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Date : 20230105


Dossier : T‑1652‑22

Référence : 2023 CF 24

[TRADUCTION FRANÇAISE RÉVISÉE PAR L’AUTEUR]

Ottawa (Ontario), le 5 janvier 2023

En présence de monsieur le juge Sébastien Grammond

ENTRE :

JUDY SJOGREN

demanderesse

et

LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

[1] Mme Sjogren a demandé et obtenu la Prestation canadienne de la relance économique [PCRE] et la Prestation canadienne de maladie pour la relance économique [PCMRE]. Cependant, un agent de l’Agence du revenu du Canada [ARC] a conclu par la suite qu’elle n’était pas admissible aux prestations et qu’elle devait rembourser les montants reçus, parce que les documents qu’elle a fournis étaient insuffisants pour établir qu’elle avait gagné au moins 5 000 $ à titre de revenu d’un travail indépendant au cours des douze mois précédant sa demande. Elle sollicite maintenant le contrôle judiciaire de cette décision.

[2] Je rejette la demande de Mme Sjogren. La conclusion de l’agent selon laquelle les documents fournis par Mme Sjogren étaient insuffisants pour établir son revenu allégué était raisonnable. En outre, la décision antérieure de notre Cour accueillant la demande de contrôle judiciaire de Mme Sjogren à l’encontre d’une décision antérieure allant dans le même sens n’obligeait pas l’agent à prendre une décision qui soit favorable à Mme Sjogren.

I. Contexte

A. La PCRE et la PCMRE

[3] En mars 2020, la pandémie de COVID‑19 a contraint les provinces à mettre en place des mesures de confinement qui ont empêché de nombreuses personnes de travailler. Pour atténuer les répercussions économiques de la pandémie de COVID‑19, le Parlement a adopté la Loi sur les prestations canadiennes de relance économique, LC 2020, c 12, art 2 [la Loi]. La PCRE s’adresse aux personnes qui n’étaient pas salariées ou qui ont subi une réduction de leur revenu « pour des raisons liées à la COVID‑19 ». La PCMRE s’adresse aux personnes qui étaient incapables de travailler parce qu’elles ont contracté la COVID‑19 ou qu’elles devaient s’isoler en raison de la COVID‑19.

[4] Les articles 3 et 10 de la Loi énoncent respectivement les conditions à remplir pour être admissible à la PCRE ou à la PCMRE. Seule l’une d’elles est en cause en l’espèce, et elle est commune aux deux prestations. Conformément aux alinéas 3(1)d) et e) et 10(1)d), e) et e.1), le demandeur doit avoir eu un revenu total d’au moins 5 000 $ provenant de certaines sources, notamment le « travail qu’[il]exécute pour son compte » pendant une année civile ou la période de douze mois précédant la date de sa demande.

B. La demande de PCRE et de PCMRE de Mme Sjogren

[5] Mme Sjogren vit dans le nord de la Saskatchewan où elle a travaillé comme infirmière aux urgences pendant plusieurs années avant d’obtenir un emploi en 2007 en tant que technicienne en radiologie et de laboratoire. En mai 2009, elle a cessé de travailler, prétendument en raison d’une blessure à la colonne vertébrale. La demande de Mme Sjogren au titre des prestations d’invalidité a finalement été rejetée par la Cour d’appel fédérale : Sjogren c Canada (Procureur général), 2019 CAF 157. Par conséquent, Mme Sjogren ni ne reçoit de prestations d’invalidité ni n’a de revenu d’emploi.

[6] Depuis 2019, Mme Sjogren fait divers dessins et peintures en se servant de crayons, de charbon de bois et de peinture. Elle a commencé à annoncer ses œuvres d’art sur Facebook et a réussi à en vendre quelques‑unes en décembre 2020. Elle affirme avoir vendu suffisamment de tableaux ou de dessins pour en tirer un revenu de 5 225 $. Elle a reçu tous ces gains en argent comptant, qu’elle n’a pas déposé à la banque.

[7] En mars 2021, Mme Sjogren a présenté une demande de PCRE. Le 28 juillet 2021, un agent responsable de la conformité en matière de prestations a conclu que Mme Sjogren n’était pas admissible à la PCRE parce qu’elle n’avait pas prouvé qu’elle avait gagné un revenu admissible d’au moins au moins 5 000 $ au cours des douze mois précédant sa demande. Mme Sjogren a demandé un deuxième examen et, le 10 janvier 2022, elle a de nouveau été déclarée inadmissible.

[8] Mme Sjogren a présenté une demande de contrôle judiciaire de la décision du 10 janvier 2022. Ma collègue la juge Angela Furlanetto a accueilli la demande : Sjogren c Canada (Procureur général), 2022 CF 951. L’affaire a été renvoyée à l’ARC pour un nouvel examen.

[9] À ce moment‑là, Mme Sjogren a également présenté une demande de PCMRE. Par conséquent, lors de la révision de sa demande de PCRE, l’agent s’est également prononcé sur son admissibilité à la PCMRE. Dans ces deux affaires, l’agent a conclu que Mme Sjogren n’avait pas fourni suffisamment de documents pour prouver qu’elle avait gagné un revenu de travail indépendant en vendant ses œuvres d’art.

[10] L’agent a examiné l’ensemble de la preuve dont disposaient les agents précédents, notamment six reçus manuscrits pour la vente de ses œuvres d’art, pour un total de 5 525 $, un autre reçu manuscrit pour l’achat de fournitures artistiques de 300 $, et son avis de cotisation de 2020, qui montre qu’elle a déclaré un revenu de 5 225 $ tiré d’un travail indépendant. Mme Sjogren a également soumis des captures d’écran de sa page Facebook sur laquelle elle a annoncé ses tableaux et un affidavit dans lequel l’une de ses amies, Mme Fotheringham, atteste avoir acheté un de ses tableaux.

[11] En juin 2022, Mme Sjogren a déposé des tests de dépistage de la COVID‑19 et une lettre de la Saskatchewan Health Authority attestant qu’elle avait eu la COVID‑19 du 20 mars au 10 avril 2022.

[12] En juillet 2022, l’agent a appelé Mme Sjogren pour discuter de son dossier et lui poser quelques questions sur son revenu déclaré. Au cours de cet appel, Mme Sjogren a refusé de répondre à toute question et a demandé à l’agent d’envoyer toute question qu’il pourrait avoir par écrit à MNicolls, qui était l’avocate du procureur général dans l’affaire devant la juge Furlanetto et dans la présente affaire.

[13] Dans son courriel du 12 juillet 2022, MNicolls a informé Mme Sjogren que l’agent avait besoin d’une preuve supplémentaire de son revenu pour traiter sa demande. Elle a suggéré à Mme Sjogren de fournir à l’agent les coordonnées de certains de ses clients afin que l’agent puisse vérifier les renseignements figurant sur les reçus manuscrits qu’elle avait déjà présentés. Mme Sjogren a répondu qu’aucun de ses clients ne voulait parler à l’ARC. Elle a joint une photo d’un [TRADUCTION] « client satisfait » et a affirmé qu’elle n’avait pas d’autres documents à présenter à l’agent.

[14] Dans sa décision du 22 juillet 2022, l’agent a conclu que Mme Sjogren n’avait pas fourni de preuves suffisantes pour établir qu’elle avait gagné un revenu de travail indépendant d’au moins 5 000 $ au cours des douze mois précédant la demande de PCRE ou de PCMRE. Pour arriver à cette conclusion, l’agent a souligné que Mme Sjogren n’avait jamais déclaré de revenu d’entreprise ou autres jusqu’à sa déclaration de revenus de 2020. Les seules preuves écrites de la vente d’œuvres d’art sont des reçus manuscrits qui sont tous datés de décembre 2020. En outre, l’agent souligne que Mme Sjogren n’a pas été en mesure de fournir d’autres preuves de son revenu, par exemple un registre, des virements électroniques, des copies de chèques encaissés, des bordereaux bancaires, des relevés de cartes de crédit pour montrer des dépenses, des reçus de magasins pour l’achat de matériel artistique ou des lettres de clients donnant des détails sur la vente des œuvres d’art. En fin de compte, l’agent a conclu que la preuve ne suffisait pas à établir que Mme Sjogren avait gagné plus de 5 000 $ d’un travail indépendant.

[15] Mme Sjogren demande maintenant le contrôle judiciaire de cette décision.

II. Analyse

A. Les dispositions législatives pertinentes

[16] J’ai mentionné précédemment les articles 3 et 10 de la Loi, qui énoncent les conditions d’admissibilité à la PCRE et à la PCMRE, respectivement. Les articles 5 et 12 prévoient que la personne qui présente une demande est tenue « d’attester qu’elle remplit chacune des conditions d’admissibilité ». Ainsi, dans les cas appropriés, la PCRE et la PCMRE peuvent être versées sur la foi de l’attestation du demandeur. Néanmoins, le ministre a le droit de faire des vérifications supplémentaires quant à l’admissibilité. À cet égard, selon les articles 6 et 13, le demandeur doit « fourni[r] au ministre tout renseignement que ce dernier peut exiger relativement à la demande ».

[17] L’ARC a publié des lignes directrices intitulées « Confirmation de l’admissibilité à la Prestation canadienne de la relance économique (PCRE), et à la Prestation canadienne de la relance économique pour proches aidants (PCREPA), et à la Prestation canadienne de maladie pour la relance économique (PCMRE) » [les lignes directrices], qui énumèrent les renseignements pouvant être exigés d’un demandeur dans divers types de circonstances.

[18] Selon les lignes directrices, si le demandeur n’a pas déclaré un revenu d’emploi ou de travail indépendant d’au moins 5 000 $ dans sa déclaration de revenus de 2019, l’agent doit exiger une preuve supplémentaire. Dans les lignes directrices, il est indiqué que les documents suivants sont acceptables pour prouver le revenu d’un travail indépendant :

Factures pour les services rendus, pour des particuliers qui sont des travailleurs indépendants ou des sous‑traitants. Par exemple, une facture des travaux de peinture d’une maison ou de l’entretien ménager, etc. Doit inclure la date du service, qui a reçu le service, et le nom du demandeur ou de l’entreprise.

Document attestant la réception du paiement pour le service offert, p. ex., un relevé de compte ou un acte de vente indiquant un paiement et le reste du solde dû.

Les documents justificatifs indiquant qu’un revenu est gagné dans l’exercice d’une activité « professionnelle ou de l’entreprise » à titre de propriétaire unique, d’entrepreneur indépendant, ou sous la forme d’un partenariat.

Contrats.

Liste des dépenses étayant le résultat net de revenus.

Une preuve de publicité.

Tout autre document justificatif qui pourra étayer le revenu de 5 000 $ à titre de revenu d’un travail indépendant.

[19] Bien qu’elles ne soient pas juridiquement contraignantes, les lignes directrices « peuvent servir à déterminer ce qui constitue une interprétation raisonnable » des articles 6 et 13 de la Loi : Kanthasamy c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CSC 61 au paragraphe 32, [2015] 3 RCS 909; Crook c Canada (Procureur général), 2022 CF 1670 au paragraphe 16 [Crook]; voir aussi Aryan c Canada (Procureur général), 2022 CF 139 au paragraphe 43; Walker c Canada (Procureur général), 2022 CF 381 au paragraphe 35.

B. Le rôle de la Cour en matière de contrôle judiciaire

[20] Le législateur a décidé qu’il n’y aurait pas de droit d’appel de la décision du ministre d’accorder ou de refuser la PCRE ou la PCMRE. En revanche, les lois qui créent d’autres prestations prévoient souvent un droit d’appel. Par exemple, les décisions relatives à l’assurance‑emploi peuvent faire l’objet d’un appel devant le Tribunal de la sécurité sociale. Un tel appel permet l’examen complet des questions de fait et de droit. On ne sait pas pourquoi le législateur n’a pas accordé un droit d’appel semblable à l’égard de la PCRE et de la PCMRE.

[21] Cela signifie que le seul recours dont dispose une personne qui n’est pas satisfaite d’une décision prise par le ministre concernant la PCRE ou la PCMRE est de demander un contrôle judiciaire à notre Cour. Le contrôle judiciaire est toutefois différent d’un appel. Dans le cadre d’un contrôle judiciaire, la Cour ne se met pas dans la peau du décideur administratif, en l’occurrence le ministre. Le seul rôle de la Cour est de veiller à ce que le ministre prenne une décision qui est conforme à la loi. Lorsque des personnes raisonnables peuvent être en désaccord sur une question, la Cour n’imposera pas son point de vue. Il en est ainsi parce que le législateur a accordé le pouvoir de décision au ministre, et non à la Cour. Ces principes, qui ont été établis au cours des 50 dernières années, ont été synthétisés par la Cour suprême du Canada dans l’arrêt de principe Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65, [2019] 4 RCS 653 [Vavilov].

[22] Il convient de souligner l’une des conséquences de ce cadre d’analyse. Lorsque la Cour conclut qu’une décision est déraisonnable, elle ne substitue généralement pas sa propre opinion de l’affaire : Vavilov, aux paragraphes 139 à 142. La solution habituelle consiste plutôt à renvoyer la question au décideur initial pour nouvel examen. Cette caractéristique du contrôle judiciaire peut surprendre les personnes qui n’ont pas de formation juridique et qui s’attendent à ce que la Cour soit en mesure de régler leurs griefs. Toutefois, nous devons respecter le cadre établi dans l’arrêt Vavilov et reconnaître que le législateur a confié au ministre, et non à notre Cour, le pouvoir de décider de l’admissibilité d’une personne à la PCRE et à la PCMRE.

C. Les répercussions du jugement de la juge Furlanetto

[23] Le principal argument de Mme Sjogren repose sur le jugement de la juge Furlanetto. Il est donc nécessaire de revoir brièvement les conclusions de la juge Furlanetto et la décision faisant l’objet du contrôle dans cette affaire.

[24] Comme je l’ai expliqué précédemment, Mme Sjogren allègue qu’elle a reçu ses paiements en argent comptant et qu’elle ne les avait pas déposés à la banque. Elle a clairement indiqué ce fait à l’agente responsable de la conformité en matière de prestations. Néanmoins, la décideure qui a examiné le dossier de Mme Sjogren a conclu qu’elle n’était pas admissible à la PCRE parce qu’elle n’avait pas produit de relevé bancaire comme preuve de son revenu tiré d’un travail indépendant.

[25] Après avoir examiné les lignes directrices, la juge Furlanetto a conclu que les demandeurs de PCRE ne sont pas absolument tenus de produire des relevés bancaires. L’attention que l’agente a portée aux relevés bancaires était donc déraisonnable :

L’imposition d’une obligation de fournir des relevés bancaires empêche effectivement la demanderesse d’obtenir la PCRE si elle ne dépose pas l’argent reçu à la banque. En outre, une telle obligation ne semble pas reconnaître les divers renseignements qui pourraient être fournis pour prouver le revenu selon les lignes directrices sur la PCRE.

[26] Toutefois, la juge Furlanetto a refusé de se prononcer sur l’admissibilité de Mme Sjogren, parce qu’elle n’était « pas en mesure de conclure qu’un agent conclurait inévitablement que la demanderesse était admissible à la PCRE » (au paragraphe 34). Elle a plutôt renvoyé l’affaire à un autre agent pour nouvelle décision.

[27] Mme Sjogren soutient qu’en cas de [TRADUCTION] « renvoi pour nouvelle décision », l’agent ne peut pas réexaminer le dossier, mais doit plutôt prendre la décision que la Cour a explicitement ou implicitement estimé être la bonne. Cet argument repose sur une supposée distinction entre les termes « renvoi pour nouvelle décision ou pour jugement » et « réexamen ».

[28] En toute déférence, je ne peux pas suivre le raisonnement de Mme Sjogren. L’utilisation par la juge Furlanetto de l’expression « renvoyée pour nouvelle décision » reprend simplement le libellé de l’alinéa 18.1(3)b) de la Loi sur les Cours fédérales, LRC 1985, c F‑7, selon lequel, en matière de contrôle judiciaire, la Cour a le pouvoir de « renvoyer [une décision] pour jugement ». La réparation qu’elle a ordonnée est celle qui, comme l’a dit la Cour suprême dans l’arrêt Vavilov, serait indiquée dans la plupart des cas. Même si la juge Furlanetto a utilisé le terme « nouvelle décision » et que la Cour suprême a parlé de « réexamen », les deux termes sont synonymes et signifient la même chose. La Cour suprême a reconnu au paragraphe 141 de l’arrêt Vavilov que le décideur, quand il revoit un dossier, « peut alors arriver au même résultat, ou à un résultat différent ». Par conséquent, l’agente avait le droit de réexaminer le dossier de Mme Sjogren et d’en arriver à la même conclusion.

[29] Quel que soit le choix des mots, il ressort clairement de son jugement que la juge Furlanetto n’a pas imposé le résultat de la nouvelle décision. Sa décision portait principalement sur les motifs de l’agente. C’est le raisonnement et non le résultat qu’elle a jugé déraisonnable. La juge Furlanetto n’aurait pas pu imposer un résultat puisqu’elle a affirmé explicitement qu’elle n’était « pas en mesure de conclure qu’un agent conclurait inévitablement que la demanderesse était admissible à la PCRE » (au paragraphe 34).

D. Le traitement de la preuve par l’agent

[30] Mme Sjogren soutient également que la décision de l’agent était déraisonnable parce qu’elle était fondée sur des constatations de fait erronées. Selon Mme Sjogren, le dossier de preuve dont disposait l’agent était suffisant pour établir qu’elle avait gagné plus de 5 000 $ d’un travail indépendant et qu’elle était donc admissible à la PCRE et à la PCMRE.

[31] Au paragraphe 125 de l’arrêt Vavilov, la Cour suprême a rappelé aux cours de révision que ce n’est que dans des circonstances exceptionnelles qu’elles peuvent modifier les conclusions de fait d’un décideur. En outre, il est présumé que l’agent a pris en compte l’ensemble de la preuve dont il dispose : Newfoundland and Labrador Nurses' Union c Terre‑Neuve‑et‑Labrador (Conseil du Trésor), 2011 CSC 62 au paragraphe 16, [2011] 3 RCS 708. C’est pourquoi il est important de lire les motifs à la lumière du dossier de preuve dont disposait l’agent : Vavilov, au paragraphe 94.

[32] La contestation de Mme Sjogren à l’égard de la décision peut être divisée en deux sous‑questions : premièrement, si l’agent pouvait exiger qu’elle fournisse des documents et, deuxièmement, si l’appréciation par l’agent des documents qu’elle a présentés était raisonnable.

(1) L’exigence d’une preuve documentaire

[33] Selon les lignes directrices, les agents doivent exiger une preuve documentaire lorsqu’un demandeur n’a pas déclaré au moins 5 000 $ de revenu d’emploi ou de travail indépendant dans sa déclaration de revenus de 2019. Elles donnent également les instructions suivantes aux agents : [TRADUCTION] « En vous fondant sur votre jugement, votre expérience et votre expertise, décidez si une preuve est requise. »

[34] Cette directive est conforme au principe d’autodéclaration qui sous‑tend notre régime fiscal. Bien que les contribuables doivent déclarer leur revenu à l’ARC, ils doivent également tenir « des registres et des livres de comptes » permettant d’établir le montant des impôts payables : Loi de l’impôt sur le revenu, LRC 1985, c 1 (5supp), art 230(1). Dans les affaires fiscales, les tribunaux peuvent conclure que le témoignage d’un contribuable est suffisant, mais ils peuvent également, en fonction des circonstances, exiger une preuve écrite. La Cour d’appel fédérale a expliqué ce principe dans l’arrêt House c Canada, 2011 CAF 234, au paragraphe 72 :

À mon humble avis, aucun principe n’exige qu’un témoignage de vive voix doive nécessairement être étayé par des documents‑source. La question de savoir si des documents justificatifs sont nécessaires sera fonction des circonstances particulières de l’affaire. Cependant, que des documents soient exigés ou non, un juge doit néanmoins apprécier le témoignage et décider s’il est crédible. L’obligation de produire des documents dépendra souvent de cette appréciation.

[35] En l’espèce, l’agent a souligné que Mme Sjogren [TRADUCTION] « n’a jamais déclaré de revenu d’entreprise ou autres dans sa déclaration de revenus jusqu’en 2020 ». L’obligation de produire une preuve documentaire dans ces circonstances était conforme aux lignes directrices, selon lesquelles une telle preuve est nécessaire étant donné qu’aucun revenu de travail indépendant n’a été déclaré en 2019. La décision de l’agent était raisonnable à cet égard.

(2) L’appréciation de la preuve documentaire

[36] Cependant, cette conclusion ne règle pas la question. Bien que l’agent puisse raisonnablement exiger des preuves documentaires, son appréciation des documents fournis par Mme Sjogren est une question distincte.

[37] Je commence l’analyse en résumant certains principes qui peuvent être tirés des récentes décisions de la Cour concernant la PCRE et la PCMRE.

[38] Premièrement, il n’est pas interdit aux petites entreprises d’accepter des paiements en argent comptant : Crook, au paragraphe 20. Il n’est pas nécessaire de déposer ces paiements dans un compte bancaire. Toutefois, les contribuables qui font des transactions en argent comptant doivent conserver des documents suffisants s’ils veulent se fonder sur ce revenu pour être admissibles à la PCRE ou à la PCMRE : Cantin c Canada (Procureur général), 2022 CF 939 au paragraphe 15; Mathelier‑Jeanty c Canada (Procureur général), 2022 CF 1188 au paragraphe 24; Desautels c Canada (Procureur général), 2022 CF 1774 au paragraphe 53 [Desautels].

[39] Deuxièmement, l’avis de cotisation n’est pas déterminant pour établir le revenu aux fins de l’admissibilité à la PCRE ou à la PCMRE : Aryan c Canada (Procureur général), 2022 CF 139 au paragraphe 35; Konlambigue c Canada (Procureur général), 2022 CF 1781 au paragraphe 22.

[40] Troisièmement, les reçus manuscrits peuvent ne pas constituer une preuve suffisante de paiement : He c Canada (Procureur général), 2022 CF 1503 au paragraphe 29; Desautels, au paragraphe 47.

[41] Dans la présente affaire, l’agent a donné les raisons suivantes pour conclure que les documents de Mme Sjogren étaient insuffisants :

[traduction]

La contribuable [Mme Sjogren] a affirmé, dans ses propres mots, qu’elle n’est pas en mesure de fournir de nouveaux documents, autres que ceux qu’elle a déjà produits; par conséquent, la contribuable n’est pas en mesure de fournir : un registre, des virements électroniques, copies de chèques encaissés, bordereaux bancaires, relevés de cartes de crédit pour montrer des dépenses, reçus de magasins pour l’achat de matériel artistique ou lettres de clients donnant des détails sur la vente des œuvres d’art. Tous ces documents servent à démontrer qu’une personne exploite activement une entreprise. Ces documents sont utilisés pour suivre l’argent qu’une entreprise utilise pour acheter du matériel afin de créer tout produit que l’entreprise vendra. Ces documents permettent également de suivre la vente des produits, qu’ils soient payés en argent comptant ou par un autre moyen : virements électroniques, chèques, cartes de crédit, bordereaux bancaires, copies de chèques. La contribuable n’est en mesure de fournir aucun de ces documents pour prouver que cet argent a été gagné ou dépensé pour l’exploitation d’une entreprise.

[42] L’agent n’a évidemment pas accepté les reçus manuscrits fournis par Mme Sjogren comme étant une preuve suffisante de son revenu. Ce refus est conforme aux principes énoncés ci‑dessus. L’agent explique quel genre de preuve aurait suffi.

[43] Il incombe à l’agent d’évaluer le caractère suffisant des éléments de preuve. Cette fonction fait partie intégrante de sa mission de recherche des faits. En matière de contrôle judiciaire, les tribunaux n’interviennent pas dans cette évaluation, à moins d’une appréciation fondamentalement erronée de la preuve : Vavilov, au paragraphe 126. Même si je comprends que Mme Sjogren n’est pas d’accord avec le résultat, je ne suis pas convaincu que l’agent s’est fondamentalement mépris sur la preuve.

[44] Je dois souligner un aspect particulier des motifs de l’agent. Il a souligné que Mme Sjogren n’a pas fourni [TRADUCTION] « de lettres de clients donnant des détails sur la vente des œuvres d’art ». Un examen du dossier aide à comprendre l’importance de cette affirmation. Après que la juge Furlanetto a rendu son jugement, Mme Sjogren a communiqué par courriel avec l’avocate du procureur général. Le 12 juillet 2022, l’avocate a écrit ce qui suit :

[TRADUCTION]

Selon les explications de mon client, afin de pouvoir examiner à nouveau votre admissibilité à la PCRE, l’ARC vous demande de fournir des documents supplémentaires à l’appui du revenu de travail indépendant que vous avez déclaré en 2020. Cette documentation peut inclure, par exemple, les coordonnées des personnes qui ont acheté vos œuvres d’art au cours de cette année‑là.

[45] Toutefois, le 15 juillet, Mme Sjogren a répondu qu’elle avait contacté ses anciens clients et que [TRADUCTION]33 Cette information a été transmise à l’agent. Dans ces circonstances, il était raisonnable que l’agent se fonde sur l’absence de confirmation de la part des clients de Mme Sjogren pour conclure qu’elle n’avait pas prouvé son revenu de travail indépendant.

[46] Certes, le dossier contient l’affidavit d’une amie de Mme Sjogren, qui affirme avoir acheté son œuvre d’art en 2020. Il est présumé que l’agent a tenu compte de cet élément de preuve, même s’il ne le mentionne pas expressément dans sa brève décision. D’ailleurs, selon le reçu manuscrit, le prix de la pièce vendue à cette amie était de 1 525 $. L’agent pouvait raisonnablement conclure que la preuve fournie par l’amie était insuffisante pour prouver un revenu de travail indépendant de 5 000 $.

[47] À l’audience de la présente demande, Mme Sjogren a fait valoir qu’il est inhabituel d’obliger les entreprises à fournir les coordonnées de leurs clients. C’est peut‑être vrai. Cependant, il en est ainsi parce que les entreprises conservent généralement des documents suffisants pour prouver leur revenu. C’est uniquement parce que Mme Sjogren n’a pas été en mesure de fournir de tels documents que l’ARC a suggéré d’obtenir des preuves auprès des clients comme solution de rechange. Cette demande n’avait rien d’irrégulier.

[48] Je tiens également à souligner que l’agent n’a pas commis la même erreur qui a mené la juge Furlanetto à conclure que la première décision était déraisonnable. Il est évident que l’agent ne s’est pas concentré sur une seule catégorie de documents (les relevés bancaires) sans lesquels Mme Sjogren ne pouvait pas établir son admissibilité. Bien au contraire, l’agent était disposé à prendre en compte d’autres types d’éléments de preuve, mais Mme Sjogren n’en a fourni aucun.

[49] Enfin, à l’audience, Mme Sjogren a soutenu que la véritable raison pour laquelle elle s’est fait refuser la PCRE et la PCMRE était son incapacité à gagner un revenu en raison de son invalidité présumée. Il est regrettable que Mme Sjogren soit de cet avis. Toutefois, elle n’a pas été en mesure de renvoyer la Cour à une quelconque preuve selon laquelle il s’agissait de l’un des motifs de la décision de l’agent. En fait, l’agent ne soulève l’invalidité présumée de Mme Sjogren comme raison de douter du revenu qu’elle a déclaré ni dans ses notes ou ni dans la lettre de décision qu’il lui a envoyée.

E. L’équité procédurale

[50] Mme Sjogren a également soulevé un argument relatif à l’équité procédurale. Selon elle, l’agent a affirmé au téléphone qu’il avait reçu l’ordre de conclure qu’elle était inadmissible.

[51] Aucun élément de preuve au dossier n’indique que l’agent n’était pas le décideur. Les notes de l’agent sont exhaustives. Il a résumé les éléments de preuve dont il disposait Il a examiné et commenté les notes prises par les agents précédents lors de leurs interactions avec Mme Sjogren. Il a fourni un ensemble de motifs cohérents qui l’ont mené à conclure qu’elle était inadmissible. Par conséquent, rien dans les notes de l’agent n’indique qu’il a reçu des instructions ou qu’il n’a pas pris la décision de façon indépendante.

[52] J’ajoute que le ministre de l’Emploi et du Développement social est le décideur désigné dans la Loi. Par conséquent, l’agent était tout à fait libre de consulter d’autres membres de son équipe afin d’obtenir des conseils sur la façon d’apprécier la preuve fournie par Mme Sjogren. La consultation d’autres agents responsables de la conformité en matière de prestations qui représentent également le ministre ne constitue pas un manquement à l’équité procédurale.

F. Autres recours

[53] Mme Sjogren réclame également des dommages‑intérêts majorés et des dépens relativement à la procédure devant la juge Furlanetto. Comme elle n’a pas démontré que la décision de l’agent était déraisonnable, je dois rejeter ces demandes. En tout état de cause, le contrôle judiciaire ne permet pas d’obtenir des dommages‑intérêts : Canada (Procureur général) c TeleZone Inc, 2010 CSC 62 au paragraphe 26, [2010] 3 RCS 585; Brake c Canada (Procureur général), 2019 CAF 274 au paragraphe 26. De plus, la juge Furlanetto a abordé la question des dépens dans le cadre de l’affaire dont elle était saisie. Comme aucune requête n’a été déposée en vertu de l’article 399 des Règles des Cours fédérales, DORS/98‑106, je n’ai pas compétence pour modifier son jugement.

III. Dispositif

[54] Comme Mme Sjogren n’a pas démontré que la décision de l’agent était déraisonnable, sa demande de contrôle judiciaire sera rejetée.

[55] Comme le procureur général ne réclame pas de dépens, aucuns ne seront adjugés.


JUGEMENT dans le dossier T‑1652‑22

LA COUR ORDONNE :

1. La demande de contrôle judiciaire est rejetée.

2. Aucuns dépens ne sont adjugés.

« Sébastien Grammond »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


 

Dossier :

T‑1652‑22

 

INTITULÉ :

JUDY SJOGREN c LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

LIEU DE L’AUDIENCE :

PAR VISIOCONFÉRENCE

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 28 NOVEMBRE 2022

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE GRAMMOND

DATE DU JUGEMENT ET DES MOTIFS :

LE 5 JANVIER 2023

COMPARUTIONS :

Judy Sjogren

LA DEMANDERESSE

(POUR SON PROPRE COMPTE)

Melissa Nicolls

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Procureur général du Canada

Ottawa (Ontario)

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

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