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Date : 20230105


Dossier : IMM-5900-20

Référence : 2023 CF 23

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 5 janvier 2023

En présence de monsieur le juge Norris

ENTRE :

HASAN GORGULU

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I. APERÇU

[1] Le demandeur est citoyen de la Turquie. Il a demandé l’asile au Canada, mais sa demande a été rejetée en 2014.

[2] En 2019, le demandeur a présenté une demande d’examen des risques avant renvoi (ERAR) au titre du paragraphe 112(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés (la LIPR), LC 2001, c 27. À l’appui de sa demande, il a présenté trois documents rédigés en langue turque (les documents en turc). Des documents censés être des traductions en anglais des documents en turc (les documents en anglais) ont aussi été fournis; toutefois, les traductions n’étaient pas certifiées conformes par le traducteur.

[3] La demande d’ERAR a été rejetée dans une décision datée du 14 janvier 2020. Dans ses motifs de rejet, l’agent principal a déclaré que, puisque les documents en anglais n’étaient pas des traductions certifiées conformes des documents en turc, ils ne pouvaient pas être pris en compte. Les documents en turc n’ont pas non plus été pris en compte.

[4] Le demandeur sollicite maintenant le contrôle judiciaire de la décision relative à la demande d’ERAR au titre du paragraphe 72(1) de la LIPR. Il soutient que le traitement fait par l’agent des documents en anglais est déraisonnable et que, par conséquent, la décision dans son ensemble est déraisonnable.

[5] Comme je l’explique dans les motifs qui suivent, je suis d’accord que le traitement fait par l’agent des documents en anglais est déraisonnable et que cela remet en question le caractère raisonnable de la décision dans son ensemble. Par conséquent, la demande en l’espèce doit être accueillie et l’affaire doit être renvoyée à un autre décideur pour nouvel examen.

II. CONTEXTE

A. La demande d’asile

[6] Le demandeur est né en juin 1980. Il est d’origine kurde et est adepte de l’alévisme, une branche de l’islam chiite.

[7] Le demandeur est arrivé au Canada en provenance des États-Unis en janvier 2014. Il a demandé l’asile au Canada au motif qu’il craignait d’être persécuté en raison de sa religion, de son origine ethnique et de ses opinions politiques. Avant de venir au Canada, il avait séjourné aux États-Unis durant cinq mois. Il avait aussi demandé l’asile dans ce pays, mais il est parti avant que sa demande ait été tranchée.

[8] La Section de la protection des réfugiés (la SPR) de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié a rejeté la demande d’asile du demandeur dans une décision datée du 29 avril 2014. La SPR a conclu qu’à supposer que le demandeur fût alévi comme il le prétendait, il ne serait pas persécuté en Turquie pour ce motif. De plus, la SPR a tiré des conclusions défavorables quant à la crédibilité du demandeur en lien avec le récit des événements à l’origine de sa crainte d’être persécuté en raison de ses opinions politiques. Enfin, la SPR a conclu que la crainte subjective du demandeur était [traduction] « mise en doute » parce que celui-ci avait quitté les États-Unis avant que la demande d’asile qu’il avait présentée dans ce pays soit tranchée et parce qu’il avait tardé à demander l’asile au Canada.

[9] Il semble que le demandeur n’a pris aucune mesure pour contester la décision de la SPR.

B. La demande d’ERAR

[10] Le 30 juillet 2019, le demandeur s’est vu offrir la possibilité de présenter une demande d’ERAR. Il a présenté la demande en août 2019 sans l’assistance d’un avocat. Cependant, il a par la suite retenu les services d’un avocat pour l’aider avec sa demande.

[11] Dans une lettre d’accompagnement datée du 7 octobre 2019, l’avocat du demandeur a fourni une trousse de documents traitant de la situation des Kurdes et des opposants au gouvernement en Turquie. Dans la lettre, l’avocat a mentionné que d’autres observations à l’appui de la demande d’ERAR suivraient sous peu.

[12] Ces observations supplémentaires ont été présentées dans une lettre de l’avocat du demandeur datée du 23 octobre 2019. Cette lettre était accompagnée d’articles supplémentaires concernant le traitement réservé aux Kurdes en Turquie. Étaient aussi joints à la lettre trois documents rédigés en langue turque : une lettre datée du 5 août 2019 rédigée par Pinar Gorgulu, l’épouse du demandeur; une lettre datée du 3 avril 2019 rédigée par Omer Unal Atilla, un avocat turc; et un rapport daté du 6 mars 2019 produit par le Bahcelievler State Hospital. Des documents censés être des traductions en anglais de ces documents ont également été fournis. Cependant, comme je l’ai déjà mentionné, rien ne permettait de confirmer que les documents en anglais étaient des traductions conformes des documents en turc.

[13] Le demandeur a présenté les documents en turc et en anglais comme nouveaux éléments de preuve au titre de l’alinéa 113a) de la LIPR. Ces documents portaient tous sur l’arrestation et la détention arbitraires de l’épouse du demandeur en Turquie au début du mois de mars 2019. Selon les déclarations de l’épouse du demandeur et de l’avocat de celui-ci, les autorités turques ont interrogé l’épouse du demandeur précisément sur les activités politiques de son époux et l’ont agressée physiquement pendant sa détention. Comme le corrobore le rapport de l’hôpital, l’épouse du demandeur a cherché à obtenir des soins médicaux après sa libération. Les observations de l’avocat portaient expressément sur l’admissibilité de ces éléments de preuve au titre de l’alinéa 113a) de la LIPR et du critère énoncé dans l’arrêt Raza c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2007 CAF 385.

[14] La demande d’ERAR reposait principalement sur les mêmes motifs que la demande d’asile du demandeur, notamment le fait qu’il serait exposé à un risque en tant que Kurde d’origine, musulman alévi et opposant au régime en place. Le demandeur a répété le récit de ses expériences en Turquie, tel qu’il l’avait présenté à la SPR. Les nouveaux renseignements concernant l’arrestation et la détention de l’épouse du demandeur visaient à démontrer que celui-ci était toujours exposé à un risque en Turquie, étant donné l’intérêt manifesté à son égard par les autorités de l’État en mars 2019. Les observations écrites présentées par l’avocat à l’appui de la demande d’ERAR mettaient particulièrement l’accent sur ces nouveaux renseignements pour démontrer le risque auquel le demandeur serait exposé s’il retournait en Turquie.

III. DÉCISION FAISANT L’OBJET DU CONTRÔLE

[15] L’agent d’ERAR a conclu que le demandeur avait simplement répété les mêmes faits que ceux sur lesquels il s’était appuyé dans sa demande d’asile. Il a accordé un poids considérable à la conclusion de la SPR selon laquelle la demande d’asile du demandeur manquait de crédibilité. Il a conclu que le demandeur n’avait pas établi qu’il était un militant ou un partisan du Parti des travailleurs du Kurdistan (le PKK); par conséquent, la preuve sur la situation dans le pays concernant la persécution de ces personnes ne montrait pas que le demandeur serait lui-même exposé à un risque. De l’avis de l’agent, le simple fait que le demandeur avait assisté à deux événements politiques dans le passé (comme il prétendait l’avoir fait) ne permettait pas d’établir qu’il était un militant ou qu’il serait perçu comme tel par les autorités turques.

[16] L’agent a aussi conclu que rien ne donnait à penser que les autorités turques poursuivaient activement le demandeur ou que celui-ci présenterait un intérêt pour les autorités s’il retournait en Turquie.

[17] Enfin, la preuve sur la situation dans le pays établissait que, même si les personnes d’origine kurde et les adeptes de l’alévisme faisaient l’objet d’une grande discrimination en Turquie, cette discrimination n’équivalait pas à de la persécution.

[18] Comme je l’ai déjà mentionné, l’agent n’a pas tenu compte des documents en anglais fournis par le demandeur (ni des documents connexes en turc). Il en a expliqué la raison de la façon qui suit :

[traduction]
En examinant les documents présentés, je constate que les affidavits souscrits par Pinar Gorgulu et Omer Unal Atilla et le rapport médical produit par le Bahcelievler State Hospital sont accompagnés de traductions en anglais, mais que ces traductions ne sont pas certifiées conformes. Les traductions doivent être accompagnées d’une déclaration du traducteur comprenant son nom, la langue originale du document traduit et un énoncé signé par lequel il atteste que la traduction est conforme. [En l’espèce, l’agent cite un document d’Immigration, Réfugiés et Citoyenneté, intitulé « Guide 5523 – Demander un examen des risques avant renvoi ». Ce document est abordé ci-dessous.] Sans ces renseignements, je ne suis pas en mesure de confirmer l’exactitude du contenu des documents susmentionnés. Pour cette raison, je ne tiendrai pas compte de ces documents pour rendre une décision à l’égard de la présente demande d’ERAR.

[19] Ayant conclu que le demandeur n’avait ni qualité de réfugié au sens de la Convention ni celle de personne à protéger, l’agent a rejeté la demande d’ERAR.

IV. NORME DE CONTRÔLE APPLICABLE

[20] Le seul motif pour lequel le demandeur conteste la décision relative à l’ERAR est que la décision de l’agent de ne pas tenir compte des traductions non certifiées des documents en turc est déraisonnable. Il ne soutient pas que l’agent a enfreint les exigences en matière d’équité procédurale pour rendre sa décision.

[21] Une décision raisonnable « doit être fondée sur une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle et est justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles auxquelles le décideur est assujetti » (Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 (Vavilov) au para 85). La cour de révision doit faire preuve de retenue à l’égard d’une décision qui possède ces attributs (ibid.). Lorsqu’elle applique la norme de la décision raisonnable, la cour de révision n’a pas pour rôle d’apprécier ou d’évaluer à nouveau la preuve examinée par le décideur ni de modifier des conclusions de fait en l’absence de circonstances exceptionnelles (Vavilov, au para 125). Toutefois, le contrôle selon la norme de la décision raisonnable n’est pas une simple formalité; ce type de contrôle demeure rigoureux (Vavilov, au para 13). Le caractère raisonnable d’une décision peut être compromis si le décideur « s’est fondamentalement mépris sur la preuve qui lui a été soumise ou n’en a pas tenu compte » (Vavilov, au para 126).

[22] De plus, « [l]e point de vue de la partie ou de l’individu sur lequel l’autorité est exercée est au cœur de la nécessité d’une justification adéquate. Lorsque la décision a des répercussions sévères sur les droits et intérêts de l’individu visé, les motifs fournis à ce dernier doivent refléter ces enjeux » (Vavilov, au para 133). Par conséquent, « le décideur [doit expliquer] pourquoi sa décision reflète le mieux l’intention du législateur, malgré les conséquences particulièrement graves pour l’individu concerné. Cela vaut notamment pour les décisions dont les conséquences menacent la vie, la liberté, la dignité ou les moyens de subsistance d’un individu » (ibid.).

[23] Il incombe au demandeur de démontrer le caractère déraisonnable de la décision de l’agent. Avant de pouvoir infirmer une décision pour ce motif, la cour de révision doit être convaincue « qu’elle souffre de lacunes graves à un point tel qu’on ne peut pas dire qu’elle satisfait aux exigences de justification, d’intelligibilité et de transparence » (Vavilov, au para 100).

V. ANALYSE

A. Question préliminaire – L’affidavit de Suleyman Goven est-il admissible?

[24] À l’appui de sa demande de contrôle judiciaire, le demandeur a déposé un affidavit souscrit par Suleyman Goven le 14 décembre 2020. Dans cet affidavit, M. Goven affirme qu’il parle couramment le turc et l’anglais et qu’il fournit souvent des services de traduction à des clients. C’est lui qui a traduit en anglais les documents en turc en cause dans la présente demande. Il affirme également qu’il est au courant de l’obligation de fournir une certification ou une déclaration attestant qu’il a traduit les documents en turc fidèlement et du mieux qu’il pouvait. S’il le fait généralement chaque fois qu’il fournit des services de traduction à des clients, en l’espèce, il a omis de le faire. Il déclare ce qui suit : [traduction] « Il s’agissait simplement d’une erreur commise par inadvertance, et cela ne change rien au fait que j’ai traduit les documents du turc vers l’anglais fidèlement et du mieux que je le pouvais » (affidavit de Suleyman Goven, au para 5).

[25] Le défendeur conteste l’admissibilité de cet affidavit. Comme je vais l’expliquer, même si je suis d’accord que certains des renseignements contenus dans l’affidavit sont inadmissibles, j’estime que d’autres parties de l’affidavit sont admissibles.

[26] Normalement, seuls les documents dont disposait le décideur original peuvent être pris en compte dans le cadre d’une demande de contrôle judiciaire. Par conséquent, de façon générale, une partie à une demande de contrôle judiciaire ne peut pas présenter de nouveaux éléments de preuve (voir Association des universités et collèges du Canada c Canadian Copyright Licensing Agency (Access Copyright), 2012 CAF 22 (Access Copyright) aux para 17-20; Bernard c Canada (Agence du revenu), 2015 CAF 263 (Bernard) aux para 13-28; Sharma c Canada (Procureur général), 2018 CAF 48 aux para 7-9). La logique de cette règle repose sur les rôles respectifs du décideur administratif et de la cour de révision (Access Copyright, aux para 17-18; Bernard, aux para 17-18). Le décideur administratif tranche l’affaire sur le fond. La cour de révision, quant à elle, examine le caractère légal, rationnel et équitable de la décision prise par le décideur. Si elle est convaincue que la décision faisant l’objet du contrôle est viciée à un ou plusieurs de ces égards, la cour de révision doit ensuite déterminer la réparation appropriée conformément à l’article 18.1 de la Loi sur les Cours fédérales, LRC 1985, c F-7.

[27] Il existe cependant des exceptions à la règle générale. « [I]l est préférable de considérer les exceptions comme des circonstances qui ne contreviennent pas à la logique de la règle générale » (Bernard, au para 14). Des exceptions seront faites uniquement dans les situations dans lesquelles l’admission, par la cour de révision, d’éléments de preuve « n’est pas incompatible avec le rôle différent joué par la juridiction de révision et par le tribunal administratif » (Access Copyright, au para 20).

[28] Il existe trois exceptions bien établies : 1) des renseignements généraux; 2) une preuve faisant état de l’absence totale de preuve devant le décideur administratif sur une certaine question; 3) une preuve sur une question de justice naturelle, d’équité procédurale, de but illégitime ou de fraude dont le décideur administratif n’aurait pas pu être saisi (Bernard, au para 27). La liste des exceptions n’est pas close (Bernard, au para 28). D’autres exceptions peuvent être reconnues parce qu’elles s’accordent avec la logique sous-tendant la règle générale et, plus globalement, avec les valeurs du droit administratif (Bernard, au para 19).

[29] Je suis d’accord avec le défendeur pour dire que l’affidavit de M. Goven n’est pas admissible aux fins de l’examen du caractère raisonnable de la décision de l’agent de ne pas tenir compte des documents en anglais. Par conséquent, le paragraphe 4 et la première partie du paragraphe 5 de l’affidavit ne sont pas admissibles. Ils fournissent la preuve de l’explication concernant l’absence de certification ou de déclaration de la part du traducteur (il s’agissait d’une omission involontaire) qui n’avait pas été présentée au décideur. Cette preuve n’est visée par aucune des exceptions reconnues à la règle générale. Elle est plutôt directement liée au caractère raisonnable de la décision de l’agent, une question qui doit être tranchée au vu du dossier dont disposait l’agent (voir Vavilov, au para 126).

[30] En revanche, je suis d’avis que d’autres parties de l’affidavit sont admissibles parce qu’elles sont pertinentes pour l’exercice de mon pouvoir discrétionnaire en matière de réparation dans l’éventualité où je conclurais que le traitement fait par l’agent des documents en anglais est déraisonnable. Il s’agit plus précisément des renseignements selon lesquels M. Goven parle couramment le turc et l’anglais, a lui-même traduit les documents du turc vers l’anglais et a traduit ces documents fidèlement et du mieux qu’il le pouvait. Sans ces renseignements, je n’aurais aucun moyen de savoir si les traductions en anglais sont conformes ou non. Je serais donc incapable d’apprécier l’importance des renseignements contenus dans les documents en turc et, dans l’éventualité où l’agent aurait commis une erreur relativement à ces documents, de déterminer si cette erreur est suffisamment capitale ou importante pour justifier l’annulation de la décision et le renvoi de la demande pour nouvel examen.

[31] À mon avis, la prise en compte des renseignements que j’ai relevés à cette fin précise s’accorde avec la logique sous-tendant la règle générale et, plus globalement, avec les valeurs du droit administratif. Elle permet de veiller à ce que la fonction de contrôle judiciaire soit exercée efficacement dans les limites qui lui sont propres. Elle ne porte aucunement atteinte au rôle de l’agent qui consiste à trancher la demande d’ERAR sur le fond. Elle concerne plutôt la responsabilité de la Cour d’instruire la demande de contrôle judiciaire sur le fond. Comme il est établi dans l’arrêt Vavilov, « [l]es lacunes ou insuffisances reprochées ne doivent pas être simplement superficielles ou accessoires par rapport au fond de la décision. Il ne conviendrait pas que la cour de révision infirme une décision administrative pour la simple raison que son raisonnement est entaché d’une erreur mineure » (au para 100). Sans les renseignements que j’ai relevés dans l’affidavit de M. Goven, je ne serais pas en mesure d’apprécier l’importance des renseignements contenus dans les documents en turc ni, par conséquent, de déterminer si le traitement déraisonnable de ces documents fait par l’agent (si tel est le cas) exige que la décision dans son ensemble soit annulée. Par conséquent, je conclus que ces parties de l’affidavit sont admissibles à cette fin.

B. La décision est-elle déraisonnable?

[32] En me fondant sur les parties admissibles de l’affidavit de M. Goven à la seule fin évoquée ci-dessus, je suis convaincu que les documents en anglais sont des traductions conformes des documents en turc. Par conséquent, je suis également convaincu que le contenu des documents en turc est important pour la demande d’ERAR. Les renseignements qu’ils contiennent sont susceptibles d’avoir une grande valeur probante pour la demande d’ERAR. Ils sont de nature à établir que les autorités turques continuent de s’intéresser au demandeur et, par conséquent, que ce dernier court un risque s’il retourne en Turquie. En l’espèce, la question n’est pas de savoir si l’agent a commis une erreur dans la façon dont il a apprécié les documents, mais plutôt de savoir s’il a commis une erreur en refusant de les prendre en compte. Étant donné que je suis convaincu, à première vue, que le contenu des documents est important pour la demande d’ERAR, il s’ensuit qu’il serait justifié d’annuler la décision si le traitement des documents fait par l’agent était déraisonnable.

[33] Le défendeur reconnaît que l’agent d’ERAR avait le pouvoir discrétionnaire d’informer le demandeur de l’absence de certification et de lui donner la possibilité de fournir des traductions dûment certifiées avant de rendre sa décision. C’est-à-dire que, si l’agent n’était pas tenu de porter le problème à l’attention du demandeur, rien ne l’empêchait de le faire non plus. Il lui revenait de décider de le faire ou non. Le défendeur soutient que l’agent a exercé ce pouvoir discrétionnaire de façon raisonnable, décidant de statuer sur la demande en se fondant sur les documents qui avaient été fournis.

[34] Dans ses observations à ce sujet, le défendeur met particulièrement l’accent sur le document d’Immigration, Réfugiés et Citoyenneté Canada (IRCC) cité par l’agent, soit le « Guide 5523 – Demander un examen des risques avant renvoi » (le Guide). Entre autres choses, le Guide précise que les observations écrites à l’appui d’une demande d’ERAR sont autorisées. En outre, il explique que tout document écrit, « par exemple un article présentant des faits qui touchent les risques allégués – [peut être utilisé] pour appuyer [les] observations. » Il peut s’agir de « déclarations par écrit émanant de membres de [la] famille, d’amis, de voisins ou de toute autre personne » ainsi que de documents juridiques, policiers ou médicaux, entre autres. Le Guide ajoute ce qui suit (caractères gras dans l’original) :

Remarque : Vos observations écrites ainsi que tout document à l’appui doivent être en français ou en anglais. Si vous souhaitez soumettre des documents dans une autre langue, vous devez en fournir également une traduction en français ou en anglais, accompagnée d’une déclaration du traducteur comprenant le nom du traducteur, la langue originale du document traduit et un énoncé signé par le traducteur dans lequel il atteste que la traduction est fidèle. Les documents présentés dans une autre langue que le français ou l’anglais sans traduction ne seront pas pris en compte.

[35] Je suis d’accord avec le défendeur qu’il existe une justification convaincante derrière cette directive concernant les documents rédigés dans des langues autres que le français ou l’anglais. On ne peut s’attendre à ce que les membres du personnel d’IRCC qui traitent les demandes d’ERAR comprennent des documents qui ne sont pas rédigés en anglais ou en français. Si un document est rédigé dans une autre langue, une traduction en anglais ou en français est donc requise. Ce n’est qu’en lisant la traduction en anglais ou en français que l’agent d’ERAR peut apprécier la valeur probante des renseignements contenus dans le document original. Cependant, à moins qu’il n’y ait confirmation que la traduction est conforme, les renseignements contenus dans le document en anglais ne sont tout simplement pas pertinents parce que le lien nécessaire avec le document original est manquant.

[36] Cela étant dit, le Guide n’est rien de plus qu’un guide. Il fournit des instructions simples sur ce qu’est un ERAR et sur la façon de présenter une demande d’ERAR. Il ne fait état d’aucune exigence juridique. En particulier, comme le reconnaît le défendeur, la remarque concernant les documents rédigés dans des langues autres que le français ou l’anglais n’empêche pas un agent d’ERAR de signaler au demandeur que les documents qui ont été présentés ne sont pas conformes au Guide et de lui donner la possibilité de présenter des documents conformes. Cela relève du pouvoir discrétionnaire de l’agent. Il s’agit donc de savoir si l’agent a exercé son pouvoir discrétionnaire à cet égard de façon raisonnable.

[37] Selon le défendeur, si l’on examine l’affaire en tenant compte de la remarque et de la justification qui sous-tend l’exigence selon laquelle des traductions en anglais ou en français de documents rédigés dans d’autres langues doivent être fournies, il était tout à fait raisonnable que l’agent refuse de tenir compte des traductions non certifiées des documents en turc. Je ne suis pas en désaccord. La question déterminante est de savoir s’il était aussi raisonnable pour l’agent de décider de ne pas porter à l’attention du demandeur le problème que posaient les traductions en anglais avant de rendre une décision.

[38] À l’appui de l’observation selon laquelle il était raisonnable pour l’agent de procéder comme il l’a fait, le défendeur invoque la décision Joseph c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 1276 (Joseph). Dans cette affaire, un agent d’ERAR avait refusé d’examiner certaines portions d’un document qui étaient rédigées en créole. Aucune traduction en anglais ou en français des extraits en créole n’avait été fournie à l’agent. La juge Roussel (alors membre de la Cour fédérale) a conclu que l’agent n’était pas tenu de demander aux demandeurs de produire une traduction des extraits en créole. Elle a déclaré ce qui suit :

Les demandeurs avaient le fardeau de placer devant l’agent d’ERAR tous les éléments de preuve nécessaire pour soutenir leurs allégations. L’agent d’ERAR était uniquement tenu d’examiner les éléments de preuve qu’il avait devant lui et n’était pas tenu de demander aux demandeurs de lui fournir une meilleure preuve ou une preuve additionnelle (Gari au para 10; Shariaty au para 31; Ormankaya aux para 31-32). Ceci comprend l’obligation de produire les extraits qui ne se trouvent pas dans l’une (1) des deux (2) langues officielles.

(Joseph, au para 14.)

[39] À l’appui de ces conclusions, la juge Roussel invoque ensuite la remarque que j’ai citée plus haut concernant les documents rédigés dans des langues autres que le français ou l’anglais.

[40] La décision Joseph présente des similitudes importantes avec la présente affaire, et le fait que le défendeur se soit appuyé sur cette décision est certainement compréhensible. À mon avis, cependant, la décision Joseph se distingue de l’espèce pour deux raisons.

[41] Premièrement, la juge Roussel ne précise pas si elle évaluait le caractère raisonnable ou le caractère équitable de cet aspect de la décision relative à l’ERAR. Toutefois, il ressort clairement de la jurisprudence qu’elle cite à l’appui de la thèse selon laquelle les agents d’ERAR ne sont pas tenus de demander aux demandeurs de fournir « une meilleure preuve ou une preuve additionnelle » qu’elle se penche sur une question d’équité procédurale et non sur le caractère raisonnable de la décision.

[42] Les paragraphes de la décision Ormankaya c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2010 CF 1089 (Ormankaya), que cite la juge Roussel figurent sous la rubrique « L’agente a‐t‐elle manqué à l’équité procédurale en ne donnant pas au demandeur l’occasion de lui soumettre le mandat? ». En répondant à cette question par la négative, le juge O’Keefe a déclaré ce qui suit (au para 31) : « C’est au demandeur qu’il incombe de soumettre tous les éléments de preuve pertinents à l’agente d’ERAR. L’agente d’ERAR n’est tenue d’examiner que les éléments de preuve dont elle est saisie. Elle n’est pas tenue de demander au demandeur de lui fournir une meilleure preuve ou une preuve additionnelle [renvois omis]. »

[43] La décision Shariaty c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2017 CF 986, portait également sur une question de justice naturelle. Dans cette décision, le juge Manson s’est appuyé sur la décision Ormankaya pour affirmer que, « [d]ans une demande d’ERAR, le fardeau de la preuve incombe au demandeur. Le délégué n’était tenu d’examiner que les éléments de preuve dont il était saisi. Il n’était pas tenu de demander au demandeur de lui fournir une meilleure preuve ou une preuve additionnelle » (au para 31).

[44] La troisième décision citée par la juge Roussel, Gari c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 660, énonce simplement que le fardeau de la preuve incombe à la partie qui demande un ERAR (au para 10).

[45] En revanche, dans la présente affaire, le demandeur conteste le caractère raisonnable de la décision de l’agent d’ERAR, et non son caractère équitable.

[46] De même, dans une autre décision invoquée par le défendeur, soit Tesfay c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2021 CF 593 (Tesfay), la juge Roussel a déclaré que, puisque le demandeur avait la responsabilité de s’assurer qu’il présentait tous les éléments de preuve pertinents à l’appui de sa demande d’ERAR, l’agent « n’avait pas l’obligation de signaler au demandeur que sa preuve était insuffisante ou de lui demander de fournir une preuve additionnelle » (au para 14). Dans cette affaire, il s’agissait encore plus clairement d’une question d’équité procédurale, le demandeur ayant soutenu que « l’agent aurait dû l’inviter à lui fournir des éléments de preuve complémentaires pour étayer sa preuve, violant ainsi l’équité procédurale » (Tesfay, au para 4). Encore une fois, ce n’est pas l’argument avancé par le demandeur en l’espèce.

[47] La deuxième raison pour laquelle la décision Joseph se distingue de l’espèce est qu’il semble que, dans cette affaire, aucune tentative n’ait été faite pour fournir à l’agent d’ERAR des traductions des extraits en créole. Cependant, en l’espèce, des documents qui étaient clairement censés être des traductions en anglais des documents en turc ont été fournis à l’appui de la demande. L’agent a certainement compris ce que ces documents étaient censés être. La difficulté en l’espèce ne découlait pas de l’absence d’une quelconque traduction (comme dans la décision Joseph), mais plutôt de l’absence de traductions dûment certifiées.

[48] Comme je l’expliquerai, à mon avis, le traitement fait par l’agent des documents en turc et de leurs traductions en anglais était déraisonnable. Cependant, malgré cette conclusion, je souligne que je ne suis pas d’accord avec le demandeur pour dire que l’absence de déclaration ou de certification de la part du traducteur était une simple formalité. Je ne suis pas non plus d’accord pour dire qu’il était déraisonnable de la part de l’agent de refuser d’examiner le contenu des documents en anglais tels qu’ils avaient été présentés.

[49] Comme je l’ai déjà expliqué, une déclaration du traducteur attestant la conformité de la traduction constitue une exigence essentielle. En l’espèce, les renseignements ou les éléments de preuve potentiellement probants se trouvent dans les documents originaux en turc, mais ces renseignements ne peuvent être connus de l’agent que si les documents originaux ont été traduits fidèlement. En eux-mêmes, les documents en anglais n’ont aucune valeur probante. En l’absence d’une déclaration du traducteur attestant que les documents en anglais sont des traductions conformes des documents originaux, rien ne justifie que le décideur tienne compte des documents en anglais. Ils ne sont tout simplement pas pertinents.

[50] J’ai plutôt conclu que, dans les circonstances particulières de l’espèce, l’agent avait omis d’exercer son pouvoir discrétionnaire quant à savoir s’il devait raisonnablement informer le demandeur de l’absence de certification.

[51] À mon avis, compte tenu du dossier dont disposait l’agent, un décideur raisonnable aurait conclu que l’absence de certification quant à la conformité des traductions était probablement attribuable à une erreur de la part du traducteur ou de l’avocat ayant présenté les documents. Le dossier dont disposait l’agent contenait les documents originaux en turc. Il contenait également les trois documents en anglais présentés en même temps que les documents en turc. Tout décideur raisonnable aurait compris que les documents en anglais étaient censés être des traductions des documents en turc. En fait, l’agent a clairement compris que c’était le cas, puisqu’il a déclaré que les documents en turc [traduction] « [étaient] accompagnés de traductions en anglais ». L’agent ne se demandait pas si les documents en anglais étaient des traductions des documents en turc ou s’il s’agissait de documents complètement différents. Sa seule réserve était que ces documents [traduction] « [n’étaient] pas des traductions certifiées ».

[52] Le dossier dont disposait l’agent laisse clairement entendre que le demandeur savait, grâce à son avocat, qu’il était tenu de fournir des traductions en anglais avec les documents originaux en turc. De ce fait, un décideur raisonnable se serait à tout le moins demandé si la certification du traducteur n’avait pas été omise par erreur. De plus, les renseignements figurant dans les documents en anglais donnent à penser, du moins à première vue, que les renseignements contenus dans les documents en turc pourraient être importants pour la demande d’ERAR. Dans ces circonstances, un décideur raisonnable n’aurait pas simplement fait abstraction des documents en anglais et rendu une décision en se fondant sur le reste des documents. Un décideur raisonnable aurait plutôt informé le demandeur du fait que les traductions en anglais n’étaient pas certifiées et il lui aurait donné la possibilité de remédier à la situation avant de rendre une décision à l’égard de la demande. Il s’ensuit donc qu’il était déraisonnable de la part de l’agent de refuser tout simplement d’examiner les documents et de rendre une décision défavorable.

[53] Pour parvenir à cette conclusion, je me suis fondé sur le dossier dont disposait l’agent et j’ai accordé un poids particulier aux questions importantes en jeu dans une demande d’ERAR. Il s’agit d’un élément essentiel du contexte dans lequel le caractère raisonnable de la décision de l’agent doit être évalué.

[54] Le droit à un ERAR au titre du paragraphe 112(1) de la LIPR est fondé sur les engagements nationaux et internationaux du Canada relativement au principe du non-refoulement (voir Figurado c Canada (Solliciteur général), 2005 CF 347 au para 40 et Raza c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2007 CAF 385 au para 10). Lorsque, comme en l’espèce, il s’est écoulé un délai entre le rejet de la demande d’asile et le renvoi du Canada, la question du risque peut devoir être évaluée à nouveau, car les circonstances peuvent avoir changé entre-temps ou la personne peut être exposée à un nouveau risque. L’ERAR vise donc « à déterminer si le degré de risque ou la nature du risque ont changé, à la suite de changements dans la situation du pays en cause ou de nouveaux éléments de preuve mis en lumière depuis la décision rendue par la SPR » (Kreishan c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CAF 223 au para 116; voir aussi Shaka c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 798 aux para 40-47).

[55] Les enjeux pour un demandeur d’ERAR sont manifestement élevés. Ils sont également élevés pour l’application du droit canadien en matière d’immigration et de protection des réfugiés en général. En effet, le rejet erroné d’une demande d’ERAR pourrait constituer, pour le Canada, une violation de ses obligations nationales et internationales relativement au principe de non-refoulement.

[56] La décision relative à l’ERAR a eu une incidence importante sur les droits et les intérêts du demandeur. Les motifs de l’agent ne tiennent pas compte des enjeux. Ils n’expliquent pas pourquoi le fait de traiter la demande sans donner au demandeur la possibilité de remédier à l’absence de traductions dûment certifiées de documents potentiellement importants, même si cette lacune était manifestement attribuable à une erreur, « reflète le mieux l’intention du législateur » (Vavilov, au para 133).

[57] L’agent s’est vu confier « des pouvoirs extraordinaires » sur la vie du demandeur (Vavilov, au para 135). Ses motifs ne démontrent pas qu’il a tenu compte des conséquences qu’aurait le fait de ne pas donner au demandeur la possibilité de rectifier ce qui pouvait très bien être un oubli concernant des renseignements importants à l’appui de sa demande d’ERAR. Ces conséquences ne sont pas justifiées au vu des faits et du droit (ibid.). De ce fait, le traitement fait par l’agent des documents en anglais est déraisonnable.

VI. CONCLUSION

[58] Pour les motifs qui précèdent, la demande de contrôle judiciaire sera accueillie. La décision rendue par l’agent principal le 14 janvier 2020 sera annulée et l’affaire sera renvoyée à un autre décideur pour nouvel examen.

[59] Les parties n’ont soulevé aucune question grave de portée générale à certifier au titre de l’alinéa 74d) de la LIPR. Je conviens que l’affaire n’en soulève aucune.


JUGEMENT dans le dossier IMM-5900-20

LA COUR REND LE JUGEMENT suivant :

  1. La demande de contrôle judiciaire est accueillie.

  2. La décision rendue par l’agent principal le 14 janvier 2020 est annulée et l’affaire est renvoyée à un autre décideur pour nouvel examen.

  3. Aucune question de portée générale n’est énoncée.

« John Norris »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-5900-20

 

INTITULÉ :

HASAN GORGULU c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

AUDIENCE TENUE PAR TÉLÉCONFÉRENCE

 

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 11 mai 2022

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE NORRIS

 

DATE DES MOTIFS :

Le 5 janvier 2023

 

COMPARUTIONS :

Michael Crane

 

Pour le demandeur

 

Margherita Braccio

 

Pour le défendeur

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

D. Clifford Luyt

Avocat

Toronto (Ontario)

 

Pour le demandeur

 

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

 

Pour le défendeur

 

 

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