Date : 20230117
Dossier : IMM-6770-21
Référence : 2023 CF 72
Ottawa (Ontario), le 17 janvier 2023
En présence de madame la juge Pallotta
ENTRE : |
HUSSAIN AHMED |
demandeur |
et |
LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION |
défendeur |
JUGEMENT ET MOTIFS
[1] Le demandeur, Hussain Ahmed, est un citoyen du Bangladesh qui sollicite le contrôle judiciaire de la décision rendue le 17 septembre 2021 par la Section d’appel des réfugiés (la SAR) de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié. La SAR a rejeté l’appel de M. Ahmed et confirmé la décision de la Section de la protection des réfugiés (la SPR) selon laquelle il n’a pas la qualité de réfugié au sens de la Convention ni celle de personne à protéger au sens des articles 96 et 97 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [la LIPR].
[2] M. Ahmed craint d’être persécuté en raison de ses opinions politiques. Il dit avoir été pris pour cible par la Ligue Chhatra du Bangladesh (la LCB), l’aile étudiante de la Ligue Awami, le parti au pouvoir, en raison de son adhésion au Parti libéral-démocrate (le PLD) et de son poste de secrétaire aux affaires religieuses de ce parti pour le district de Sylhet. La question déterminante devant la SPR et la SAR était celle de la crédibilité.
[3] M. Ahmed soutient que la décision de la SAR est déraisonnable parce que le fondement de ses conclusions défavorables en matière de crédibilité – l’incompatibilité de son témoignage sous serment et de ses documents corroborants avec la preuve objective sur la situation au pays figurant dans le cartable national de documentation (le CND) sur le Bangladesh – est intenable. De plus, bien que les décisions de la SPR et de la SAR reposent sur des conclusions défavorables en matière de crédibilité, M. Ahmed soutient que l’analyse de la SAR, fondée sur des renseignements contenus dans le CND, est nettement différente de celle de la SPR. Il fait valoir que la SAR a manqué à son obligation d’équité procédurale en ne l’informant pas des nouvelles questions soulevées et en ne lui donnant pas l’occasion d’y répondre.
[4] Le contrôle du caractère raisonnable de la décision de la SAR se fait conformément aux instructions établies dans l’arrêt Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 [Vavilov]. Le contrôle selon la norme de la décision raisonnable est empreint de déférence, mais rigoureux : Vavilov, aux para 12-13, 75 et 85. Lorsqu’elle applique la norme de la décision raisonnable, la cour de révision doit se demander si la décision possède les caractéristiques d’une décision raisonnable, soit la justification, la transparence et l’intelligibilité : Vavilov, au para 99. Une décision raisonnable est fondée sur une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle et est justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles auxquelles le décideur est assujetti : Vavilov, au para 85. Il incombe à la partie qui conteste la décision d’en démontrer le caractère déraisonnable : Vavilov, au para 100.
[5] Les allégations relatives à l’iniquité procédurale sont susceptibles de contrôle selon une norme qui s’apparente à celle de la décision correcte : Chemin de fer Canadien Pacifique Limitée c Canada (Procureur général), 2018 CAF 69 au para 54 [Chemin de fer Canadien Pacifique]. L’obligation d’équité procédurale est « éminemment variable »
, intrinsèquement souple et tributaire du contexte : Vavilov, au para 77, citant Baker c Canada (Citoyenneté et Immigration), [1999] 2 RCS 817, aux para 22-23 [Baker], entre autres. Le demandeur doit avoir une possibilité valable de présenter ses arguments et de les soumettre à un examen complet et équitable : Baker, au para 32. La question principale consiste à déterminer si la procédure était équitable eu égard à l’ensemble des circonstances : Chemin de fer Canadien Pacifique, au para 54.
[6] Les principaux doutes et conclusions de la SPR et de la SAR en matière de crédibilité, que je résume plus loin, mettent en contexte les arguments présentés par M. Ahmed dans le cadre du contrôle judiciaire.
[7] En raison de ses sérieux doutes quant à la crédibilité du témoignage de M. Ahmed et des documents présentés à l’appui, la SPR conclut que la demande de M. Ahmed n’est pas crédible. En ce qui concerne le témoignage de M. Ahmed, la SPR juge peu probable que la LCB ait été en mesure de le retrouver après sa fuite à Chittagong, comme il le soutient. Elle juge aussi peu probable qu’il ait continué à signaler ses agressions à la police après que celle-ci eut refusé de le protéger et l’eut menacé en raison de sa participation à des manifestations. La SPR rejette aussi les motifs soulevés par M. Ahmed pour justifier sa longue attente avant de demander l’asile. En ce qui concerne les documents à l’appui, la SPR doute que la carte de membre du PLD de M. Ahmed, qui aurait été délivrée en 2016, et les trois reçus de cotisation datés de 2015, 2016 et 2017 puissent être [traduction] « en aussi bon état étant donné leur âge et l’utilisation qui en a été faite »
. La SPR a aussi des doutes au sujet du mandat d’arrestation au nom de M. Ahmed. La police aurait délivré le mandat au nouveau domicile des parents de M. Ahmed alors que c’est leur ancienne adresse qui y figure. Vu ses doutes à l’endroit du témoignage de M. Ahmed et des documents qu’il a présentés, la SPR tire des conclusions défavorables quant à la crédibilité de sa demande d’asile .
[8] La SPR indique que la demande de M. Ahmed est étayée par [traduction] « de nombreux éléments de preuve ». Elle a pris en compte le témoignage de M. Ahmed concernant la situation politique au Bangladesh, le PLD, son rôle de secrétaire aux affaires religieuses pour le district de Sylhet, ainsi que les divers événements auxquels il a participé en qualité de membre et de dirigeant du PLD. La SPR a aussi tenu compte de plusieurs documents à l’appui, dont les suivants : le formulaire d’adhésion au PLD de M. Ahmed; un registre des membres et dirigeants du PLD pour le district de Sylhet dans lequel M. Ahmed est nommé comme secrétaire des affaires religieuses; un article du journal Sylhet Daily News indiquant que M. Ahmed a été agressé le 20 novembre 2017, ainsi qu’un registre de congé de l’hôpital pour la même journée; une lettre d’un avocat bangladais que M. Ahmed et sa mère ont consulté le 10 décembre 2017 et une lettre de la mère de M. Ahmed.
[9] Bien que la SPR n’ait trouvé [traduction] « à première vue »
, aucune raison de douter de la crédibilité ou de l’authenticité des documents et témoignages à l’appui, elle indique que ces éléments de preuve doivent être examinés à la lumière de ses conclusions défavorables. À cet égard, la SPR note que les documents à l’appui auraient pu être falsifiés pour étayer une fausse demande d’asile et qu’ils ont donc une valeur probante limitée. Elle reconnaît que le témoignage des demandeurs d’asile est présumé véridique à moins qu’il y ait des raisons de croire le contraire, mais considère qu’il y a des raisons de croire que M. Ahmed a menti. La SPR conclut que les doutes quant à la crédibilité ne sont pas mineurs ou microscopiques et concernent des éléments clés du récit de M. Ahmed et des documents essentiels qu’il a présentés à l’appui de sa demande. Elle rejette donc la demande de M. Ahmed au motif qu’il n’a pas établi de façon crédible les événements qui l’ont mené à fuir le Bangladesh ni le fait qu’il serait exposé à un risque s’il y retournait.
[10] En appel devant la SAR, M. Ahmed fait valoir que toutes les conclusions défavorables de la SPR quant à sa crédibilité sont erronées. En ce qui concerne les éléments de preuve documentaire, M. Ahmed soutient que la SPR a commis une erreur en tirant des conclusions erronées, notamment des conclusions d’invraisemblance non étayées, concernant l’authenticité de la carte de membre, des reçus de paiement et du mandat d’arrestation. Il affirme aussi que la SPR a commis une erreur en accordant peu de valeur probante aux documents corroborants sans pour autant conclure qu’ils ne sont pas authentiques : Oranye c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2018 CF 390 [Oranye]. M. Ahmed fait valoir que la SPR a confondu la crédibilité de son témoignage et l’authenticité des documents, et qu’elle a conclu à tort que tous les documents manquaient de crédibilité parce qu’elle doutait de certains d’entre eux, sans examiner les documents à l’appui sur le fond. Il exhorte la SAR à conclure qu’il est un réfugié au sens de la Convention du fait de ses opinions politiques à la lumière de la preuve de son implication politique, de la persécution qu’il a subie et du risque qu’il soit arrêté au Bangladesh.
[11] Dans sa décision, la SAR n’indique pas expressément si elle convient avec M. Ahmed que la SPR a commis une erreur. Toutefois, au terme d’un examen indépendant des documents, la SAR conclut que la demande de M. Ahmed n’est pas crédible, mais pour des motifs différents de ceux de la SPR.
[12] La SAR juge peu crédible l’appartenance de M. Ahmed au PLD, ce qui mine sa crédibilité globale, puisqu’il s’agit d’un élément central de sa demande. À cet égard, la SAR conclut explicitement que M. Ahmed a présenté deux documents frauduleux pour établir son appartenance au PLD, à savoir sa carte de membre et la liste des membres et dirigeants du PLD pour le district de Sylhet. La SAR estime qu’il y a des incohérences importantes entre ces documents et la preuve objective figurant dans le CND sur le Bangladesh, en particulier le point 4.13, une Réponse à la demande d’information intitulée Bangladesh : information sur le Parti libéral-démocrate (Liberal Democratic Party - LDP), y compris sur sa structure, ses dirigeants et ses activités; les cartes de membre, les lettres de confirmation et les activités du LDP; le traitement réservé aux membres du LDP par les autorités (2014‑avril 2016). La SAR tire les conclusions suivantes :
Le CND indique expressément que
« les membres du [PLD] ne reçoivent pas de carte de membre »
, et que les membres potentiels sont« informés par téléphone de l’acceptation de leur demande; les fonds du parti ne permettent pas la mise en place d’autres processus d’acceptation ou de confirmation de l’adhésion »
;Le document répertoriant les membres du conseil exécutif pour le district de Sylhet, qui indique que M. Ahmed est secrétaire aux affaires religieuses, n’est pas non plus crédible. Il comporte une irrégularité importante à première vue, puisqu’il parle d’un [traduction]
« comité de vingt-sept (21) [sic] membres »
. En outre, ces deux nombres ne concordent pas avec la preuve contenue dans le CND, qui explique que le PLD est organisé de sorte que« chaque comité de district est composé de 101 membres »
;Les éléments de preuve attestant l’adhésion de M. Ahmed au PLD du district de Sylhet en janvier 2015 et sa promotion au poste de secrétaire aux affaires religieuses dans la même unité en mai 2016 sont aussi incompatibles avec le CND, puisque les membres potentiels du PLD doivent avoir plus de 18 ans. Cette information est expressément demandée sur le formulaire d’adhésion. Or, M. Ahmed aurait eu 16 ans à son adhésion au PLD et 17 ans à sa promotion au poste de secrétaire aux affaires religieuses.
Pour les raisons suivantes, la prépondérance de la preuve documentaire ne permet pas de dissiper les doutes en matière de crédibilité ou d’établir l’allégation de M. Ahmed de façon indépendante : i) les reçus délivrés par le PLD indiquent uniquement que M. Ahmed a donné de l’argent au parti et non qu’il en est membre; ii) le mandat d’arrestation, le rapport de l’hôpital et la lettre de l’avocat n’indiquent pas que M. Ahmed est membre du PLD; iii) l’article de journal ainsi que l’affidavit souscrit par la mère de M. Ahmed précisent que celui‑ci est membre du PLD, mais n’expliquent pas comment il aurait pu se joindre au parti alors qu’il était mineur.
Il n’est pas nécessaire d’examiner les autres conclusions de la SPR en matière de crédibilité, puisque les doutes mentionnés aux points précédents réfutent complètement la présomption de véracité et
« ne sont pas adéquatement dissipées par les explications [du demandeur] ni par la preuve documentaire »
.
[13] M. Ahmed soutient que les conclusions de la SAR sont déraisonnables. Il affirme que la SAR a mal interprété les renseignements contenus dans le CND et qu’elle [traduction] « n’a retenu que ce qui lui convenait »
des extraits du point 4.13 sans tenir compte du document dans son ensemble ou des limites des renseignements qu’il contient. M. Ahmed soutient que le point 4.13 du CND est rédigé en des termes peu déclaratifs et qu’il ne donne que des renseignements généraux et des hypothèses au sujet de la structure organisationnelle du PLD et des critères d’adhésion à celui-ci. Il n’exprime aucune certitude à leur sujet et précise uniquement que le parti est celui d’un seul homme, « qui préside à ses destinées »
. M. Ahmed affirme que la SAR a fait abstraction des réserves exprimées par le libellé; par exemple, que le parti ne délivre « probablement »
pas de cartes de membre.
[14] Le défendeur soutient qu’il est raisonnable pour la SAR, en qualité de juge des faits, d’examiner et d’apprécier la façon dont le PLD est « probablement »
dirigé, et qu’elle a raisonnablement soupesé la preuve objective figurant dans le CND par rapport à la preuve de M. Ahmed. Il affirme que M. Ahmed demande essentiellement à la Cour de soupeser la preuve à nouveau.
[15] Je conviens avec M. Ahmed que la décision de la SAR est déraisonnable.
[16] Premièrement, la SAR a commis une erreur en se fondant sur des renseignements tirés du point 4.13 du CND qui ne permettent pas d’établir clairement que la carte de membre de M. Ahmed et la liste des membres du PLD sont frauduleuses ou que M. Ahmed n’aurait pas pu être membre du PLD à l’âge de 16 ans. La SAR s’est fiée aveuglément aux renseignements sur les cartes de membre, le nombre de membres du PLD et l’âge minimum des membres contenus au point 4.13 du CND, sans tenir compte des réserves qui y sont exprimées et des renseignements contradictoires figurant dans le même document.
[17] L’information contenue au point 4.13 du CND au sujet des cartes de membres provient de trois sources : un professeur d’études sud-asiatiques de l’université d’Oslo, un chercheur principal à l’Institut Christian Michelsen, ainsi qu’un aspirant au doctorat à l’École de développement international et mondialisation de l’Université d’Ottawa. Seul le candidat au doctorat affirme sans réserve que « les membres du LDP ne reçoivent pas de cartes de membre »
; cette affirmation n’est toutefois nullement étayée :
Le professeur a souligné que les partis politiques du Bangladesh n’appliquent pas de formalités d’inscription, qu’ils n’émettent pas de cartes de membre, qu’ils n’imposent pas de frais et qu’ils n’établissent pas de listes, et qu’à son avis [traduction] « le LDP ne fait probablement pas exception » (professeur 18 avr. 2016). Selon le chercheur principal, il est [traduction] « probable » que le parti n’impose pas de frais d’adhésion et qu’il n’ait pas de liste de membres officielle ni de cartes de membre (chercheur principal 15 avr. 2016). L’aspirant au doctorat a également déclaré que les membres du LDP ne reçoivent pas de cartes de membre (aspirant au doctorat 19 avr. 2016). Toutefois, la même source a signalé que le parti délivre des reçus pour les contributions financières; le comité central envoie également à chaque comité de district des lettres d’approbation dans lesquelles il dresserait la liste des membres (ibid.). Parmi les sources qu’elle a consultées dans les délais fixés, la Direction des recherches n’a pas trouvé d’autres renseignements allant dans le même sens ni aucun renseignement additionnel.
[18] La SAR s’est aussi fondée sur des renseignements fournis par le candidat au doctorat au sujet de la structure générale du PLD, à savoir que celui-ci est formé d’un comité central national composé de 42 membres, qu’il y a des comités de district dans 35 des 64 districts du Bangladesh, et que chacun de ces comités est composé de 101 membres. Le point 4.13 du CND ne mentionne pas le nombre de membres du PLD pour le district de Sylhet, et d’autres renseignements consignés au point 4.13 précisent que, même si le PLD possède, « sur papier »
, une structure organisationnelle officielle, ce n’est pas nécessairement le cas dans la réalité. Selon le professeur et le chercheur principal, il est difficile de se faire une idée de la taille exacte du PLD, mais le nombre de membres réel est probablement négligeable.
[19] En ce qui concerne l’âge de M. Ahmed lorsqu’il s’est joint au PLD, le point 4.13 du CND n’indique pas expressément que le parti refuse les personnes de moins de 18 ans. La SAR s’est plutôt fondée sur l’information figurant au point 4.13 selon laquelle le formulaire d’adhésion accessible sur le site Web du PLD exige que les membres potentiels déclarent qu’ils sont âgés d’au moins 18 ans. Comme il est mentionné plus haut, le point 4.13 précise aussi que les partis politiques du Bangladesh n’appliquent pas de formalités d’inscription, et qu’il est « probable »
qu’ils ne tiennent pas de liste de membres officielle. Il est aussi précisé, à la lumière des renseignements fournis par le président du PLD, que les membres potentiels sont invités à se joindre au parti de diverses manières (par Facebook, sur le Web ou en personne au bureau du parti), et que tous les citoyens du Bangladesh qui possèdent un niveau d’instruction adéquat, qui sont jugés acceptables par les gens de leur région, qui ne font l’objet d’aucune poursuite criminelle et qui ne sont impliqués dans aucune affaire de corruption peuvent devenir membres.
[20] Lors de l’audience devant la SPR, M. Ahmed n’est pas interrogé au sujet des incohérences apparentes entre les renseignements contenus au point 4.13 du CND et ses propres documents et témoignages. De plus, le dossier présenté à la SAR ne comprend aucun élément de preuve de sa part sur les incohérences entre les renseignements figurant au point 4.13 du CND et ceux contenus dans ses documents et son témoignage. Il n’est pas non plus interrogé sur les pratiques du PLD concernant les cartes de membre, le nombre de membres par comité de district, ou la manière dont il a pu adhérer au parti et devenir secrétaire aux affaires religieuses pour le district de Sylhet avant ses 18 ans. La conclusion de fraude est sérieuse et doit être fondée sur les éléments de preuve : Oranye, au para 24. À mon avis, l’information du CND sur laquelle la SAR s’est fondée n’est pas suffisamment claire et convaincante pour étayer une conclusion de fraude, d’autant plus que le dossier ne contient aucun élément de preuve de M. Ahmed à ce sujet.
[21] Deuxièmement, la SAR invoque les trois conclusions défavorables fondées sur les incohérences présumées par rapport à l’information contenue dans le CND pour écarter le témoignage de M. Ahmed et la preuve documentaire. La Cour tient les propos suivants au paragraphe 18 de la décision Li c Canada (Citoyenneté et Immigration) 2019 CF 307 :
[L]es conclusions défavorables sur la crédibilité globale ne constituent pas à elles seules des motifs suffisants pour rejeter des éléments de preuve potentiellement corroborants. Avant de rejeter de tels éléments, le décideur doit les examiner indépendamment de ses préoccupations quant à la crédibilité du demandeur (Yu c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 1138, aux paragraphes 31 à 37; Lu c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 846, aux paragraphes 33 à 35; et Ren, au paragraphe 27). Sinon, le raisonnement du décideur risque de soulever la même question que celle qui est en litige : on ne croit pas les éléments de preuve corroborants simplement parce qu’on ne croit pas le demandeur (Sterling c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 329, au paragraphe 12). Par ailleurs, comme l’a déclaré le juge Rennie (maintenant juge à la Cour d’appel fédérale) dans la décision Chen : « La Commission ne peut tirer une conclusion relativement à la demande en se fondant sur certains éléments de preuve et rejeter le reste de la preuve parce qu’elle est incompatible avec cette conclusion » (au paragraphe 20).
[22] Les conclusions de la SAR sur ces points sont le fondement de la conclusion portant que la demande de M. Ahmed n’est pas crédible. Par conséquent, les erreurs commises par la SAR constituent une lacune suffisamment grave pour justifier l’annulation de sa décision.
[23] J’aborde brièvement l’argument de M. Ahmed concernant l’équité procédurale même s’il n’est pas nécessaire de le faire compte tenu de ma conclusion sur le caractère raisonnable de la décision.
[24] M. Ahmed soutient qu’un des principes fondamentaux de l’équité procédurale est que toute partie doit avoir la possibilité de s’exprimer au sujet des nouvelles questions et préoccupations qui auront une incidence sur une décision la concernant : Ching c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 725 au para 74. Même si M. Ahmed reconnaît que la question de la crédibilité était déterminante devant la SPR et la SAR, il soutient qu’il ne pouvait pas savoir que la SAR se fonderait sur une interprétation des renseignements tirés de l’un des 125 points du CND sur le Bangladesh pour conclure que sa demande manquait de crédibilité. Il fait valoir que cette question n’a pas été soulevée devant la SPR ni au cours de son appel devant la SAR. M. Ahmed soutient que le fondement de la décision de la SAR est très différent de celui de la décision de la SPR, et qu’on ne peut pas s’attendre à ce qu’il anticipe toutes les raisons pour lesquelles sa preuve pourrait être jugée non crédible, surtout celles dont il n’a pas été question devant la SPR. Il affirme qu’on aurait dû lui donner l’occasion de présenter des arguments à la SAR concernant les limites des renseignements contenus dans le CND.
[25] Le défendeur fait valoir que la Cour a déjà examiné puis rejeté un argument semblable au paragraphe 16 de la décision Bebri c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2018 CF 726 [Bebri]. Lorsque la SAR soulève et examine des questions liées aux conclusions de la SPR ou aux observations d’une partie, elle peut évaluer de manière indépendante la preuve documentaire ou tirer des conclusions quant à la crédibilité : Ibid; voir aussi Zhang c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2019 CF 870 au para 13 [Zhang]; Lopez Santos c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2021 CF 1281 au para 45.
[26] Je ne suis pas convaincue que M. Ahmed a établi l’existence d’un manquement à l’équité procédurale. Il n’a pas présenté de nouveaux éléments de preuve en appel ni demandé la tenue d’une audience devant la SAR. Lorsque la tenue d’une audience devant la SAR n’est pas justifiée, cette dernière peut trancher un appel sur la foi des documents qui ont été présentés « sans en aviser l’appelant et le ministre »
: article 7 des Règles de la Section d’appel des réfugiés, DORS/2012‑257. Lorsque les questions soulevées et examinées par la SAR sont liées aux observations des parties ou aux conclusions de la SPR, la SAR a le droit d’évaluer la preuve de façon indépendante et de tirer des conclusions quant à la crédibilité : Zhang, au para 13; Bebri, au para 16. C’est alors la norme déférente de la décision raisonnable qui s’applique aux conclusions de la SAR.
[27] Cette règle générale ne s’applique pas lorsque la SAR doit, pour respecter son obligation d’équité procédurale, prévenir les parties qu’elle soulève une nouvelle question et leur donner la possibilité de présenter des observations : Kwakwa c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 600. Les nouvelles questions sont « différentes, sur les plans juridique et factuel, des moyens d’appel soulevés par les parties et on ne peut pas raisonnablement prétendre qu’elles découlent des questions formulées par les parties »
: R c Mian, 2014 CSC 54 au para 30 [Mian] (renvois omis). Les questions qui reposent sur une question existante ou qui en sont des éléments ne sont pas de « nouvelles questions »
. Mian, au para 33.
[28] Je ne souscris pas à l’argument de M. Ahmed selon lequel il ne pouvait pas s’attendre à ce que la SAR mette l’accent sur le point 4.13 alors que le CND pour le Bangladesh comporte 125 points. Je conviens avec le défendeur que cet argument, par lequel M. Ahmed semble dire qu’il était tenu de [traduction] « chercher une aiguille dans une botte de foin »
est sans fondement. Le CND sur le Bangladesh comprend de nombreux points organisés par thèmes. La rubrique « 4. Activités et organisations politiques »
est constituée de 14 points. Parmi ces points, la SAR s’est fondée sur un document qui traite clairement du PLD. Par ailleurs, il s’agit du seul document répertorié sous cette rubrique qui concerne le PLD, comme l’indique clairement son titre.
[29] M. Ahmed soutient aussi que le fondement de la décision de la SAR est très différent de celui de la décision de la SPR, et qu’on ne peut pas s’attendre à ce qu’il anticipe toutes les raisons pour lesquelles sa preuve pourrait être jugée non crédible. Toutefois, il soulève expressément des questions concernant les conclusions de la SPR en matière de crédibilité et conteste devant la SAR les conclusions de la SPR quant à son appartenance au PLD ainsi qu’à sa carte de membre. Il fait notamment valoir que la SPR a commis une erreur en accordant peu de valeur probante aux documents corroborants sans conclure expressément qu’ils ne sont pas authentiques. À mon avis, la SAR n’a pas soulevé de questions distinctes, sur les plans juridique et factuel, des moyens d’appel de M. Ahmed. Les conclusions de la SAR découlent des questions qu’il a soulevées.
[30] Si la SAR avait invité M. Ahmed à présenter des observations, celles-ci auraient pu remettre en cause le caractère raisonnable de sa décision. En effet, un principe directeur du contrôle selon la norme de la décision raisonnable est que la cour de révision doit interpréter les motifs du tribunal en fonction de leur contexte, ce qui comprend les observations des parties : Vavilov, au para 94. Cependant, un manquement à l’équité procédurale constitue un motif distinct d’intervention judiciaire qui justifierait l’annulation de la décision de la SAR même si elle avait été raisonnable. À mon avis, l’erreur commise par la SAR en l’espèce se rapporte au caractère raisonnable de la décision, et M. Ahmed ne m’a pas convaincue que la SAR était tenue, par souci d’équité procédurale, de l’aviser qu’une nouvelle question était soulevée et de lui donner l’occasion d’y répondre.
[31] En conclusion, M. Ahmed a établi que la décision de la SAR est déraisonnable. La présente demande sera donc accueillie.
[32] Aucune partie n’a proposé de question à certifier. Il n’y a aucune question à certifier.
JUGEMENT dans le dossier IMM-6770-21
LA COUR STATUE :
La demande de contrôle judiciaire est accueillie.
La décision de la SAR est annulée et l’affaire fera l’objet d’une nouvelle décision par un tribunal différemment constitué de la SAR.
Il n’y a aucune question à certifier.
« Christine M. Pallotta »
Juge
COUR FÉDÉRALE
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER
DOSSIER :
|
IMM-6770-21 |
INTITULÉ :
|
HUSSAIN AHMED c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION |
LIEU DE L’AUDIENCE :
|
AUDIENCE TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE
|
DATE DE L’AUDIENCE :
|
LE 6 OCTOBRE 2022
|
JUGEMENT ET MOTIFS : |
LA JUGE PALLOTTA
|
DATE DES MOTIFS :
|
LE 17 JANVIER 2023
|
COMPARUTIONS :
John Guoba |
POUR LE DEMANDEUR |
Rachel Beaupré |
Pour le défendeur |
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :
John Guoba Avocat Toronto (Ontario) |
POUR LE DEMANDEUR |
Procureur général du Canada Toronto (Ontario) |
Pour le défendeur |