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Date : 20221221


Dossier : T-835-22

Référence : 2022 CF 1786

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Toronto (Ontario), le 21 décembre 2022

En présence de madame la juge Go

ENTRE :

HAYDN GEORGE

demandeur

et

CONSEIL TRIBAL HEILTSUK

défendeur

ORDONNANCE ET MOTIFS

I. Aperçu

[1] La Nation Heiltsuk [la Nation «Heiltsuk» ou la «Nation»] est une nation autochtone autonome. Elle fait partie des « peuples autochtones » reconnus par l’article 35 de la Loi constitutionnelle de 1982, constituant l’annexe B de la Loi de 1982 sur le Canada (R-U), 1982, c 11. La Nation est également une « bande » au sens du paragraphe 2(1) de la Loi sur les Indiens, LRC 1985, c I-5 [la Loi sur les Indiens].

[2] Les territoires traditionnels des Heiltsuk couvrent des terres et des zones marines dans la région de la côte centrale de ce qui est maintenant la Colombie-Britannique, et la Nation n’a jamais cédé ses terres, ni cédé sa propriété ou sa compétence sur son territoire. Les territoires des Heiltsuk comprennent également des « réserves » désignées par la Couronne en vertu du paragraphe 18(1) de la Loi sur les Indiens, dont l’une est la réserve Bella Bella nº 1. La collectivité de Bella Bella vit à l’intérieur de la réserve, du côté est de l’île Campbell.

[3] Le demandeur, Haydn George, est un ancien employé de la Bella Bella Community School [la BBCS] et n’est pas membre de la Nation Heiltsuk. Le conseil scolaire a mis fin à l’emploi de M. George le 1er octobre 2021 en vertu de son pouvoir en matière d’éducation délégué par le défendeur, le Conseil tribal Heiltsuk [le CTH].

[4] Les employés de la BBCS ont le droit de figurer dans le registre des résidents, lequel est contrôlé par la Nation, pour la durée de leur emploi.

[5] Le demandeur n’avait pas d’autres motifs d’établir sa résidence dans la réserve, mais il est demeuré à Bella Bella après son congédiement. À un moment donné, le demandeur a commencé à travailler dans une école primaire relevant du distinct scolaire no 49 [le district] de la Colombie-Britannique, située à environ cinq ou six kilomètres de Bella Bella.

[6] Afin d’interdire au demandeur de résider dans le territoire des Heiltsuk, le CTH a adopté une résolution du conseil de bande [la RCB] le 17 décembre 2021 et une autre le 20 janvier 2022 [ensemble, les «RCB»]. Le CTH a également envoyé des communications au district pour l’encourager à mettre fin à sa relation contractuelle avec le demandeur, étant donné les RCB.

[7] Le demandeur a demandé à la Cour le contrôle judiciaire des mesures prises par le CTH [la demande].

[8] Le CTH a présenté une requête pour demander à la Cour de rejeter sommairement la demande [la requête]. Le CTH soutient que les allégations formulées dans le cadre de la demande de contrôle judiciaire du demandeur n’ont aucune chance d’être établies, pour les raisons suivantes : 1) les mesures contestées n’ont pas été prises par un décideur habilité par le gouvernement fédéral; et 2) les mesures contestées sont essentiellement de nature privée et non publique.

[9] Après avoir reçu la réplique du défendeur, le demandeur a demandé à la Cour l’autorisation de déposer une réponse à la réplique datée du 4 juillet 2022 [la réponse à la réplique] et un affidavit souscrit le 4 juillet 2022 [l’affidavit] à l’appui de la réponse à la réplique.

[10] Pour les motifs exposés ci-dessous, la requête sera rejetée, car je suis d’avis que les questions de compétence soulevées par le demandeur doivent être tranchées sur le fond à l’audition de la demande. J’accorde au demandeur l’autorisation de déposer la réponse à la réplique et l’affidavit.

II. Contexte

Structure législative et de gouvernance de la Nation Heiltsuk

[11] À l’appui de la requête, le CTH a présenté un témoignage par affidavit de la conseillère en chef Káwáziɫ Marilyn Slett [la chef Slett] et de Ǧviúst̓izas Joann Green [Mme Green]. Ce témoignage a fourni des renseignements détaillés sur la structure législative et de gouvernance de la Nation Heiltsuk.

[12] Dans la Nation Heiltsuk, les Hím̓ás (chefs héréditaires) accordent la propriété des sous-territoires et la compétence sur ceux-ci en vertu du Gvi̓ḷás (droit Heiltsuk). L’applicabilité du Ǧvi̓ḷás, qui incarne les principes juridiques de la Nation Heiltsuk, découle de la compétence inhérente à la propriété des Heiltsuk sur les terres et les eaux qui, selon l’histoire orale des Heiltsuk, existait bien avant le contact ou l’affirmation de la souveraineté de la Couronne en 1846.

[13] La structure de gouvernance moderne de la Nation Heiltsuk consiste en un leadership assuré conjointement par les Hím̓ás et le CTH [collectivement, la «Direction conjointe»], et elle existe depuis 2002. Les Hím̓ás ont créé une Table héréditaire, qui s’occupe d’appliquer le Ǧvi̓ḷás aux questions relatives aux titres et aux droits. Lorsque des questions exigent des décisions sur un titre et des droits, la Table héréditaire et le CTH se réunissent pour former la Direction conjointe et discuter de ces questions.

[14] Le CTH est un conseil de bande au sens de la Loi sur les Indiens et forme l’organe élu de la Direction conjointe. La Direction conjointe supervise l’ensemble du territoire des Heiltsuk, au-delà des réserves. Lorsque le CTH n’agit pas sous son autorité en tant que conseil de bande au sens de la Loi sur les Indiens, la Direction conjointe gouverne en vertu du Ǧvi̓ḷás.

(1) Résolutions du conseil de bande

[15] Les décisions du CTH sont consignées à l’aide d’un modèle de RCB fourni à l’origine par la Couronne. Le CTH n’inscrit pas ses RCB auprès de la Couronne, à moins que la loi ne l’exige. La plupart des RCB, mais pas toutes, sont des décisions de la Direction conjointe. Le CTH utilise le même formulaire de RCB, qu’il s’agisse d’exercer un pouvoir en vertu de la Loi sur les Indiens ou de prendre une décision en vertu du Ǧvi̓ḷás.

(2) Résidence sur le territoire des Heiltsuk

[16] Les Hím̓ás ont le pouvoir de contrôler ou de restreindre l’accès au territoire des Heiltsuk en vertu du Ǧvi̓ḷás. Les non-membres de la Nation sont des invités et n’ont pas le droit de séjourner sur le territoire des Heiltsuk en vertu du Ǧvi̓ḷás. Les non-membres doivent obtenir la permission des Hím̓ás pour entrer dans le territoire et y séjourner, et on peut leur demander de quitter le territoire lorsque leur autorisation de séjour est échue ou s’ils perturbent l’harmonie de la collectivité.

[17] Le CTH dispose d’un règlement sur la résidence, Bylaw 20 [le règlement sur la résidence], qui a été adopté avant l’établissement de la structure de la Direction conjointe et qui ne concerne que la réserve. Le règlement sur la résidence reflète la différence de traitement entre les membres et les non-membres de la Nation Heiltsuk en vertu du Ǧvi̓ḷás, limitant la résidence à ceux qui figurent dans le registre des résidents de la Nation ou à ceux qui détiennent un permis de séjour limité.

Mesures prises par le CTH contre le demandeur

(1) La première RCB

[18] La Direction conjointe de la Nation, constituée des Hím̓ás et des conseillers élus du CTH, a tenu une réunion en décembre 2021 au sujet du demandeur. Elle a examiné une lettre d’Anita Hall, directrice de la BBCS, au sujet de certaines allégations et de la controverse entourant le demandeur. La Direction conjointe a estimé que les actions du demandeur pendant et après son emploi étaient très préoccupantes, et que cette inquiétude était exacerbée par le fait qu’il demeurait sur le territoire des Heiltsuk sans permission.

[19] Par conséquent, le 17 décembre 2021, une déclaration a été publiée, indiquant que le demandeur n’avait pas le droit d’être dans la réserve et lui enjoignant de quitter volontairement Bella Bella [la première RCB].

(2) La seconde RCB

[20] L’avocat du demandeur a informé la Direction conjointe que son client se conformerait à la première RCB; il a par la suite déclaré que le demandeur avait déménagé à la marina Martins. Le CTH considère que la marina Martins fait partie de Bella Bella, point de vue que conteste le demandeur.

[21] La Direction conjointe s’est de nouveau réunie le 18 janvier 2022 pour discuter du non-respect de la première RCB par le demandeur. Le 20 janvier 2022, la Direction conjointe a de plus résolu d’interdire au demandeur l’accès au territoire traditionnel des Heiltsuk [la seconde RCB].

(3) Les communications au district

[22] À la suite de la seconde RCB, le CTH a découvert que le demandeur avait commencé à travailler à l’école primaire de Shearwater, située à proximité, après avoir été embauché temporairement comme enseignant remplaçant. Le CTH a communiqué avec le demandeur à deux reprises, la seconde fois pour l’inviter à présenter une demande de permis de séjour limité au titre du règlement sur la résidence. Le demandeur a refusé, par l’intermédiaire de son avocat, parce qu’il ne souhaitait pas résider à Bella Bella dans un [traduction] « but temporaire ».

[23] La Direction conjointe a communiqué avec le district, par l’entremise de l’avocat, pour expliquer que, conformément à la seconde RCB, il était interdit au demandeur de demeurer sur le territoire des Heiltsuk. Le CTH a demandé au district de respecter le droit inhérent de la Nation à l’autonomie gouvernementale et voulait que le district explore les moyens juridiques d’affecter le demandeur à un autre poste ou de mettre fin à son emploi.

[24] Le district a informé la Direction conjointe que, le 26 mars 2022, il avait envoyé au demandeur un avis de fin d’emploi.

Action civile du demandeur

[25] En plus de la demande, le demandeur a déposé un avis d’action civile devant la Cour suprême de la Colombie-Britannique [la CSCB] reprochant au conseil scolaire de la BBCS son congédiement injustifié et divers délits au CTH et au conseil scolaire : George v Bella Bella Community School Society et Heiltsuk Tribal Council, dossier nº 223881 de la CSCB.

III. Questions préliminaires

[26] Le demandeur a déposé sa réponse à la requête le 23 juin 2022 [la réponse du demandeur]. Le défendeur a ensuite déposé une réplique datée du 29 juin 2022 à la réponse du demandeur. Le demandeur a ensuite demandé à la Cour l’autorisation de déposer une réponse à la réplique et un affidavit.

[27] Le 6 juillet 2022, la juge Coughlan, responsable de la gestion de l’instance, a donné les directives suivantes :

[traduction]
La réponse à la réplique et l’affidavit à l’appui présentés par le demandeur ont été transmis à la Cour pour obtenir des directives sur le dépôt conformément à l’article 72 des Règles des Cours fédérales, car l’article 369 ne permet pas de présenter une réponse à la réplique ou une preuve à l’appui de cette réponse à la réplique. En l’espèce, une fois que le greffe a reçu la preuve de signification du demandeur, il doit « recevoir » (et non déposer) la réponse à la réplique et l’affidavit à l’appui du dossier de la Cour. L’admissibilité de la réponse à la réplique est une question laissée à la discrétion du juge qui entend la requête en jugement sommaire du défendeur.

[28] La Cour a adopté un critère strict pour déterminer l’admissibilité de la contre-preuve dans une action : Halford c Seed Hawk Inc, 2003 CFPI 141 au para 15.

[29] Dans Abbott Laboratories et al c Canada (Ministre de la Santé), 2003 CF 1512 [Abbott Laboratories], la juge Heneghan a refusé d’appliquer le même critère restrictif servant à qualifier la contre-preuve dans le cadre d’un procès au dépôt d’une contre-preuve par affidavit dans le cadre de demandes. Aux paragraphes 19 à 21, la juge Heneghan explique :

[19] À mon avis, le critère strict servant à qualifier la contre-preuve dans le cadre d’un procès ne s’applique pas nécessairement aux procédures engagées en vertu du Règlement. Ces procédures sont introduites par voie de demande; voir Bayer AG c. Canada (Ministre de la Santé nationale et du Bien-être social) (1994), 58 C.P.R. (3d) 377. Elles sont régies par la Partie 5 des Règles.

[20] Ces Règles ne prévoient rien sur le dépôt de la contre-preuve, mais la règle 312 traite du dépôt d’affidavits complémentaires. La question a été examinée dans le contexte des anciennes Règles de la Cour fédérale dans Eli Lilly Co. c. Apotex Inc. (1997), 76 C.P.R. (3d) 15, où la Cour a relevé trois facteurs à considérer dans le cadre d’une demande de dépôt d’affidavits complémentaires : la preuve complémentaire va-t-elle dans le sens des intérêts de la justice? aidera-t-elle la Cour? et causera-t-elle un préjudice grave à la partie adverse?

[21] Abbott tente en l’occurrence de donner un caractère technique et formaliste aux termes « contre-preuve acceptable » , ce qui n’est pas justifié. Il s’agit ici d’une demande de contrôle judiciaire, et non pas d’un procès, et les règles générales en matière d’admissibilité de la preuve ne s’appliquent pas. La protonotaire tranchait une requête visant le dépôt d’affidavits complémentaires et, selon moi, elle a tenu compte des facteurs appropriés tels qu’ils ont été établis dans la jurisprudence actuelle.

[30] Plus récemment, dans Première Nation des Dzawada’enuxw c Canada, 2021 CF 939 [Dzawada’enuxw], au paragraphe 22, la juge adjointe Ring a commenté le critère approprié pour admettre l’argument présenté en réponse à la réplique :

Bien que notre Cour ait énoncé les facteurs à prendre en considération pour accorder l’autorisation de produire une contre-preuve (voir, par exemple, Eli Lilly Canada Inc. c. Apotex Inc., 2006 CF 953), il existe peu de jurisprudence concernant les demandes d’autorisation de déposer une contre-réponse. À mon avis, le dépôt d’une contre-réponse ne devrait être autorisé que dans des circonstances particulières où les considérations d’équité procédurale et la nécessité de prendre une décision appropriée l’exigent. La Cour devrait se demander s’il existe la nécessité avérée de répondre à une nouvelle question qui a été soulevée pour la première fois en réponse, si la contre‑réponse aide la Cour et si l’autorisation de déposer la contre-réponse ne cause pas un préjudice important ou grave à la partie adverse.

[31] Bien que je n’y sois pas liée, j’adopte la formulation proposée par la juge adjointe Ring dans Dzawada’enuxw en ce qui concerne un critère d’admission d’un argument en réponse à une réplique, car je le trouve conforme aux considérations de la Cour pour l’admission d’une contre-preuve par affidavit dans une demande. Je vais donc appliquer les considérations énoncées dans la décision Dzawada’enuxw et celles énoncées dans la décision Abbott Laboratories pour déterminer s’il faut admettre la réponse à la réplique et l’affidavit.

[32] Les observations présentées dans la réponse à la réplique et l’affidavit portent sur les trois questions suivantes :

  1. La première question concerne la divulgation de nouveaux documents par le CTH. Le CTH n’avait pas fourni de notes prises lors des réunions sur les RCB et avait déclaré qu’il n’existait pas de telles notes. Le 29 juin 2022, le CTH a communiqué au demandeur deux séries de notes de réunion, l’une du 16 décembre 2021 et l’autre du 18 janvier 2022 [les notes de réunion]. Le demandeur cherche à présenter ces notes de réunion comme pièces à l’affidavit.

  2. La deuxième question porte sur les arguments procéduraux soulevés par le demandeur dans sa réponse au sujet du moment de la requête. Le demandeur a soutenu que la Cour ne devrait pas trancher les questions de compétence pour des motifs procéduraux parce qu’il n’avait pas eu l’occasion de contre-interroger les déposantes du CTH et que le CTH n’avait pas rempli ses obligations en matière de divulgation de documents. Le CTH a répondu à ces observations dans sa réplique. Le demandeur déclare dans la réponse à la réplique qu’il n’était pas au courant de la position du CTH sur les questions de procédure et souhaite donc avoir la possibilité de répondre. Le demandeur soutient que ces observations sont de la nature d’une réplique et non d’une réponse à une réplique, puisqu’il s’agit de sa première occasion de répondre à la position du CTH.

  3. La troisième question concerne le fait que, dans sa réplique, le CTH a cité deux causes à l’appui de sa position selon laquelle la Cour fédérale n’a pas compétence sur lui. Le demandeur soutient que le CTH s’est appuyé sur ces deux affaires pour faire une proposition qu’il ne soutient manifestement pas, et que, par conséquent, il doit être loisible au demandeur de corriger cette erreur.

[33] Après le dépôt de la réponse à la réplique et de l’affidavit, les questions de procédure ont été abandonnées par le demandeur dans ses observations supplémentaires datées du 28 octobre 2022. À ce moment-là, le demandeur avait eu l’occasion de contre-interroger la chef Slett le 9 septembre 2022 et Mme Green le 14 octobre 2022. Le demandeur a également reçu la permission, en vertu d’une ordonnance de la Cour datée du 13 octobre 2022, de présenter des observations sur des questions découlant du contre-interrogatoire des déposantes dans ses observations supplémentaires. Le défendeur a répondu aux observations supplémentaires du demandeur dans son autre réplique datée du 14 novembre 2022.

[34] Bien que deux des trois questions qui sous-tendent la réponse à la réplique aient finalement été réglées, à mon avis, le fait d’admettre la réponse à la réplique et l’affidavit concernant ces deux questions aidera la Cour à mieux comprendre les positions des parties et le contexte factuel de l’affaire en litige.

[35] Je parlerai d’abord de l’affidavit contenant les notes de réunion. Bien que je reconnaisse que les parties adoptent des positions différentes quant au sens des notes de réunion, les points de vue divergents des parties reflètent leurs positions respectives dans le débat sous-jacent sur la compétence qui est au cœur de la requête, et la Cour doit en être informée.

[36] Le demandeur soutient dans la réponse à la réplique que l’absence de [traduction] « référence discernable aux lois ou à la gouvernance traditionnelles des Heiltsuk » dans les notes de réunion est une preuve qui contredit [traduction] « l’essentiel de la position de CTH selon laquelle les deux résolutions du conseil de bande ont été adoptées pour faire avancer le droit traditionnel des Heiltsuk ». Le demandeur s’est également appuyé sur les notes de réunion lorsqu’il a contre-interrogé les déposantes du défendeur.

[37] En revanche, le CTH conteste la caractérisation que fait le demandeur des notes de réunion en les qualifiant de [traduction] « procès-verbal », et soutient que les omissions ne peuvent pas être déterminantes dans l’attribution d’un sens aux notes de réunion. Le CTH soutient que les notes de réunion sont [traduction] « loin d’être complètes ». Par conséquent, le CTH soutient que la réponse du demandeur à la réplique n’est pas nécessaire et qu’elle repose sur une incompréhension fondamentale de la présente requête en rejet sommaire.

[38] Sans décider qui a raison quant à la caractérisation des notes de réunion, je suis d’avis que les notes de réunion et les arguments des parties à leur sujet font partie du contexte qui aiderait la Cour à évaluer la nature des RCB en question.

[39] Le fait d’accueillir les arguments de la réponse à la réplique au sujet des questions de procédure ne causera pas non plus de préjudice important ou grave au CTH, d’autant plus que ces questions sont maintenant réglées, grâce à la communication des notes de réunion et au contre-interrogatoire subséquent des déposantes du défendeur.

[40] Je passe maintenant au troisième motif de la réponse à la réplique, à savoir les observations du demandeur en réponse aux deux décisions citées par le défendeur. Le demandeur soutient que le CTH interprète mal la jurisprudence au paragraphe 14 de sa réplique, de sorte qu’il est nécessaire d’apporter une rectification dans une réponse à la réplique. Dans sa réplique, le CTH répondait au paragraphe 35 de la réponse du demandeur, lequel est ainsi rédigé (souligné dans l’original) :

[traduction]
[35] Le CTH n’a présenté aucune décision dans laquelle la Cour fédérale a conclu qu’elle n’avait pas compétence sur une résolution du conseil de bande parce que le conseil de bande n’agissait pas à titre d’« office fédéral ». Dans l’arrêt Cyr c Première Nation Ojibway de Batchewana, 2022 CAF 90, invoqué par le CTH et dont il est question plus loin, la Cour s’est fondée expressément sur le fait que la décision faisant l’objet du contrôle « ne prend pas la forme d’une résolution du conseil de bande » et elle est signée par un gestionnaire des logements; il a été conclu que la décision concernait l’administration d’un contrat privé et qu’elle ne pouvait pas faire l’objet d’un contrôle par la Cour fédérale : aux para 41, 49 et 68, non souligné dans l’original.

[41] Le demandeur soutient que cette partie de sa réponse concerne l’argument du CTH selon lequel la Cour fédérale n’a pas compétence parce que le conseil de bande n’agissait pas à titre d’« office fédéral » au sens de l’article 2 de la Loi sur les Cours fédérales, LRC 1985, c F-7. Selon le demandeur, sa réponse traite cet argument séparément de l’argument du CTH selon lequel la Cour fédérale n’a pas compétence en la matière parce que le traitement du demandeur par le CTH était de nature privée et non publique.

[42] Dans sa réplique, le CTH a répondu ainsi à l’argument du demandeur :

[traduction]
[14] Le fait que la Cour a examiné les RCB n’est pas contesté. Cependant, ce ne sont pas toutes les RCB qui peuvent faire l’objet d’un contrôle. M. George affirme que le Conseil « n’a présenté aucun cas où la Cour fédérale a conclu qu’elle n’avait pas compétence sur une résolution du conseil de bande parce que le conseil de bande n’agissait pas à titre d’“office fédéral” » (au para 35 de la [réponse du demandeur]). Au contraire, dans la décision Knibb Developments Ltd. c Première Nation des Siksika, 2021 CF 1214 (CanLII) (Knibb), citée au paragraphe 78 de la note de requête, la Cour a rejeté le contrôle judiciaire d’une RCB pour défaut de compétence. De même, dans la décision Peace Hills Trust Co c Moccasin, 2005 CF 1364 (CanLII), citée dans Devil’s Gap Cottagers (1982) Ltd. c Rat Portage Band Nº 38B, 2008 CF 812 (CanLII), [2009] 2 RCF 276, la Cour n’avait pas compétence pour réviser une RCB contestée, et a déclaré au paragraphe 60 que : « [u]ne RCB peut être assimilée à une décision ou une ordonnance d’un office fédéral [...] mais il ne s’ensuit pas que toute RCB relève de la compétence de la Cour... »

[Non souligné dans l’original.]

[43] Le demandeur soutient que le CTH s’appuie sur la décision Knibb Developments Ltd c Première Nation des Siksika, 2021 CF 1214 [Knibb] pour tirer une conclusion que la Cour a expressément refusé d’adopter, ainsi que cette dernière l’a déclaré au paragraphe 22 : « il n’est pas nécessaire d’établir si la Nation des Siksika a agi en tant qu’office fédéral au sens de l’article 2 de la Loi sur les Cours fédérales ». De même, le demandeur soutient que, dans la décision Peace Hills Trust Co. c Moccasin, 2005 CF 1364 [Peace Hills], également citée par le CTH, l’affaire a été tranchée au motif qu’il s’agissait de « contrats de prêts commerciaux », une question qui relève du droit privé : au para 61.

[44] Il n’en demeure pas moins que, comme le soutient également le demandeur, le CTH demande à la Cour de trancher sommairement une question de compétence sans précédent à l’appui. Le demandeur déclare enfin qu’il comprend que le CTH demande également à la Cour de trancher sommairement la question de la compétence en ce qui a trait à la distinction entre le secteur public et le secteur privé, qui n’a pas été abordée au paragraphe 35 de la réponse du demandeur.

[45] En toute déférence, je suis surprise que le demandeur justifie la présentation d’observations dans une réponse à la réplique au moyen d’arguments sur la compétence. À mon avis, il est clair dès le départ que la requête vise à rejeter la demande pour les deux motifs : premièrement, le CTH n’agissait pas à titre d’office fédéral lorsqu’elle a publié les RCB, et deuxièmement, elle agissait en vertu du droit « privé » en matière de propriété.

[46] En effet, le demandeur a reconnu la position du CTH et a présenté des observations à l’égard de ces deux motifs. Par conséquent, que la réplique du CTH ait ou non contenu des observations supplémentaires concernant la réponse du demandeur, au paragraphe 35, n’a aucune importance.

[47] De plus, bien que le demandeur soutienne que la réponse à la réplique est nécessaire parce que le CTH a soulevé deux affaires dans sa réplique, l’une des deux affaires, Knibb, a déjà été citée au paragraphe 78 du mémoire des faits et du droit du défendeur à l’appui de la requête. Le demandeur aurait pu faire des commentaires sur Knibb dans sa réponse.

[48] Je ne crois pas non plus que le fait que le CTH invoque Peace Hills puisse justifier à lui seul l’acceptation de la réponse à la réplique, étant donné que le demandeur a déjà énoncé clairement sa position à l’égard des arguments du défendeur sur les questions de compétence.

[49] Toutefois, comme j’ai conclu que la réponse à la réplique et l’affidavit étaient utiles à la Cour pour les motifs énoncés précédemment, je ne vais pas refuser l’autorisation de déposer ces documents simplement parce que ce ne sont pas tous les paragraphes des observations figurant dans la réponse à la réplique qui sont utiles ou nécessaires. J’estime en outre que le CTH ne subirait pas de préjudice de quelque façon que ce soit, puisqu’il connaît déjà la position du demandeur sur les questions de compétence.

[50] Dans le contexte de la présente affaire, et en appliquant les considérations énoncées ci-dessus dans les décisions Dzawada’enuxw et Abbott Laboratories, je suis convaincue qu’il existe des circonstances spéciales qui justifient une dérogation à la règle générale interdisant le dépôt d’un argument en réponse à la réplique et d’une preuve par affidavit. Par conséquent, j’accorde au demandeur l’autorisation de déposer la réponse à la réplique et l’affidavit.

IV. Questions en litige

[51] La question déterminante de la présente requête en jugement sommaire est celle de savoir si les décisions contestées sont susceptibles de contrôle par la Cour en vertu de sa compétence, au motif que :

  1. les mesures contestées n’ont pas été prises par un décideur habilité par le gouvernement fédéral;

  2. les mesures contestées sont essentiellement de nature privée et non publique.

[52] Le CTH demande à la Cour de conclure que la demande n’a aucune chance raisonnable d’être accueillie pour défaut de compétence et réclame que la demande soit rejetée sommairement. Par ailleurs, le demandeur demande à la Cour de trancher sommairement la question de la compétence en rejetant la requête et en concluant que la Cour a compétence pour entendre la demande.

[53] Le défendeur soulève une autre question préliminaire dans sa requête, faisant valoir que le délai de prescription de la demande est expiré. Dans sa réponse, le demandeur fait remarquer que le défendeur n’invoque pas l’argument du délai de prescription comme motif distinct de rejet sommaire. Le demandeur soutient plutôt que les questions relatives au délai de prescription sont inévitablement prises en considération en même temps que le bien-fondé, car elles détermineront les arguments dont dispose le demandeur dans le cadre du contrôle judiciaire. Le défendeur ne répond pas à ces allégations dans la réplique et entend se réserver le droit de faire valoir que la demande est frappée de prescription à une date ultérieure si elle survit à la requête. Compte tenu de l’absence d’arguments de fond sur ce point, je n’aborderai pas la question du délai de prescription en tant que motif de rejet sommaire.

V. Analyse

Jugements sommaires sur le contrôle judiciaire

[54] L’article 4 des Règles des Cours fédérales, DORS/98-106 [les Règles] permet à la Cour d’appliquer les règles relatives au jugement sommaire (articles 213 à 215) ou à la radiation (article 221) d’actions dans le contexte d’une demande de contrôle judiciaire :

[55] La jurisprudence a établi que la Cour peut par conséquent rejeter sommairement une demande pour défaut de compétence.

[56] Le défendeur invoque l’arrêt Cyanamid Canada Inc. v Canada (Commissioner of Patents), [1983] ACF nº 429, 74 CPR (2d) 133 [Cyanamid] pour affirmer que [traduction] « là où il y a… une question claire de compétence qui peut s’avérer déterminante pour toute l’affaire, le bon sens impose, et [l’article 4 des Règles] permet, à la Cour de traiter de l’objection préliminaire à l’avance » : au para 3, confirmé dans l’arrêt Anisman c Canada (Agence des services frontaliers), 2010 CAF 52 [Anisman].

[57] Cette affirmation tirée de l’arrêt Cyanamid a également été appliquée dans David Bull Laboratories (Canada) Inc c Pharmacia Inc [1995] 1 CF 588 (CA) [David Bull] lorsque la Cour a déclaré qu’elle avait compétence, en vertu de l’article 4 des Règles, pour rejeter sommairement un avis de requête « qui est manifestement irrégulier au point de n’avoir aucune chance d’être accueilli » : au para 15, ainsi qu’il est cité dans Viorganica Laboratories Inc c Société de Produits Nestlé, 2016 CF 431 au para 7.

[58] J’appliquerai le critère énoncé dans David Bull pour déterminer si la demande devrait être rejetée au motif qu’elle « n’a aucune chance d’être accueillie ».

Question en litige no 1 : La demande devrait-elle être rejetée par procédure sommaire au motif que les mesures contestées n’ont pas été prises par un décideur habilité par le gouvernement fédéral?

[59] Dans la sphère fédérale du contrôle judiciaire, la question de l’autorité de l’État repose sur la question de savoir si la décision a été prise par un « office fédéral » au sens du paragraphe 2(1) de la Loi sur les Cours fédérales :

[60] Le critère permettant de déterminer si la Cour a compétence pour procéder au contrôle judiciaire d’une décision comporte deux exigences, comme l’a confirmé la Cour suprême du Canada [la CSC] dans l’arrêt Highwood Congregation of Jehovah’s Witnesses (Judicial Committee) c Wall, 2018 CSC 26 [Wall], au paragraphe 14 :

Un tel recours est possible uniquement lorsqu’un pouvoir étatique a été exercé et que l’exercice de ce pouvoir présente une nature suffisamment publique.

[61] Au paragraphe 29 de l’arrêt Anisman, la Cour d’appel fédérale [la CAF] a établi une analyse en deux étapes pour déterminer si un organisme ou une personne constitue un « office fédéral ». Cette analyse exige de la Cour qu’elle :

  1. détermine la nature de la compétence ou du pouvoir que l’organisme ou la personne cherche à exercer;

  2. détermine la source ou l’origine de la compétence ou du pouvoir que l’organisme ou la personne cherche à exercer.

[62] Selon le défendeur, bien qu’il ait le statut de conseil de bande en vertu de la Loi sur les Indiens, le CTH ne prétendait pas exercer les pouvoirs que lui conférait cette loi en tant qu’« office fédéral ». Le CTH agissait plutôt comme membre du gouvernement autochtone de la Première Nation Heiltsuk à la table de sa Direction conjointe et conformément aux lois autochtones des Heiltsuk et à leur droit inhérent à l’autonomie gouvernementale sur leur territoire traditionnel.

[63] Le défendeur soutient en outre que, en vertu de la loi fédérale actuelle, l’exercice du droit autochtone n’est pas exécutoire ni susceptible de contrôle par la Cour.

[64] À l’appui de sa position selon laquelle le CTH n’agissait pas à titre d’office fédéral, le défendeur soulève plusieurs arguments concernant le lien entre les principes du droit administratif de la common law, le droit autochtone, le droit des Autochtones et la façon dont ils interagissent. Entre autres, le CTH soutient qu’un rôle élargi de gouvernement autochtone pour le conseil de bande, qui dans ce cas découle de la participation du CTH à une table de la Direction conjointe avec les chefs héréditaires de la Nation, est conforme au droit inhérent à l’autodétermination et à l’autonomie gouvernementale de la Nation Heiltsuk, ainsi qu’il est reconnu aux articles 3 et 4 de la Déclaration des Nations Unies sur les droits des peuples autochtones [la DNUDPA].

[65] Le CTH soutient également que la Cour n’a pas encore reconnu les lois autochtones comme constituant un élément « efficace » de la common law canadienne, sans plus : Première Nation d’Alderville c Canada, 2014 CF 747 au para 40 [Alderville]. Par conséquent, le CTH soutient que la Cour ne peut pas à la fois refuser de reconnaître les lois autochtones comme des lois que les tribunaux peuvent faire appliquer, tout en se donnant compétence pour examiner l’exercice des pouvoirs conférés par les lois autochtones au motif qu’ils reflètent l’autorité de l’État.

[66] Je conviens avec le défendeur que la Cour peut être appelée à se pencher sur des « questions difficiles » lorsqu’il s’agit de reconnaître les lois et les traditions juridiques autochtones. En outre, la Cour n’a pas eu l’occasion d’analyser le rôle que joue la DNUDPA lorsqu’il s’agit de décider s’il faut donner effet aux lois autochtones et comment procéder, et s’il y a lieu de refuser la compétence en reconnaissance du droit à l’autodétermination et à l’autonomie gouvernementale en vertu des articles 3 et 4 de la DNUDPA. Les mêmes limites quant aux précédents s’appliquent à l’examen par la Cour de la façon dont la Loi sur la Déclaration des Nations Unies sur les droits des peuples autochtones, LC 2021, c 14 [la LDNUDPA] s’appliquerait dans une affaire comme celle-ci, ou de ses répercussions générales sur la compétence de la Cour.

[67] Toutefois, je ne suis pas d’accord avec le défendeur lorsqu’il affirme que la Cour n’a pas encore reconnu que les lois autochtones constituent un élément « efficace » de la common law canadienne. À mon avis, le défendeur a pris hors contexte le commentaire du juge Mandamin, son titre à l’époque, dans Alderville.

[68] La question dont était saisi le juge Mandamin dans Alderville était l’admissibilité d’une déclaration faite par un témoin expert pour le demandeur au sujet de la considération historique des Premières Nations à l’égard de leurs territoires de chasse. Le juge Mandamin a commencé son analyse en examinant la relation entre les systèmes juridiques autochtones et le droit canadien. Il s’est penché sur des cas précis de droit autochtone en tant que « droit coutumier autochtone » et sur la reconnaissance de ce droit « dans les décisions de common law, les textes législatifs et, plus récemment, dans la jurisprudence sur les droits et titres ancestraux établis à l’article 35 » : Alderville, aux para 22 à 25.

[69] Après un examen approfondi, le juge Mandamin a conclu ce qui suit au paragraphe 39 :

[39] Dans tout ce qui précède, il semblerait que le droit coutumier autochtone qui n’a pas été éteint ait un effet juridique en droit interne canadien au moyen de déclarations judiciaires, y compris la jurisprudence sur les titres ou les droits ancestraux, ou par des dispositions législatives. Je suggérerais également que le droit coutumier autochtone pourrait également avoir un effet juridique par incorporation dans les traités indiens. Il se peut qu’il y ait d’autres moyens de reconnaître le droit coutumier autochtone, mais ce n’est pas une question à laquelle je dois répondre ici.

[70] Ainsi, loin de refuser de reconnaître les lois autochtones comme constituant un élément « efficace » de la common law canadienne, Alderville examine les diverses façons par lesquelles les lois autochtones ont un effet juridique en droit interne canadien, y compris « au moyen de déclarations judiciaires ».

[71] L’observation du juge Mandamin selon laquelle les lois coutumières autochtones « ne constituent pas un élément efficace de la common law canadienne ou du droit interne canadien » doit être lue de concert avec le reste de son commentaire selon lequel il doit y avoir des « moyen[s] ou processus permettant de reconnaître le droit coutumier autochtone indépendant comme faisant partie du droit interne canadien » : au para 40. Admettant qu’une telle reconnaissance « peut parfois avoir pour effet de modifier ou de transformer le droit coutumier autochtone afin qu’il soit harmonisé avec le droit canadien », le juge Mandamin a conclu en faisant remarquer ce qui suit au paragraphe 40 :

Il me semble que c’est un aspect de la réconciliation comme il est discuté dans la jurisprudence récente sur les droits ancestraux après l’adoption de l’article 35.

[72] À mesure que le processus de réconciliation se poursuit, la jurisprudence continue également d’évoluer, ce qui se traduit par une reconnaissance croissante des traditions juridiques autochtones par ce tribunal ainsi que d’autres tribunaux canadiens. Comme le juge Grammond l’a fait remarquer dans Pastion c Première Nation Dene Tha’, 2018 CF 648, au paragraphe 8 :

Les traditions juridiques autochtones comptent parmi les traditions juridiques du Canada. Elles font partie du droit du pays. La juge en chef McLachlin de la Cour suprême du Canada a écrit, il y a plus de quinze ans, que « les intérêts et les lois coutumières autochtones étaient présumés survivre à l’affirmation de souveraineté » (Mitchell c M.R.N., 2001 CSC 33, au paragraphe 10, [2001] 1 RCS 911). Dans une longue série de décisions, de Connolly c Woolrich (1867), 11 LCJ 197, 17 RJRQ 75 (CS), conf. par (1869), 17 RJRQ 266, 1 CNLC 151 (BR), à Casimel c Insurance Corp of BC (1993), 106 DLR (4th) 720 (CACB), les tribunaux canadiens ont reconnu l’existence des traditions juridiques autochtones et donné effet à certaines situations créées par le droit autochtone, en particulier dans les affaires concernant les relations familiales (pour un exposé sommaire, voir Sébastien Grammond, Terms of Coexistence: Indigenous Peoples and Canadian Law (Toronto: Carswell, 2013), aux pages 374-385; voir également Première Nation d’Alderville c Canada, 2014 CF 747).

[73] Un article récent du juge Grammond présente un cadre conceptuel pour la reconnaissance du droit des Autochtones dans le système juridique canadien : Sébastien Grammond, « Recognizing Indigenous Law: A Conceptual Framework » (2022) 100:1 Can Bar Rev. Le juge Grammond propose différents modèles pour que les tribunaux canadiens reconnaissent les pouvoirs législatifs préexistants ou inhérents des peuples autochtones et analysent l’interface entre les systèmes juridiques autochtones et canadiens : aux pages 9 à 22. Le juge Grammond décrit également la façon dont les tribunaux canadiens procèdent au contrôle judiciaire des décisions rendues par les décideurs autochtones au sujet du droit des Autochtones : aux pages 22 et 24. Il souligne que les tribunaux ont commencé à élaborer des principes pour aider à délimiter la compétence des décideurs autochtones, et que le respect de l’autonomie gouvernementale autochtone est devenu un facteur dont les juges tiennent compte lorsqu’ils évaluent divers aspects du contrôle judiciaire : à la page 24.

[74] Ainsi, contrairement à l’observation du défendeur, la Cour a reconnu l’existence de traditions juridiques autochtones et a donné effet au droit des Autochtones dans certaines situations. La question est donc celle de savoir si les mesures contestées soulevées par la demande s’inscrivent dans ces situations.

[75] Les questions relatives aux droits des Autochtones à l’autonomie gouvernementale et à l’autodétermination, et ce que la confirmation de ces droits signifie pour les limites des compétences, demeureront sans doute la source de questions difficiles auxquelles sera confrontée la Cour. Toutefois, je ne pense pas que la Cour doive esquiver ces questions difficiles et refuser d’entendre la demande simplement parce que les questions soulevées par les parties sont difficiles et que l’audience pourrait être complexe et longue, comme le soulève le défendeur. Au contraire, la complexité est précisément la raison pour laquelle la demande devrait être entendue sur le fond, plutôt que d’être rejetée sommairement.

[76] Comme elle est de plus en plus appelée à créer un espace pour le droit autochtone dans son secteur de compétence, la Cour s’efforcera de délimiter les frontières de sa compétence d’une manière qui respecte les peuples autochtones et leurs traditions juridiques, tout en tenant compte de l’affirmation de leur autonomie gouvernementale et de l’approbation par le gouvernement du Canada de la DNUDPA par l’intermédiaire de la loi fédérale sur la DNUDPA, la LDNUDPA.

[77] C’est loin d’être une tâche facile. Mais ce n’est pas non plus la première fois que l’on demande à la Cour de se pencher sur cette question.

[78] En effet, comme le soutient le défendeur, la Cour a reconnu que l’existence d’un conseil de bande ne dépend pas du Parlement et que les pouvoirs des conseils de bande ne sont pas conférés exclusivement par la Loi sur les Indiens : Devil’s Gap Cottagers (1982) Ltd c Première Nation de Rat Portage nº 38B, 2008 CF 812, [Devil’s Gap] aux para 58 et 59, citant Conseil Nº 160 de la Première Nation Wood Mountain c Canada (Procureur général) (2006), 2006 CF 1297 au para 8.

[79] De plus, contrairement à ce que le demandeur soutient, la jurisprudence n’appuie pas sa position selon laquelle les résolutions des conseils de bande peuvent toujours faire l’objet d’un contrôle par la Cour fédérale.

[80] Dans l’affaire Des Roches c Première Nation de Wasauksing, 2014 CF 1126 [Des Roches], la Cour a conclu qu’elle n’avait pas compétence pour examiner les mesures contestées d’un conseil de bande parce qu’il n’agissait pas à titre d’office fédéral. La juge Kane a plutôt conclu que le pouvoir exercé par la Première Nation pour exiger une surtaxe sur les cigarettes découlait d’une loi provinciale et que la surtaxe était une méthode contractuelle utilisée au titre d’un accord sur la vente au détail de produits du tabac. Avant d’en arriver à cette conclusion, la juge Kane a fait observer ceci, au paragraphe 51 :

Si les décisions prises par le conseil de bande d’une Première Nation sont souvent visées au paragraphe 2(1) de la Loi sur les Cours fédérales, ce n’est pas toujours le cas (Nation crie d’Ermineskin c Minde, 2008 CAF 52, 168 ACWS (3d) 225). Comme je l’ai mentionné dans 2014 CF 1125, il faut procéder à l’analyse en deux étapes décrite par la Cour d’appel fédérale dans Anisman et la source de la compétence ou du pouvoir exercé est le facteur déterminant.

[81] La décision Des Roches n’est que l’une des nombreuses décisions qui démontrent l’approche méticuleuse que la Cour adopte lorsqu’elle doit déterminer si une décision particulière d’un conseil de bande relève de sa compétence, ce qui nécessite une analyse fortement axée sur le contexte. Cette analyse exige de la Cour qu’elle tienne pleinement compte non seulement du droit applicable, mais aussi des circonstances factuelles de chaque cas et, au cours du processus, qu’elle veille à ce que le respect dû aux traditions juridiques autochtones en question soit respecté.

[82] Je remarque que, dans le contexte de la présente demande, comme le fait remarquer le demandeur, la première RCB concerne la réserve de Bella Bella, qui est régie par la Loi sur les Indiens. La première RCB indique qu’elle a été adoptée en partie en vertu du [traduction] « règlement sur la résidence et des lois applicables ».

[83] Selon le défendeur, le règlement sur la résidence a été adopté avant la mise en place de la structure de la Direction conjointe, et ne concerne que la réserve. Parallèlement, le CTH soutient que son intérêt dans les terres de réserve ne dépend pas d’un pouvoir délégué de la Couronne, car cet intérêt précède l’affirmation de la souveraineté de la Couronne, invoquant le commentaire du juge Dickson (son titre à l’époque) dans Guerin c la Reine, [1984] 2 RCS 335, à la page 379.

[84] Par conséquent, le CTH soutient que, à moins qu’un exercice particulier d’un pouvoir sur les terres de réserve ne soit fondé sur un règlement adopté en vertu de la Loi sur les Indiens (ou d’une autre loi fédérale), tout exercice d’autorité contre un intrus sur les terres de réserve ne relève pas du pouvoir de l’État.

[85] Si l’on adopte l’argument du CTH, la question de savoir si la Cour a compétence sur la première RCB dépendra de la décision de la Cour, à savoir si elle conclut que la résolution a été adoptée en vertu d’un règlement sous le régime de la Loi sur les Indiens.

[86] En l’espèce, le règlement sur la résidence, en vertu duquel la première RCB a été adoptée, contient le préambule suivant (souligné dans l’original) :

[traduction]
Il s’agit d’un règlement concernant la résidence des membres de la bande indienne Heiltsuk et d’autres personnes sur les réserves de la bande indienne Heiltsuk (la *bande*).

ATTENDU QUE les alinéas 81(1)(p.1) et (p.2) de la Loi sur les Indiens habilitent le conseil d’une bande d’Indiens à prendre des règlements administratifs concernant la résidence des membres de la bande ou des autres personnes sur la réserve de la bande et les droits des époux ou conjoints de fait ou des enfants qui résident avec des membres de la bande dans la réserve;

ET ATTENDU QUE le conseil de bande désire adopter un règlement régissant la résidence dans les réserves de la bande afin de maintenir et de protéger le patrimoine culturel, la santé, la sécurité, le bon ordre et l’avancement des membres de la bande;

PAR CONSÉQUENT, le Conseil de la bande indienne Heiltsuk édicte par la présente le règlement suivant : [...]

[87] Comme l’indique le préambule, le règlement sur la résidence fait expressément référence à la Loi sur les Indiens comme source de pouvoir permettant au CTH d’adopter des règlements concernant la résidence.

[88] Étant donné que le règlement sur la résidence, à partir duquel la première RCB a été adoptée, était fondé, du moins en partie, sur la Loi sur les Indiens, il peut y avoir des motifs d’appuyer la position du demandeur selon laquelle les mesures contestées ont été prises par le CTH en vertu des pouvoirs conférés par la législation fédérale. Par conséquent, je ne peux pas conclure que la demande « n’a aucune chance d’être accueillie ».

[89] Quant à la seconde RCB, elle semble liée au territoire traditionnel des Heiltsuk et, à ce titre, n’a peut-être pas été adoptée en vertu de la Loi sur les Indiens. Toutefois, comme la CAF l’a souligné dans 876947 Ontario Limited (RPR Environmental) c Canada (Procureur général), 2013 CAF 156, au paragraphe 10 :

À mon avis, il faut se montrer particulièrement prudent lorsque la requête en radiation ne vise qu’un passage de l’avis de demande, et que ce passage est intimement lié au reste de la demande. Ainsi que la Cour l’avait noté dans l’arrêt David Bull, les objections à la demande peuvent être tranchées rapidement et de façon efficace lors de l’examen du bien‑fondé de la demande, plus particulièrement lorsqu’une partie de la demande doit, en tout état de cause, être instruite. Ajoutons que la radiation de certains passages faisant partie intégrante de la demande pourrait avoir pour effet de brider le juge qui va l’entendre.

[90] En l’espèce, le demandeur conteste les deux RCB et d’autres décisions prises par le CTH. Ces décisions semblent entièrement liées. Par conséquent, je conclus que les objections du défendeur seront traitées plus efficacement en tenant compte du bien-fondé de la demande dans son ensemble.

Question en litige no 2 : La demande devrait-elle être rejetée par procédure sommaire parce que les mesures contestées sont essentiellement de nature privée et non publique?

[91] S’il est établi que les décisions contestées ont été exécutées par une autorité de l’État, la deuxième étape du critère visant à déterminer si la Cour a compétence en matière de contrôle exige une analyse de la nature de l’exercice du pouvoir. Pour que la Cour ait compétence, les décisions en question doivent être de nature suffisamment publique. Dans l’arrêt Wall, la CSC a statué, au paragraphe 14 :

En effet, même les organismes publics prennent des décisions de nature privée — par exemple pour louer des locaux ou pour embaucher du personnel — et de telles décisions ne sont pas assujetties au pouvoir de contrôle des tribunaux [...] L’organisme public qui prend des décisions de nature contractuelle « n’exerce pas un pouvoir central à la mission administrative que lui a attribuée le législateur », mais plutôt un pouvoir de nature privée [...]. Des décisions de la sorte ne soulèvent pas de préoccupations relatives à la primauté du droit, car, pour que cela soit le cas, il faut être en présence de l’exercice d’un pouvoir délégué.

[Références omises.]

[92] Dans Air Canada c Administration portuaire de Toronto et al., 2011 CAF 347 [Air Canada], la CAF a énuméré huit facteurs (non exhaustifs) pour déterminer si un processus relevait du droit public afin de satisfaire à la deuxième partie du critère de compétence, au paragraphe 60 :

  1. La nature de la question visée par la demande de contrôle;

  2. La nature du décideur et ses attributions;

  3. La mesure dans laquelle la décision est fondée et influencée par le droit et non pas par un pouvoir discrétionnaire de nature privée;

  4. Les rapports entre l’organisme en cause et d’autres régimes législatifs ou d’autres parties du gouvernement;

  5. La mesure dans laquelle le décideur est un mandataire du gouvernement ou est dirigé, contrôlé ou influencé de façon importante par une entité publique;

  6. Le caractère approprié des recours de droit public;

  7. L’existence d’un pouvoir de contrainte;

  8. Une catégorie d’affaires « exceptionnelles » dans laquelle les mesures prises ont acquis une dimension publique importante.

[93] Le défendeur soutient que, même si les mesures contestées sont acceptées comme un exercice de l’autorité de l’État, ce pouvoir constituerait néanmoins l’exercice des droits de propriété relatifs aux terres de réserve et régies par un titre ancestral, qui sont essentiellement de nature « privée ». À l’appui de sa position, le CTH cite des causes confirmant qu’un intérêt dans une réserve est suffisant pour justifier une allégation d’intrusion, comme c’est le cas de nombreux intérêts privés dans des terres : voir à titre d’exemple Joe v Findlay, [1981] BCJ No 366 (QL), 1981 CanLII 401 (BCCA). Le CTH invoque également la décision Devil’s Gap, au paragraphe 41, où il a été conclu qu’une décision relative à un bail visant des terres de réserve n’est pas une décision susceptible de contrôle, au paragraphe 41.

[94] Le CTH affirme que ses droits sur ses réserves et ses droits sur le territoire des Heiltsuk, tant en vertu du droit Heiltsuk qu’en vertu du droit de la Couronne, sont de nature « privée », car ils ne découlent pas d’une autorité de la Couronne fédérale. Le CTH tient également à préciser que, si la Cour décide qu’un tel pouvoir peut être issu de la Couronne (aux fins d’un rejet sommaire), il a l’intention de prouver le titre ancestral à l’encontre du demandeur, dans l’unique but de s’opposer à une déclaration selon laquelle le CTH n’a aucun « pouvoir » à l’extérieur de la réserve de Bella Bella.

[95] À mon avis, l’essence même de l’argument subsidiaire du CTH limiterait la possibilité de rejeter sommairement la demande. L’affirmation du titre ancestral place cette question davantage dans le domaine du droit public que du droit privé : Air Canada, au para 60.

[96] Je note en outre que l’argument du CTH selon lequel les mesures en question sont de nature « privée » repose en partie sur l’affirmation selon laquelle les décisions n’étaient pas fondées sur un pouvoir législatif. Comme j’ai déjà conclu que la question de savoir si le CTH exerçait un pouvoir conféré par la loi demeure une question à trancher, je conclus que la question connexe de savoir si les mesures contestées sont de nature privée doit également être tranchée lors d’une audition complète de la demande.

[97] Le défendeur cite plusieurs décisions à l’appui de sa position selon laquelle la conduite contestée relève du droit privé : Cyr c Première Nation Ojibway de Batchewana, 2022 CAF 90 et Devil’s Gap. Je remarque que, dans les affaires citées par le défendeur, la Cour a conclu que les décisions contestées avaient été prises en vertu d’un contrat privé ou d’une entente entre les parties. Le défendeur n’a pas indiqué comme source de ses décisions une entente ou un contrat signé entre le CTH et le demandeur.

[98] Je souligne en outre que la Cour a assumé sa compétence dans les décisions relatives au bannissement et à l’expulsion de personnes en vertu des règlements sur la résidence adoptés par les conseils de bande sous le régime de la Loi sur les Indiens (voir Solomon c Première Nation de Garden River, 2019 CF 1505).

[99] Compte tenu de tout ce qui précède, je conclus que la demande de contrôle judiciaire doit être instruite sur le fond dans sa totalité. Je rejette donc la requête.

VI. Dépens

[100] Étant donné que je n’ai tiré aucune conclusion déterminante sur les questions de compétence soulevées par le CTH, je ne juge pas approprié de rendre une ordonnance de dépens à ce stade-ci. Les dépens, le cas échéant, sont donc reportés jusqu’à ce que la question soit tranchée sur le fond.

VII. Conclusion

[101] La requête du défendeur est rejetée.

[102] Les dépens seront déterminés ultérieurement.


ORDONNANCE dans le dossier T-835-22

LA COUR REND L’ORDONNANCE qui suit :

  1. La requête du défendeur est rejetée.

  2. Les dépens, le cas échéant, seront reportés jusqu’à ce que la question soit tranchée sur le fond.

« Avvy Yao-Yao Go »

Juge

Traduction certifiée conforme

C. Tardif


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

T-835-22

 

INTITULÉ :

HAYDN GEORGE c HEILTSUK TRIBAL COUNCIL

 

EXAMEN DE LA REQUÊTE ÉCRITE FAIT À TORONTO (ONTARIO)

ORDONNANCE ET MOTIFS :

LA JUGE GO

 

DATE DES MOTIFS :

LE 21 décembre 2022

 

OBSERVATIONS ÉCRITES :

Ian Kennedy

 

Pour le demandeur

 

Ruben Tillman

 

Pour le défendeur

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Ian Kennedy

Rosenberg Law

Vancouver (Colombie-Britannique)

 

Pour le demandeur

 

Ruben Tillman

Ng Ariss Fong, avocats

Vancouver (Colombie-Britannique)

 

Pour le défendeur

 

 

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