ou déposé le dossier requis en vue d’un examen par la Cour.

[187] Pour la même raison, à savoir l’absence des éléments sous-jacents pris en compte par le pouvoir exécutif lors de l’adoption du Cadre stratégique, je ne suis pas en mesure de procéder à un examen judiciaire du caractère déraisonnable du Cadre stratégique lui-même.

[188] Alors que les demandeurs affirment également ne pas avoir contribué à l’élaboration du Cadre stratégique, et que les ONG tierces n’ont pas non plus contribué à son élaboration, aucun d’entre eux n’avait le droit d’y participer. Toute suggestion contraire est non fondée. Quoi qu’il en soit, l’argument des demandeurs trouve une réponse dans la décision de la juge Kane dans l’affaire Syndicat canadien de la fonction publique c Canada (Procureur général), 2018 CF 518 au para 176, où la Cour confirme que « l’obligation d’équité ne s’applique pas à l’exercice de pouvoirs d’une nature législative ». Bien qu’il soit bien établi que le Canada a l’obligation de consulter les intérêts autochtones concernant les questions relatives ou dérivées des droits issus de traités ou d’autres droits reconnus, même là, la consultation n’est pas une condition préalable au dépôt d’un projet de loi au Parlement : Canada (Gouverneur général en conseil) c Première nation crie Mikisew, 2016 CAF 311; appel rejeté Mikisew Cree First Nation c Canada (Gouverneur général en conseil), [2018] 2 RCS 765.

[189] Cela étant, je ne trouve aucune erreur susceptible de révision dans l’élaboration d’une politique administrative, que le document soit législatif ou administratif.

[190] Avant d’aborder le bien-fondé du Cadre stratégique, par voie d’une remarque incidente et parce que la Cour n’est pas saisie d’un contrôle judiciaire du Cadre stratégique, je suis obligé de constater que les trois conditions d’admissibilité à prendre en considération en application du Cadre stratégique semblent être rédigés de manière à exclure les hommes canadiens emprisonnés dans les prisons de l’AANES. Si tel est effectivement le cas, le Cadre stratégique, tel qu’il est actuellement formulé, ne pourrait pas résister à l’examen au regard du paragraphe 6(1) de la Charte.

[191] Les conditions minimales, comme il est indiqué précédemment, sont les suivantes :

[traduction]

1) La personne est un enfant qui n’est pas accompagné;

2) Des circonstances extraordinaires font qu’il est nécessaire qu’un enfant accompagné soit séparé de ses parents, faisant ainsi de lui de facto un enfant non accompagné;

3) Le gouvernement du Canada a reçu des renseignements crédibles indiquant que la situation de la personne a considérablement changé depuis l’adoption du Cadre stratégique.

[192] Les deux premières conditions ne s’appliquent qu’aux enfants canadiens et à leurs parents, et il semble qu’un grand nombre, sinon la plupart, des parents soient des femmes. La troisième condition minimale semble être la seule disponible pour les hommes canadiens détenus dans les circonstances très difficiles des prisons de fortune. Ces hommes canadiens ne peuvent être considérés comme admissibles que s’ils démontrent que leur situation « a considérablement changé ». De l’avis d’AMC, aucun des quatre demandeurs masculins ne satisfait aux conditions minimales.

[193] En toute déférence, ces conclusions sont très problématiques. Je dis cela parce que, d’après les éléments de preuve présentés à la Cour, les conditions des hommes canadiens demandeurs sont encore plus terribles que celles des femmes et des enfants que le Canada vient d’accepter de rapatrier. De nombreuses questions se posent. Ces hommes incarcérés, qui peuvent être emprisonnés avec 30 autres dans des cellules conçues pour 6 personnes, doivent-ils démontrer qu’ils sont maintenant avec 35 autres personnes ou plus? Ces prisonniers canadiens qui reçoivent une nourriture insuffisante et des soins médicaux inadéquats doivent-ils établir que leurs rations ont été encore réduites ou que leur traitement médical a été interrompu? Ceux qui prétendent avoir été torturés – comme dans le cas de BOLOH 13 – doivent-ils établir qu’ils ont été torturés plus fréquemment ou de manière encore pire? Et comment exactement les administrateurs du Cadre stratégique peuvent-ils déterminer si les conditions dans les prisons pour hommes ont empiré « considérablement » étant donné qu’on n’a pas eu de nouvelles de ces hommes depuis 2019? Cette question a été discutée lors de l’audience où j’ai indiqué que cet aspect du Cadre stratégique était inacceptable du point de vue de la Charte, un point de vue que je ne suis pas persuadé d’abandonner. J’ajoute ces commentaires compte tenu des éléments de preuve présentés à la Cour en 2019, sans connaître leur situation actuelle, mais en supposant qu’elle est la même ou pire, ce qui peut ne pas être exact, dans l’espoir que le Cadre stratégique sera révisé en profondeur, ou que les prisonniers masculins canadiens seront considérés pour le rapatriement comme c’est actuellement le cas pour les femmes et les enfants canadiens.

[194] Enfin, les demandeurs demandent une ordonnance en vertu du paragraphe 24(1) de la Charte selon lequel la Cour conserve sa compétence pour entendre les rapports des défendeurs concernant leurs progrès quant au respect des conditions de toute ordonnance rendue par la Cour. Au cours des observations orales, l’avocate du demandeur BOLOH 13 s’est appuyée sur la décision de la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Doucet-Boudreau c Nouvelle-Écosse (Ministre de l’Éducation), 2003 CSC 62 [Doucet-Boudreau], qui a confirmé une ordonnance de surveillance comprenant une participation continue de la Cour pour assurer le respect de la Charte. Dans cet arrêt, la juge en chef McLachlin se prononce ainsi :

[56] [...] la réparation convenable et juste fait appel à des moyens légitimes dans le cadre de notre démocratie constitutionnelle. […]

[57] Troisièmement, la réparation convenable et juste est une réparation judiciaire qui défend le droit en cause tout en mettant à contribution le rôle et les pouvoirs d’un tribunal.

[195] Les défendeurs prétendent que si la Cour devait conclure à une limitation injustifiable des droits des demandeurs en application de la Charte, une ordonnance exigeant que le Canada prenne des mesures précises ne constitue pas une réparation convenable et juste en application de l’article 24 de la Charte dans les circonstances. Ils prétendent que le jugement déclaratoire, que la Cour rend, serait le plus approprié, laissant effectivement [traduction] « au gouvernement le soin de décider de la meilleure façon de réagir ». Ils s’appuient sur la décision de la Cour suprême dans l’arrêt Khadr 2010, où (comme il est indiqué plus haut) la Cour suprême a déclaré :

[39] Nous estimons tout d’abord que la réparation ordonnée par les juridictions d’instances inférieures accorde un poids insuffisant à la responsabilité constitutionnelle de l’exécutif de prendre des décisions concernant les affaires étrangères dans le contexte de circonstances complexes et en fluctuation constante, en tenant compte des intérêts nationaux plus larges du Canada. Pour les motifs suivants, nous concluons que la réparation appropriée consiste, d’une part, à déclarer que, selon le dossier dont la Cour est saisie, le Canada a porté atteinte aux droits garantis à M. Khadr par l’art. 7, et, d’autre part, à laisser au gouvernement le soin de décider de quelle manière il convient de répondre au présent arrêt à la lumière de l’information dont il dispose actuellement et de sa responsabilité en matière d’affaires étrangères et ce, en conformité avec la Charte.

[Non souligné dans l’original.]

[196] Je suis du même avis, et comme il est indiqué au début, je suivrai l’arrêt Khadr 2010.

[197] En toute déférence, et en outre, je ne suis pas convaincu que le pouvoir exécutif agira de mauvaise foi en réponse aux déclarations de la Cour. Bien que je reste perplexe quant à la raison pour laquelle les défendeurs n’ont pas communiqué le Cadre stratégique aux demandeurs lorsqu’ils ont demandé réparation et qu’ils l’ont effectivement demandé en février 2021, cela ne suffit pas à écarter l’hypothèse prima facie de la Cour selon laquelle les défendeurs agiront de bonne foi, comme leurs avocates l’ont affirmé devant la Cour. Par conséquent, je rejette la demande d’une ordonnance de surveillance du type de celle présentée dans l’arrêt Doucet-Boudreau.

[198] En outre, et quoi qu’il en soit, la Cour peut être en mesure de réagir de manière appropriée et en temps utile dans le cas où une mesure provisoire ou autre est suffisamment établie.

(6) Observations de l’ami de la cour, M. Gib van Ert, dans le cadre de la procédure à huis clos ex parte

[199] Comme il est indiqué plus haut, M. van Ert a été nommé pour représenter les intérêts des demandeurs. À ce titre, il a eu accès à tous les documents déposés lors des audiences publique et confidentielle. Il a été autorisé à assister à l’audience publique et y a assisté. Il a également assisté à l’audience à huis clos ex parte du 6 janvier 2023.

[200] La Cour reconnaît la diligence et les observations de M. van Ert. Ses observations ont été consignées et il n’est pas nécessaire de les répéter.

[201] Compte tenu des conclusions de la Cour exposées ci-dessus, il n’est pas nécessaire de s’appuyer sur ces observations.

[202] Il n’est pas nécessaire non plus pour la Cour de traiter les arguments des défendeurs lors de l’audience à huis clos ex parte.

[203] En conséquence, la Cour ne se fonde que sur le dossier public en l’espèce.

V. Conclusion

[204] La demande est accueillie en partie et les déclarations figurant dans le jugement ci-joint sont rendues. La Cour souhaite remercier tous les avocats pour leurs présentations écrites et orales approfondies.

VI. Dépens

[205] Les parties ont jusqu’au vendredi 27 janvier 2023 pour déposer leurs observations sur les dépens.



JUGEMENT dans le dossier no T-1483-21

LE JUGEMENT DE LA COUR est le suivant :

  1. La demande est accueillie.

2. Il est déclaré par les présentes que les demandeurs ont droit à ce que les défendeurs, dès qu’il sera raisonnablement possible de le faire, demandent officiellement à l’AANES d’autoriser le rapatriement volontaire des hommes canadiens détenus dans les prisons gérées par la branche militaire de l’AANES, soit les FDS.

3. Il est déclaré par les présentes que les demandeurs ont le droit de se voir remettre par les défendeurs des passeports ou des titres de voyage d’urgence dès qu’ils seront requis après que l’AANES aura accepté de permettre aux demandeurs d’être rapatriés au Canada.

4. Il est déclaré par les présentes que les demandeurs ont le droit de faire nommer par les défendeurs un ou plusieurs représentants ou délégués qui seront présents sur le territoire contrôlé par l’AANES ou comme convenu autrement, dès que possible après que l’AANES aura accepté de remettre les demandeurs en vue de leur rapatriement au Canada.

5. Les parties ont jusqu’au vendredi 27 janvier 2023 pour déposer leurs observations sur les dépens.

« Henry S. Brown »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

T-1483-21

 

INTITULÉ :

BOLOH 1(a), BOLOH 2(a) homme adulte seulement, BOLOH 12 et BOLOH 13 c SA MAJESTÉ LE ROI et LE MINISTRE DES AFFAIRES ÉTRANGÈRES ET DU COMMERCE INTERNATIONAL

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

OTTAWA (ONTARIO)

DATE DE L’AUDIENCE :

5 ET 6 DÉCEMBRE 2022 ET 6 JANVIER 2023

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE BROWN

DATE DES MOTIFS :

20 JANVIER 2023

COMPARUTIONS :

Lawrence Greenspon

POUR LES DEMANDEURS

(BOLOH 1(a), BOLOH 2(a) homme adulte seulement et BOLOH 12)

 

Barbara Jackman

Farah Saleem

POUR LE DEMANDEUR

(BOLOH 13)

 

Helene Robertson

Anne M. Turley

Sarah Jiwan

 

POUR LES DÉFENDEURS

Gib van Ert

Amicus curiae

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Greenspon Granger Hill

Avocats

Ottawa (Ontario)

POUR LES DEMANDEURS

(BOLOH 1(a), BOLOH 2(a) homme adulte seulement et BOLOH 12)

 

Jackman & Associates

Avocates

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DEMANDEUR

(BOLOH 13)

Procureur général du Canada

Ottawa (Ontario)

POUR LES DÉFENDEURS

 

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