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Date : 20230111


Dossier : IMM‑1436‑22

Référence : 2023 CF 43

[TRADUCTION FRANÇAISE]
Calgary (Alberta), le 11 janvier 2023

En présence de monsieur le juge Diner

ENTRE :

MUHAMMAD USMAN PASHA

SYEDA AYESHA RIAZ

MUHAMMAD AOUN

demandeurs

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS :

[1] Les demandeurs sollicitent, en vertu de l’article 72 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [la LIPR], le contrôle judiciaire d’une décision par laquelle la Section d’appel des réfugiés [SAR] a confirmé la décision de la Section de la protection des réfugiés [SPR] selon laquelle ils n’avaient ni la qualité de réfugié au sens de la Convention ni celle de personne à protéger au titre des articles 96 et 97 de la LIPR. Pour les motifs exposés ci‑dessous, j’accueillerai la demande de contrôle judiciaire.

I. Contexte

[2] Le demandeur principal, son épouse et leur enfant mineur sont des citoyens du Pakistan. Ils sont arrivés au Canada le 9 août 2019 et ont déposé une demande d’asile. Ils craignent d’être persécutés par le Lashker‑e‑Jhangiv [LeJ], le Sipah‑e‑Sahaba [SSP], Al-Qaïda et d’autres organisations extrémistes, ainsi que par des membres de leur famille qui font partie de ces organisations, car le demandeur principal est un chiite converti. Son épouse demeure une musulmane sunnite pratiquante.

[3] Le 30 juillet 2021, la SPR a entendu la demande d’asile des demandeurs. Le 25 août 2021, la SPR a rejeté cette demande et a conclu qu’ils n’étaient ni des réfugiés au sens de la Convention ni des personnes à protéger parce qu’ils disposaient d’une possibilité de refuge intérieur [PRI] viable à Hyderabad.

[4] Les demandeurs ont interjeté appel de la décision de la SPR devant la SAR. Le 20 janvier 2022, la SAR a rejeté l’appel [la décision] et confirmé la décision de la SPR. La question déterminante était celle de l’existence d’une PRI à Hyderabad, alors que la SPR et la SAR ont toutes deux conclu que les demandeurs ne seraient exposés à aucun risque de préjudice en raison de leurs convictions religieuses, et que les agents de préjudice ne pourraient pas non plus les retrouver dans cette ville.

II. Question en litige et norme de contrôle applicable

[5] Les demandeurs soutiennent que la décision est déraisonnable parce que la SAR a conclu à tort qu’il n’existait pas de possibilité sérieuse de persécution ou de risque de préjudice à l’endroit proposé comme PRI, Hyderabad. Les demandeurs soutiennent que la SAR n’a pas examiné les questions soulevées en appel au sujet de l’examen fait par la SPR d’un document important (1.8) du cartable national de documentation [CND], qu’elle a fait fi d’autres éléments de preuve importants et qu’elle a conclu à tort que le groupe LeJ et le SSP n’avaient pas les moyens de retrouver les demandeurs à Hyderabad parce que ces groupes extrémistes ne sont pas actifs dans cette partie du pays. La norme de contrôle applicable aux questions en litige est celle de la décision raisonnable (Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 [Vavilov]).

III. Arguments et analyse

[6] Je remarque tout d’abord que la SPR et la SAR ont reconnu que le groupe LeJ, le SSP et les membres de la famille du demandeur principal qui sont membres de ces organisations sont les agents de préjudice et que leur motivation à trouver les demandeurs n’est pas contestée. Aucun des deux tribunaux n’a remis en question les récits des demandeurs ni n’a mis en doute leur crédibilité, y compris le fait que des membres de leur famille, qui sont des membres importants des organisations en question, avaient proféré des menaces et lancé une fatwa contre le demandeur principal en raison de sa conversion au chiisme.

[7] En fait, les parties ne s’entendent pas sur la question de savoir si les demandeurs ont établi l’existence d’une possibilité sérieuse qu’ils soient persécutés par les agents de préjudice à l’endroit proposé comme PRI (Hyderabad), et si les tribunaux ont raisonnablement pris en compte et appliqué la preuve documentaire qui avait été portée à leur attention.

[8] Les demandeurs soutiennent que la SAR n’a pas tenu compte de l’examen fait par la SPR du document 1.8 du CND, à savoir un document rédigé par le Haut-Commissariat des Nations Unies pour les réfugiés [HCR]. Dans ses motifs, la SPR affirme ce qui suit :

[traduction]

J’ai tenu compte du document 1.8 du CND, dans lequel il est précisé que, « compte tenu du vaste territoire sur lequel certains groupes militants armés exercent leur emprise, les personnes qui risquent d’être prises pour cible par ces groupes ne disposeront généralement pas d’une PRI viable », et que « ces groupes mènent souvent leurs activités en toute impunité et leur emprise peut s’étendre au‑delà des secteurs sur lesquels ils exercent un contrôle immédiat ».

Dans le même document, il est mentionné que, « dans le contexte du Pakistan, il n’y aura généralement pas de PRI dans les zones touchées par des opérations de sécurité et de contre‑insurrection militaire soutenues et par des attaques de représailles de la part de militants ». Il n’est pas précisé qu’il n’y a aucune PRI dans tout le pays, seulement dans les régions où l’agent de préjudice présumé mène des activités et des opérations soutenues. Ainsi, il importe de déterminer si de telles activités ou opérations soutenues sont menées à l’endroit proposé comme PRI. Rien dans ce document ne prouve que le SSP ou le groupe LeJ est actif et opérationnel à Hyderabad précisément.

[Non souligné dans l’original.]

[9] Les demandeurs soutiennent que la SPR a mal interprété le contenu du document 1.8 du CND. Ils affirment que le passage cité par la SPR (souligné ci-dessus) n’étaye pas la proposition selon laquelle seules les régions touchées par des opérations militaires soutenues et des attaques de représailles n’offrent pas de PRI, faisant ainsi porter aux demandeurs le fardeau de démontrer que Hyderabad ne constitue pas une PRI viable en raison des opérations militaires soutenues et des attaques de représailles qui y sont menées.

[10] Les demandeurs affirment plutôt que l’élément de preuve contenue dans le document 1.8 du CND confirme clairement qu’ils sont des personnes qui risquent d’être persécutées, et que la SAR a commis une erreur en ne concluant pas que la SPR avait mal compris le contenu de ce document :

[traduction]

Le HCR considère par ailleurs que les personnes qui sont membres d’autres minorités religieuses et qui risquent d’être prises pour cible par des groupes militants armés ne pourront généralement pas bénéficier d’une PRI, compte tenu de la violence sectaire fondée sur la religion que ces groupes exercent de façon soutenue ainsi que du vaste territoire où ils exercent leur emprise.

[11] Le défendeur soutient pour sa part que la SAR a raisonnablement conclu que le groupe LeJ et le SSP ne seraient pas en mesure de trouver les demandeurs à l’endroit proposé comme PRI. Le défendeur affirme que l’extrait du CND cité par les demandeurs n’indique pas que tous les chiites seront persécutés ou exposés personnellement à un risque de préjudice en raison de leurs convictions religieuses. Le défendeur souligne que la SAR en a tenu compte dans ses motifs, ce qui indique qu’elle a pris en considération la preuve documentaire objective pour parvenir à cette conclusion.

[12] Le défendeur fait valoir que la preuve objective montre que le groupe LeJ et le SSP ne seraient pas en mesure de trouver les demandeurs à Hyderabad. Il affirme également que les demandeurs n’ont présenté aucune preuve démontrant qu’ils seraient exposés à un risque de préjudice dans cette ville : le groupe LeJ et le SSP ne sont pas actifs à Hyderabad, et les demandeurs n’ont pas été en contact avec leur famille depuis 2019, de sorte que les agents de persécution (qu’il s’agisse des membres de la famille ou des organisations terroristes dont ils sont membres) ne seraient pas en mesure de les retrouver et n’auraient aucune raison d’être au fait de leur déménagement à Hyderabad.

[13] Avant d’examiner ces arguments, je fais mention de la récente décision dans l’affaire Sami‑Ullah c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2022 CF 1525 [Sami-Ullah], dans laquelle le demandeur, un musulman chiite, craignait d’être persécuté par un groupe extrémiste au Pakistan. La SAR a jugé qu’il n’était pas un réfugié au sens de la Convention ni une personne à protéger en raison de l’existence d’une PRI à Hyderabad ou à Islamabad. Cette décision comporte deux observations essentielles : premièrement, les décisions administratives reposent largement sur les faits et, deuxièmement, en ce qui concerne la PRI à Hyderabad [traduction] « la jurisprudence, qu’elle soit établie par la Cour ou les tribunaux administratifs, n’est pas unanime quant au sort des demandeurs d’asile chiites qui ont été ciblés par le TTP ou des groupes apparentés au Pakistan » (Sami‑Ullah, au para 29).

[14] Le scénario factuel qui nous occupe se distingue de celui de l’affaire Sami‑Ullah en ce sens qu’en l’espèce, la motivation des agents de persécution à retrouver les demandeurs n’est pas contestée, alors qu’elle l’était dans cette autre affaire. Au contraire, comme je le mentionne plus haut, les deux tribunaux dans la présente affaire ont reconnu que les organisations terroristes avaient ciblé les demandeurs.

[15] Par ailleurs, dans l’affaire Sami‑Ullah, l’épouse et les enfants du demandeur étaient restés en toute sécurité au Pakistan, alors qu’en l’espèce, l’épouse et l’enfant du demandeur principal se sont également enfuis au Canada. Ici, l’épouse du demandeur principal a déclaré devant la SPR que, bien qu’elle ne se soit pas convertie elle‑même au chiisme, elle craignait de retourner au Pakistan avec leurs enfants en raison des risques auxquels ils étaient exposés.

[16] En l’espèce, la question clé consiste à savoir si le groupe LeJ et le SSP ont les moyens de retrouver les demandeurs à Hyderabad. En concluant par la négative, la SAR s’est trompée à deux égards importants. Elle n’a pas parlé de l’interprétation du document 1.8 du CND, une question centrale soulevée par les demandeurs en appel. Cette omission démontre que la SAR n’a « pas réussi à s’attaquer de façon significative aux questions clés ou aux arguments principaux formulés par les parties [et] permet de se demander [si elle] était effectivement attenti[ve] et sensible à la question qui lui était soumise » (Vavilov, au para 128).

[17] Le juge Brown a récemment tranché une affaire comparable concernant cette PRI en particulier – laquelle découlait de la persécution religieuse dont les chiites font l’objet au Pakistan – dans la décision Humayun c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2022 CF 1640 aux para 36‑38 [Humayun]. Il y examine le document 1.8 du CND – le même document du HCR que celui en cause en l’espèce :

[traduction]

[36] Le HCR – organisme des plus crédibles pour l’appréciation du risque auquel sont exposés les réfugiés – conclut qu’une PRI viable [traduction] n’est en général pas envisageable [non souligné dans l’original] pour les personnes exposées au risque d’être prises pour cible par certains groupes extrémistes armés :

« Étant donné la grande portée géographique de certains groupes extrémistes armés (comme l’attestent des attaques très médiatisées), il ne peut exister en général de PRI viable pour les personnes exposées au risque d’être prises pour cible par de tels groupes ».

[Non souligné dans l’original.]

[37] Il convient à cet égard de souligner à grands traits que cette affirmation est suivie d’un renvoi (444) désignant expressément le SSP comme l’un de ces groupes extrémistes armés.

[38] Avec égards, je ne suis pas convaincu que la SAR a pris en compte ces analyse et conclusion percutantes du HCR, et je ne vois pas non plus en quoi l’appréciation effectuée par la SAR reflète la conclusion du HCR. À ce sujet, je souscris à la position des demandeurs quand ils affirment que la question que devait trancher la SAR n’était pas celle de savoir si les chiites étaient ciblés par des attaques en général à l’endroit proposé comme PRI, mais plutôt celle de savoir si le SSP serait en mesure de trouver ces demandeurs en particulier et de s’en prendre à eux à cet endroit. J’estime que la question n’a pas été appréciée comme il se devait à la lumière de la conclusion essentielle tirée par le HCR selon laquelle il ne peut exister en général de PRI viable pour les personnes – comme les demandeurs – exposées au risque d’être prises pour cible par le SSP.

[18] Les observations du juge Brown mettent en évidence l’importance et la pertinence de la conclusion du HCR selon laquelle il ne saurait en général exister de PRI viable au Pakistan pour les personnes risquant d’être ciblées par des groupes militants armés comme le SSP et le LeJ (qui font tous deux partie de la liste figurant à la note de bas de page 444 mentionnée dans cet extrait). Dans la décision Humayun, le juge Brown a conclu que la SAR n’avait pas raisonnablement tenu compte de ces [traduction] « analyse et conclusion percutantes » lorsqu’elle a conclu que les demandeurs dans cette affaire n’avaient pas démontré que les chiites étaient en général attaqués à Hyderabad.

[19] De même, dans le cas qui nous occupe, la SAR a conclu que les demandeurs n’avaient présenté aucune preuve d’attaques menées par le groupe LeJ et le SSP contre des chiites à Hyderabad et que ces groupes n’étaient pas actifs dans la région. Toutefois, à la lumière de l’élément de preuve que constitue le document 1.8 du CND, à savoir que l’emprise des groupes militants comme le LeJ et le SSP s’étend dans l’ensemble du Pakistan, même dans les régions où ils ne sont pas actifs, j’estime que la SAR n’a pas suffisamment examiné la question de savoir s’il existait plus qu’une simple possibilité que les demandeurs soient persécutés à Hyderabad.

[20] Les profils des demandeurs en l’espèce les plaçaient dans une catégorie de personnes qui avaient été ciblées par des groupes extrémistes – à savoir le groupe LeJ et le SSP – et qui, selon les conclusions du HCR, [traduction] « ne disposeraient généralement pas d’une PRI viable ». Par conséquent, il était déraisonnable pour la SAR de ne pas tenir compte de cet élément dans son évaluation de la question de savoir si les demandeurs avaient une PRI viable à Hyderabad. Il s’agit là d’une lacune fatale dans la décision, tout comme dans l’affaire Humayun.

IV. Conclusion

[21] La décision de la SAR était injustifiée et donc déraisonnable. J’accueillerai donc la demande de contrôle judiciaire des demandeurs. Les parties n’ont proposé aucune question de portée générale à certifier, et je conviens que la présente affaire n’en soulève aucune.

 


JUGEMENT dans le dossier IMM‑1436‑22

LA COUR REND LE JUGEMENT suivant :

1) La demande de contrôle judiciaire est accueillie.

2) Aucune question n’a été proposée aux fins de certification, et je conviens que la présente affaire n’en soulève aucune.

3) Aucuns dépens ne sont adjugés.

« Alan S. Diner »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-1436-22

 

INTITULÉ :

MUHAMMAD USMAN PASHA, SYEDA AYESHA RIAZ, MUHAMMAD AOUN c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

AUDIENCE TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE

 

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 9 janvier 2023

 

MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT :

LE JUGE DINER

 

DATE DES MOTIFS :

Le 11 janvier 2023

 

COMPARUTIONS :

Lori A. O’Reilly

 

POUR LES DEMANDEURS

 

Camille N. Audain

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

O’Reilly Law Office

Calgary (Alberta)

 

POUR LES DEMANDEURS

 

Procureur général du Canada

Calgary (Alberta)

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

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