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Date : 20221219


Dossier : IMM‑2897‑21

Référence : 2022 CF 1757

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 19 décembre 2022

En présence de madame la juge Fuhrer

ENTRE :

Anantkumar Rasikbhai BHATTI

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I. Aperçu

[1] Après avoir obtenu une étude d’impact sur le marché du travail [EIMT] favorable, le demandeur, un citoyen indien du nom d’Anantkumar Rasikbhai Bhatti, a déposé une demande de permis de travail pour un poste de coiffeur au « The Relief Hai [sic] and Beauty Salon » situé à Vaughan, en Ontario. Ni l’EIMT ni le code de la Classification nationale des professions [CNP] n’exigent de formation pour les coiffeurs à la condition qu’ils possèdent au moins deux à trois années d’expérience.

[2] Un agent des visas [l’agent] du Haut‑commissariat du Canada à New Delhi a rejeté la demande de permis de travail du demandeur au titre de l’alinéa 200(3)a) du Règlement sur l’immigration et la protection des réfugiés, DORS/2002‑227 [RIPR]. L’agent a conclu que le demandeur [traduction] « n’avait pas démontré qu’il serait capable d’effectuer adéquatement le travail sollicité ». Les dispositions législatives applicables figurent à l’annexe «A» jointe aux présents motifs.

[3] Le demandeur sollicite le contrôle judiciaire du rejet de sa demande de permis de travail [la décision], car il doute que la décision soit raisonnable et équitable sur le plan procédural.

[4] Après avoir pris connaissance des documents et des observations que les parties ont présentées, j’accueille la demande de contrôle judiciaire. Comme je l’explique plus loin, je suis d’avis que la décision n’est pas justifiée et qu’il y a donc lieu pour la Cour d’intervenir.

II. Norme de contrôle applicable

[5] Les questions d’équité procédurale commandent l’application d’une norme de contrôle s’apparentant à celle de la décision correcte : Benchery c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 217 aux para 8‑9; Chemin de fer Canadien Pacifique Limitée c Canada (Procureur général), 2018 CAF 69 au para 54; Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 au para 77 [Vavilov]. La cour de révision doit essentiellement déterminer si le processus était équitable eu égard aux circonstances : Chaudhry c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 520 au para 24.

[6] En ce qui a trait au caractère raisonnable, la Cour se penchera sur le fond de la décision : Vavilov, aux para 10, 17, 25. La décision est raisonnable si elle satisfait aux exigences de justification, de transparence et d’intelligibilité, et si elle est justifiée au regard des contraintes factuelles et juridiques applicables : Vavilov, au para 99. Il incombe à la partie qui conteste la décision administrative d’en démontrer le caractère déraisonnable : Vavilov, au para 100.

III. Analyse

[7] Je suis d’avis que la décision est inéquitable sur le plan procédural et déraisonnable en raison de la façon dont l’agent a apprécié les éléments de preuve que le demandeur avait présentés en lien avec son expérience en tant que coiffeur.

[8] À titre d’éléments de preuve étayant son expérience d’au moins cinq ans dans ce domaine, le demandeur a notamment fourni : son curriculum vitæ; une lettre énumérant ses fonctions rédigée par l’un des propriétaires du salon de coiffure «The Relief», situé en Inde, où le demandeur a travaillé pendant plus de 10 ans et dont il est copropriétaire [la lettre]; des affidavits de clients [les affidavits]; des certificats de formation; et ses résultats au test de compétence linguistique de l’International English Language Testing System [IELTS].

[9] Selon les notes consignées dans le Système mondial de gestion des cas [SMGC], lesquelles reflètent le raisonnement de l’agent et font partie intégrante de la décision (voir, par exemple, Dheskali c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2021 CF 1191 au para 7, et la jurisprudence citée), l’agent estimait que le demandeur ne possédait pas d’expérience comme coiffeur.

[10] Au sujet des affidavits, l’agent a indiqué qu’il y était mentionné que le demandeur effectuait des tâches de coiffeur au salon de coiffure The Relief. Il a ensuite fait remarquer que l’ensemble des affidavits étaient rédigés dans des termes semblables et qu’ils portaient la même date. Les notes ne comportent aucune autre mention au sujet des affidavits, et il n’y est pas indiqué quel poids, le cas échéant, l’agent leur a accordé. Ce traitement des affidavits par l’agent constitue tout au plus une observation factuelle qui n’explique pas pourquoi il n’en a pas tenu compte ou les a rejetés. En l’espèce, il s’agit de déclarations sous serment qui n’ont pas été contredites, ce qui crée une présomption de véracité, à moins qu’il n’existe des raisons d’en douter : Maldonado c Ministre de l’Emploi et de l’Immigration, 1979 CanLII 4098 (CAF), [1980] 2 CF 302 à la p 305.

[11] Dans le même ordre d’idées, bien que la lettre n’ait pas été produite sous serment, elle confirme que le demandeur est un associé du salon de coiffure The Relief qui y a travaillé pendant plus de dix ans et dont les tâches incluaient la recommandation de coiffures; la coupe de cheveux à l’aide de ciseaux, de tondeuses et de rasoirs; le shampouinage et la revitalisation des cheveux; l’application de soins capillaires; la réalisation de permanentes; le lissage des cheveux à l’aide de fers à défriser et de sèche‑cheveux ainsi que la coloration, la décoloration, le balayage et le balayage renversé des cheveux. Si l’agent a reconnu la participation du demandeur dans le salon de coiffure, les notes du SMGC ne comportent toutefois aucune autre mention au sujet de la lettre, et il n’y est pas indiqué quel poids, le cas échéant, l’agent lui a accordé.

[12] L’agent a également mentionné les cours sanctionnés par un certificat suivis par le demandeur et reconnu que plusieurs années d’expérience pouvaient suppléer aux exigences scolaires et à la formation. L’agent a conclu ses notes en indiquant : [traduction] « À la lumière des documents contenus au dossier, je ne suis pas convaincu que le demandeur possède de l’expérience à titre de coiffeur. »

[13] Je reconnais que, selon les directives de la Cour suprême du Canada, les décisions administratives faisant l’objet d’un contrôle ne doivent pas être jugées au regard d’une norme de perfection : Vavilov, au para 91. Cependant, je considère que les affidavits et la lettre, en particulier, constituent des éléments de preuve importants pour la demande de permis de travail du demandeur. À mon avis, l’agent a simplement mentionné la preuve, ou certains éléments de celle‑ci, sans toutefois expliquer pourquoi il était d’avis que le demandeur ne possédait pas d’expérience comme coiffeur.

[14] Selon la jurisprudence constante de notre Cour, « l’obligation [du décideur administratif] de fournir une explication augmente en fonction de la pertinence de la preuve en question au regard des faits contestés » : Cepeda‑Gutierrez c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 1998 CanLII 8667 (CF) au para 17. Selon les récents enseignements de la Cour suprême, les motifs sont le mécanisme par lequel le décideur démontre qu’il a « écouté » les parties et s’est attaqué aux questions clés et aux arguments principaux, notamment les documents clés – je me permets d’ajouter –, présentés par ces dernières : Vavilov, aux para 127‑128.

[15] Je conclus qu’en l’espèce, il incombait à l’agent d’expliquer pourquoi la preuve produite par le demandeur ne l’avait pas convaincu ou pourquoi il jugeait qu’elle était insuffisante : Sallai c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 446 aux para 57‑63; Magonza c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 14 au para 35; Ferguson c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2008 CF 1067 au para 16; Ayeni c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 1202 au para 28. Cette obligation de transparence assure une protection contre les « conclusions quant à la crédibilité énoncées en termes voilés » – à savoir des conclusions sur la crédibilité déguisées sous l’argument de l’insuffisance de la preuve – et, par conséquent, contre l’iniquité procédurale découlant de ces conclusions déguisées.

[16] J’estime qu’il y a lieu d’établir une distinction entre la présente affaire et celle sur laquelle s’appuie le demandeur, soit Suthakar c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2022 CF 262, car la preuve du demandeur de la seconde comprenait des déclarations intéressées. En l’espèce, le demandeur a présenté des déclarations non contredites et faites sous serment par des tierces parties membres de la clientèle du salon de coiffure. Je suis sensible à l’argument selon lequel il est difficile de savoir quels autres éléments de preuve le demandeur aurait pu fournir afin de convaincre l’agent qu’il possédait de l’expérience comme coiffeur.

[17] Certes, les demandes de permis de travail commandent une obligation d’équité procédurale se situant à l’extrémité inférieure du spectre, ou moins stricte, en partie en raison du nombre important de demandes à traiter, mais cette obligation demeure. L’agent des visas devrait informer le demandeur de ses doutes quant à la crédibilité, par exemple à l’aide d’une lettre d’équité procédurale, afin de lui donner l’occasion de dissiper ces doutes : Madadi c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CF 716 aux para 6‑7; Kharaud c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2022 CF 801 au para 18.

[18] Tout bien considéré, je suis d’avis que l’agent, en l’espèce, a manqué à son obligation d’équité procédurale et rendu une décision déraisonnable, puisqu’il n’a pas apprécié, et a en fait ignoré, des éléments de preuve importants, ce qui l’a mené à conclure qu’il n’était pas convaincu que le demandeur possédait de l’expérience comme coiffeur : Ransanz c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2015 CF 1109 au para 10.

[19] Enfin, je fais remarquer que, dans ses observations écrites, le demandeur soutient que l’agent a évalué de façon déraisonnable ses résultats au test de l’IELTS, car il n’a pas pris en considération le deuxième rapport de résultats que le demandeur lui avait soumis et dans lequel figuraient de meilleurs résultats. Lors de l’audition du présent contrôle judiciaire, le demandeur a toutefois reconnu, après réflexion, que l’agent avait probablement tenu compte du deuxième rapport de résultats.

[20] Le défendeur fait valoir que l’incapacité linguistique du demandeur justifiait à elle seule le rejet de la demande de permis de travail et que, par conséquent, il convient d’examiner les conclusions relatives au manque d’expérience en tant que coiffeur et aux compétences linguistiques séparément. Même si je ne suis pas forcément en désaccord avec l’argument voulant que l’incapacité linguistique du demandeur ait suffi pour justifier le rejet de la demande, ce n’est pas ce qui s’est passé en l’espèce : l’agent a examiné à la fois l’expérience du demandeur à titre de coiffeur et ses compétences linguistiques, et a de ce fait rendu une décision inéquitable sur le plan procédural et déraisonnable, ce qui justifie l’intervention de la Cour.

[21] Le défendeur attire l’attention sur l’opinion dissidente formulée dans l’arrêt Vavilov (au para 304) selon laquelle l’insuffisance des motifs ne permet pas à elle seule de casser une décision. Or, les juges majoritaires dans l’arrêt Vavilov indiquent (au para 15) que la cour de révision « doit tenir compte du résultat de la décision administrative eu égard au raisonnement sous‑jacent à celle‑ci afin de s’assurer que la décision dans son ensemble est transparente, intelligible et justifiée ». [Non souligné dans l’original.] De plus, « le contrôle en fonction de la norme de la décision raisonnable doit s’intéresser à la décision effectivement rendue par le décideur, notamment au raisonnement suivi et au résultat de la décision » : Vavilov, au para 83 [non souligné dans l’original].

[22] Selon les juges majoritaires, il importe que la cour de révision qui applique la norme de contrôle de la décision raisonnable « ne se demande […] pas quelle décision elle aurait rendue à la place du décideur administratif, ne tente pas de prendre en compte l’“éventail” des conclusions qu’aurait pu tirer le décideur, ne se livre pas à une analyse de novo, et ne cherche pas à déterminer la solution “correcte” au problème » : Vavilov, au para 83. Autrement dit, « il ne suffit pas que la décision soit justifiable [;...] le décideur doit également, au moyen [de motifs], justifier sa décision » : Vavilov, au para 86 [en italique dans l’original]. Selon moi, les opinions majoritaire et minoritaire ne se rejoignent pas sur ce point; mon analyse doit donc suivre les directives des juges majoritaires.

IV. Conclusion

[23] Je conclus que la décision est non seulement inéquitable sur le plan procédural mais aussi injustifiée et, par conséquent, qu’elle est déraisonnable. Les motifs fournis par l’agent au sujet de l’expérience du demandeur à titre de coiffeur ne permettent pas à la Cour « de relier les points sur la page quand les lignes, et la direction qu’elles prennent, peuvent être facilement discernées » : Vavilov, au para 97 [non souligné dans l’original], citant la décision Komolafe c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CF 431 au para 11.

[24] Pour les motifs qui précèdent, je fais donc droit à la demande de contrôle judiciaire du demandeur. La décision est annulée, et l’affaire est renvoyée à un autre agent des visas pour qu’il rende une nouvelle décision.

[25] Ni l’une ni l’autre des parties n’ont proposé de question de portée générale à certifier, et je suis d’avis que la présente affaire n’en soulève aucune.


JUGEMENT dans le dossier IMM‑2897‑21

LA COUR STATUE :

  1. La demande de contrôle judiciaire du demandeur est accueillie.

  2. La décision rendue le 11 mars 2021, soit le rejet de la demande de permis de travail présentée par le demandeur, est annulée, et l’affaire est renvoyée à un agent des visas différent pour nouvelle décision.

  3. Il n’y a aucune question à certifier.

« Janet M. Fuhrer »

Juge


Annexe A : Dispositions pertinentes

Règlement sur l’immigration et la protection des réfugiés (DORS/2002-227)
Immigration and Refugee Protection Regulations (SOR/2002-227)

Délivrance du permis de travail

Issuance of Work Permits

Exceptions

Exceptions

200 (3) Le permis de travail ne peut être délivré à l’étranger dans les cas suivants :

200 (3) An officer shall not issue a work permit to a foreign national if

a) l’agent a des motifs raisonnables de croire que l’étranger est incapable d’exercer l’emploi pour lequel le permis de travail est demandé;

(a) there are reasonable grounds to believe that the foreign national is unable to perform the work sought;

[…]


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM‑2897‑21

 

INTITULÉ :

ANANTKUMAR RASIKBHAI BHATTI c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

AUDIENCE TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 15 DÉCEMBRE 2022

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LA JUGE FUHRER

 

DATE DU JUGEMENT ET DES MOTIFS :

LE 19 DÉCEMBRE 2022

 

COMPARUTIONS :

Lorne Waldman

 

Pour le demandeur

 

Kevin Doyle

 

Pour le défendeur

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Lorne Waldman

Waldman & Associates

Toronto (Ontario)

 

Pour le demandeur

 

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

Pour le défendeur

 

 

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