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Date : 20230119


Dossier : IMM-394-22

Référence : 2023 CF 93

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 19 janvier 2023

En présence de monsieur le juge Ahmed

ENTRE:

TEKLE KIDANE ZIGTA

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I. Aperçu

[1] Le demandeur, Tekle Kidane Zigta, sollicite le contrôle judiciaire de la décision datée du 24 novembre 2021, par laquelle un agent des visas (l’ « agent ») d’Immigration, Réfugiés et Citoyenneté Canada l’a déclaré interdit de territoire au Canada pour raison de sécurité au titre de l’alinéa 34(1)f) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 (la LIPR), parce qu’il a été membre d’une organisation dont il y a des motifs raisonnables de croire qu’elle est, a été ou sera l’auteur d’actes de terrorisme et d’actes visant au renversement d’un gouvernement par la force. L’agent a déclaré le demandeur interdit de territoire au titre de l’alinéa 34(1)f) pour deux raisons de sécurité : le renversement d’un gouvernement par la force aux termes de l’alinéa 34(1)b) et le terrorisme aux termes de l’alinéa 34(1)c).

[2] Le demandeur a présenté une demande de visa de résident permanent au titre de la catégorie des réfugiés au sens de la Convention outre-frontières ou des personnes de pays d’accueil (personnes protégées à titre humanitaire outre-frontières). À la suite d’une entrevue avec le demandeur, l’agent a rejeté la demande de celui-ci au motif que son appartenance antérieure au Front populaire de libération de l’Érythrée (le FPLE) lui valait une interdiction de territoire au titre de l’alinéa 34(1)f).

[3] Le demandeur soutient que l’agent a fait abstraction, à tort, d’éléments de preuve importants démontrant qu’il avait été enrôlé de force au sein du FPLE et que l’agent a tiré des conclusions de fait qui ne sont pas étayées par le dossier de preuve.

[4] Pour les motifs qui suivent, je conclus que la décision de l’agent est déraisonnable. Par conséquent, la présente demande de contrôle judiciaire sera accueillie.

II. Faits

A. Le demandeur

[5] Le demandeur, âgé de 49 ans, est un citoyen de l’Érythrée. Il affirme qu’en 1990, lorsqu’il avait 17 ans, des soldats armés du FPLE sont venus chez lui et l’ont forcé à se joindre à l’organisation afin de lutter pour l’indépendance de l’Érythrée dans la guerre menée contre le régime de l’époque. Comme il était mineur, le demandeur soutient qu’il n’a eu d’autre choix que de se joindre au FPLE.

[6] Le FPLE et le Front démocratique révolutionnaire du peuple éthiopien ont finalement défait le régime érythréen. Un gouvernement provisoire a alors été formé et il a tenu un référendum à la suite duquel l’indépendance de l’Érythrée a été proclamée, en mai 1993.

[7] Le demandeur soutient qu’en mai 1998, il a été sommé de s’enrôler dans l’armée érythréenne en raison de la conscription. Il a occupé différents postes au sein de l’armée jusqu’en juin 2008. Durant une partie de ce temps, il a travaillé à la construction de bâtiments. Selon son formulaire Annexe 2, il a été soumis à de mauvaises conditions de travail équivalant à [traduction] « une forme d’esclavage »; on le forçait à travailler [traduction] « par le recours à la violence et à l’intimidation » et on ne lui offrait que [traduction] « la nourriture, le repos et les soins de santé minimums ».

[8] En juin 2008, le demandeur et les membres de son équipe ont organisé une grève pour s’opposer à ces conditions de travail. Ils ont été arrêtés et détenus au Hadoshdos Prison Center à Nakfa, en Érythrée. Le demandeur affirme qu’il a été soumis à la torture et à des traitements inhumains de la part des agents de sécurité de la prison pendant sa détention. Il soutient que les autorités carcérales lui ont dit que sa participation à la grève constituait une trahison et avait un objectif politique, et qu’elles l’ont menacé de l’incarcérer pour une durée indéterminée.

[9] En août 2008, le demandeur s’est évadé du Hadoshdos Prison Center et s’est enfui en Éthiopie. Il soutient qu’après son évasion, son épouse a été arrêtée et détenue durant un mois et qu’elle a été forcée de payer 50 000 nakfas. Il précise qu’il a vécu dans un camp de réfugiés près de la frontière érythréenne jusqu’en avril 2010.

[10] Le demandeur explique qu’en raison de l’insécurité en Éthiopie, il s’est enfui au Soudan en avril 2010, où il est resté durant quatre jours. Cependant, la situation au Soudan était également dangereuse, et le gouvernement soudanais enlevait et renvoyait les Érythréens en Érythrée, généralement en échange de rançons. Il s’est ensuite enfui en Israël, où il a présenté une demande d’asile. Il est resté en Israël au titre d’un visa de libération conditionnelle renouvelable tous les mois.

[11] En septembre 2018, parrainé par un groupe de cinq citoyens et résidents permanents du Canada, le demandeur a présenté une demande de visa de résident permanent au Canada à titre de membre de la catégorie des réfugiés au sens de la Convention outre-frontières ou des personnes de pays d’accueil (personnes protégées à titre humanitaire outre-frontières).

[12] Le 4 novembre 2021, le demandeur a été interrogé par l’agent au bureau des visas de Tel-Aviv. Dans une lettre datée du 24 novembre 2021, l’agent a rejeté la demande du demandeur.

B. Décision faisant l’objet du contrôle

[13] Le contenu de la décision de l’agent est en grande partie tiré des notes qu’il a consignées dans le Système mondial de gestion des cas (le « SMGC »), qui font partie des motifs de la décision.

[14] L’agent a d’abord renvoyé à l’entrée « EPLF » (sigle anglais pour « FPLE ») de l’Encyclopædia Britannica et il a conclu, à partir de cette source, que le FPLE s’était livré à des actes visant au renversement du gouvernement éthiopien par la force, ce qui avait donné lieu au renversement du gouvernement en 1991. L’agent s’est appuyé sur la décision Hagos c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2011 CF 1214 (« Hagos »), pour affirmer que le FPLE était, par ailleurs, une organisation qui se livrait au terrorisme aux termes de l’alinéa 34(1)c) de la LIPR, selon la définition du terrorisme énoncée par la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Suresh c Canada (Ministre de la Citoyenneté de l’Immigration), 2002 CSC 1, et dans le Code criminel, LRC 1985, c C-46.

[15] L’agent a ensuite conclu que le demandeur avait été membre du FPLE de 1990 à 1993, comme ce dernier l’avait indiqué dans sa demande et confirmé lors de son entrevue. S’appuyant sur les raisons qui suivent, l’agent a déclaré que l’appartenance du demandeur au FPLE durant cette période semblait fondée sur [traduction] « des motifs nationalistes » : 1) le demandeur a exprimé de la satisfaction quant aux actions que le mouvement indépendantiste érythréen a menées en 1990 et quant à la contribution de celui-ci à l’atteinte des objectifs du FPLE concernant la [traduction] « lutte contre l’ennemi » (le régime éthiopien de l’époque); 2) il n’y a aucun élément de preuve établissant l’existence d’une menace directe de mort ou de lésions corporelles visant le demandeur à l’appui de son allégation selon laquelle il avait été forcé de se joindre au FPLE en 1990; 3) il n’y a aucun élément de preuve établissant que le demandeur a tenté de quitter le FPLE pendant les années où il était soldat, et il est resté soldat durant plus de deux ans après que le FPLE eut formé un gouvernement provisoire en mai 1991.

[16] L’agent a pris note de l’affirmation du demandeur selon laquelle ce dernier livrait du pain avec sa division lorsqu’il était membre du FPLE. L’agent a toutefois conclu qu’il y avait des motifs raisonnables de croire que le demandeur avait également participé à des opérations de combat durant cette période, puisqu’il s’était ensuite joint à la même division en tant que commandant d’une équipe de combat en 1998. L’agent a estimé qu’il était peu probable que le demandeur ait occupé ce poste sans expérience antérieure des opérations de combat.

[17] L’agent a fait remarquer que, lorsqu’il avait été interrogé sur son appartenance et son soutien au FPLE, le demandeur a déclaré qu’il n’était pas membre du FPLE, qu’il était jeune et qu’il avait été forcé de s’y joindre. Lorsqu’il s’était vu demander pourquoi il n’avait pas quitté le FPLE, le demandeur a répondu : [traduction] « Nous luttions contre l’ennemi (le régime éthiopien), il n’y avait aucune raison de partir. » Il a ajouté qu’il n’aurait eu nulle part où aller s’il était parti. L’agent a conclu que les réponses du demandeur à ces questions ne permettaient pas de dissiper les doutes selon lesquels le demandeur s’était joint au FPLE pour des motifs nationalistes, sans y avoir été contraint, et que sa participation au sein du FPLE faisait de lui un membre de cette organisation.

[18] Pour ce motif, l’agent a conclu que le demandeur était interdit de territoire au Canada pour raison de sécurité au titre de l’alinéa 34(1)f) de la LIPR parce qu’il avait été membre d’une organisation dont il y a des motifs raisonnables de croire qu’elle a été l’auteur d’actes de terrorisme et d’actes visant au renversement d’un gouvernement par la force.

III. Question en litige et norme de contrôle applicable

[19] La demande de contrôle judiciaire ne soulève que la question de savoir si la conclusion d’interdiction de territoire que l’agent a tirée est raisonnable.

[20] La norme de contrôle n’est pas contestée. Les parties conviennent que la norme de contrôle qui s’applique aux constats d’interdiction de territoire au titre de l’alinéa 34(1)f) de la LIPR est celle de la décision raisonnable. Je suis d’accord. Comme l’a déclaré le juge Norris dans la décision Rana c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2018 CF 1080, il est « bien établi dans la jurisprudence » que la norme de contrôle applicable à ces décisions est celle de la décision raisonnable (au para 19).

[21] La norme de la décision raisonnable est une norme de contrôle empreinte de déférence, mais rigoureuse (Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 (Vavilov) aux para 12-13). La cour de révision doit établir si la décision faisant l’objet du contrôle est transparente, intelligible et justifiée, notamment en ce qui concerne le résultat obtenu et le raisonnement suivi (Vavilov, au para 15). Une décision raisonnable doit être fondée sur une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle et est justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles auxquelles le décideur est assujetti (Vavilov, au para 85). La question de savoir si une décision est raisonnable dépend du contexte administratif, du dossier dont le décideur est saisi et de l’incidence de la décision sur les personnes qui en subissent les conséquences (Vavilov, aux para 88‑90, 94, 133‑135).

[22] Pour qu’une décision soit jugée déraisonnable, le demandeur doit démontrer qu’elle comporte des lacunes suffisamment capitales ou importantes (Vavilov, au para 100). Les erreurs que comporte une décision ou les réserves qu’elle suscite ne justifient pas toutes une intervention. La cour de révision doit s’abstenir d’apprécier à nouveau la preuve examinée par le décideur et, à moins de circonstances exceptionnelles, ne doit pas modifier les conclusions de fait de celui-ci (Vavilov, au para 125). Les lacunes ou insuffisances reprochées ne doivent pas être simplement superficielles ou accessoires par rapport au fond de la décision, ou constituer une « erreur mineure » (Vavilov, au para 100; Canada (Citoyenneté et Immigration) c Mason, 2021 CAF 156 au para 36).

IV. Analyse

[23] Le demandeur soutient que la décision de l’agent ne tenait pas compte des éléments de preuve fondamentaux à l’appui de sa demande, plus particulièrement du fait qu’il avait déclaré, de façon constante, qu’il avait été enrôlé de force et sous la contrainte lorsqu’il était mineur. Il fait valoir que l’agent n’a pas correctement examiné la nature et les circonstances particulières de sa participation au sein du FPLE, ni la question de savoir si sa participation était volontaire (Kanendra c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CF 923 au para 24; Sinnaiah c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2004 CF 1576 au para 6; Krishnamoorthy c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2011 CF 1342 (« Krishnamoorthy ») au para 23). Il maintient qu’il avait clairement indiqué qu’il avait été enrôlé au sein du FPLE en tant qu’enfant-soldat sous la contrainte exercée par des agents armés du FPLE qui étaient venus chez lui et avaient exigé sa conscription, ce qui, selon lui, ressort clairement de la transcription de l’entrevue et de la preuve documentaire objective sur les enfants-soldats en Érythrée entre 1962 et 1991.

[24] Le demandeur soutient que l’agent a pris sa décision sans tenir compte des réponses claires qu’il avait données lors de l’entrevue, de la jurisprudence établissant les facteurs à prendre en compte lors de l’examen de l’appartenance, ainsi que de la preuve documentaire disponible concernant l’Érythrée. Il fait valoir que, contrairement à ce que disent les motifs de l’agent, rien dans ses réponses n’indiquait qu’il était disposé à se joindre au FPLE ou désireux de le faire, et qu’aucun élément de preuve n’appuyait l’hypothèse de l’agent selon laquelle il s’était joint au FPLE en raison de son [traduction] « nationalisme érythréen ». De plus, il fait remarquer qu’en relatant ses réponses, l’agent a déclaré, à tort, que le FPLE avait pour objectif de [traduction] « combattre l’ennemi », ce qu’il n’avait jamais dit lors de l’entrevue. Il est d’avis que son enthousiasme à l’égard de l’indépendance de l’Érythrée constituait un fondement déraisonnable pour conclure qu’il s’était joint volontairement au FPLE.

[25] Le demandeur ajoute que le fait qu’il n’était âgé que de 17 ans au moment de sa conscription faisait de lui un enfant-soldat au sens de la Convention relative aux droits de l’enfant des Nations Unies. Il soutient que le Protocole facultatif à la Convention relative aux droits de l’enfant, concernant l’implication d’enfants dans les conflits armés, dont le Canada est signataire, interdit le recrutement ou la conscription d’enfants de moins de 18 ans par des forces gouvernementales ou non gouvernementales. Soulignant que l’article 34 de la LIPR est muet sur le statut des mineurs dont les activités sont visées par certains motifs d’interdiction de territoire, la Cour d’appel fédérale, dans l’arrêt Poshteh c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CAF 85 (« Poshteh »), a conclu que le statut de mineur d’une personne est un facteur pertinent pour déterminer si elle est membre d’une organisation terroriste au sens de l’article 34 de la LIPR. Le demandeur fait valoir que l’agent n’a pas tenu compte de son âge comme facteur dans l’évaluation et que le raisonnement est donc déraisonnable.

[26] Enfin, le demandeur soutient que l’agent a commis une erreur en tirant des conclusions d’invraisemblance quant à la nature de sa participation au sein du FPLE. L’agent a mis en doute le fait que les agents armés qui s’étaient présentés au domicile du demandeur avaient menacé celui-ci ou avaient exercé des pressions sur lui. L’agent a déclaré que [traduction] « même s’il [était] probable que les miliciens portaient des armes, rien n’indiqu[ait] qu’ils les avaient utilisées pour contraindre le demandeur à se joindre au FPLE », puisque le demandeur n’avait pas confirmé que les soldats l’avaient menacé. De plus, l’agent a conclu qu’il y avait des motifs raisonnables de croire que le demandeur avait participé à des opérations de combat pendant qu’il faisait partie du FPLE, car lorsqu’il s’était par la suite joint à la même division, il l’avait fait à titre de commandant d’opérations de combat. Le demandeur s’appuie sur les décisions Valtchev c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2001 CFPI 776 (« Valtchev ») et Zaiter c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 908 (« Zaiter »), rendues par la Cour pour soutenir que les conclusions d’invraisemblance tirées par l’agent à l’égard des circonstances de sa participation au sein du FPLE rendent la décision déraisonnable.

[27] Le défendeur maintient que le constat d’interdiction de territoire de l’agent est raisonnable. Il soutient que la Cour d’appel fédérale, dans l’arrêt Poshteh, a établi que l’appartenance à une organisation devait recevoir une interprétation large et que l’aveu du demandeur selon lequel il avait été soldat du FPLE de 1990 à 1993 suffisait donc à le considérer comme un membre de l’organisation pour l’application de l’alinéa 34(1)f) de la LIPR. Il fait remarquer que, malgré l’observation du demandeur selon laquelle il avait été enrôlé au sein du FPLE contre son gré, celui-ci a déclaré lors de son entrevue qu’il était satisfait des actions du mouvement indépendantiste érythréen à l’époque et qu’il n’avait pas quitté le FPLE parce qu’il luttait contre l’ennemi (le régime éthiopien). Il soutient que l’agent a raisonnablement conclu que le demandeur ne s’était pas joint au FPLE sous la coercition ou la contrainte.

[28] Le défendeur soutient que l’allégation du demandeur selon laquelle l’agent n’a pas tenu compte de son statut d’enfant-soldat est dénuée de fondement. Il fait remarquer que le demandeur est resté un soldat après avoir atteint l’âge de 18 ans et qu’il n’a pas fait d’efforts pour quitter le FPLE. Il s’appuie sur une décision de la Cour, Ismail c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 1294, pour affirmer que le statut de mineur d’une personne n’entraîne pas une dispense générale d’application de l’interdiction de territoire au titre de l’alinéa 34(1)f) de la LIPR.

[29] Le défendeur soutient aussi que l’agent a raisonnablement conclu que le demandeur avait participé à des opérations de combat lorsqu’il était un soldat du FPLE. Il affirme que cette conclusion n’est pas hypothétique, car l’agent s’est raisonnablement appuyé sur la déclaration du demandeur selon laquelle il portait une arme, sur le fait que celui-ci avait rejoint la même division en tant que commandant de l’équipe de combat en 1998, et sur [traduction] « la rationalité et le bon sens » pour déterminer qu’il était peu probable que le demandeur soit devenu commandant d’une équipe de combat s’il n’avait pas déjà participé à des opérations de combat.

[30] À mon avis, l’agent a commis une erreur en ne tenant pas dûment compte de l’ensemble des circonstances entourant la participation du demandeur au sein du FPLE et il a tiré des conclusions d’invraisemblance déraisonnables à l’égard de la situation du demandeur. Pour les motifs qui précèdent, je conclus que la décision de l’agent est déraisonnable.

[31] Le raisonnement de l’agent concernant la volonté apparente du demandeur de se joindre au FPLE démontre un manque de logique interne qui rend la décision déraisonnable (Vavilov, aux para 101, 104). À de nombreuses reprises au cours de son entrevue, le demandeur a déclaré qu’il avait été forcé de se joindre au FPLE par des agents armés de l’organisation qui étaient venus chez lui. Le demandeur a déclaré qu’il [traduction] « [avait] été forcé » de se joindre au FPLE, qu’il l’avait fait [traduction] « contre [sa] volonté », que les soldats du FPLE [traduction] « portaient des armes » et qu’il [traduction] « [n’était] pas possible de refuser » de les suivre. Il s’agit d’un exposé circonstancié clair et cohérent, et il n’existe aucune raison évidente de douter de sa crédibilité. Les seuls fondements sur lesquels l’agent s’est appuyé pour conclure que le demandeur s’était volontairement joint au FPLE pour des motifs nationalistes sont les suivants : le demandeur [traduction] « [avait] exprimé de la satisfaction quant aux actions du mouvement indépendantiste en 1990 et à la contribution de celui-ci aux objectifs du FPLE dans la “lutte contre l’ennemi” »; rien n’indiquait qu’il avait été contraint ou menacé par les soldats armés; rien n’indiquait qu’il ait tenté de quitter le FPLE. À mon avis, chacun de ces motifs manque de logique.

[32] J’estime irrationnel et déraisonnable le raisonnement selon lequel l’enthousiasme exprimé par le demandeur quant à la perspective d’une Érythrée indépendante reflète sa volonté et son désir de se joindre au FPLE. Les deux s’excluent mutuellement, et le lien entre ces conclusions n’est pas étayé par les réponses du demandeur ni par le dossier de la preuve. Sans une évaluation claire des circonstances dans lesquelles le demandeur a été enrôlé au sein du FPLE, il est déraisonnable de supposer que le simple fait, pour le demandeur, d’appuyer l’indépendance de l’Érythrée suffise à démontrer qu’il s’était joint au FPLE de son plein gré, à la poursuite d’un objectif nationaliste. Il s’agit d’une « prémisse absurde » (Vavilov, au para 104).

[33] De plus, je suis d’avis que les conclusions de l’agent concernant l’absence d’éléments de preuve fournis par le demandeur pour démontrer qu’il avait été enrôlé au sein du FPLE par la coercition ou la menace et le fait que le demandeur n’avait pas quitté le FPLE après s’y être joint en 1990 ne concordent pas avec la preuve centrale concernant la participation du demandeur au sein de l’organisation et, par conséquent, la décision n’est pas compatible avec le dossier de la preuve et les contraintes juridiques. Bien que l’appartenance à une organisation doive être interprétée au sens large, l’évaluation de cette appartenance exige la prise en compte de certains facteurs essentiels comme « [le] rôle, [la] durée [et le] niveau d’engagement » au sein de l’organisation (Krishnamoorthy, au para 23; Poshteh, au para 37; Perez Villegas c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2011 CF 105 au para 44). Un autre facteur dont il faut tenir compte au moment d’évaluer l’appartenance d’une personne est la question de savoir si elle a été enrôlée sous la coercition ou la contrainte, en particulier dans le cas d’un mineur comme le demandeur (Poshteh, au para 52). Comme il a été résumé aux paragraphes 36 à 38 de la décision Jalloh c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2012 CF 317 :

[36] À mon avis, il est préférable d’examiner la preuve relative à l’appartenance à un groupe avec la preuve de coercition lorsque l’on détermine s’il y a des motifs raisonnables de croire que la personne était véritablement membre du groupe. On peut considérer, par exemple, que la preuve de contrainte annule la mens rea de l’appartenance au groupe (Thiyagarajah c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2011 CF 339). La preuve de contrainte doit donc être examinée avec la preuve relative à l’appartenance au groupe pour savoir si la personne était réellement membre du groupe ou si elle a plutôt agi pour se protéger.

[37] En résumé, une personne ne peut être considérée comme étant membre d’un groupe si son association avec celui‑ci est fondée sur la contrainte. Un membre est à tout le moins une personne qui commet intentionnellement des actes afin que les buts du groupe soient atteints. Une personne qui commet sous la contrainte des actes compatibles avec ces buts ne peut être considérée comme un véritable membre.

[38] Par conséquent, la conclusion selon laquelle une personne est membre d’un groupe devrait reposer sur des éléments qui indiquent que les intentions de la personne étaient en accord avec les objectifs du groupe et ne concernaient pas sa propre survie. La preuve devrait être considérée dans son ensemble afin de déterminer si la personne était véritablement membre du groupe ou si les actes qu’elle a commis au nom du groupe l’ont été sous la contrainte. Il faut bien sûr se rappeler que la question qui doit être tranchée sous le régime de l’alinéa 34(1)f) consiste à savoir s’il y a des motifs raisonnables de croire que la personne était membre du groupe, et non si la preuve établit un tel lien selon la prépondérance des probabilités ou si la contrainte a été démontrée selon une quelconque norme de preuve. Cela également laisse croire que tous les éléments de preuve pertinents doivent être considérés ensemble.

[Non souligné dans l’original.]

[34] Les notes consignées par l’agent dans le SMGC montrent qu’il n’a pas tenu compte du fait que le demandeur avait déclaré, de façon répétée, qu’il avait été enrôlé de force ou qu’il était mineur lorsque des agents armés du FPLE étaient venus chez lui. De plus, la conclusion de l’agent selon laquelle le demandeur n’avait pas été menacé ou contraint parce qu’il n’avait pas confirmé avoir été menacé directement par les soldats traduit un raisonnement irrationnel. Le passage pertinent de la transcription de l’entrevue dit ce qui suit :

[traduction]
Comment vous êtes-vous joint au FPLE?

J’ai été forcé.

Quel âge aviez-vous?

Presque 18 ans.

Comment avez-vous été forcé? Avez-vous été menacé?

Ils sont venus dans mon village durant la nuit et m’ont emmené de force.

Comment? Pouvez-vous expliquer ce que signifie « de force »?

Contre ma volonté.

Comment vous ont-ils emmené contre votre volonté? Par exemple, vous ont-ils menacé?

Ils sont simplement venus et m’ont dit d’aller avec eux, alors je suis allé avec eux. Ils portaient des armes.

Connaissez-vous d’autres personnes qui ont été forcées de se joindre au FPLE?

De nombreux autres jeunes.

Quelqu’un a-t-il refusé?

Je ne sais pas.

Que se serait-il passé si vous aviez refusé?

Je ne sais pas, il n’était pas possible de refuser.

[35] Si l’on considère l’ensemble des réponses, le demandeur affirme que, lorsqu’il était âgé de 17 ans, plusieurs soldats armés du FPLE sont venus chez lui. Les déclarations du demandeur, à savoir que des soldats étaient venus chez lui durant la nuit, qu’ils portaient des armes, qu’ils lui avaient dit de les suivre et qu’il avait compris qu’il ne lui était pas possible de refuser, mènent toutes à la conclusion que le demandeur s’est senti contraint de se joindre au FPLE, au risque de subir un préjudice. Compte tenu de ces déclarations et de la jurisprudence établissant qu’une évaluation de l’appartenance devrait prévoir la prise en compte des circonstances de la participation d’une personne, la conclusion de l’agent selon laquelle le demandeur s’était joint volontairement au FPLE parce qu’il n’avait pas confirmé que les soldats l’avaient menacé directement ou qu’il n’avait pas expliqué explicitement ce qui lui serait arrivé s’il avait refusé de se joindre au FPLE est une conclusion irrationnelle et non étayée. À mon avis, il était déraisonnable pour l’agent de conclure que le fait que plusieurs soldats armés aient exigé d’un jeune de 17 ans qu’il se joigne au FPLE ne constituait qu’une [traduction] « menace indirecte », particulièrement compte tenu de la conviction qu’avait le demandeur qu’il [traduction] « n’était pas possible de refuser » et qu’il [traduction] « n’aurait eu nulle part où aller s’il était parti ».

[36] Enfin, je suis d’accord avec le demandeur pour dire que les conclusions d’invraisemblance tirées par l’agent concernant les circonstances de sa participation au sein du FPLE sont déraisonnables. Dans la décision Valtchev, la Cour a établi que des conclusions d’invraisemblance ne peuvent être tirées que dans les cas les plus évidents, c’est-à-dire « si les faits articulés débordent le cadre de ce à quoi on peut logiquement s’attendre ou si la preuve documentaire démontre que les événements ne pouvaient pas se produire comme le revendicateur le prétend » (au para 7). Est particulièrement pertinente en l’espèce la déclaration de la Cour dans la décision Valtchev selon laquelle un décideur « doit être prudent lorsqu’il fonde sa décision sur le manque de vraisemblance », car « des actes qui semblent peu plausibles lorsqu’on les juge en fonction des normes canadiennes peuvent être plausibles lorsqu’on les considère en fonction du milieu dont provient le revendicateur » (au para 7). Appliquant ce principe, le juge Norris, dans la décision Zaiter, a déclaré « [qu’i]l ne faudrait pas tirer de conclusions défavorables quant à la crédibilité fondées sur la vraisemblance tout simplement parce qu’il est peu probable que les événements se soient produits selon la description qu’en a faite le demandeur » (au para 9).

[37] J’estime que ce raisonnement s’applique aux conclusions d’invraisemblance tirées par l’agent en l’espèce, en particulier la conclusion selon laquelle le demandeur devait avoir pris part à des opérations de combat pendant qu’il était membre du FPLE puisqu’il était peu probable qu’il se soit ensuite joint à la division des opérations de combat à titre de commandant s’il n’avait pas déjà fait l’expérience de telles opérations. Il est irrationnel de conclure que le demandeur a participé à des opérations de combat en tant que membre du FPLE (Vavilov, au para 96). Ce raisonnement n’est pas étayé par la preuve et il contient une lacune sur le plan de la logique qui rend la conclusion déraisonnable (Vavilov, au para 96).

[38] Si l’on considère la situation globale du demandeur d’un point de vue culturel, il n’est pas invraisemblable qu’un jeune homme soit enthousiaste à l’idée de l’indépendance de son pays et qu’il soit, simultanément, enrôlé de force au sein du FPLE par des soldats armés. Les deux vérités peuvent coexister; « [l]es situations ne se conforment pas toujours à la norme » (Zaiter, au para 9). Il n’est pas non plus invraisemblable qu’un mineur enrôlé de force au sein du FPLE ne quitte pas l’organisation une fois rendu à l’âge adulte parce qu’il craint des représailles ou qu’il n’a nulle part où aller. J’estime que les sentiments de crainte et de désespoir ressortent clairement de la transcription de l’entrevue du demandeur et qu’il n’existe aucun motif raisonnable ou crédible de douter de son exposé circonstancié cohérent.

[39] Pour les motifs qui précèdent, je conclus que la décision de l’agent ne satisfait pas aux exigences de justification, de transparence et d’intelligibilité (Vavilov, au para 99) et que l’agent a déraisonnablement conclu que le demandeur était interdit de territoire au Canada pour raison de sécurité au titre de l’alinéa 34(1)f) de la LIPR.

V. Conclusion

[40] La présente demande de contrôle judiciaire sera accueillie. Dans sa décision, l’agent a déraisonnablement omis de tenir compte des circonstances de la participation du demandeur au sein du FPLE et il a tiré des conclusions d’invraisemblance déraisonnables à ce sujet. Ces erreurs suffisent à justifier l’intervention de la Cour et rendent la décision déraisonnable. Aucune question n’a été soulevée aux fins de certification, et je conviens que l’affaire n’en soulève aucune.


JUGEMENT dans le dossier IMM-394-22

LA COUR REND LE JUGEMENT suivant :

  1. La présente demande de contrôle judiciaire est accueillie. La décision faisant l’objet du contrôle judiciaire est annulée, et l’affaire est renvoyée à un autre décideur pour qu’il rende une nouvelle décision.

  2. Il n’y a aucune question à certifier.

« Shirzad A. »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-394-22

 

INTITULÉ :

TEKLE KIDANE ZIGTA c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

AUDIENCE TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE

 

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 15 décembre 2022

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE AHMED

 

DATE DES MOTIFS :

Le 19 janvier 2023

 

COMPARUTIONS :

Teklemichael Ab Sahlemariam

 

Pour le demandeur

 

Ian Hicks

 

Pour le défendeur

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

The Law Office of Teklemichael Ab Sahlemariam

Avocats

Toronto (Ontario)

 

Pour le demandeur

 

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

Pour le défendeur

 

 

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