Date : 20221223
Dossier : IMM-5408-19
Référence : 2022 CF 1797
[TRADUCTION FRANÇAISE]
Ottawa (Ontario), le 23 décembre 2022
En présence de madame la juge Sadrehashemi
ENTRE :
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MAALENI GANESWARAN
WINOTH GANESWARAN
REJEETH GANESWARAN
SANKEETH GANESWARAN
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demandeurs
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et
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LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION
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défendeur
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JUGEMENT ET MOTIFS
I.
Aperçu
[1] Les demandeurs sont une famille composée d’une mère et de ses trois fils. Maaleni Ganeswaran, la mère et la demanderesse principale, est arrivée au Canada il y a près de 15 ans avec ses trois fils, alors âgés de quatre, huit et douze ans. L’année suivante, les demandeurs ont été acceptés en tant que réfugiés au sens de la Convention par la Section de la protection des réfugiés [SPR] au terme d’un processus accéléré. Durant le mois qui a suivi l’acceptation de leur demande, les agents d’immigration ont découvert que, contrairement à la déclaration des demandeurs, la famille n’était pas arrivée au Canada directement du Sri Lanka, mais avait vécu pendant de nombreuses années en Suisse, où les trois demandeurs mineurs sont nés.
[2] Le 2 juin 2008, un mois à peine après l’acceptation de la demande d’asile des demandeurs, un agent d’immigration a indiqué son intention de demander que [traduction] « la reconnaissance du statut de réfugié des [demandeurs] par la Commission de l’immigration et du statut de réfugié du Canada soit annulée »
. Les demandeurs ont déposé une demande de résidence permanente indiquant les années durant lesquelles ils avaient vécu en Suisse et ont fourni les certificats de naissance suisses des enfants. Aucune décision n’a été prise sur cette demande de résidence permanente. Durant près de dix ans, les agents d’immigration ne sont jamais entrés en contact avec Mme Ganeswaran pour l’informer de son statut de réfugiée ou de sa demande de résidence permanente. Il n’y a eu aucun contact jusqu’à ce que le ministre dépose une demande en application de l’article 109 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001 c 27 [LIPR] pour annuler le statut de réfugié des demandeurs, au sens de la Convention, en avril 2018.
[3] La question déterminante soulevée dans le présent contrôle judiciaire est de l’ordre de l’équité procédurale : l’audition de la demande d’annulation du ministre par la SPR constitue-t-elle un recours abusif, compte tenu du délai qui s’est écoulé avant que le ministre n’agisse?
[4] La SPR n’a pas trouvé d’explication à ce délai de près de dix ans de la part du ministre. Elle a qualifié ce délai d’excessif, pour finalement conclure qu’elle pouvait donner suite à la demande d’annulation, car les demandeurs n’avaient pas subi un grave préjudice en raison de ce délai. La SPR a également conclu que le préjudice subi par les demandeurs ne l’emportait pas sur l’intérêt public de donner suite à la demande d’annulation.
[5] Les demandeurs ont soutenu que le délai de près de dix ans du ministre était préjudiciable, car ils avaient eu le temps de s’intégrer à la société canadienne durant cette période. Je suis d’avis que l’évaluation de cet argument par la SPR est superficielle et difficile à suivre. Bien que l’avocat des demandeurs soulève cet argument dans ses observations, il n’y a eu aucune évaluation du préjudice particulier subi par les trois demandeurs qui sont arrivés au Canada alors qu’ils étaient enfants, l’un d’entre eux l’étant encore au moment de l’audience de la SPR. Le délai excessif du ministre couvre les années formatrices des enfants, qui n’ont joué aucun rôle dans ces fausses déclarations et qui devraient tout de même en subir les conséquences alors qu’ils se sont intégrés à la société canadienne. Dans ces circonstances, poursuivre la procédure sans expliquer ce délai excessif serait de nature à déconsidérer l’administration de la justice.
[6] Selon les motifs énoncés ci-dessous, la demande de contrôle judiciaire présentée par les demandeurs est accueillie, et la décision de la SPR d’annuler le statut de réfugié des demandeurs est annulée. Compte tenu de ma conclusion sur le recours abusif, il n’y a aucune raison de renvoyer l’affaire à la SPR.
II.
Faits et historique de la procédure
A.
La demande d’asile et de résidence permanente des demandeurs
[7] Les demandeurs sont arrivés au Canada en juillet ou en août 2007. Ils ont présenté une demande d’asile où ils déclaraient venir du Sri Lanka, où la demanderesse principale et son époux avaient été persécutés par les Tigres de libération de l’Eelam tamoul [TLET] et par l’armée sri lankaise en raison de leur profil de Tamouls du nord du Sri Lanka. Dans son exposé circonstancié, la demanderesse principale a exposé de nombreux incidents de mauvais traitements de la part des autorités sri lankaises et des TLET qui avaient eu lieu dans les années précédant l’arrivée des demandeurs au Canada. Les demandeurs ont produit les certificats de naissance des enfants attestant qu’ils étaient nés au Sri Lanka. La SPR a accepté la demande d’asile des demandeurs le 29 avril 2008 au terme d’un processus accéléré, ce qui signifie qu’aucune audience n’a été tenue devant un commissaire de la SPR, mais les demandeurs ont été interrogés par un agent de protection des réfugiés employé par la SPR.
[8] Le mois suivant, le 28 mai 2008, l’époux de la demanderesse principale a présenté sa propre demande d’asile. Peu après avoir présenté sa demande, il a été convoqué pour être interrogé par un agent d’immigration. L’agent l’a interrogé au sujet de l’allégation selon laquelle il avait vécu en Suisse avec sa famille pendant plusieurs années avant d’arriver au Canada, et que leurs fils étaient nés en Suisse et non au Sri Lanka. Les agents d’immigration détenaient des éléments de preuve tirés de leurs précédentes demandes de visa de résidents temporaires au Canada, lesquels incluaient leurs antécédents professionnels et leur adresse en Suisse, et confirmaient que les enfants étaient nés en Suisse. Les incidents de persécution décrits dans l’exposé circonstancié des demandeurs n’avaient donc pas pu avoir lieu tels qu’ils avaient été racontés puisque la demanderesse principale et son époux ne se trouvaient pas au Sri Lanka, mais en Suisse, durant la période visée.
[9] Le 2 juin 2008, quelques jours après que l’époux de la demanderesse principale a présenté sa demande d’asile et cinq semaines environ après l’acceptation de celle-ci, un agent d’immigration a envoyé un courriel à un collègue faisant état des renseignements que les agents d’immigration avaient obtenus sur les demandeurs, notamment que l’époux de la demanderesse principale détenait un « Livret pour étrangers : Ausländerausweis B »
(titre de séjour) valide jusqu’en juin 2009, les dates du séjour en Suisse de l’époux de la demanderesse ainsi que les dates de naissance des enfants en Suisse. L’agent d’immigration a écrit [traduction] : « Je demande également que la reconnaissance du statut de réfugié accordée par la CISR à son épouse et à ses enfants soit annulée »
.
[10] Aucun autre renseignement n’a été versé au dossier sur des mesures prises par la suite par les agents d’immigration dans cette affaire jusqu’en avril 2018, lorsque le ministre a déposé une demande pour annuler le statut des demandeurs à la SPR.
[11] J’en conclus que la demande d’asile de l’époux de la demanderesse principale a été refusée et que ce dernier a finalement été expulsé vers le Sri Lanka en octobre 2012. Par la suite, la demanderesse principale et son époux ont divorcé.
[12] Le dossier contient quelques éléments de preuve sur les mesures que les demandeurs ont prises concernant leur demande de résidence permanente, qui était basée sur le statut de personnes protégées obtenu en 2008. En 2012, la demanderesse principale a modifié la demande de résidence permanente pour inclure son époux en tant que personne à charge, après que ce dernier a été débouté de sa propre demande d’asile. Dans ses formulaires, la demanderesse principale a indiqué qu’elle était en Suisse de février 1993 à juillet 2007, qu’en 1993, elle avait présenté une demande d’asile en Suisse qui a été refusée, et que ses trois enfants étaient nés en Suisse. Le fait que les demandeurs étaient en Suisse avant de venir au Canada est confirmé sur un « permis B »
, un statut temporaire qui n’était plus valide. Plus tard, en 2014, la demanderesse principale a déposé une mise à jour de sa demande de résidence permanente, indiquant qu’après l’expulsion de son époux au Sri Lanka, en 2012, elle avait obtenu la garde exclusive de ses deux enfants mineurs et a fourni l’ordonnance judiciaire. De plus, elle a fourni les certificats de naissance suisses de ses enfants selon lesquels ils sont des ressortissants du Sri Lanka. La demanderesse principale a également corrigé les dates de naissance qu’elle avait précédemment fournies en les remplaçant par les dates du 29 octobre 1994, du 23 septembre 1998 et du 5 mars 2003, qui correspondent aux dates de naissance déjà connues des agents d’immigration canadiens en 2008. En août 2017, la demanderesse principale a mis à jour sa demande en fournissant une copie de son propre passeport sri lankais renouvelé.
[13] Le dossier dont je dispose ne contient aucune réponse à ces mises à jour ni aucune note de la part d’agents d’immigration depuis 2008. La demanderesse principale a indiqué dans l’affidavit qu’elle a déposé devant la SPR dans le cadre de la procédure d’annulation qu’elle [traduction] « n’avait pas été informée que l’Agence des services frontaliers du Canada avait l’intention d’annuler le statut de réfugié [des demandeurs] au sens de la Convention jusqu’à ce qu’une demande d’annulation soit déposée en avril 2018 »
.
B.
Procédure d’annulation et contrôle judiciaire
[14] Le 28 avril 2018, le ministre a déposé sa demande d’annulation du statut de réfugié des demandeurs en application de l’article 109 de la LIPR.
[15] Aux termes du paragraphe 109(1) de la LIPR, la SPR « peut, sur demande du ministre, annuler la décision ayant accueilli la demande d’asile résultant, directement ou indirectement, de présentations erronées sur un fait important quant à un objet pertinent, ou de réticence sur ce fait »
. Aux termes du paragraphe 109(2) de la LIPR, la SPR peut rejeter la demande d’annulation « si elle estime qu’il reste suffisamment d’éléments de preuve, parmi ceux pris en compte lors de la décision initiale, pour justifier l’asile. »
[16] Avant l’audition de la demande d’annulation par la SPR, le 9 mai 2019, l’avocat des demandeurs a indiqué qu’il avait l’intention de faire valoir que le délai de présentation de la demande d’annulation du ministre constituait un recours abusif qui devrait se traduire par la suspension de la procédure d’annulation. Il a présenté un affidavit de la demanderesse principale dans lequel elle reconnaissait qu’elle avait dissimulé des faits dans sa demande d’asile initiale. La demanderesse principale a également expliqué le contexte dans lequel elle a fait ces fausses déclarations et a fourni les renseignements de base sur son établissement au Canada et celui de ses enfants durant les années qui ont suivi la découverte de ses fausses déclarations par les agents d’immigration.
[17] À l’audience du 9 mai 2019, aucun des demandeurs n’a été convoqué pour témoigner par leur avocat, l’avocate du ministre ou le commissaire de la SPR. L’audience s’est limitée aux observations des avocats sur l’argument fondé sur le recours abusif. Après les observations des avocats, le commissaire de la SPR a établi un calendrier pour recevoir d’autres observations écrites sur le bien-fondé de la demande d’annulation, tout particulièrement au sens du paragraphe 109(2) demandant s’il reste suffisamment d’éléments dans la demande d’asile initiale qui n’ont pas été viciés par les fausses déclarations pour justifier l’asile. L’avocat des demandeurs a fourni des observations écrites sur cette question, en faisant valoir que l’identité des demandeurs en tant que Tamouls du nord du Sri Lanka était demeurée non viciée par les fausses déclarations et qu’au vu des éléments de preuve sur la situation qui régnait dans le pays au moment de l’audition de la demande d’asile initiale, l’asile pouvait toujours être justifié en application du paragraphe 109(2). L’avocate du ministre a répondu à ces observations en faisant valoir que l’identité des demandeurs était également viciée par les fausses déclarations.
[18] L’audition de la demande d’annulation a repris à la SPR le 21 août 2019. Le commissaire de la SPR a lu sa décision concluant que, bien que le délai de présentation de la demande d’annulation soit excessif et qu’il demeure inexpliqué, les demandeurs n’ont pas établi qu’ils subiraient un préjudice important. Après avoir entendu les observations supplémentaires de l’avocat des demandeurs, le commissaire de la SPR a également fait part de sa décision sur le bien-fondé de la demande d’annulation. Le commissaire de la SPR a conclu que l’identité des demandeurs était également viciée par les fausses déclarations et que, par conséquent, rien ne justifiait l’asile. Le commissaire de la SPR a accueilli la demande du ministre d’annuler le statut de réfugié des demandeurs au sens de la Convention.
[19] Dans le présent contrôle judiciaire, les demandeurs ont contesté la conclusion sur le recours abusif et la décision d’annulation en application du paragraphe 109(2) de la LIPR. Après l’audition du présent contrôle judiciaire, la Cour suprême du Canada a rendu l’arrêt Law Society of Saskatchewan c Abrametz, 2022 CSC 29 [Abrametz]. J’ai demandé aux parties de présenter d’autres observations sur la pertinence de cet arrêt en l’espèce. Les deux parties ont fourni sur cette question de longues observations dont j’ai tenu compte pour arriver à ma décision.
III.
Questions en litige et norme de contrôle
[20] La question déterminante soulevée dans le présent contrôle judiciaire consiste à déterminer si l’audition de la demande d’annulation du ministre par la SPR constitue un recours abusif compte tenu du délai écoulé.
[21] Dans l’arrêt Abrametz, la Cour suprême du Canada a confirmé qu’un recours abusif dû à un retard administratif est une question d’équité procédurale et a noté que « les décideurs administratifs possèdent, corollairement à leur devoir d’agir équitablement, le pouvoir d’examiner les allégations de délai abusif » (Abrametz, au para 38, renvoyant à l’arrêt Blencoe c Colombie-Britannique (Human Rights Commission), 2000 CSC 44, aux para 105-107 et 121 [Blencoe]; Guy Régimbald, Canadian Administrative Law, 3e éd. (Toronto, LexisNexis, 2021), aux para 344-350; Patrice Garant, Philippe Garant et Jérôme Garant, Droit administratif, 7e éd. (Cowansville (Québec), Yvon-Blais, 2017), aux para 766-767).
[22] L’affaire Abrametz concernait un recours abusif dû à un retard de procédure administrative incluant un mécanisme d’appel prévu par la loi. Dans ce contexte, la Cour suprême du Canada a conclu que les normes de contrôle en matière d’appel s’appliquaient (Abrametz, au para 27). La Cour a affirmé qu’en tirant cette conclusion, elle ne s’est pas écartée de ses décisions antérieures dans le contexte d’un contrôle judiciaire et de brefs de prérogative dans l’arrêt Ministre (Citoyenneté et Immigration) c Khosa, 2009 CSC 12 [Khosa] et Établissement de Mission c Khela, 2014 CSC 24 [Khela] (Abrametz, au para 28). Par conséquent, je ne vois aucune raison de m’écarter de la norme habituelle applicable aux questions d’équité procédurale : une décision correcte ou un contrôle qui est [TRADUCTION] « “particulièrement bien reflété dans la norme de la décision correcte”, même si, à proprement parler, aucune norme de contrôle n’est appliquée »
(Chemin de fer Canadien Pacifique Limitée c Canada (Procureur général), 2018 CAF 69, au para 54 [Canadien Pacifique]). Pour moi, la question est de savoir si la procédure était juste compte tenu de toutes les circonstances (Khosa, au para 43; Canadien Pacifique, au para 54; Association canadienne des avocats et avocates en droit des réfugiés c Canada (Immigration, Réfugiés et Citoyenneté), 2020 CAF 196, au para 35).
[23] Je reconnais qu’il y a eu des divergences à la Cour quant à la norme de contrôle à appliquer à cette question, et dans une certaine mesure, à la norme de la décision correcte et de l’équité (voir la décision Naredo c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2022 CF 1543, au para 58; Badran c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2022 CF 1292, au para 14 [Badran]; Chabanov c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2017 CF 73, au para 23; Ismaili c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2017 CF 427, au para 7 et Pavicevic c Canada (Procureur général), 2013 CF 997, au para 29), et d’autres affaires concernant l’application de la norme de la décision raisonnable (voir Cerna c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2021 CF 973, au para 27 [Cerna]; B006 c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CF 1033, aux para 35-36 [B006] et Akram c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2021 CF 1024, aux para 17-18 [Akram]).
[24] Dans la décision Cerna, notre Cour a appliqué la norme de la décision raisonnable dans le contexte d’une décision de recours abusif dans une procédure de perte d’asile à la SPR, mais le juge Ahmed a reconnu que le recours abusif en tant que question d’équité n’avait pas été débattu ou pris en considération. Avant l’arrêt Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 [Vavilov], la juge Kane a noté dans la décision B006 que les parties avaient reconnu que la norme de la décision correcte s’appliquait à la formulation du critère juridique pour le recours abusif et que l’application du critère juridique était une question de droit et de fait lorsque la norme de la décision raisonnable s’applique. Dans la décision Akram, comme dans la décision Cerna, la juge Strickland a estimé que la question de savoir s’il y avait eu un recours abusif ne peut pas être considérée comme étant une question de droit générale d’importance capitale pour le système juridique dans son ensemble, qui nécessite un contrôle selon la norme de la décision correcte. La juge Strickland a également estimé que dans la décision B006, la question de savoir s’il y avait eu recours abusif était une question de droit et de fait, et que cela constitue un « des aspects de l’équité procédurale »
, il s’agissait de statuer sur le bien-fondé de la décision d’annulation de la SPR et que, par conséquent, la présomption d’application de la norme de la décision raisonnable suivant l’arrêt Vavilov s’appliquait.
[25] Je ne considère pas que la décision concernant le recours abusif touche au bien-fondé de la décision d’annulation. J’estime plutôt qu’il s’agit purement d’une question de procédure visant à déterminer si la SPR jetterait le discrédit sur l’administration de la justice en traitant la demande d’annulation compte tenu du délai écoulé avant la présentation la demande. La question de savoir si le ministre s’est conformé à la norme requise en application de l’article 109 de la LIPR pour annuler le statut de réfugié des demandeurs au sens de la Convention est une question sur le fond, et nul ne conteste qu’elle serait assujettie à la norme de la décision raisonnable en contrôle judiciaire (Vavilov, au para 23). Le fait que la Cour examine le bien-fondé de la décision sur la base de son caractère raisonnable ne l’empêche pas de chercher également à déterminer si un autre aspect de la décision était injuste. Comme l’a observé la juge Rennie dans l’arrêt Canadien Pacifique, la Cour suprême du Canada, dans l’arrêt Khela a conclu que :
la possibilité de contester une décision au motif qu’elle est déraisonnable ne change pas nécessairement la norme de révision applicable aux autres lacunes de la décision ou du processus décisionnel. Par exemple, la norme applicable à la question de savoir si la décision a été prise dans le respect de l’équité procédurale sera toujours celle de la « décision correcte ».
[26] Je note également que, dans l’arrêt Abrametz, la Cour suprême du Canada a conclu que « [l]a question de savoir s’il y a eu abus de procédure est une question de droit. »
J’estime que cette caractérisation ne renvoie pas seulement à la formulation du critère pour déterminer si cela constitue un recours abusif, mais plutôt pour déterminer s’il y a eu recours abusif.
[27] En décidant si ce serait un recours abusif de procéder à l’audition de la demande d’annulation, la SPR a tiré une conclusion de faits concernant le délai et le préjudice. Faire preuve de déférence à l’égard de ces conclusions de fait ne change pas la norme de contrôle à appliquer. Comme le juge McHaffie l’a récemment expliqué dans la décision Iwekaeze c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2022 CF 814, au paragraphe 12 :
Dans le cadre de l’approche relative à l’équité procédurale, on peut faire preuve de déférence à l’égard du choix fait par le tribunal en matière de procédure : Canadien Pacifique, aux para 41–46. Il en va de même pour toutes les conclusions de fait qui se rapportent aux questions de procédure. Cependant, cela ne change pas la norme de contrôle applicable de façon générale : Canadien Pacifique, aux para 41–46.
[28] En fin de compte, lorsque j’examine la décision relative au recours abusif, j’estime que je suis chargée de déterminer s’il était juste pour la SPR de procéder à l’audition de la demande d’annulation compte tenu du délai de présentation de la demande du ministre. Comme l’a expliqué le juge Dickson dans l’arrêt Martineau c Comité de discipline de l’Institut de Matsqui, 1979 CanLII 184 (CSC), [1980] 1 RCS 602, cité dans l’arrêt Blencoe au paragraphe 105 : « En conclusion, la simple question à laquelle il faut répondre est celle‑ci: compte tenu des faits de ce cas particulier, le tribunal a‑t‑il agi équitablement à l’égard de la personne qui se prétend lésée? »
IV.
Discussion
A.
Recours abusif dû au délai écoulé
[29] Le recours abusif est une notion générale et souple qui s’applique à différents contextes, y compris les contextes administratifs (Abrametz, aux para 34-35). Le recours abusif « vise à prévenir l’iniquité en empêchant “les recours abusifs” »
(Abrametz, au para 36, renvoyant à l’arrêt Colombie-Britannique (Workers’ Compensation Board) c Figliola, 2011 CSC 52, au para 34 et à l’arrêt Danyluk c Ainsworth Technologies Inc., 2001 CSC 44, au para 20).
[30] Nul n’a tenté de faire valoir que le délai écoulé, dans cette affaire, a causé un manque d’équité de l’audience de la SPR. Comme dans l’affaire Abrametz, la question en litige est de savoir s’il y a eu recours abusif, car « un préjudice important a été causé en raison d’un délai excessif »
(Abrametz, au para 42, renvoyant à l’arrêt Blencoe, aux para 122, 132). Dans l’arrêt Abrametz, la Cour suprême du Canada a conclu que, dans le contexte administratif, lorsque le délai n’a pas d’incidence sur l’équité de l’audience, les trois étapes suivantes permettent de déterminer si le délai constitue un recours abusif (Abrametz, au para 101) :
Premièrement, le délai doit être excessif. Cette détermination se fait en appréciant le contexte dans son ensemble, y compris la nature et l’objet des procédures, la longueur et les causes du délai ainsi que la complexité des faits de l’affaire et des questions en litige.
Deuxièmement, le délai lui‑même doit avoir causé un préjudice important.
Lorsque ces deux conditions sont réunies, le tribunal judiciaire ou administratif doit procéder à une évaluation finale afin de déterminer si l’abus de procédure a été établi. L’abus de procédure est établi si le délai est manifestement injuste envers une partie ou s’il déconsidère d’une autre manière l’administration de la justice.
[31] Cette formulation du critère pour établir qu’il y a recours abusif lorsque le délai n’a aucune incidence sur l’équité de l’audience correspond à la décision antérieure de la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Blencoe (Blencoe, au para 115; Badran, au para 33).
(1)
Délai excessif
[32] Les demandeurs ont fait valoir devant la SPR que le délai est calculé à partir de la date à laquelle les agents d’immigration ont initialement recommandé que le ministre annule le statut des demandeurs en juin 2008 et prend fin à la date à laquelle le ministre a présenté la demande d’annulation à la SPR en avril 2018. Ils ont soutenu que le ministre détenait suffisamment d’information en 2008 pour satisfaire à la demande d’annulation et qu’aucune nouvelle information pouvant influer sur la décision du ministre de présenter la demande n’a été fournie par la suite.
[33] À la SPR, l’avocate du ministre n’a pas fait valoir que ce délai n’était pas celui dont il fallait tenir compte. Elle a affirmé dans les observations qu’elle a faites à l’audience de la SPR qu’il n’avait pas d’explication particulière pour ce délai, autre qu’il y avait en général beaucoup de travail. Aucun élément de preuve n’a été déposé concernant les activités du ministre sur le dossier des demandeurs entre 2008 et le dépôt de la demande d’annulation en 2018.
[34] La SPR a estimé que le délai allait de la date de l’envoi du courriel, en juin 2008, indiquant qu’une demande d’annulation serait soumise, à la date à laquelle le ministre a déposé la demande d’annulation auprès de la SPR, en avril 2018. Elle a estimé que ce délai était de près de neuf ans et dix mois. La SPR a conclu que [traduction] « le ministre n’a pas fourni de raisons valables pour expliquer les neuf années écoulées avant la présentation de cette demande »
et que [traduction] « bien qu’il n’y ait aucune preuve ou allégation selon laquelle le ministre aurait agi de mauvaise foi ou avec une intention bien précise, j’estime néanmoins que ce délai de près de neuf ans est inacceptable. »
[35] Je souscris à la conclusion de l’évaluation du délai de la SPR. J’en arrive à la même conclusion lorsque j’examine le délai relatif à la liste non exhaustive des facteurs contextuels énoncés dans l’arrêt Abrametz pour déterminer si le délai est excessif : a) la nature et l’objet des procédures; b) la longueur et les causes du délai; c) la complexité des faits de l’affaire et des questions en litige.
[36] Pour appuyer sa demande d’annulation, le ministre s’est essentiellement appuyé sur les informations dont il avait déjà pris connaissance cinq semaines à peine après que la demande d’asile des demandeurs a été acceptée, il y a dix ans environ. Rien n’explique le fait que le ministre n’a pas agi plus tôt. Aucune information n’a été fournie sur les activités du ministre exécutées entre-temps sur le dossier. Les fausses déclarations contenues dans la demande d’asile initiale ont été admises quand elles ont été découvertes pour la première fois par les agents d’immigration, ou très peu de temps après. Les conclusions sont comparables à celles de notre Cour dans la décision Canada (Citoyenneté et Immigration) c Parekh, 2010 CF 692, au paragraphe 56, « [r]ien dans les circonstances de l’espèce ne […] justifiait »
[ce délai.] Dans ces circonstances, je conclus que le délai d’intervention du ministre est excessif.
[37] Pour ce qui est du contrôle judiciaire, le défendeur ne conteste pas la conclusion de la SPR sur la longueur du délai d’intervention du ministre. Il soulève plutôt un nouvel argument qui n’a pas été présenté devant la SPR, à savoir que le délai mentionné par les demandeurs n’est pas celui dont la SPR peut tenir compte parce qu’il ne s’agissait pas de son propre délai. Selon le défendeur, le seul délai dont la SPR pourrait tenir compte est le délai dans lequel elle a elle-même tenu une audience et rendu une décision à la demande du ministre. C’est ce qu’affirme le défendeur parce que les demandeurs ne se sont pas plaints du délai de la SPR; il n’y avait donc aucun motif justifiant une conclusion de recours abusif. Le défendeur soutient également que les demandeurs se plaignent du délai du ministre et non du délai de la SPR, [traduction] « les principes du recours abusif énoncés par la Cour suprême dans l’arrêt Blencoe et confirmés dans l’arrêt Abrametz ne s’appliquent pas à la plainte des demandeurs. »
[38] Je discuterai de cet argument dans une certaine mesure, bien qu’il n’ait pas été soulevé devant la SPR, parce que le défendeur soutient que l’arrêt Abrametz, une décision rendue après la décision de la SPR, confirme sa thèse. Je ne suis pas d’accord.
[39] L’argument du défendeur s’appuie sur la déclaration suivante tirée de l’arrêt Abrametz : « Aux fins de détermination de la longueur véritable d’un délai, le point de départ est le moment où entrent en jeu les obligations du décideur administratif ainsi que l’intérêt du public et des parties à un processus se déroulant dans les meilleurs délais. Le point final est le moment où la procédure est terminée, ce qui inclut le temps pris pour rendre la décision. »
(Abrametz, au para 58.)
[40] Cet énoncé doit être lu dans l’intégralité de son contexte. Il figure à la fin du paragraphe 58 de l’arrêt Abrametz qui commence comme suit : « L’obligation d’équité est pertinente à toutes les étapes des procédures administratives, y compris à l’étape de l’enquête »
. Dans l’affaire Abrametz, cette étape de l’enquête consistait en l’enquête antérieure au dépôt des accusations menée par la Law Society of Saskatchewan à l’égard des dossiers financiers de M. Abrametz. En tant qu’organisme administratif, la Law Society of Saskatchewan était chargée de mener l’enquête, de déposer une plainte officielle contenant les chefs d’accusation, de mener l’audience relative aux allégations et de statuer sur la procédure engagée contre M. Abrametz.
[41] Comme je l’ai noté plus haut, la Cour suprême du Canada a souligné que le recours abusif est une notion générale et souple, qui peut se produire dans une multitude de circonstances. Je ne pense pas que l’énoncé dont il est fait référence dans l’arrêt Abrametz limite le principe du recours abusif d’une façon aussi restrictive que l’a soutenu le défendeur. À mon avis, le paragraphe 58 de l’arrêt Abrametz, et sa confirmation que l’étape de l’enquête précédant le dépôt d’une accusation particulière contre M. Abrametz fait partie du délai, appuie la qualification du délai faite par les demandeurs et la SPR en l’espèce.
[42] Contrairement à la Law Society of Saskatchewan, la SPR n’exécute généralement aucune fonction d’enquête. C’est le ministre qui est chargé de présenter une demande d’annulation à la SPR en application de l’article 109 de la LIPR. Dans ce régime, le ministre est chargé de faire enquête sur les fausses déclarations contenues dans les demandes d’asile et de déterminer s’il y a lieu de présenter une demande d’annulation à la SPR. Toute enquête menée par le ministre sur de fausses déclarations potentielles peut faire l’objet d’un examen et est soumise, comme c’est le cas avec toutes les instances administratives, à l’obligation d’équité. Comme l’a déclaré le juge Le Dain dans ce passage, souvent cité, de l’arrêt Cardinal c Directeur de l’Établissement Kent, 1985 CanLII 23 (CSC), [1985] 2 RCS 643 au paragraphe 14 : « [...] à titre de principe général de common law, une obligation de respecter l’équité dans la procédure incombe à tout organisme public qui rend des décisions administratives qui ne sont pas de nature législative et qui touchent les droits, privilèges ou biens d’une personne »
.
[43] La SPR doit décider si l’audition de la demande du ministre constituerait un recours abusif, compte tenu du délai excessif de la présentation de la demande. Adopter la thèse du défendeur ôterait aux commissaires de la SPR la capacité de refuser d’entendre une demande qui a été présentée de façon injuste ou inéquitable. Cela va à l’encontre de l’autorité de la SPR de gérer ses propres instances (Canada (Sécurité publique et Protection civile) c Najafi, 2019 CF 594, au paragraphe 15, renvoyant à la LIPR, article 162) et de la nature générale et souple de la notion du recours abusif (Abrametz, aux para 34-35 et Blencoe, au para 144).
(2)
Préjudice important
[44] Dans l’arrêt Abrametz, la Cour suprême du Canada a confirmé que le seul délai excessif ne suffit pas pour établir un recours abusif. Il faut également que le préjudice causé à la personne soit important et résulte directement du délai (Abrametz, au para 67; Blencoe, au para 101).
[45] Devant la SPR, les demandeurs ont établi deux motifs de préjudice causés par le délai de présentation de la demande d’annulation par le ministre : les modifications législatives et l’intégration de la famille dans la société canadienne.
[46] Tout d’abord, les demandeurs ont soutenu qu’ils avaient été privés d’une garantie procédurale en raison d’une modification législative qui a été apportée durant le délai. En 2012, le législateur a modifié l’article 25 de la LIPR pour imposer un délai d’un an sur les demandes de résidence permanente fondées sur des motifs d’ordre humanitaire après le rejet de la demande d’asile. Les demandeurs ont soutenu qu’ils couraient un risque de renvoi pendant cette période d’un an, et qu’avant les modifications législatives, en 2012, ils auraient pu déposer une demande de résidence permanente fondée sur des motifs d’ordre humanitaire sans avoir à attendre la période d’un an.
[47] Je suis d’avis que les demandeurs n’ont pas établi de préjudice important sur ce motif. Comme l’a noté la SPR, il existe une exception à la prescription d’un an pour les demandeurs dont le renvoi porterait atteinte à l’intérêt supérieur d’un enfant directement touché (LIPR, art 25(1.21)b)). Attendu qu’à l’époque de l’audience de la SPR, l’un des demandeurs était un enfant, le préjudice n’est pas clair. De plus, comme l’admettent maintenant les demandeurs, la prescription d’un an qui s’applique à l’examen des risques avant renvoi ne s’applique pas aux personnes dont le statut de réfugié est annulé (LIPR, art 112(2)b.1)(i)).
[48] Le second motif établi pour le préjudice est l’intégration de la famille dans la société canadienne, y compris les années formatrices des enfants de la demanderesse principale qui se sont écoulées durant le délai d’intervention du ministre. J’estime que c’est sur ce motif, l’intégration de la famille, que le délai d’intervention du ministre a causé un préjudice important aux demandeurs.
[49] L’avocat des demandeurs a précisément fait valoir à la SPR que les enfants de la demanderesse principale, qui sont arrivés au Canada à l’âge de quatre, huit et douze ans, ont subi un préjudice exceptionnel en raison de la tardiveté de la procédure d’annulation, après avoir vécu leur enfance au Canada. À l’époque où un agent d’immigration a déclaré qu’une demande d’annulation serait sollicitée, environ cinq semaines après que la demande d’asile des demandeurs a été acceptée, les enfants étaient âgés de cinq, neuf et treize ans et vivaient au Canada depuis plus d’un an. Lorsque le ministre a présenté la demande d’annulation, près de dix ans plus tard, les enfants de la demanderesse principale avaient passé leurs années formatrices au Canada; ils étaient alors âgés de quinze, dix-neuf et vingt-trois ans. Selon la preuve présentée à la SPR, la famille, après des années passées au Canada, s’était établie et intégrée. La demanderesse principale avait un travail permanent à temps plein dans une entreprise de pièces automobiles. Son plus jeune fils était inscrit à un programme pour surdoués dans une école secondaire publique, son fils cadet étudiait dans une université de Toronto et son fils aîné travaillait à temps plein dans une banque.
[50] La décision de la SPR sur ce motif de préjudice est difficile à suivre parce qu’elle repose sur quelques observations générales sans établir de conclusions directes et précises en rapport avec l’allégation de préjudice de la famille. Elle se limite aux déclarations suivantes :
[traduction]
Votre avocat a prétendu qu’en ce qui vous concerne, vous vivez tous les quatre depuis plusieurs années au Canada. Il arrive souvent que, lorsque les personnes vivent, peuvent travailler ou étudier au Canada pendant de nombreuses années, cela ne soit pas considéré nécessairement comme un préjudice, mais plutôt comme un avantage pour les personnes qui ont la possibilité de s’établir au Canada et tirer profit des avantages qui en découlent.
Dans certains cas, une longue période d’établissement au Canada est également bénéfique lorsqu’il s’agit de présenter des demandes fondées sur des motifs d’ordre humanitaire. L’avantage de pouvoir vivre ou étudier, etc., au Canada pendant plusieurs années contrebalance d’une certaine façon tout préjudice qui pourrait être subi.
[51] Bien que les demandeurs aient fait valoir l’impact particulier que le délai a eu sur les enfants de la demanderesse principale (qui, bien entendu, en tant que mineurs, n’ont joué aucun rôle dans les fausses déclarations initiales) devant le commissaire de la SPR, ce dernier n’en a pas tenu compte.
[52] Il y a deux questions essentielles dont je dois tenir compte dans l’évaluation de l’allégation de préjudice des demandeurs dans ces circonstances : i) peut-on dire que cet aspect du préjudice résulte directement du délai d’intervention du ministre? ii) la possibilité de rester au Canada durant ce délai constitue-t-elle un avantage pour la famille ou une preuve de préjudice important?
[53] Un lien direct entre le délai excessif et le préjudice important allégué doit être établi (Abrametz, au para 68; Blencoe, au para 133). En l’espèce, le risque de perte de statut au Canada et d’expulsion est le résultat des fausses déclarations graves que la demanderesse principale a faites dans sa demande d’asile. Ce risque n’est pas causé par le délai d’intervention du ministre. Toutefois, dans l’arrêt Abrametz, la Cour suprême du Canada a expliqué que la discussion sur le recours abusif doit aussi tenir compte du fait que le « préjudice causé à une personne par l’enquête ou les procédures dont elle fait l’objet peut être exacerbé par un délai excessif »
(Abrametz, au para 68). L’enjeu pour cette famille a changé en raison du délai excessif d’intervention du ministre : la façon dont la famille a vécu le risque d’expulsion, cinq semaines après avoir reçu une décision favorable et près d’un an après être arrivée au Canada, est différente de la façon dont elle l’a ressenti environ dix ans plus tard, alors que la famille s’était intégrée à la société canadienne, tout particulièrement les enfants qui avaient grandi dans ce pays. Cette nouvelle dimension du préjudice est le résultat du délai d’intervention du ministre.
[54] Dans l’arrêt R c Wong, 2018 CSC 25 [Wong], le juge en chef Wagner a décrit les « conséquences graves »
, susceptibles de changer la vie, que subissent les personnes passibles d’expulsion alors qu’elles vivent depuis des années dans un pays : « Elles peuvent être contraintes de quitter un pays qui est le leur depuis des décennies [...] »
. Elles peuvent revenir dans un pays dans lequel elles ne connaissent plus personne, ou même dont elles ne parlent plus la langue si elles ont émigré alors qu’elles étaient enfants. « Si elles ont de la famille au Canada, ces personnes et leurs parents s’exposent à une rupture des liens qui les unissent ou à une séparation permanente. »
(Wong, au para 72.)
[55] Le droit canadien reconnaît les faiblesses particulières des enfants qui font face aux difficultés et aux persécutions, à savoir que « l’enfant peut éprouver de plus grandes difficultés qu’un adulte aux prises avec une situation comparable »
(Kanthasamy c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CSC 61, au para 41 [Kanthasamy], renvoyant à l’arrêt Kim c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2010 CF 149, au para 58). De la même façon, lorsque les enfants subissent l’impact d’un délai excessif d’une instance administrative, leurs faiblesses d’enfants doivent être prises en compte lorsqu’il s’agit de déterminer si le délai a causé un préjudice important. Les années formatrices que les enfants de la demanderesse principale ont passées au Canada et les relations qu’ils y ont établies durant ces années ne peuvent pas être remplacées, car il s’agit d’une période unique de leur développement. La signification de ces relations nouées durant ces années est amplifiée parce qu’elles font partie de leur phase de développement pendant l’enfance et le risque d’expulsion impose donc un fardeau plus lourd (Kanthasamy, au para 58; Sivalingam c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2017 CF 1185 au para 14).
[56] La question qu’il convient de se poser ensuite est de savoir si ce type de préjudice est en fait un avantage et ne constitue donc pas un motif permettant d’alléguer qu’il y a eu recours abusif. Le délai excessif à lui seul, sans preuve de préjudice important, est insuffisant pour les raisons suivantes : i) cela « reviendrait à imposer une prescription d’origine judiciaire »
(Abrametz, au para 67; renvoyant à l’arrêt Blencoe, au para 101); ii) dans certains cas, « il arrive parfois que le délai soit lui‑même bénéfique pour la partie touchée »
(Abrametz, au para 67). La principale conclusion que l’on peut tirer après l’arrêt Abrametz demeure que, même dans les cas où le délai est excessif, les circonstances propres à chaque cas doivent être examinées avant d’établir un recours abusif.
[57] Le contexte particulier en l’espèce diffère de celui du préjudice qui pourrait être allégué dans une procédure disciplinaire professionnelle. L’arrêt Abrametz a fourni l’exemple suivant d’un délai excessif qui pourrait être considéré comme un avantage pour la personne touchée : « si celle‑ci est passible de radiation du barreau, elle pourrait accueillir favorablement les délais dans le déroulement des procédures administratives, dans la mesure où ils lui permettent de continuer à exercer. »
(Abrametz, au para 67.)
[58] À première vue, cette analyse pourrait sembler s’appliquer également aux demandeurs en l’espèce. La demanderesse principale a fourni de fausses déclarations pour obtenir un statut au Canada, et le temps écoulé avant la présentation de la demande d’annulation du ministre lui a permis, à elle-même et à ses enfants, de rester au Canada. La complexité en l’espèce provient du fait que l’avantage et le préjudice sont liés et directement proportionnels. Comme je l’ai expliqué plus haut, l’intégration de la famille dans la société canadienne est le véritable motif du préjudice allégué. Plus la famille s’intègre, ce qui pourrait être considéré comme un avantage, plus le préjudice associé au risque d’expulsion est important. Les avantages pour la famille de rester au Canada ne peuvent pas être considérés comme indissociables de l’impact du délai d’intervention du ministre et du préjudice en résultant. Chaque cas doit être examiné en fonction des faits qui lui sont propres. Dans ces circonstances, le délai excessif qui a entraîné le préjudice allégué par les demandeurs ne peut pas être considéré simplement comme un avantage.
[59] Je conclus que les demandeurs ont montré que le délai excessif d’intervention du ministre a causé un préjudice important.
(3)
Recours abusif justifiant l’arrêt des procédures
[60] Lorsque le délai excessif et le préjudice important ont été établis, une évaluation finale est nécessaire pour déterminer s’il y a eu recours abusif. Je dois déterminer « si le délai est manifestement injuste envers la partie aux procédures ou s’il déconsidère d’une autre manière l’administration de la justice »
(Abrametz, au para 72).
[61] Je suis d’avis qu’en l’espèce, le délai excessif est manifestement injuste envers les demandeurs et déconsidère l’administration de la justice. Cette affaire n’incluait pas de questions de fait ou de droit complexes, étant donné qu’environ cinq semaines après que la demande d’asile des demandeurs a été acceptée, le ministre détenait les admissions et les éléments de preuve confirmant que de fausses déclarations graves avaient été faites. À cette époque, il y avait également eu une note d’un agent d’immigration indiquant qu’une demande d’annulation serait présentée. Le ministre n’a pas expliqué pourquoi il n’a pas agi plus tôt; aucune preuve d’une quelconque activité sur le dossier n’a été fournie pendant près de dix ans. Le ministre jette le discrédit sur l’administration de la justice du fait qu’il n’a pas agi pendant près de dix ans, alors que les demandeurs mineurs grandissaient au Canada, puis, en l’absence de tout nouveau renseignement et de toute explication sur le délai, décide de présenter une demande pour annuler leur statut de réfugié. C’est inacceptable. À mon avis, la seule mesure appropriée en l’espèce consiste à casser la décision d’annulation et à ne pas renvoyer l’affaire pour qu’elle soit tranchée à nouveau, ce qui équivaudrait à un arrêt des procédures (Blencoe, au para 116).
[62] Certaines considérations particulières s’appliquent lorsque la réparation recherchée est l’arrêt des procédures : « l’arrêt des procédures ne devrait être accordé que dans les “cas les plus manifestes”, soit lorsque l’abus se situe à l’extrémité supérieure de l’échelle de gravité »
(arrêt Abrametz, au para 83, renvoyant à l’arrêt Blencoe, au para 120). Pour déterminer si l’arrêt est la mesure appropriée, « [u]n équilibre doit être établi entre l’intérêt du public à ce qu’il existe un processus administratif équitable et exempt d’abus de procédure et son intérêt opposé à ce que les plaintes soient décidées au fond »
(Abrametz, au para 84). La question suivante se pose alors : « Continuer les procédures serait‑il plus préjudiciable à l’intérêt public que les arrêter de façon permanente? »
(Abrametz, au para 85.)
[63] Pour répondre à cette question, je dois tenir compte de l’intérêt qui est en jeu si l’instance est poursuivie. Il y a un intérêt public à procéder à l’audition de la demande d’annulation pour maintenir l’intégrité du système de détermination du statut de réfugié (Mella c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2019 CF 1587 au para 30). Les fausses déclarations faites par la demanderesse principale dans sa demande d’asile sont graves. Parallèlement, je dois tenir compte du fait que la demanderesse principale a admis il y a longtemps avoir fait de fausses déclarations, que ses trois enfants, qui subissent également les conséquences de la demande d’annulation, n’ont pas pris part à ces fausses déclarations, et que cette famille vit dans l’incertitude depuis quinze ans.
[64] Continuer l’instance revient à fermer les yeux sur la manière dont l’affaire des demandeurs a été traitée et à permettre qu’un recours ayant un impact sur des intérêts importants, y compris ceux des enfants, soit intenté à n’importe quel moment par le ministre, sans explication du délai excessif. À mon avis, en raison des circonstances décrites ci-dessus, autoriser la poursuite de la demande d’annulation sera plus préjudiciable à l’intérêt public qu’arrêter définitivement l’instance.
V.
Dispositif
[65] La demande de contrôle judiciaire est accueillie, et la décision de la SPR d’annuler le statut de réfugié des demandeurs au sens de la Convention est annulée. Dans ces circonstances particulières, et vu la nature du manquement à la procédure et mes conclusions selon lesquelles la poursuite de la procédure d’annulation contre les demandeurs est manifestement injuste et déconsidérerait l’administration de la justice, rien ne justifie le renvoi de l’affaire à la SPR pour nouvel examen. Aucune des parties n’a soulevé de question de portée générale aux fins de certification.
JUGEMENT dans le dossier IMM-5408-19
LA COUR DÉCLARE :
La demande de contrôle judiciaire est accueillie.
La décision de la SPR datée du 21 août 2019 est annulée et n’est pas renvoyée pour nouvel examen.
Aucune question grave de portée générale n’est certifiée.
« Lobat Sadrehashemi »
Juge
COUR FÉDÉRALE
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER
DOSSIER :
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IMM-5408-19
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INTITULÉ :
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MAALENI GANESWARAN ET AL. c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION
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LIEU DE L’AUDIENCE :
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TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE
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DATE DE L’AUDIENCE :
OBSERVATIONS SUPPLÉMENTAIRES :
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LE 13 DÉCEMBRE 2021
16 AOÛT 2022
|
JUGEMENT ET MOTIFS :
|
LA JUGE SADREHASHEMI
|
DATE :
|
23 décembre 2022
|
COMPARUTIONS :
Raoul Boulakia
|
Pour les demandeurs
|
Bernard Assan
|
Pour le défendeur
|
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :
RAOUL BOULAKIA
Avocat
Toronto (Ontario)
|
Pour les demandeurs
|
Procureur général du Canada
Toronto (Ontario)
|
Pour le défendeur
|