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Date : 20230106


Dossiers : T-2111-16

T-460-17

Référence : 2023 CF 28

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 6 janvier 2023

En présence de monsieur le juge Fothergill

Dossier : T-2111-16

ENTRE :

SHERRY HEYDER

AMY GRAHAM ET

NADINE SCHULTZ-NIELSEN

demanderesses

et

LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

défendeur

Dossier : T-460-17

ET ENTRE :

LARRY BEATTIE

demandeur

et

LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

défendeur

ORDONNANCE ET MOTIFS

I. Aperçu

[1] Le 25 novembre 2019, la Cour a autorisé deux recours collectifs et approuvé une entente de règlement définitive (ERD) que les demandeurs et le défendeur, le procureur général du Canada, avaient négociée. Les recours et l’ERD rassemblaient deux groupes composés de femmes et d’hommes qui ont vécu de l’inconduite sexuelle alors qu’ils servaient dans les Forces armées canadiennes, travaillaient au ministère de la Défense nationale ou faisaient partie du Personnel des fonds non publics, Forces canadiennes.

[2] L’ERD prévoyait que la date limite de présentation des demandes individuelles arrivait au terme du dix-huitième mois suivant la date de mise en œuvre du 25 mai 2020. Elle accordait par ailleurs une période additionnelle de 60 jours pendant laquelle les membres du groupe pouvaient toujours déposer leur demande si l’administrateur était convaincu que le retard était dû à une « invalidité ou [à] d’autres circonstances exceptionnelles » (période de prolongation).

[3] L’ERD conférait en outre à la Cour le pouvoir discrétionnaire d’autoriser la présentation des demandes tardives après l’échéance de la période de prolongation :

7.08 Demandes individuelles tardives

[...] L’Administrateur n’acceptera aucune Demande individuelle aux fins d’un examen de fond plus de 60 jours après la Date limite de présentation des demandes individuelles sans l’autorisation de la Cour.

[Clause sur les demandes tardives]

[4] À l’audition de la présente requête, les avocats des demandeurs ont estimé que l’administrateur avait reçu environ 640 demandes tardives après l’échéance de la période de prolongation. Ce nombre représente 3,3 % des quelque 19 000 demandes reçues avant l’échéance de la période de prolongation.

[5] Les parties ont donc présenté à la Cour une requête pour obtenir une directive sur l’application de la clause sur les demandes tardives. Elles ne s’entendent pas sur le critère que la Cour doit appliquer pour autoriser les demandes tardives et sur la façon dont la clause sur les demandes tardives doit être appliquée.

[6] Les demandeurs sollicitent en outre l’autorisation, au nom de treize membres du groupe, de déposer leur demande après l’échéance de la période de prolongation.

[7] Pour les motifs qui suivent, l’administrateur sera chargé de déterminer s’il y a lieu d’accepter douze des demandes tardives visées par la présente requête ainsi que toute autre demande déposée après l’échéance de la période de prolongation conformément à la directive donnée dans l’ordonnance jointe aux présents motifs.

[8] La Cour rendra une ordonnance distincte pour accorder l’autorisation à la seule réclamante dont la demande n’est pas contestée par le défendeur et assurer la confidentialité des treize demandes d’autorisation qui accompagnent la requête pour obtenir une directive.

II. Positions des parties

A. Demandeurs

[9] Les demandeurs soutiennent que la clause sur les demandes tardives prévue dans l’ERD permet expressément à la Cour d’accorder l’autorisation aux réclamants tardifs. Les parties ne demandent pas à la Cour de reformuler l’entente qu’elles ont conclue, mais bien de donner une directive sur la façon d’interpréter et d’appliquer l’une des clauses qu’elle prévoit.

[10] Les demandeurs soutiennent que la Cour a compétence pour charger l’administrateur, l’évaluatrice en chef ou autre évaluateur de déterminer s’il y a lieu d’accepter les demandes tardives, ce qui permettrait de traiter ces dernières avec efficience dans le cadre de la procédure de réclamation actuelle.

[11] L’ordonnance d’approbation de l’ERD confère à la Cour une fonction de surveillance et prévoit que les avocats des membres du groupe et l’administrateur rendent compte périodiquement à la Cour de l’administration de l’ERD :

J. Compétence permanente et suivi

21. Le règlement sera mis en œuvre selon les motifs de la présente ordonnance et des ordonnances futures de la Cour.

22. La Cour, sans modifier de quelque façon que ce soit le caractère définitif de la présente ordonnance, se réserve la compétence exclusive et permanente en ce qui concerne le présent recours, les demandeurs, tous les membres du groupe et le défendeur aux fins limitées de la mise en œuvre, de l’application et de l’administration du règlement et de la présente ordonnance, assujettie aux conditions du règlement.

23. Les avocats des membres du groupe et l’administrateur doivent faire un suivi auprès de la Cour à propos de l’administration de l’ERD à des intervalles raisonnables, soit au moins deux fois par année, à la demande de la Cour, et au terme de l’administration de l’ERD, en conformité avec l’annexe « Q ».

[12] Les demandeurs invoquent en outre les Règles des Cours fédérales, DORS/98‐106 (Règles), et plus particulièrement l’article 8 des Règles, qui permet à la Cour de proroger tout délai qu’elle a fixé par ordonnance. La Cour peut accueillir toute requête déposée sous le régime de l’article 8 des Règles s’il est dans « l’intérêt de la justice » de le faire (voir Alberta c Canada, 2018 CAF 83 [Alberta] aux para 44-45; Canada (Procureur général) c Hennelly, 1999 CanLII 8190 (CAF) [Hennelly] au para 3).

[13] Les demandeurs font valoir que d’autres tribunaux ont appliqué le critère de l’« intérêt de la justice » pour proroger des délais prévus dans des ententes de règlement régissant des recours collectifs (voir Pelletier v Baxter Healthcare Corporation, 1999 CanLII 11080 (QCCS) [Pelletier] au para 42-43; Guglietti v Toronto Area Transit Operating Authority, [2000] OJ No 2144 (ONSC) [Guglietti] au para 10).

B. Défendeur

[14] Le défendeur fait valoir que la fonction de surveillance judiciaire concernant l’administration d’une entente de règlement se limite à combler les lacunes ou à faire exécuter les modalités de l’entente (voir JW c Canada (Procureur général), 2019 CSC 20 [JW] au para 27, 31-32, 35). La cour qui exerce la fonction de surveillance n’a pas compétence pour modifier les modalités d’une entente à moins que le pouvoir ne lui soit expressément conféré par l’entente. Une fois le règlement conclu, aucune disposition de l’entente ou de l’ordonnance d’approbation de l’entente de règlement ne peut être modifiée sans le consentement de toutes les parties; sinon, la disposition est invalide.

[15] Selon le défendeur, la directive que les demandeurs souhaitent obtenir ne vise aucune lacune dans l’entente de règlement. En fait, la mesure que les demandeurs cherchent à obtenir au terme de la présente requête modifierait considérablement les modalités expresses de l’ERD et entraînerait directement ou indirectement, par une réaction en chaîne, la modification d’autres clauses de l’ERD.

[16] Le défendeur prétend que les parties ont mûrement réfléchi avant de fixer la date limite de présentation des demandes individuelles au terme de 18 mois et de prévoir une période de prolongation de 60 jours pour couvrir les retards pour cause d’« invalidité ou d’autres circonstances exceptionnelles ». Les parties ont de fait attribué à la Cour un pouvoir discrétionnaire résiduel, mais cette attribution se voulait un « mécanisme de sécurité » pour prévenir le déni de justice dans des circonstances autres que celles prévues par les parties.

[17] Le défendeur soutient donc que la Cour ne devrait autoriser les demandes présentées après l’échéance de la période de prolongation que si le retard est dû à des circonstances indépendantes de la volonté du réclamant et découle entièrement d’actes ou d’omissions de tiers, notamment les avocats des membres du groupe, l’administrateur ou les évaluateurs.

III. Questions en litige

[18] La présente requête pour obtenir une directive soulève les questions suivantes :

  1. Quel critère la Cour devrait-elle appliquer pour déterminer si elle doit accorder l’autorisation de présenter une demande tardive?

  2. De quelle façon la clause sur les demandes tardives doit-elle être appliquée?

  3. La Cour devrait-elle autoriser treize membres du groupe à déposer leur demande après l’échéance de la période de prolongation?

IV. Analyse

A. Quel critère la Cour devrait-elle appliquer pour déterminer si elle doit accorder l’autorisation de présenter une demande tardive?

[19] La date limite de présentation des demandes individuelles établie dans l’ERD était le 24 novembre 2021. Par la suite, les demandes individuelles tardives pouvaient être acceptées par l’administrateur seulement durant la période de prolongation de 60 jours, laquelle est arrivée à échéance le 23 janvier 2022. En réalité, les membres du groupe avaient un délai de 20 mois pour présenter leur demande.

[20] L’ERD confère à la Cour le pouvoir discrétionnaire général d’autoriser les demandes tardives après l’échéance de la période de prolongation, mais elle ne précise pas le critère que la Cour doit appliquer. L’ERD ne précise pas non plus si la Cour doit exercer son pouvoir discrétionnaire au cas par cas ou si elle doit fournir une directive à l’administrateur ou aux évaluateurs pour définir les circonstances dans lesquelles les demandes tardives présentées après l’échéance de la période de prolongation peuvent être acceptées.

[21] Aucun des précédents invoqués par les parties ne correspond tout à fait à la situation en l’espèce. Dans Pelletier, la clause de l’entente de règlement dont il était question fixait la date limite pour présenter les demandes, mais mentionnait aussi [traduction] « ou toute autre date approuvée par les tribunaux ». Le juge Irving Halperin de la Cour supérieure du Québec a conclu que les parties entendaient donner à la cour le pouvoir discrétionnaire de fixer la date limite pour présenter les demandes à l’audience sur l’approbation de l’entente de règlement, mais aussi par la suite (au para 23-24).

[22] Dans Lavier v MyTravel Canada Holidays Inc, 2011 ONSC 3149 [Lavier], le juge Paul Perell, de la Cour supérieure de justice de l’Ontario, a conclu que [traduction] « s’agissant d’une entente de règlement sans limite de fonds alloués, la prorogation du délai pour présenter les demandes (à moins que cette possibilité n’y soit prévue) a pour effet de modifier l’entente et ne peut être un rajustement administratif acceptable, car le défendeur ne serait pas indifférent à l’idée de devoir verser plus d’indemnités » (au para 35, citant Gray v Great-West Lifeco Inc et al, 2011 MBQB 13 [Gray] au para 41-42, 63).

[23] L’entente de règlement, dans Lavier, ne prévoyait aucune clause semblable à l’article 7.08 de l’ERD, qui confère à la Cour le pouvoir d’autoriser les demandes même après les délais convenus par les parties. La décision de la Cour du Banc de la Reine du Manitoba dans l’affaire Gray peut être écartée pour la même raison (au para 73).

[24] L’entente de règlement dans Parsons v Canadian Red Cross Society, 2013 ONSC 7788, visaient les personnes infectées par l’hépatite C par suite de transfusions de « sang contaminé ». L’entente de règlement ne renfermait aucune clause sur les demandes tardives ni aucune clause susceptible de conférer aux tribunaux le pouvoir d’autoriser les demandes présentées au-delà du délai prévu. Le juge Perell est néanmoins arrivé à un résultat similaire en se fondant sur une clause qui permettait la distribution des fonds non alloués dans la réserve du règlement en concluant qu’il était [traduction] « absolument acceptable d’étendre les avantages du règlement aux demandeurs retardataires » (au para 93). En l’espèce, il n’existe dans l’ERD aucune clause semblable qui permettrait à la Cour d’ordonner la distribution des fonds non alloués.

[25] Dans toute la jurisprudence, c’est l’affaire Guglietti que la Cour supérieure de justice de l’Ontario a tranchée qui ressemble le plus à la cause dont la Cour est saisie. Dans cette affaire, il s’agissait d’un recours collectif contre la Régie des transports en commun de la région de Toronto à la suite d’une collision avec un train. La clause de l’entente de règlement qui fixait la date limite pour présenter les demandes prévoyait aussi que la date limite pouvait être reportée par la Cour conformément au paragraphe 25(5) de la Loi de 1992 sur les recours collectifs de l’Ontario, LO 1992, c 6, lequel dispose ainsi :

25(5) Les membres du groupe qui ne présentent pas de demande pendant le délai fixé aux termes du paragraphe (4) ne peuvent en présenter par la suite aux termes du présent article qu’avec l’autorisation du tribunal. [Non souligné dans l’original.]

[26] Le juge Warren Winkler a appliqué le critère de l’« intérêt de la justice » pour autoriser une demande tardive (Guglietti au para 10) :

[traduction]

[...] vu les larges pouvoirs d’intervention de la Cour sous le régime du Code de procédure civile et aux termes de l’entente de règlement du recours collectif entre les parties, il vaut mieux, au nom de la justice, accorder la prorogation du délai pour présenter les demandes dans les circonstances appropriées. Je suis convaincu, vu les faits de l’espèce et l’intérêt de la justice, que la Cour a un motif valable d’intervenir et d’accorder la réparation demandée.

[27] En l’espèce, comme dans l’affaire Guglietti, l’ERD prévoit la possibilité de présenter une demande après l’échéance de la période de prolongation, « avec l’autorisation de la Cour ». Je ne vois aucune raison de déroger à l’application du critère de l’« intérêt de la justice » du juge Winkler dans des circonstances comparables. Le paragraphe 3.02(1) des Règles de procédure civile de l’Ontario, RRO 1990, Règl 194, auquel renvoie la décision du juge Winkler, est, dans l’ensemble, comparable à l’article 8 des Règles.

[28] Lorsqu’elle applique le critère de l’« intérêt de la justice » sous le régime de l’article 8 des Règles, la Cour doit déterminer si la partie qui demande l’autorisation a démontré que : (1) elle a une intention constante de poursuivre sa demande; (2) la demande est bien fondée; (3) le défendeur ne subit pas de préjudice en raison du délai; et (4) il existe une explication raisonnable justifiant le délai (Hennelly au para 3). Le défaut de démontrer l’un ou l’autre des critères précédents n’est pas déterminant, puisque « le véritable critère est, en fin de compte, que la justice soit rendue entre les parties » (Alberta au para 45).

B. De quelle façon la clause sur les demandes tardives doit-elle être appliquée?

[29] Les parties n’ont présenté aucune preuve de leur intention de conférer à la Cour un pouvoir discrétionnaire général d’autoriser les réclamants à présenter leur demande après l’échéance de la période de prolongation. Le défendeur a qualifié cette clause de « mécanisme de sécurité » pour prévenir le déni de justice, et les demandeurs acceptent cette qualification.

[30] La Cour peut raisonnablement déduire que les parties s’attendaient à ce que le nombre de demandes présentées après la date limite de présentation des demandes individuelles et après l’échéance de la période de prolongation soit peu élevé. Quoi qu’il en soit, ce nombre est quand même important, car il excède 640 et représente 3,3 % des quelque 19 000 demandes présentées durant la période de réclamation qui a duré 20 mois Le défendeur maintient néanmoins qu’il appartient à la Cour de déterminer au cas par cas s’il y a lieu d’autoriser les 640 demandes et plus.

[31] J’ai bien du mal à croire que les parties auraient eu l’intention de submerger la Cour de centaines de demandes d’autorisation pour présenter des demandes après l’échéance de la période de prolongation. La déduction la plus plausible est que les parties n’ont jamais pensé qu’il y aurait autant de réclamants qui n’arriveraient pas à se conformer à la période de réclamation de 20 mois fixée par l’ERD et que l’intervention de la Cour serait aussi sollicitée.

[32] Selon le défendeur, toute ordonnance visant à déléguer le pouvoir de trancher les demandes d’autorisation à un tiers constituerait un changement fondamental aux modalités de l’ERD et excéderait la fonction de surveillance de la Cour. L’ERD constitue un code complet de la réception, de l’examen au fond et de l’évaluation de toutes les demandes, qu’elles soient ou non présentées : a) avant la date limite de présentation des demandes individuelles; b) durant la période de prolongation; ou c) après l’échéance de la période de prolongation. Les demandes présentées après l’échéance de la période de prolongation peuvent être acceptées par l’administrateur, avec l’autorisation de la Cour seulement.

[33] Les parties conviennent que les demandes d’autorisation de la Cour pour présenter des demandes tardives doivent être tranchées en conformité avec les Règles. Comme c’est le cas pour les treize demandes d’autorisation dont la Cour est actuellement saisie, les réclamants doivent déposer un affidavit à l’appui de leur demande d’autorisation. Les réclamants peuvent éventuellement être contre-interrogés, bien que le défendeur ne se soit pas prévalu de cette possibilité. Les réclamants doivent demander à la Cour de rendre une ordonnance de confidentialité pour protéger les renseignements personnels de nature délicate que renferme leur demande d’autorisation individuelle.

[34] Une telle façon de faire ne cadre pas avec l’esprit de l’ERD qui donne à croire que les parties n’ont jamais eu l’intention de charger la Cour de trancher de nombreuses demandes visant à autoriser la présentation de demandes tardives. Bon nombre de clauses de l’ERD sont formulées de manière à ce que la procédure de réclamation tienne compte des traumatismes subis et qu’elle soit de nature non contradictoire, confidentielle et réparatrice.

[35] Selon les principes généraux énoncés à l’annexe Q de l’ERD concernant l’administration et la procédure de réclamation :

La procédure de réclamation ne se veut pas contradictoire. Elle a pour but d’offrir une indemnisation juste aux Membres du groupe dont la Réclamation est fondée, et de veiller en même temps à ce que les Réclamations soient évaluées correctement, de manière équitable et avec diligence sur la base d’une validation adéquate et satisfaisante lorsque possible. Dans la mesure du possible, la procédure de réclamation doit être réparatrice.

[36] L’article 20 de l’ERD traite de la confidentialité de la procédure de réclamation :

Tous les renseignements fournis, créés ou obtenus dans le cadre du présent règlement, par écrit ou oralement, devront être gardés confidentiels par les Parties, les avocats des Parties, tous les Membres du groupe, l’Administrateur et le ou les Évaluateur(s), et ne seront ni échangés ni utilisés à des fins autres que le présent règlement, à moins que les parties n’en conviennent autrement ou conformément aux dispositions prévues par la loi.

[37] L’ERD prévoit en outre un vaste « programme de démarches réparatrices » pour permettre aux membres du groupe qui souhaitent communiquer à de hauts représentants des Forces armées canadiennes et du ministère de la Défense nationale ce qu’ils ont vécu comme inconduite sexuelle dans leur milieu de travail militaire, dans l’espoir de restaurer leur confiance dans ces institutions (ERD, art 5.01).

[38] Ainsi que la Cour suprême l’a établi dans JW, au paragraphe 31, les obligations de l’entente doivent être interprétées en fonction de l’esprit de l’entente de façon à réparer les torts causés par le défendeur ou imputables à ce dernier. Il serait incompatible avec les principes fondamentaux de l’ERD de trancher de nombreuses demandes d’autorisation pour prendre part au règlement de façon publique et contradictoire, comme le prévoient les Règles.

[39] En outre, l’article 10.03 de l’ERD stipule que les fonctions et responsabilités de l’administrateur incluent « (i) les autres fonctions et responsabilités que la Cour pourra de temps à autre requérir par ordonnance ». L’article 10.04 définit de la même façon les fonctions et responsabilité des évaluateurs de manière à inclure : « (g) les autres fonctions et responsabilités que la Cour pourra de temps à autre requérir par ordonnance ».

[40] Les demandeurs s’appuient en outre l’article 334.26 des Règles pour étayer leur thèse selon laquelle la Cour peut confier à un tiers la charge de déterminer s’il y a lieu d’accepter les demandes tardives. Cet article dispose ainsi :

Points individuels

334.26 (1) Si le juge estime que certains points ne sont applicables qu’à certains membres du groupe ou du sous-groupe, il fixe le délai de présentation des réclamations à l’égard des points individuels et peut :

 

a) ordonner qu’il soit statué sur les points individuels au cours d’autres audiences;

b) charger une ou plusieurs personnes d’évaluer les points individuels et de lui faire rapport;

c) prévoir la manière de statuer sur les points individuels.

Individual questions

334.26 (1) If a judge determines that there are questions of law or fact that apply only to certain individual class or subclass members, the judge shall set a time within which those members may make claims in respect of those questions and may

(a) order that the individual questions be determined in further hearings;

(b) appoint one or more persons to evaluate the individual questions and report back to the judge; or

(c) direct the manner in which the individual questions will be determined.

[41] Selon le défendeur, l’article 334.26 des Règles confère au juge un vaste pouvoir discrétionnaire pour adapter la procédure afin de résoudre des points individuels qui demeurent non résolus après que les points communs ont été résolus. Toutefois, il n’est pas clair que cet article s’applique lorsque les parties ont conclu une entente de règlement. En réponse, les demandeurs font valoir que les règles applicables aux recours collectifs sont empreintes d’une certaine souplesse, en ce sens que ces dernières prévoient de nombreuses solutions pour régler des questions individuelles qui pourraient survenir, notamment le processus d’évaluation individuelle supervisé par la Cour visé à l’article 334.26 des Règles (citant Salna c Voltage Pictures, LLC, 2021 CAF 176 au para 103). Ils notent que la disposition équivalente de la Loi de 1992 sur les recours collectifs permet au tribunal de confier à des tiers le soin de décider de points individuels « avec le consentement des parties » seulement (alinéa 25(1)c)), et laissent ainsi entendre que la portée de l’article 334.26 des Règles est plus large.

[42] Je suis persuadé qu’il est loisible à la Cour, tant aux termes des clauses de l’ERD que de l’article 334.26 des Règles, de confier à l’administrateur ou aux évaluateurs les fonctions et responsabilités additionnelles de déterminer s’il y a lieu d’accepter les demandes tardives présentées après l’échéance de la période de prolongation. Ces fonctions et responsabilités additionnelles seront exercées suivant le critère de « l’intérêt de la justice », selon Hennelly, et conformément à la directive donnée par la Cour.

[43] De l’avis de la Cour, c’est l’administrateur qui est le mieux placé pour s’acquitter de ces fonctions et responsabilités additionnelles. L’administrateur a examiné et accepté environ 19 000 demandes, incluant les demandes tardives lorsque des circonstances atténuantes le justifiaient, qu’il a ensuite transmises aux évaluateurs. Il possède une vaste expérience dans la détermination des demandes qui peuvent être acceptées tout en respectant la confidentialité, en maintenant un processus non contradictoire et en favorisant les démarches réparatrices.

[44] Si l’évaluation des demandes présentées après l’échéance de la période de prolongation suscite des questions ou des préoccupations, les avocats des membres du groupe, le défendeur ou l’évaluatrice en chef peuvent en faire part à la Cour par voie de demande.

C. La Cour devrait-elle autoriser treize membres du groupe à déposer leur demande après l’échéance de la période de prolongation?

[45] La requête des demandeurs pour obtenir la directive de la Cour est accompagnée de treize demandes d’autorisation pour déposer des demandes au-delà de la date limite de présentation des demandes individuelles et de l’échéance de la période de prolongation. Les motifs invoqués pour demander l’autorisation tombent dans l’une des cinq catégories suivantes : a) des problèmes techniques dans la présentation des formulaires de demande; b) des problèmes d’ordre physique, émotionnel ou psychologique affectant la capacité des réclamants de respecter le délai imparti; c) une mauvaise interprétation ou la méconnaissance des règles d’admissibilité prévues par l’ERD, de la procédure de réclamation ou des clauses de confidentialité ou encore les mauvais conseils reçus à leur sujet; d) la crainte de représailles ou de répercussions négatives; et e) l’absence d’avis.

[46] Puisqu’aucun des treize demandeurs n’a été contre-interrogé sur son affidavit par le défendeur, les affirmations factuelles des treize ne sont pas contestées. Le défendeur maintient toutefois qu’une seule des treize demandes d’autorisation devrait être retenue.

[47] Selon le défendeur, comme les réclamants pouvaient présenter leur demande de nombreuses façons, un problème technique isolé ne peut être une excuse valable pour expliquer le dépôt tardif de leur demande. La période de réclamation de 20 mois était inhabituellement longue et avait été établie précisément pour accommoder tout empêchement physique, émotionnel ou psychologique à la capacité des réclamants de présenter leur demande dans le délai imparti.

[48] Le défendeur souligne que la Cour a approuvé le programme de notification et que les demandeurs ne prétendent pas que ce programme était inadéquat. Les communications externes et internes du Chef d’état-major de la défense et du sous-ministre de la Défense nationale avec les membres du groupe, étaient claires et sans équivoque et encourageaient tous les membres du groupe à se prévaloir du règlement. Le défendeur clame que le fait qu’un réclamant ait été mal conseillé ou qu’il ait mal compris les modalités de l’ERD ne constitue pas un motif valable pour accorder l’autorisation de présenter sa demande après l’échéance de la période de prolongation.

[49] Le défendeur reconnaît qu’une des treize demandes d’autorisation devrait être accueillie. Il s’agit d’un cas où la réclamante a présenté sa demande avant la date limite de présentation des demandes individuelles, mais à une adresse électronique erronée. Cette réclamante n’a jamais reçu d’alerte l’informant que sa demande n’avait pas été transmise. Néanmoins, l’administrateur a par la suite accusé réception des fiches médicales présentées à l’appui et a confirmé que ces fiches seraient versées à son dossier. Le défendeur admet donc que cette réclamante a, à tort, été amenée à croire que sa demande avait été acceptée pour dépôt et qu’il est dans l’intérêt de la justice de permettre le traitement de la demande de cette dernière.

[50] Autrement, le défendeur soutient que les douze autres demandes d’autorisation doivent être rejetées parce que les raisons avancées ont été prises en compte par les parties lorsqu’elles ont négocié la date limite de présentation des demandes individuelles et la période de prolongation. Les principaux avantages que l’acceptation de l’ERD conférait au défendeur étaient la certitude et la finalité. Le défendeur soutient donc qu’autoriser le dépôt de plus d’une « poignée » de demandes après l’échéance de la période de prolongation entraînera une réaction en chaîne et lui causera un préjudice.

[51] Selon l’ERD, la somme maximale du règlement de toutes les demandes est fixée à 900 millions de dollars, et il est possible de réaffecter les fonds entre les différents groupes dans des circonstances précises. Selon les demandeurs, il ne fait aucun doute que la somme maximale ne sera jamais atteinte, même si toutes les demandes tardives, estimées au nombre de 640, devaient être acceptées, en grande partie vu le taux élevé de renvois des réclamants de la catégorie la plus grave définie à l’ERD au programme de prestations d’invalidité administré par Anciens Combattants Canada.

[52] L’ERD ne prévoit pas de date finale au règlement des réclamations. Les demandeurs prétendent ainsi que l’argument de la « réaction en chaîne » du défendeur n’a pas sa raison d’être. Il est possible qu’il faille reconduire le mandat de l’administrateur et des évaluateurs, mais cette reconduction ne devrait pas nuire indûment au règlement intervenu entre les parties.

[53] Les parties conviennent que la certitude et la finalité sont des facteurs importants à prendre en considération dans l’interprétation et la mise en œuvre de l’ERD. Il doit, au bout du compte, y avoir une date finale pour accepter les demandes. Bien que le défendeur n’ait pas établi que l’autorisation de présenter des demandes au-delà de la période de prolongation lui causera maintenant un préjudice, j’accepte qu’il y aura un préjudice à moins que la Cour ne donne une directive précise sur l’acceptation des demandes tardives et qu’elle fixe une date finale où toutes les demandes devront avoir été présentées. Ce n’est qu’à ce moment-là que l’administration de l’ERD pourra se terminer et que tous les réclamants auront à raison été indemnisés des préjudices qu’ils ont subis.

[54] Les treize réclamants qui ont demandé l’autorisation de la Cour pour déposer leur demande après l’échéance de la période de prolongation l’ont fait sans savoir le critère qui serait appliqué pour déterminer si l’autorisation serait accordée ou non. L’administrateur est mieux placé que la Cour pour décider s’il y a lieu d’accepter les demandes tardives, tout en respectant la confidentialité, en maintenant le caractère non contradictoire de la procédure et en favorisant les démarches réparatrices. Les douze demandes d’autorisation contestées seront donc renvoyées pour évaluation à l’administrateur, comme toutes les autres demandes reçues après l’échéance de la période de prolongation.

V. Conclusion

[55] L’administrateur doit déterminer s’il y a lieu d’accepter les douze demandes tardives visées par la présente requête pour obtenir l’autorisation de la Cour ainsi que toute autre demande reçue après l’échéance de la période de prolongation conformément à la directive donnée dans l’ordonnance qui accompagne les présents motifs. L’administrateur doit refuser toute demande présentée après les 30 jours suivant la date de l’ordonnance.

[56] La Cour rendra une ordonnance distincte pour autoriser la seule réclamante dont la demande d’autorisation n’est pas opposée par le défendeur et garantir la confidentialité des treize demandes d’autorisation visées par la présente requête pour obtenir une directive.


ORDONNANCE

LA COUR ORDONNE à l’administrateur de déterminer s’il y a lieu d’accepter les douze demandes tardives visées par la présente requête pour obtenir une directive de la Cour ainsi que toute autre demande reçue après l’échéance de la période de prolongation, conformément à la directive qui suit :

  1. L’administrateur doit accepter toute demande présentée après l’échéance de la période de prolongation seulement si le réclamant démontre que : (1) il a une intention constante de poursuivre sa demande; (2) la demande est bien fondée; (3) le défendeur ne subit pas de préjudice en raison du délai; et (4) il existe une raison valable expliquant le délai.

  2. Le défaut de démontrer l’un ou l’autre des critères précédents n’est pas déterminant. Toutefois, le réclamant doit normalement donner une explication raisonnable pour la totalité du retard, incluant la date où il a présenté sa demande.

  3. L’administrateur doit refuser toute demande tardive présentée après les 30 jours suivant la date de la présente ordonnance.

  4. Les avocats des membres du groupe, le défendeur ou l’évaluatrice en chef peuvent en tout temps demander une autre directive de la Cour au sujet de l’acceptation des demandes tardives.

« Simon Fothergill »

Juge


COUR FÉDÉRALE

Avocats inscrits au dossier


DOSSIERS :

T-2111-16

T-460-17

 

INTITULÉS :

SHERRY HEYDER, AMY GRAHAM ET NADINE SCHULTZ-NIELSEN c LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

 

LARRY BEATTIE c LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Toronto (Ontario) ET PAR VIDÉOCONFÉRENCE

 

DATES DE L’AUDIENCE :

LES 8 ET 9 DÉCEMBRE 2022

 

ORDONNANCE ET MOTIFS :

LE JUGE FOTHERGILL

 

DATÉS :

6 janvier 2023

 

COMPARUTIONS :

Jonathan Ptak

Nathalie Gondek

 

POUR LES DEMANDEURS

 

Andrew Astritis

Amanda Montague-Reinholdt

 

 

Erin Kennedy

 

Danielle Toth

 

Christine Mohr

Diya Bouchedid

Marilyn Venney

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRIST AU DOSSIER :

Koskie Minsky LLP

Avocats

Toronto (Ontario)

 

POUR LES DEMANDEURS

 

Raven, Cameron, Ballantyne & Yazbeck LLP/s.r.l.

Avocats

Ottawa (Ontario)

 

 

Wagners

Avocats

Halifax (Nouvelle-Écosse)

 

 

Acheson Sweeney Foley Sahota LLP

Avocats

Victoria (Colombie-Britannique)

 

 

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

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