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Date : 20221219


Dossier : T‑149‑13

Référence : 2022 CF 1755

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Toronto (Ontario), le 19 décembre 2022

En présence de monsieur le juge adjoint Trent Horne

ENTRE :

WILLIAM A. JOHNSON

demandeur

et

SA MAJESTÉ LE ROI

Défendant

JUGEMENT ET MOTIFS

I. Aperçu

[1] Le demandeur est détenu à l’Établissement de Warkworth, une prison fédérale à sécurité moyenne située en Ontario.

[2] Le demandeur allègue qu’il est allergique à la fumée secondaire. Il affirme avoir été exposé à certaines formes de fumée secondaire qui lui causent quotidiennement des douleurs et des souffrances. Il a intenté la présente action en dommages‑intérêts contre la Couronne pour violation de ses droits garantis par la Charte et pour détresse psychologique. Il demande également des dommages‑intérêts punitifs.

[3] Le Service correctionnel du Canada a une obligation de diligence envers le demandeur suivant laquelle il doit lui assurer un milieu de vie sécuritaire, sain, exempt de pratiques portant atteinte à la dignité humaine. Le Service correctionnel du Canada a respecté son obligation de diligence. Je ne dispose d’aucun élément de preuve admissible ou digne de foi qui établit que le demandeur a été exposé à de la fumée secondaire d’une quelconque source pendant la période visée. Les droits du demandeur garantis par la Charte n’ont pas été violés. L’action sera donc rejetée.

II. La preuve

[4] Six personnes ont témoigné au procès. Comme il s’agit d’une action simplifiée, les témoignages recueillis à l’interrogatoire principal ont été établis par affidavit (Règles des Cours fédérales, DORS/98‑106, para 299(1) (les Règles)).

[5] La preuve du demandeur était constituée de son propre affidavit et d’un affidavit souscrit par M. Gary Walker, un autre détenu de l’Établissement de Warkworth (Warkworth). Le demandeur a été contre‑interrogé, mais pas M. Walker. Le demandeur a également présenté l’interrogatoire préalable par écrit du défendeur (Règles, art. 288). M. Tim Gunter, actuellement sous‑directeur de Warkworth, était le représentant du défendeur pour l’interrogatoire préalable.

[6] Le défendeur a appelé trois témoins des faits : M. Gunter, Mme Kimberly McClinton, une agente de liaison autochtone employée par le Service correctionnel du Canada (le SCC), et Mme Kelley Filion. Mme Filion était infirmière soignante à Warkworth de 2004 à 2017 et elle est actuellement chef intérimaire des Services de santé de Warkworth. Le défendeur a également appelé M. Brian Beech à titre d’expert en hygiène du travail. Les quatre témoins du défendeur ont été contre‑interrogés.

[7] Les parties ont également préparé un recueil conjoint de 127 documents, lequel a été coté comme pièce. Les parties s’entendent pour dire que les documents dans le recueil conjoint sont des copies certifiées conformes, mais il n’y a aucune entente ou ordonnance voulant que ces documents puissent être admis comme preuve de la véracité de leur contenu.

III. L’incarcération du demandeur

[8] Avant son procès criminel, le demandeur était incarcéré dans des prisons provinciales. Selon des documents datés de novembre 1995 provenant du ministère du Solliciteur général et des Services correctionnels de l’Ontario et figurant dans le recueil conjoint, le demandeur est allergique à la fumée secondaire et il s’était fait prescrire du Zoloft, un antidépresseur. Dans son affidavit, le demandeur affirme que le Zoloft lui avait été prescrit pour l’aider à gérer son angoisse, notamment due au fait qu’il était placé en isolement pour éviter d’être exposé à de la fumée secondaire.

[9] Avant 2008, il était permis de fumer dans tous les établissements correctionnels fédéraux.

[10] Le 16 octobre 1997, le demandeur est entré dans le système correctionnel fédéral. Il a été incarcéré pendant de courtes périodes à l’Établissement de Millhaven, puis au Pénitencier de Kingston, avant d’être transféré à Warkworth. Pendant qu’il était au Pénitencier de Kingston, le demandeur a écrit une lettre au [traduction] « personnel médical » affirmant qu’il souffrait d’une allergie sévère à la fumée de cigarette et qu’il devait être placé dans une unité d’isolement en raison de ses problèmes de santé liés à l’exposition à la fumée. Dans une note de service figurant dans le recueil conjoint de documents, des agents d’escorte judiciaire des Services de santé du Pénitencier de Kingston précisent ce qui suit : [traduction] « Veuillez noter que ce détenu est allergique à la fumée et devrait être placé et transporté dans un environnement sans fumée. »

[11] Le 23 septembre 1999, le demandeur a été transféré à Warkworth. Dès son arrivée, il a rempli un formulaire de demande du détenu, dans lequel il affirme ce qui suit : [traduction] « Je suis allergique à la fumée de cigarette et j’ai besoin d’un milieu de vie sans fumée. » Il a demandé s’il avait été inscrit sur la liste des « 80 personnes ».

IV. L’unité de 80 personnes

[12] Warkworth compte cinq unités résidentielles. L’une d’elles, l’unité 5 (également connue sous le nom de l’unité de 80 personnes ou l’EMU), accueille les détenus plus âgés et ceux ayant des problèmes de santé. Les détenus des autres unités résidentielles ne peuvent pas y entrer sans la permission du personnel.

[13] Le bâtiment de l’EMU est en forme de croix. Il comporte quatre corridors de cellules et une aire ouverte au centre. Le bâtiment compte deux étages. La cellule du demandeur, la cellule D10, est située au deuxième étage, dans le coin supérieur droit de la croix. Cette cellule est munie d’une grande fenêtre, que le demandeur peut ouvrir ou fermer à sa guise.

[14] À l’extérieur de l’EMU, il y a une petite cour d’environ 140 pieds carrés avec des bancs et des tables à piquenique. Lors du contre‑interrogatoire, le demandeur a admis que sa cellule est située dans le secteur le plus éloigné de la cour.

[15] S’il était généralement permis de fumer dans les établissements correctionnels fédéraux à l’époque où le demandeur est arrivé à Warkworth, l’EMU était un lieu exempt de fumée de tabac, mais aussi d’articles de fumeur comme des briquets, des allumettes et du papier à rouler. Warkworth avait établi des règles de conduite pour l’EMU, et les détenus de cette unité devaient signer un formulaire indiquant qu’ils acceptaient de se conformer aux règles et aux règlements qui s’y appliquaient. Dans ce formulaire et dans les règles qui y étaient jointes, le tabac et les articles de fumeur étaient expressément répertoriés comme des articles de contrebande. Ce formulaire indiquait que les détenus surpris en train de fumer ou en possession de tabac ou d’articles de fumeur seraient expulsés de l’unité. Le demandeur a signé ce formulaire le 10 novembre 1999.

V. Les cérémonies de purification par la fumée

[16] Le demandeur allègue qu’il a subi un préjudice du fait d’avoir été exposé à de la fumée secondaire provenant de deux sources. Sa première et principale plainte concerne les cérémonies de purification pratiquées par les délinquants autochtones.

[17] La nature et l’importance des cérémonies de purification sont décrites dans l’affidavit de Mme McClinton. La purification par la fumée est une cérémonie par laquelle une personne prie et se purifie ou purifie un espace physique. Elle peut également être un geste d’union lors de l’ouverture d’une cérémonie ou d’un cercle afin de préparer les participants à la guérison et au partage. La cérémonie de purification consiste à brûler des herbes sacrées, par exemple du cèdre, de la sauge, du foin d’odeur et du semma, pour créer une fumée sacrée. Traditionnellement, une petite quantité d’herbes sacrées est placée dans un coquillage pour y être brûlée. Beaucoup de peuples autochtones considèrent le semma, ou le tabac traditionnel, comme une herbe sacrée. Le tabac traditionnel est un tabac naturel, qui n’a subi aucune transformation.

[18] Les cérémonies de purification sont pratiquées une fois par jour, ou plus selon la situation dans laquelle se trouve la personne. Par exemple, ce peut être lorsqu’une personne a des problèmes de santé ou a besoin de calmer une anxiété excessive, ou encore lorsqu’un lieu est problématique sur le plan spirituel et doit être purifié. Ces cérémonies se veulent purificatrices, afin de mettre les participants dans un bon état d’esprit et de leur assurer une présence physique et spirituelle positive. Elles ont généralement lieu en groupes, ce qui est important pour s’assurer que tous ceux qui sont présents sont purifiés et égaux.

[19] En 1999, quand le demandeur est arrivé à Warkworth, aucune règle de l’EMU n’interdisait expressément les pratiques religieuses ou spirituelles qui émettent de la fumée. Techniquement, à cette époque, les délinquants autochtones avaient le droit de pratiquer les cérémonies de purification dans leur cellule. Mme McClinton a témoigné qu’avant 2008, il était entendu que les délinquants autochtones étaient invités à ne pratiquer les cérémonies de purification qu’à l’extérieur, plutôt que dans leur cellule ou dans les aires communes de l’EMU.

[20] Il n’existe aucune preuve qu’avant 2008, des cérémonies de purification ont eu lieu à l’intérieur de l’EMU, y compris dans les cellules, et que le demandeur se soit plaint de la fumée due à ces cérémonies.

VI. La directive du commissaire n259

[21] Les principes qui guident le SCC sont énoncés à l’article 4 de la Loi sur le système correctionnel et la mise en liberté sous condition, LC 1992, c 20 (la LSCMLC). Les paragraphes 4d) et 4g) prévoient expressément que le délinquant continue à jouir des droits reconnus à tout citoyen, sauf de ceux dont la suppression ou la restriction légitime est une conséquence nécessaire de la peine qui lui est infligée. Les directives d’orientation générale, programmes et pratiques doivent respecter les différences ethniques, culturelles et religieuses, et tenir compte des besoins propres aux femmes, aux Autochtones, aux minorités visibles, aux personnes nécessitant des soins de santé mentale et à d’autres groupes.

[22] L’article 97 de la LSCMLC dispose que le commissaire du SCC (le commissaire) peut établir des règles concernant les questions énumérées à l’article 4. Selon l’article 98 de la LSCMLC, les règles établies en application de l’article 97 peuvent faire l’objet de directives du commissaire.

[23] Le 5 mai 2008, le commissaire a publié la Directive du commissaire no 259 – Exposition à la fumée secondaire (la DC no 259)

[24] L’objectif déclaré de la DC no 259 est d’améliorer la santé et le bien‑être en éliminant l’exposition à la fumée secondaire dans tous les établissements correctionnels fédéraux. Pour atteindre cet objectif, il a été interdit de fumer à l’intérieur et à l’extérieur des bâtiments, dans le périmètre des établissements correctionnels fédéraux. Cette interdiction s’applique aux délinquants, aux membres du personnel, aux entrepreneurs, aux bénévoles et aux visiteurs.

[25] La DC no 259 impose notamment au directeur de l’établissement ou du district de s’assurer que les plans de mise en œuvre comprennent des accommodements pour la tenue de cérémonies religieuses et spirituelles célébrées isolément dans une cellule ou une pièce, ou encore en groupe s’il n’y a pas de contraintes de sécurité. Les accommodements doivent être [traduction] « accordés en consultation avec les chefs religieux, les Aînés ou les organismes consultatifs autochtones, lorsqu’il y a lieu ».

[26] La DC no 259 exige également que la consultation décrite ci‑dessus assure l’accès au tabac et aux sources d’allumage pour les cérémonies de purification pour la durée d’une visite familiale privée ainsi que pour des cérémonies et des protocoles.

[27] Un ordre permanent est un document créé par l’établissement correctionnel afin de mettre en œuvre la directive du commissaire et de préciser les besoins propres à son unité opérationnelle.

[28] Le 30 mai 2008, Warkworth a mis en œuvre l’ordre permanent no 259. Ce document fournissait des directives sur la manière dont les pratiques religieuses et spirituelles pouvaient être respectées compte tenu de l’interdiction de fumer. Cet ordre permanent prévoyait que les cérémonies de purification seraient permises pour tous les délinquants autochtones à l’intérieur des unités résidentielles, sur les terres autochtones, dans les centres culturels et dans d’autres endroits de l’établissement expressément désignés par le directeur de l’établissement. De plus, cet ordre permanent prévoyait des mesures d’accommodement pour d’autres pratiques religieuses qui demandent de faire brûler de l’encens ou d’allumer des chandelles.

[29] Lorsque l’ordre permanent no 259 a été mis en œuvre, les délinquants autochtones qui demandaient des herbes traditionnelles pour pratiquer les cérémonies de purification recevaient celles‑ci généralement une fois par mois. Ils recevaient alors un petit contenant de plastique qui contenait un peu de sauge séchée et, à la demande, une petite tresse de foin d’odeur. Les délinquants autochtones recevaient également une boîte de vingt allumettes qu’ils pouvaient garder en leur possession. Les boîtes d’allumettes étaient distribuées par les agents de liaison autochtones, et chaque délinquant était tenu de ramener la boîte d’allumettes vide avant d’en recevoir une nouvelle. Posséder plus de vingt allumettes constituait une infraction susceptible d’entraîner des mesures disciplinaires en vertu de la LSCMLC.

[30] Selon les lignes directrices figurant dans l’ordre permanent no 259, les cérémonies de purification seraient permises sur les [traduction] « terres autochtones » à raison d’au moins trois fois par jour. Afin de réduire la nécessité et la fréquence des cérémonies individuelles à l’intérieur des cellules, les délinquants autochtones étaient invités à pratiquer les cérémonies en groupe.

[31] Le 16 juin 2010, l’ordre permanent no 259 a fait l’objet de modifications. La version révisée prévoyait un plus grand contrôle de l’utilisation et une surveillance accrue des sources d’allumage et du tabac. En application de la version révisée de l’ordre permanent, la distribution d’allumettes a cessé. Seuls les briquets de type allume‑barbecues pouvaient être utilisés comme source d’allumage, et les délinquants ne pouvaient pas les garder dans leur cellule. Tous les briquets étaient conservés dans un endroit sûr et étaient distribués par les agents de correction. Un registre servait au suivi de la distribution et du retour des briquets.

[32] L’ordre permanent modifié précisait également que les tresses de foin d’odeur et les bouquets de sauge seraient fournis aux délinquants autochtones ou aux personnes autorisées pour pratiquer les cérémonies de purification chaque matin à l’extérieur, sur les terres autochtones et en présence d’un Aîné. Ces herbes traditionnelles seraient distribuées le premier jour ouvrable de chaque mois. Une demande pour obtenir des herbes traditionnelles devait être présentée à l’agent de liaison autochtone pour examen avant le quinze de chaque mois. Si d’autres herbes traditionnelles étaient nécessaires, elles pouvaient être fournies au cas par cas dans le cadre du processus de demande des détenus.

[33] Le 1er octobre 2013, l’ordre permanent no 259 a fait l’objet d’autres modifications afin d’ajouter des mesures de protection et de contrôle liées à l’utilisation du semma et à l’accès aux sources d’allumage. En application de l’ordre permanent du 1er octobre 2013, le semma a été rendu accessible dans l’établissement pour les activités spirituelles ou culturelles, mais il n’était pas distribué aux délinquants et ceux‑ci ne pouvaient pas en garder avec eux. Le semma devait plutôt être conservé dans un lieu sûr au centre culturel. Actuellement, il n’est distribué que sur demande par l’agent de liaison autochtone. Celui‑ci peut alors donner une très petite pincée de semma, habituellement dans une pochette de tabac, qui ne peut être utilisé que lors de cérémonies spirituelles qui sont présidées par des Aînés et qui ont lieu à l’extérieur, sur les terres autochtones dans l’enceinte de l’établissement. Les délinquants n’ont pas le droit de retourner dans leur cellule avec ces pochettes de tabac.

[34] Le 16 juin 2015, l’ordre permanent no 259 a fait l’objet d’autres modifications. Conformément à l’ordre permanent ainsi modifié, les agents de liaison autochtones étaient responsables de vérifier chaque semaine que la quantité de matériel nécessaire aux pratiques religieuses et spirituelles autochtones était suffisante et que les briquets fonctionnaient bien.

[35] Actuellement, les délinquants autochtones peuvent obtenir un petit sac de plastique contenant de la sauge et une petite tresse de foin d’odeur d’environ deux pouces de long. De plus, s’ils en font la demande, ils peuvent obtenir une petite quantité de cèdre dans le sac de plastique contenant la sauge. La distribution de ces herbes traditionnelles se fait de manière hebdomadaire et est encadrée par l’agent de liaison autochtone sous la supervision de l’Aîné en poste à l’établissement. Si un délinquant souhaite recevoir une plus grande quantité d’herbes traditionnelles, il peut faire une demande spéciale. Celle‑ci est évaluée au cas par cas.

VII. Le tabac de contrebande

[36] Après l’adoption de la DC no 259, des mesures ont été prises pour empêcher la contrebande de tabac à Warkworth et pour faire respecter l’interdiction de fumer. Ces mesures comprennent une obligation pour les visiteurs de faire fouiller leurs effets personnels à l’entrée principale avant de pouvoir entrer dans l’établissement.

[37] Les membres du personnel de Warkworth sont également soumis à une fouille à l’entrée principale lorsqu’ils entrent dans l’établissement. Un membre du personnel qui se fait prendre à fumer ou en possession de tabac est sujet à un processus disciplinaire distinct. Selon le témoignage de M. Gunter, depuis l’interdiction de fumer en 2008, quatre membres du personnel du SCC différents se sont fait prendre à introduire du tabac dans Warkworth. Chaque fois, des mesures disciplinaires ont été prises, et ces quatre employés ne travaillent plus à Warkworth.

[38] Les agents de correction à Warkworth fouillent régulièrement les cellules des détenus à la recherche de produits de contrebande, y compris de tabac.

[39] Un détenu qui se fait prendre à fumer ou en possession de tabac de contrebande peut faire l’objet de mesures disciplinaires en application de l’article 40 de la LSCMLC. Le détenu déclaré coupable d’une infraction disciplinaire peut recevoir un avertissement, perdre des privilèges, recevoir une amende ou devoir faire des travaux supplémentaires (LSCMLC, art 44). Une infraction disciplinaire peut également être un motif pour expulser un détenu de l’EMU, qui est une unité résidentielle convoitée.

[40] M. Gunter a témoigné n’avoir jamais vu personne fumer dans l’EMU. Bien qu’il ait admis n’avoir fait qu’un examen sommaire des dossiers de l’établissement, il a affirmé que de [traduction] « nombreuses » infractions disciplinaires étaient liées à l’interdiction de fumer entre le 1er janvier 2008 et le 26 juillet 2021, mais qu’aucune accusation concernant un délinquant qui fumait dans l’EMU n’avait été répertoriée.

[41] En contre‑interrogatoire, à la question de savoir si le personnel introduit du tabac dans l’établissement, M. Gunter a répondu que [traduction] « c’était déjà arrivé ». Bien que je convienne que du tabac de contrebande a été introduit dans Warkworth depuis l’entrée en vigueur de l’interdiction de fumer, je ne dispose d’aucun élément de preuve admissible ou digne de foi démontrant que des personnes ont fumé du tabac dans l’EMU depuis lors.

VIII. Les plaintes et les griefs du demandeur

[42] Les articles 90 à 91.2 de la LSCMLC énoncent la procédure de règlement des griefs ou des plaintes. La procédure établie pour régler les griefs des délinquants comporte les quatre étapes suivantes :

  1. La plainte : le grief est déposé directement auprès du superviseur du membre du personnel dont la conduite ou la décision est contestée afin qu’il soit examiné;

  2. Le premier palier : le grief est présenté au directeur de l’établissement pour qu’il y réponde;

  3. Le deuxième palier : le grief est acheminé à l’administration régionale pour que le sous‑commissaire régional l’examine et y réponde;

  4. Le troisième palier : le grief est acheminé à l’administration centrale, où le commissaire examine l’affaire et fournit une réponse définitive.

[43] La décision rendue au troisième palier de la procédure de règlement des griefs peut faire l’objet d’un contrôle judiciaire auprès de la Cour.

[44] Le 10 octobre 2010, le demandeur a amorcé la procédure de règlement des griefs en remplissant le formulaire de plainte du délinquant. Les détails de la plainte, tels que formulés par le demandeur, sont les suivants :

[traduction]

Encore une fois, le samedi 9 octobre 2010 à midi, un détenu a été autorisé à créer des nuages de fumée alors que les autres détenus étaient partis manger. Des nuages de fumée ont ainsi pu entrer dans l’unité par les portes d’entrée.

Par la suite, à 1400 heures, deux détenus ont été autorisés à créer plus de fumée à l’extérieur, tout près des portes d’entrée. Non seulement cette pratique enfreint la politique d’interdiction de fumer à l’intérieur et autour des unités, mais elle constitue en outre une pratique de discrimination raciale envers toutes les personnes non autochtones qui ne sont pas autorisées à entrer dans l’enceinte de l’unité, étant donné que les Autochtones disposent de leur propre espace pour de telles pratiques, au même titre que toutes les autres religions.

Cela démontre une fois de plus que cette administration encourage les comportements criminels.

[45] Fait à noter, cette plainte est fondée sur un argument de discrimination raciale et ne fait aucunement référence à des conséquences néfastes réelles ou potentielles de la fumée secondaire sur la santé.

[46] M. Gunter a traité de cette plainte dans son témoignage. La plainte a fait l’objet d’une enquête dans le cadre de laquelle les agents présents ce jour‑là ont été interrogés. Bien que certains délinquants puissent parfois pratiquer des cérémonies religieuses dans la cour à l’extérieur de l’EMU, à aucun moment le personnel n’a vu un nuage de fumée entrer dans l’unité. Le demandeur a été interrogé afin d’obtenir plus de détails, mais il a déclaré n’avoir rien à ajouter. Selon M. Gunter, le demandeur a affirmé qu’il avait tenté de régler le problème, mais sans préciser comment. La plainte a été rejetée.

[47] Le 6 décembre 2010, le demandeur a présenté un grief au premier palier relativement à cette décision. Dans son grief, il affirmait que de la fumée entrait par les portes d’entrée et par les fenêtres qui font face à l’enceinte et que, si la question de la fumée secondaire était prise au sérieux, alors la fumée secondaire émise sous le couvert de la religion ne serait pas permise. Dans ce grief, le demandeur n’alléguait pas que la fumée provenant des cérémonies de purification avait des conséquences néfastes sur sa santé. Dans une réponse datée du 4 février 2011, les allégations de discrimination raciale ont été jugées sans fondement, et le grief a été rejeté.

[48] Le 11 mai 2011, le demandeur a présenté un grief au deuxième palier. En plus des allégations de discrimination raciale et religieuse, le demandeur faisait valoir qu’il devait utiliser deux inhalateurs simplement pour être en mesure de respirer [traduction] « dans l’unité remplie de fumée » et affirmait qu’il souffrait de douleur constante. Ce grief a rejeté dans une décision datée du 2 juin 2011.

[49] Le 10 juillet 2011, le demandeur a présenté un grief au troisième palier, qui a été rejeté dans une décision datée du 10 janvier 2012.

[50] Le 30 août 2012, le SCC a accepté de réexaminer le grief du demandeur et a rendu une nouvelle décision au troisième palier pour répondre à la fois à la plainte de discrimination qui avait été soulevée au départ et aux questions de santé et sécurité que le demandeur avait soulevées subséquemment.

[51] Dans sa décision du 29 octobre 2012, le commissaire a entre autres tiré la conclusion suivante : [traduction] « [c]ependant, à la lumière de toutes les circonstances, rien ne prouve que la manière dont les délinquants autochtones pratiquent les cérémonies de purification à l’extérieur de l’EMU a un effet néfaste sur votre santé ». Dans sa décision, le commissaire déclare également que « [f]inalement, il n’y a aucune indication de la part de votre médecin au dossier qui montre que la fumée provenant des cérémonies de purification nuit à votre santé personnelle » (souligné dans l’original).

[52] Le présent litige a commencé par une demande de contrôle judiciaire de la décision du commissaire du 29 octobre 2012.

[53] Alors que la présente procédure était en cours, le demandeur a déposé une autre plainte le 16 décembre 2013. Dans cette plainte, le demandeur allègue entre autres que la direction de Warkworth permet aux fumeurs qui résident dans l’unité 5 de continuer de fumer autour des détenus qui ont une grande sensibilité à la fumée sans craindre d’être expulsés malgré les atteintes à la sécurité. Cette plainte a été rejetée au motif que le demandeur n’a fourni aucune preuve pour démontrer ses allégations. Pour cette plainte, le demandeur a également suivi la procédure jusqu’au dépôt d’un grief au troisième palier, lequel a été rejeté. Dans sa réponse à ce grief, datée du 4 août 2015, le commissaire a souligné que le demandeur n’avait fourni aucune preuve additionnelle à l’appui de ses allégations.

[54] Le demandeur a présenté trois autres griefs en 2015, toujours avec les mêmes allégations générales relatives à l’exposition à la fumée secondaire. Comme ils concernaient tous ces allégations, ils ont été rejetés collectivement dans la réponse définitive au grief du délinquant datée du 14 mars 2018.

IX. La période de prescription

[55] Le demandeur soutient que la période visée pour l’évaluation des dommages‑intérêts commence le 22 février 2010. Cette date provient d’un document intitulé « Ordres du médecin et observations sur le progrès » et dans lequel une note manuscrite et datée du 22 février 2010 indique [traduction] « fumée secondaire » et « j’ai proposé du Ventolin ».

[56] Le défendeur soutient que l’évaluation des dommages‑intérêts devrait plutôt commencer le 28 juillet 2013, soit deux ans avant le dépôt de la déclaration. Je suis d’accord avec le défendeur.

[57] L’article 32 de la Loi sur la responsabilité civile de l’État et le contentieux administratif LRC 1985, c C‑50 prévoit ce qui suit :

Prescription

Prescription and Limitation

 

Règles applicables

Provincial laws applicable

 

32 Sauf disposition contraire de la présente loi ou de toute autre loi fédérale, les règles de droit en matière de prescription qui, dans une province, régissent les rapports entre particuliers s’appliquent lors des poursuites auxquelles l’État est partie pour tout fait générateur survenu dans la province. Lorsque ce dernier survient ailleurs que dans une province, la procédure se prescrit par six ans.

32 Except as otherwise provided in this Act or in any other Act of Parliament, the laws relating to prescription and the limitation of actions in force in a province between subject and subject apply to any proceedings by or against the Crown in respect of any cause of action arising in that province, and proceedings by or against the Crown in respect of a cause of action arising otherwise than in a province shall be taken within six years after the cause of action arose.

 

[58] La présente instance a été introduite par voie de demande de contrôle judiciaire. Aucuns dommages‑intérêts ne peuvent être accordés dans le cadre d’un contrôle judiciaire (Philipps c Bibliothécaire et Archiviste du Canada, 2006 CF 1378 au para 71).

[59] Dans une ordonnance rendue le 9 juillet 2015, le juge Aalto, responsable de la gestion de l’instance, a ordonné la conversion de la demande de contrôle judiciaire en action. Le demandeur a déposé sa déclaration le 28 juillet 2015, dans laquelle il a réclamé des dommages‑intérêts pour la première fois.

[60] Tous les événements qui font l’objet de la présente action ont eu lieu en Ontario. Ainsi, en application de l’article 39 de la Loi sur les Cours fédérales, LRC 1985, c F‑7, et de l’article 32 de la Loi sur la responsabilité civile de l’État et le contentieux administratif, les règles de droit ontariennes en matière de prescription s’appliquent.

[61] Au 28 juillet 2015 (ainsi qu’au 28 juillet 2013), la Loi de 2002 sur la prescription des actions de l’Ontario, LO 2002, c 24, annexe B, prévoyait ce qui suit :

Délai de prescription de base

Basic limitation period

 

4 Sauf disposition contraire de la présente loi, aucune instance relative à une réclamation ne peut être introduite après le deuxième anniversaire du jour où sont découverts les faits qui ont donné naissance à la réclamation. 2002, chap. 24, annexe B, art. 4.

 

4. Unless this Act provides otherwise, a proceeding shall not be commenced in respect of a claim after the second anniversary of the day on which the claim was discovered. 2002, c. 24, Sched. B, s. 4.

[62] Puisque le demandeur a réclamé des dommages‑intérêts le 28 juillet 2015, je conclus qu’aucuns dommages‑intérêts ne peuvent être réclamés ou évalués avant le 28 juillet 2013.

[63] De toute façon, la question importe peu puisque, comme je l’expliquerai, je ne dispose d’aucun élément de preuve admissible ou digne de foi qui établit que le demandeur a été exposé à de la fumée secondaire provenant de tabac de contrebande ou de cérémonies de purification, et ce, ni depuis le 22 février 2010, ni depuis le 28 juillet 2013.

X. Conclusions de fait

[64] La demande du demandeur sera rejetée parce que la preuve ne me permet pas de conclure que la fumée secondaire provenant des cérémonies de purification ou du tabac de contrebande a eu des conséquences néfastes sur sa santé.

[65] L’affidavit du demandeur compte 49 pages. Dans la section intitulée [traduction] « problèmes liés à la fumée secondaire », il affirme qu’en « 2009, la fumée secondaire de plus en plus présente dans l’EMU nuisait à [sa] santé, ce qui [l’avait] forcé à demander de l’aide auprès de différents ministères ». Dans son affidavit, le demandeur ne fournit aucune précision sur cette fumée secondaire, notamment quant à savoir si la fumée provenait des cérémonies de purification ou du tabac de contrebande, ou quant au moment et à l’endroit où il y a eu une telle fumée.

[66] La preuve du demandeur comprend également l’affidavit de M. Gary Walker, un autre détenu qui réside dans l’EMU. L’affidavit de M. Walker fait quatre paragraphes. Bien qu’il affirme avoir déposé son affidavit à l’appui de l’action du demandeur et posséder [traduction] « d’autres éléments de preuve plus solides à l’appui de sa propre procédure contre les cérémonies de purification dans l’unité 5 », il ne mentionne pas en quoi consistent ces autres éléments de preuve plus solides. M. Walker n’a pas été contre‑interrogé. Je conclus que son affidavit ne m’est d’aucune utilité.

[67] Le demandeur a joint à son affidavit un certain nombre de documents en lien avec les plaintes et les griefs mentionnés précédemment. Je conclus que ces documents me sont peu utiles. Au mieux, ils démontrent que des plaintes ont été déposées. Cependant, je ne peux pas admettre ce que le demandeur a dit dans ces plaintes et ces griefs comme preuve de la véracité de leur contenu. Le demandeur a eu l’occasion de présenter des éléments de preuve directs pour établir qu’il avait été exposé à de la fumée secondaire provenant des cérémonies de purification ou du tabac de contrebande dans son affidavit, et il ne l’a pas fait. Il a également eu l’occasion de contre‑interroger les témoins du défendeur pour obtenir des aveux selon lesquels des cérémonies de purification avaient eu lieu ou que du tabac de contrebande avait été consommé dans l’EMU. Aucune admission de la sorte n’a été obtenue.

[68] Il incombe au demandeur de prouver, selon la prépondérance des probabilités, qu’il a été exposé à de la fumée secondaire. Il n’appartient pas au défendeur de prouver l’inverse. De toute façon, la preuve du défendeur, qui comprenait le contre‑interrogatoire de ses témoins, n’a pas révélé un seul cas de fumée observée à l’intérieur de l’EMU, qu’elle soit causée par les cérémonies de purification ou par le tabac de contrebande.

[69] M. Gunter a été transféré à Warkworth comme agent de correction le 1er janvier 1995. De novembre 2013 à septembre 2014, il était le gestionnaire correctionnel de l’EMU. Il est le sous‑directeur de Warkworth depuis avril 2021. À titre de gestionnaire correctionnel de l’EMU, il y était tous les jours. En tant que sous‑directeur, et auparavant directeur adjoint des opérations, il a témoigné que, s’il y avait eu consommation de tabac ou des plaintes liées aux cérémonies de purification, il en aurait été informé lors des réunions opérationnelles matinales. À titre de directeur adjoint, le personnel avait l’obligation de lui signaler tout incident lié à la consommation de tabac ou toute autre infraction.

[70] Le témoignage de M. Gunter, qui n’a pas été ébranlé en contre‑interrogatoire, indique ce qui suit :

  • avant l’interdiction de fumer instaurée en 2008, les délinquants autochtones respectaient la règle d’interdiction de fumer dans l’EMU et acceptaient de pratiquer les cérémonies de purification à l’extérieur, plutôt qu’à l’intérieur de l’unité;

  • il n’a jamais observé ou senti de fumée à l’intérieur de l’EMU lorsqu’il était gestionnaire correctionnel;

  • il n’a aucun souvenir qu’un agent de correction l’a informé de la présence de fumée dans l’EMU;

  • il n’a reçu aucune plainte de membres du personnel indiquant avoir été exposés à de la fumée lorsqu’ils travaillaient dans l’EMU et il n’a jamais été informé que des cérémonies de purification ou la consommation de tabac avaient eu lieu à l’intérieur de l’EMU;

  • des enquêtes ont été menées afin de corroborer les allégations du demandeur dans ses plaintes liées à la consommation de tabac et aux cérémonies de purification, mais rien n’a jamais été trouvé;

  • des cérémonies de purification ont parfois lieu, mais elles sont pratiquées dans la cour, à l’extérieur de l’EMU;

  • bien qu’il ait admis n’avoir mené qu’un examen sommaire des dossiers, il n’y a eu aucune accusation d’infraction disciplinaire en lien avec la consommation de tabac dans l’EMU. Un détenu s’est fait prendre en train de fumer du tabac de contrebande et a été expulsé de l’unité.

[71] M. Gunter a également déclaré que chaque cellule de l’EMU est munie d’un avertisseur de fumée. Il n’y a aucune preuve que l’un de ces avertisseurs de fumée s’est déclenché pour quelque raison que ce soit.

[72] Mme McClinton a témoigné qu’elle n’avait personnellement jamais vu de délinquant pratiquer une cérémonie de purification dans la cour de l’EMU.

[73] Je ne peux pas accepter l’allégation que fait le demandeur dans sa déclaration modifiée et dans son affidavit selon laquelle il souffre de [traduction] « douleurs quotidiennes » en raison de la fumée secondaire. Cette allégation n’est tout simplement pas crédible.

[74] Même si le demandeur a été exposé à de la fumée secondaire après le 28 juillet 2013 (ou le 22 février 2010), il doit aussi établir un lien de causalité entre l’exposition à la fumée secondaire et les conséquences néfastes sur sa santé. La preuve ne permet pas d’établir un tel lien.

[75] Le recueil conjoint de documents comprend un certain nombre de rapports médicaux du demandeur, dont ceux intitulés « Demande et rapport de consultation » et « Ordres du médecin et observations sur le progrès ». Ces documents me sont également très peu utiles. Comme je l’ai mentionné plus haut, il n’y a aucune entente ou ordonnance voulant que les documents dans le recueil conjoint puissent être admis comme preuve de la véracité de leur contenu. À l’exception de Mme Filion, aucun professionnel de la santé de Warkworth n’a témoigné.

[76] Dans son affidavit, Mme Filion a expliqué les types de rapports médicaux que le SCC crée et tient. Lorsque le détenu se rend aux Services de santé, des notes sont prises afin de consigner chaque interaction. Avant 2016, ces notes étaient prises sur papier dans un document intitulé « Notes d’évaluation », qui était ensuite placé dans le dossier de soins de santé du détenu. En 2016, le SCC est passé à un système de dossiers médicaux électroniques appelé OSCAR. Dans ce système, un processus de prise de notes similaire est utilisé pour consigner tous les rendez‑vous et toutes les interactions avec les détenus qui se présentent aux Services de santé, mais ces notes y sont appelées « Notes de consultation ».

[77] Filion a également témoigné que certaines de ces notes sont consignées selon la méthode de documentation SOAP. Il s’agit d’un modèle pour la consignation des notes au dossier du patient qui comprend les quatre composantes suivantes : les données subjectives, les données objectives, l’évaluation et le plan.

[78] Les dossiers médicaux que crée et tient le SCC sont admissibles comme preuve de la véracité de leur contenu s’ils sont conformes aux exigences énoncées à l’article 26 de la Loi sur la preuve au Canada, LRC 1985, c C‑5 (Sutherland c Canada, 2003 CF 1516 au para 12). L’article 26 de la Loi sur la preuve au Canada exige qu’il soit prouvé par le serment ou l’affidavit d’un fonctionnaire de l’organisme ou du secteur de l’administration publique fédérale que le document ait été fait dans le cours usuel et ordinaire des affaires de cet organisme ou secteur et que ce document en est une copie conforme.

[79] Dans son affidavit, Mme Filion traite de certains des rapports médicaux du demandeur. Cependant, cet affidavit n’a pas été préparé ou déposé dans le but d’authentifier les rapports médicaux du demandeur pour l’application de la Loi sur la preuve au Canada. Aucune des parties n’a affirmé que les exigences de la Loi sur la preuve au Canada avaient été respectées ou n’a demandé que les rapports médicaux soient admis comme preuve de la véracité de leur contenu.

[80] J’ai des réserves surtout à l’égard de la partie des notes consignées selon la méthode SOAP portant sur l’évaluation. Les professionnels de la santé traitants n’ont pas été appelés à témoigner et n’ont pas pu être contre‑interrogés. Les évaluations, diagnostics ou avis consignés dans les rapports médicaux par des personnes qui n’étaient pas des témoins constituent des ouï‑dire. De toute façon, aucun des rapports médicaux ne fait état d’un diagnostic ou d’un avis selon lequel le demandeur a subi des conséquences néfastes sur sa santé à la suite d’une exposition à de la fumée secondaire. Au mieux, les rapports médicaux du demandeur reflètent ce qu’il a dit aux professionnels de la santé.

[81] Il n’y a manifestement aucun lien entre, d’une part, les plaintes et les griefs du demandeur concernant la fumée dans l’EMU (y compris les rapports médicaux selon lesquels le demandeur se plaint d’être exposé à de la fumée secondaire) et, d’autre part, l’absence complète de preuve relative à la consommation de tabac ou à la tenue de cérémonies de purification dans l’EMU. Ni le demandeur ni M. Walker n’ont pu fournir de détails d’un seul cas où de la fumée, quelle qu’en soit la source, aurait été observée dans l’EMU. Aucun des témoins du défendeur, dans leur affidavit ou lors de leur contre‑interrogatoire, n’a témoigné avoir vu de la fumée dans l’EMU à un quelconque moment. Ces observations directes (ou plus précisément l’absence d’observations) ne peuvent être écartées par une inférence tirée de documents du recueil conjoint ou d’ailleurs. Je n’ai pas à tirer de conclusion sur la question de savoir pourquoi le demandeur a présenté ses plaintes et ses griefs comme il l’a fait, mais je ne peux pas conclure que ses griefs et ses plaintes établissent qu’il y a déjà eu de la fumée secondaire dans l’EMU.

[82] M. Brian Beech, un hygiéniste industriel agréé ayant plus de trente ans d’expérience, était le témoin expert du défendeur. Il a été reconnu à titre d’expert en hygiène du travail. Son rapport d’expert traite des effets des cérémonies de purification sur la santé humaine et sur les populations sensibles, particulièrement lorsque ces cérémonies ont lieu dans l’EMU ou autour de l’unité. Son rapport comprend une analyse des mesures de débit d’air dans la cellule du demandeur. Il y conclut que, dans les conditions de ventilation mesurées dans la cellule du demandeur, il faudrait y brûler plus de dix fois le volume de matériel habituellement fourni aux fins des cérémonies de purification pour produire la quantité de fumée nécessaire pour représenter un quelconque risque pour une personne sensible qui réside dans cet espace. En l’absence de preuve de la présence de fumée dans l’EMU provenant des cérémonies de purification ou du tabac de contrebande, je n’ai pas besoin de me fier au témoignage de M. Beech ou de tirer des conclusions quant à la qualité de la ventilation dans la cellule du demandeur.

XI. Analyse

[83] L’affirmation selon laquelle le défendeur aurait fait preuve de négligence dans la mise en œuvre de la DC no 259 est au cœur de la demande du demandeur. Nul ne conteste que la création et la mise en œuvre d’un ordre permanent peut donner lieu à des demandes fondées sur la négligence.

[84] Pour être indemnisé d’une perte causée par la négligence, quel que soit le type de perte alléguée, le demandeur doit faire la preuve de tous les éléments constitutifs du délit de négligence, à savoir que : (1) le défendeur avait une obligation de diligence envers le demandeur; (2) le comportement du défendeur a contrevenu à la norme de diligence; (3) le demandeur a subi un préjudice; et (4) le préjudice a été causé, en fait et en droit, par le manquement du défendeur. Pour satisfaire à l’élément de préjudice, la perte à l’égard de laquelle une indemnisation est demandée doit résulter d’une atteinte à un droit susceptible d’être reconnu juridiquement (1688782 Ontario Inc. c Aliments Maple Leaf Inc., 2020 CSC 35 au para 18).

[85] Je n’ai aucune difficulté à conclure que le SCC a une obligation de diligence envers le demandeur. Notamment, l’article 70 de la LSCMLC exige que le SCC prenne toutes les mesures utiles pour que le milieu de vie et de travail des détenus et les conditions de travail des agents soient sains, sécuritaires et exempts de pratiques portant atteinte à la dignité humaine.

[86] Le demandeur n’a satisfait à aucun autre volet du critère.

[87] Le dossier ne contient aucune preuve admissible ou digne de foi démontrant que des cérémonies de purification ont eu lieu à l’intérieur de l’EMU à un quelconque moment, ni après la mise en œuvre de l’interdiction générale de fumer en 2008, ni après que le demandeur a parlé aux professionnels de la santé de ses préoccupations concernant la fumée secondaire le 22 février 2010. La preuve ne me permet pas de conclure qu’il y a eu de la fumée provenant des cérémonies de purification, du tabac de contrebande ou d’une autre source dans la cellule du demandeur à un quelconque moment. Même si des cérémonies de purification ont eu lieu dans la cour de l’EMU, la fumée à laquelle le demandeur a été exposé à l’extérieur était minime. Dans la mesure où, pour s’acquitter de son obligation de diligence, le SCC était tenu de s’assurer que le demandeur n’était pas exposé à de la fumée secondaire, qu’elle provienne des cérémonies de purification ou du tabac de contrebande, c’est ce qu’il a fait. Je conclus que le SCC s’est acquitté de son obligation de diligence envers le demandeur, particulièrement en prévenant son exposition à de la fumée secondaire.

[88] Puisque j’ai conclu que le demandeur n’avait pas été exposé à de la fumée secondaire à Warkworth, ce dernier ne peut valablement pas réclamer des dommages‑intérêts. Selon ses rapports médicaux, le demandeur s’est fait prescrire des médicaments contre l’asthme, mais ces médicaments lui ont été prescrits avant son premier grief en 2010 et après son grief final lié à la fumée en 2015. Dans son affidavit, Mme Filion affirme que, d’après ce qu’elle sait en tant que membre du personnel des Services de santé à Warkworth et d’après son examen du dossier médical du demandeur, elle n’a connaissance d’aucun incident au cours duquel le demandeur aurait été en situation d’urgence médicale en raison d’une crise d’asthme ou d’une exposition à de la fumée. Même si la preuve démontrait que le demandeur avait été exposé à de la fumée secondaire, elle ne permettrait pas d’établir un lien de causalité entre la fumée secondaire et les conséquences néfastes sur la santé du demandeur.

[89] Le demandeur allègue que le SCC a été négligent lors de la création de la DC no 259. Cependant, la Cour d’appel fédérale a confirmé la légalité de cette directive du commissaire dans l’arrêt Canada (Procureur général) c Mercier, 2010 CAF 167 (Mercier). Contrairement au demandeur dans la présente affaire, qui s’oppose à toute forme d’usage du tabac autour de lui, les demandeurs dans l’affaire Mercier voulaient fumer. Ils ne bénéficiaient d’aucune exception religieuse prévue par la DC 259 et ils demandaient à la Cour de déclarer la directive nulle et inconstitutionnelle. La demande a d’abord été accueillie (Mercier c Canada (Procureur général), 2009 CF 1071), mais cette décision a été infirmée en appel.

[90] Le défendeur cite les paragraphes 49 à 52 de l’arrêt Nelson (Ville) c Marchi, 2021 CSC 41 (Nelson) pour faire valoir que la création de la DC no 259 est une décision de politique générale fondamentale qui est à l’abri du contrôle judiciaire du fait qu’elle possède l’immunité accordée à l’égard des décisions de politique générale fondamentale. Cet argument n’a pas été avancé dans l’arrêt Mercier, qui a été rendu plus de dix ans avant l’arrêt Nelson.

[91] Les questions de politique ont été traitées dans l’arrêt Mercier. La Cour d’appel a infirmé la décision du juge saisi de la demande, car elle a conclu que celui‑ci avait substitué son opinion à celle du commissaire au sujet de l’opportunité d’instituer une interdiction totale de fumer dans les établissements correctionnels fédéraux. Il a été établi qu’il n’appartient pas à un tribunal de juger de la sagesse de la législation par délégation ni d’en apprécier la validité en se fondant sur ses préférences en matière de politique (Mercier, au para 80). La Cour d’appel a conclu ce qui suit :

[81] En définitive, c’est au commissaire qu’il revenait de déterminer quelles mesures étaient nécessaires pour protéger la santé et la sécurité de ceux qui vivaient et qui travaillaient dans les établissements correctionnels fédéraux. Après un examen fouillé de la situation, le commissaire a estimé qu’il convenait d’appliquer une interdiction totale pour « [a]méliorer la santé et le bien‑être en éliminant l’exposition à la fumée secondaire dans tous les établissements correctionnels fédéraux ». Par conséquent, le juge n’aurait pas dû intervenir.

[92] Il incombe à la partie qui fait une allégation de la prouver; il s’agit d’un principe fondamental. La présente instance porte sur la mise en œuvre de l’interdiction de fumer (particulièrement par les ordres permanents) et la présence de fumée secondaire dans l’EMU ou autour de l’unité, et non sur les événements qui entourent la création de la DC no 259.

[93] L’ensemble des dépositions recueillies par le demandeur lors de l’interrogatoire préalable du défendeur a été examiné à la lumière de l’article 288 des Règles. Il y a eu deux séries d’interrogatoires préalables. Aucune des questions posées n’était liée à la création de la DC no 259. Je ne vois aucune raison logique de conclure que le commissaire a été négligent lors de la création de la DC no 259, particulièrement en ce qui concerne la mise en balance des intérêts et des besoins des non‑fumeurs et de ceux des délinquants autochtones qui pratiquent des cérémonies de purification.

[94] Aux paragraphes 98, 99 et 102 de la décision Beauchamp c Canada, 2022 CF 47 (Beauchamp), la Cour a appliqué les quatre facteurs énoncés dans l’arrêt Nelson à une autre directive du commissaire, la DC no 566‑15, et elle a conclu que la décision du commissaire d’adopter la directive était une décision de politique générale fondamentale qui n’entraînait pas sa responsabilité délictuelle.

[95] Je ne peux cependant pas conclure que toutes les directives du commissaire sont des décisions de politique générale fondamentale, puisque chaque affaire repose sur les faits qui lui sont propres. Dans l’arrêt Nelson, la Cour suprême du Canada a énoncé les quatre facteurs suivants, qui permettent de déterminer si une décision gouvernementale est une décision de politique générale fondamentale : (1) le niveau hiérarchique et les responsabilités de la personne qui décide; (2) le processus suivi pour arriver à la décision; (3) la nature et l’importance des considérations budgétaires; et (4) la mesure dans laquelle la décision était fondée sur des critères objectifs (Nelson, aux para 3, 56, 62‑65 et 68). Au paragraphe 66, la Cour suprême a souligné qu’« [a]ucun des facteurs n’est nécessairement déterminant en soi, et davantage de facteurs et de caractéristiques des décisions de politique générale fondamentale peuvent être élaborés; les tribunaux doivent évaluer toutes les circonstances ». Bien que certains des critères dont il est question au quatrième facteur puissent être dégagés de l’arrêt Mercier, je ne dispose d’aucun élément de preuve relatif aux deuxième et troisième facteurs. Je ne peux donc pas conclure, au vu du dossier qui m’a été présenté, que la DC no 259 est une décision de politique générale fondamentale à l’abri d’un contrôle judiciaire. Cependant, cela n’a aucune importance, puisque le demandeur n’a pas établi que le SCC avait été négligent lors de la création de la DC no 259.

[96] Le demandeur allègue la violation de ses droits protégés par les articles 7 et 12 de la Charte canadienne des droits et libertés, partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, annexe B de la Loi de 1982 sur le Canada (R.‑U.), 1982, c 11 (la Charte).

[97] « Contrevient à l’article 7 de la Charte toute mesure de l’État qui porte atteinte, d’une manière non conforme à un principe de justice fondamentale, au droit de chacun à la vie, à la liberté et à la sécurité de sa personne. L’article 7 protège l’autonomie et la dignité de la personne, qui englobent la maîtrise de l’intégrité de sa personne sans aucune intervention de l’État. Elle est mise en jeu par “l’atteinte de l’État à l’intégrité physique ou psychologique d’une personne, y compris toute mesure prise par l’État qui cause des souffrances physiques ou de graves souffrances psychologiques”. » (Hudson c Canada, 2022 CF 694 au para 120) [Renvois omis.]

[98] En l’absence de preuve que le demandeur a été exposé à de la fumée secondaire provenant des cérémonies de purification ou du tabac de contrebande, je ne peux pas conclure qu’il y a eu un effet néfaste sur l’autonomie, la dignité ou l’intégrité de sa personne. Le fait que le SCC a créé des politiques et des procédures qui permettent aux délinquants autochtones de pratiquer des cérémonies religieuses ne porte pas atteinte à l’autonomie et à la dignité du demandeur. Toute demande fondée sur l’article 7 de la Charte doit donc être rejetée.

[99] L’article 12 de la Charte garantit aux personnes le droit à la protection contre tous traitements ou peines cruels ou inusités. « La “barre [est] haute” lorsqu’il s’agit de démontrer l’existence d’une violation de l’article 12 et le critère permettant d’en juger “est à bon droit strict et exigeant”. Il requiert de prouver que la peine ou le traitement n’est pas simplement disproportionné ou excessif, mais qu’il est excessif au point “de ne pas être compatible avec la dignité humaine”, en plus d’être “odieux ou intolérable pour la société”. » (Lee c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2022 CF 383 au para 82) [Renvois omis.]

[100] Là encore, en l’absence de preuve démontrant que le demandeur a été exposé à de la fumée secondaire provenant des cérémonies de purification ou du tabac de contrebande, je ne peux pas conclure qu’il a subi une peine, autre que son incarcération. Toute demande fondée sur l’article 12 de Charte doit être rejetée.

[101] Bien que les plaintes et les griefs du demandeur soient en partie fondés sur une atteinte à sa religion, il n’a présenté aucun argument fondé sur l’alinéa 2a) de la Charte, qui garantit le droit à la liberté de conscience et de religion. Dans son affidavit, le demandeur affirme de façon générale qu’il suit les enseignements de la Bible et qu’il considère que la fumée secondaire pollue le Temple sacré de Dieu dans chaque personne. En l’absence de preuve démontrant que le demandeur a été exposé à de la fumée secondaire, et puisqu’aucun argument fondé sur l’alinéa 2a) de la Charte n’a été avancé, il ne m’est pas nécessaire de pousser mon analyse plus loin.

[102] Dans sa déclaration, le demandeur fait une vague allégation de faute dans l’exercice d’une charge publique.

[103] Le délit de faute dans l’exercice d’une charge publique est un délit intentionnel. Il existe deux éléments à ce délit. Premièrement, le fonctionnaire public doit avoir agi en cette qualité de manière illégitime et délibérée. Deuxièmement, le fonctionnaire public doit avoir été conscient du caractère non seulement illégitime de sa conduite, mais aussi de la probabilité de préjudice à l’égard du demandeur. La faute dans l’exercice d’une charge publique nécessite également un élément de « mauvaise foi » ou de « malhonnêteté » (Succession Odhavji c Woodhouse, 2003 CSC 69 aux para 23, 25 et 28 (Odhavji))..

[104] Le demandeur doit également démontrer que les préjudices qu’il a subis ont pour cause la conduite délictuelle, et que ces préjudices sont indemnisables suivant les règles de droit en matière délictuelle (Odhavji, au para 32).

[105] Absolument rien dans la preuve ne me permet de conclure qu’une faute a été commise dans l’exercice d’une charge publique. Au contraire, le SCC a mis en balance les besoins en matière de santé et de spiritualité des délinquants autochtones et ceux des délinquants non autochtones. Il a enquêté sur les plaintes et les griefs du demandeur et y a répondu. Il a placé le demandeur dans la cellule la plus éloignée de la cour de l’EMU. Rien n’indique que le demande n’a pas bénéficié des rendez‑vous médicaux et des traitements appropriés pour répondre à ses besoins en matière de santé.

XII. Conclusion

[106] Pour tous les motifs qui précèdent, l’action du demandeur est rejetée.

[107] Le défendeur peut présenter des observations écrites sur les dépens. Elles doivent être signifiées et déposées dans les quinze jours suivant la date du présent jugement et ne doivent pas dépasser dix pages. Le demandeur peut signifier et déposer des observations en réplique sur les dépens dans les vingt jours suivant la date de la signification des observations du défendeur. Les observations du demandeur ne doivent pas non plus dépasser dix pages.


JUGEMENT dans le dossier T‑149‑13

LA COUR REND LE JUGEMENT qui suit :

  1. L’action du demandeur est rejetée.

  2. Le défendeur peut présenter des observations écrites sur les dépens. Elles doivent être signifiées et déposées dans les quinze jours suivant la date du présent jugement et ne doivent pas dépasser dix pages. Le demandeur peut signifier et déposer des observations en réplique sur les dépens dans les vingt jours suivant la date de la signification des observations du défendeur. Les observations du demandeur ne doivent pas non plus dépasser dix pages.

« Trent Horne »

Juge Adjoint

Traduction certifiée conforme

Sophie Reid‑Triantafyllos

 


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

T‑149‑13

 

INTITULÉ :

WILLIAM A. JOHNSON c SA MAJESTÉ LE ROI

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LES 7, 8 ET 9 NovembRE 2022

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE ADJOINT HORNE

 

DATE DES MOTIFS :

LE 19 dÉcembRE 2022

 

COMPARUTIONS :

William A. Johnson

 

pOUR LE DEMANDEUR

POUR SON PROPRE COMPTE

 

Elizabeth Koudys

Alyson Sutton

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

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