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Date : 20221212

Dossier : IMM-3477-21

Référence : 2022 CF 1708

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Toronto (Ontario), le 12 décembre 2022

En présence de monsieur le juge Andrew D. Little

ENTRE :

OMAR FAYEZ MOH’D ALDHAIRAT

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

[1] Le demandeur sollicite le contrôle judiciaire de la décision rendue le 12 avril 2021 par la Section de la protection des réfugiés (la «SPR»), au titre de l’article 96 et du paragraphe 97(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 (la «LIPR»).

[2] Le demandeur demande à la Cour d’annuler la décision au motif qu’elle est déraisonnable selon les principes énoncés dans l’arrêt Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65, [2019] 4 RCS 653 (Vavilov).

[3] Pour les motifs qui suivent, la demande de contrôle judiciaire sera rejetée.

I. Faits à l’origine de la présente demande

[4] Le demandeur est un citoyen du Royaume hachémite de Jordanie. Il a conclu un partenariat d’affaires avec son ancien beau-frère. Ils ont acheté deux camions, l’un après l’autre. Le beau-frère a fourni le capital financier, tandis que le demandeur a été chauffeur d’un camion, puis du second, de la Jordanie vers la Syrie, l’Iraq et d’autres pays avoisinants. Leur entreprise n’a pas poursuivi ses activités après que la Syrie a fermé ses frontières en raison de la guerre civile.

[5] Après que l’entreprise a cessé ses activités, le demandeur affirme que son ancien beau-frère voulait le remboursement intégral de l’argent (150 000 dinars jordaniens) qu’il avait avancé pour acheter les camions. Le demandeur n’était pas en mesure de payer. Il a affirmé à la SPR que son ancien beau-frère avait menacé de le tuer s’il ne payait pas l’argent. Il a fait valoir qu’ils appartenaient à deux tribus différentes et que sa tribu était plus petite et moins puissante. De plus, son ancien beau-frère est policier en Jordanie. En novembre 2015, alors qu’il était menacé de mort par son beau-frère en tant qu’agent de préjudice allégué, le demandeur a quitté la Jordanie pour se rendre aux États-Unis. Il y a travaillé pendant plusieurs années.

[6] Le demandeur a finalement quitté les États-Unis pour le Canada. En novembre 2019, il a présenté une demande d’asile au Canada.

II. Décision faisant l’objet du contrôle

[7] La SPR a entendu la demande d’asile présentée au titre de la LIPR le 12 avril 2021. Le demandeur a témoigné. À la fin de l’audience, la SPR a rendu ses motifs de vive voix, concluant que le demandeur n’avait ni la qualité de réfugié au titre de l’article 96 de la LIPR ni celle de personne à protéger au titre du paragraphe 97(1).

[8] La SPR a conclu que la situation du demandeur n’établissait pas de lien avec la protection conférée par la Convention. Après avoir entendu le témoignage du demandeur, elle n’était pas convaincue qu’il était exposé à une possibilité sérieuse d’être persécuté pour des motifs prévus dans la Convention, en Jordanie. La SPR a également conclu que le demandeur n’avait pas allégué qu’il risquait d’être torturé en Jordanie.

[9] La SPR a entretenu un certain nombre de doutes quant à la crédibilité du demandeur :

  • Il n’y avait aucune preuve documentaire quant à la façon dont la somme de 150 000 dinars jordaniens avait été calculée.

  • Il n’y avait aucune preuve d’un différend qui perdure entre le demandeur et son ancien beau-frère.

  • Il n’y avait aucune preuve objective d’une menace continue et persistante pour le demandeur.

[10] La SPR a souligné que, en réponse à la question de savoir pourquoi il était allé aux États-Unis, le demandeur a déclaré qu’il l’avait fait pour gagner de l’argent et subvenir aux besoins de sa famille. Il n’a pas laissé entendre qu’il était parti en craignant pour sa vie. La SPR a conclu qu’il était resté aux États-Unis pendant 4 ans et demi, travaillant sans autorisation et en grande partie sans statut juridique. Il n’a rien fait pour régulariser son statut ou demander l’asile aux États-Unis pendant qu’il y était, affirmant qu’il ne l’avait pas fait en raison de l’hostilité du président Donald Trump envers les musulmans. La SPR a conclu que l’explication du demandeur n’était pas raisonnable, parce qu’il avait vécu 14 mois aux États-Unis avant le début de l’administration Trump.

[11] La SPR a conclu que le demandeur n’était pas menacé par son ancien beau-frère lorsqu’il avait quitté la Jordanie en 2015. Selon son témoignage, le demandeur a quitté la Jordanie pour des raisons économiques. La SPR a également conclu qu’il n’était pas exposé à une telle menace au moment où elle a rendu sa décision.

[12] De plus, même si la vie du demandeur était menacée, la SPR a conclu qu’il n’avait pas réfuté la présomption relative à la protection de l’État en Jordanie. La SPR a renvoyé à des rapports sur les conditions dans le pays d’Amnistie internationale, de Human Rights Watch et du Département d’État des États-Unis. Elle a souligné que le demandeur n’avait jamais porté plainte à la police, expliquant que son beau-frère était lui-même policier. Cependant, le seul élément de preuve indépendant dont disposait la SPR concernant cet emploi était une déclaration de l’avocat du demandeur, qui ne faisait pas clairement référence à la façon dont l’avocat avait eu connaissance de l’emploi. Le demandeur a déclaré qu’il avait une photographie de son beau-frère en uniforme, mais que celle-ci ne figurait pas au dossier.

[13] La SPR a également conclu que le demandeur ne pouvait pas réfuter la présomption de l’existence d’une protection adéquate de l’État sans s’adresser à la police jordanienne, à moins que la preuve objective sur les conditions dans le pays ne donne à penser qu’il serait déraisonnable pour lui de le faire. Elle a conclu que les documents objectifs sur le pays n’établissaient pas qu’il serait déraisonnable de sa part de porter plainte contre son beau-frère en Jordanie.

[14] La SPR a conclu que l’existence d’une protection de l’État efficace et adéquate était déterminante quant à la demande d’asile du demandeur présentée au titre du paragraphe 97(1) de la LIPR. La SPR a rejeté l’affirmation du demandeur selon laquelle il craignait la pratique du droit tribal en Jordanie. Elle a conclu que le droit tribal était une solution de rechange aux tribunaux civils pour régler les différends familiaux mettant en cause des questions d’honneur, et non un substitut exclusif aux tribunaux. La SPR a conclu que la preuve montrait clairement que le demandeur avait accès à un avocat. Rien n’a convaincu la SPR qu’il ne pouvait avoir recours aux tribunaux civils et à la protection de la police en Jordanie en réponse à la menace alléguée de la part de l’agent de préjudice.

[15] La SPR a donc rejeté la demande d’asile du demandeur présentée au titre de la LIPR.

III. Analyse

A. La norme de contrôle

[16] Les parties conviennent que la norme de contrôle applicable est celle de la décision raisonnable. Un contrôle selon la norme de la décision raisonnable est un examen déférent et rigoureux de la question de savoir si la décision administrative est transparente, intelligible et justifiée : Vavilov, aux para 12, 13 et 15. Les motifs du décideur, qui doivent être interprétés de façon globale et contextuelle et lus en corrélation avec le dossier dont était saisi le décideur, sont le point de départ du contrôle. Une décision raisonnable est fondée sur une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle et est justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles auxquelles le décideur était assujetti : Vavilov, plus particulièrement aux para 85, 91-97, 103, 105, 106 et 194; Société canadienne des postes c Syndicat des travailleurs et des travailleuses des postes, 2019 CSC 67, [2019] 4 RCF 900 (Société canadienne des postes) aux para 2, 28‑33, 61. Aux paragraphes 2 et 14 de l’arrêt Vavilov, la Cour suprême du Canada a souligné la création d’une « culture de la justification » au sein du processus décisionnel administratif. Il ne suffit pas que la décision soit justifiable; dans les cas où des motifs s’imposent, le décideur doit également, au moyen de ceux‑ci, justifier sa décision : Vavilov, au para 86; Société canadienne des postes, au para 28.

B. Le caractère adéquat des motifs de la SPR

[17] Dans ses observations écrites, le demandeur a fait valoir que la SPR avait fourni des [traduction] « motifs ténus » et tiré des [traduction] « conclusions hâtives et générales », sans aucune analyse ou prise en considération particulières de la preuve à l’appui des conclusions défavorables de la SPR quant à sa demande d’asile. À l’audience devant la Cour, le demandeur a qualifié l’insuffisance alléguée des motifs comme étant un manquement à son droit à l’équité procédurale. Le demandeur a fait valoir, pour la première fois, que la décision de la SPR semblait [traduction] « préméditée » et ne tenait pas compte de tous les éléments de preuve dont disposait la SPR sur les conditions dans le pays.

[18] Le défendeur a fait valoir que le caractère inadéquat des motifs ne constituait pas un moyen qui justifiait à lui seul le contrôle judiciaire et que, de toute façon, les motifs de la SPR contenaient un raisonnement logique qui l’a menée à ses conclusions défavorables.

[19] Depuis Vavilov, la Cour d’appel fédérale a statué qu’une cour de révision doit être en mesure de discerner une « explication motivée » pour les aspects clés d’une décision administrative : Alexion Pharmaceuticals Inc c Canada (Procureur général), 2021 CAF 157 (Alexion Pharmaceuticals) aux para 7 et 70. La Cour d’appel fédérale a déclaré dans l’arrêt Alexion Pharmaceuticals qu’une explication motivée comprend deux composantes :

· Le caractère adéquat. La cour de révision doit pouvoir discerner « une analyse […] cohérente et rationnelle » que « la cour de révision doit être en mesure de suivre » et de comprendre. Le décideur administratif ne satisfait pas à cette exigence lorsque le raisonnement comprend des « lacunes fondamentales », lorsque les motifs « ne font pas état d’une analyse rationnelle » ou « [lorsqu’il] est impossible de comprendre […] le raisonnement du décideur sur un point central », de sorte qu’il n’y a aucun véritable raisonnement : arrêt Vavilov, par. 103 et 104.

· La logique, la cohérence et la rationalité. Le raisonnement doit être « rationnel et logique » et dénué de « faille décisive dans la logique globale » : arrêt Vavilov, par. 102. Le raisonnement donné par le décideur administratif ne satisfait pas à cette exigence lorsque les motifs « ne font pas état d’une analyse rationnelle », possèdent un « fondement erroné », révèlent une « analyse déraisonnable » ou une « analyse irrationnelle » ou comprennent des « erreurs manifestes sur le plan rationnel — comme lorsque le décideur a suivi un raisonnement tautologique ou a recouru à de faux dilemmes, à des généralisations non fondées ou à une prémisse absurde » : arrêt Vavilov, par. 96 et 103 à 104.

Alexion Pharmaceuticals, au para 12.

[20] Les explications motivées sont adéquates lorsque les parties sont assurées que leurs principales préoccupations ont été prises en considération, que le décideur a démontré qu’il était effectivement attentif et sensible à la question qui lui était soumise et que la cour de révision peut évaluer, valablement, si le décideur a satisfait aux normes minimales de la légalité : Canada (Justice) c DV, 2022 CAF 181 (DV) au para 17 (citant Vavilov, aux para 127, 128 et Administration de l’aéroport international de Vancouver c Alliance de la Fonction publique du Canada, 2010 CAF 158, [2011] 4 RCF 425 au para 16). Les motifs du décideur doivent tenir compte des principaux arguments avancés par le demandeur, en ce sens qu’ils doivent s’attaquer aux questions centrales soulevées par le demandeur et fournir une justification valable : voir aussi Société canadienne des postes, au para 60 (citant Vavilov, au para 127); Canada (Procureur général) c Alliance de la Fonction publique du Canada, 2022 CAF 204, aux para 10, 12, 17, 20. Une explication motivée peut être formulée expressément ou implicitement dans la décision, et, dans certaines circonstances, se trouver à l’extérieur des motifs : Canada (Citoyenneté et Immigration) c Mason, 2021 CAF 156 aux para 31 et 38; Alexion Pharmaceuticals, au para 16.

[21] En l’espèce, les motifs exposés de vive voix par la SPR satisfont aux exigences énoncées dans les arrêts Alexion Pharmaceuticals et DV en ce qu’ils ont fourni une explication motivée de ses conclusions qui était discernable et adéquate. Bien que les motifs soient concis, ils contenaient des conclusions de fait qui étaient fondées sur la preuve documentaire et le témoignage du demandeur lors de l’audience. Après avoir lu la transcription de l’audience, je juge qu’il ressort clairement des motifs de la SPR que le commissaire a écouté le témoignage du demandeur et l’a examiné dans le contexte de ses demandes d’asile et des documents versés au dossier. Les motifs contenaient des conclusions au sujet des demandes d’asile présentées par le demandeur au titre de l’article 96 et du paragraphe 97(1), ainsi qu’au sujet de la protection de l’État en Jordanie.

[22] Bien que les motifs de la SPR ne soient pas détaillés sur certaines questions, telle était la nature de la présente affaire au vu de la preuve. La SPR s’est concentrée sur ce qui importait : la question de savoir si le demandeur avait établi l’existence d’un lien avec la Convention au titre de l’article 96 ou d’une menace contre lui au titre du paragraphe 97(1). Après avoir conclu que le demandeur n’avait établi ni l’un ni l’autre, la SPR a examiné s’il avait réfuté la présomption relative à la protection de l’État en Jordanie. Il ne l’avait pas fait.

[23] À mon avis, la SPR a justifié sa décision de façon appropriée compte tenu du dossier dont elle disposait. Rien ne justifie que la Cour modifie les conclusions de la SPR en raison de motifs inadéquats en l’espèce.

[24] Le demandeur a soulevé une préoccupation au sujet de l’équité procédurale, faisant valoir pour la première fois lors de l’audience que la décision de la SPR était « préméditée ». Le défendeur s’est opposé aux observations du demandeur concernant un manquement à l’équité procédurale, car la question n’avait pas été soulevée avant l’audience. Il a fait remarquer qu’il n’y avait aucune preuve à l’appui de l’allégation. L’argument du demandeur semble porter sur la partialité ou la crainte raisonnable de partialité. Le défendeur s’est opposé à cet argument et a souligné qu’il n’était étayé par aucun élément de preuve. Je conviens que, si cet argument portait sur la partialité (ou la crainte raisonnable de partialité), il aurait dû être soulevé par écrit bien avant l’audience devant la Cour : voir Compagnie des chemins de fer nationaux du Canada c Canada (Office des transports), 2021 CAF 173 au para 68; Taseko Mines Limited c Canada (Environnement), 2019 CAF 320 au para 47. Quoi qu’il en soit, l’argument ne peut être retenu, car le demandeur ne l’a pas étayé par des éléments de preuve : voir Gulia c Canada (Procureur général), 2021 CAF 106 au para 17; Younis c Canada (Immigration, Réfugiés et Citoyenneté), 2021 CAF 49 aux para 35-37.

C. La demande d’asile présentée par le demandeur au titre de l’article 96 de la LIPR

[25] Le demandeur a soutenu que la SPR avait commis une erreur en n’examinant pas sa demande d’asile présentée au titre de l’article 96 de la LIPR. Devant la Cour, il fait valoir qu’il appartenait à un groupe social particulier en Jordanie, à savoir les Jordaniens vulnérables qui sont susceptibles d’être victimes des pratiques tribales traditionnelles et vicieuses de l’auto-justice et des crimes d’honneur fondés sur la vengeance. Bien que le demandeur ait reconnu que son conseil avait [traduction] « prétendument concédé » l’exclusion par le tribunal de sa demande d’asile présentée au titre de l’article 96, il a soutenu que cette exclusion était [traduction] « sans importance » et que cette demande aurait dû être examinée de toute façon.

[26] À mon avis, la SPR n’a pas commis d’erreur susceptible de contrôle, comme il a été allégué. La SPR n’a pas fait fi de la demande d’asile présentée par le demandeur au titre de l’article 96. Elle a expressément conclu [traduction] « [qu’]au vu du dossier, du témoignage [du demandeur] et des observations du conseil », elle n’était pas convaincue que le demandeur était exposé à une possibilité sérieuse d’être persécuté pour des motifs prévus dans la Convention. La SPR a ajouté [traduction] « [qu’a]près avoir entendu le témoignage [du demandeur], [elle] n’était pas convaincu[e] que le [demandeur] risquait sérieusement d’être persécuté pour des motifs prévus dans la Convention en Jordanie. Par conséquent, il n’est pas un réfugié au sens de la Convention. » Le demandeur n’a pas démontré que cette conclusion était déraisonnable parce qu’elle fait abstraction ou n’a pas tenu compte d’éléments de preuve importants : Vavilov, aux para 125, 126.

[27] Une question connexe a été soulevée lors de l’audience devant la Cour. Les parties ont abordé la question de savoir si le conseil du demandeur à l’audience (et non l’avocat dans la présente demande) avait concédé le fait que le demandeur ne pouvait demander l’asile au titre de l’article 96.

[28] La SPR a soulevé la question de la demande présentée au titre de l’article 96 dès le début de l’audience. Le commissaire de la SPR a déclaré que son examen du dossier n’a révélé aucun lien avec la protection conférée par la Convention, et il a demandé à l’avocat du demandeur s’il affirmait le contraire. La réponse du conseil a été la suivante : [traduction] « […] non, en fait, je – lui et sa demande devraient être examinés au titre de l’article 97. » Le commissaire de la SPR s’est alors adressé directement au demandeur et lui a dit qu’il ne voyait aucune probabilité sérieuse de persécution qui commandait la protection conférée par la Convention. Il a ajouté ce qui suit : [traduction] « […] votre conseil est du même avis. Donc […] nous ne nous pencherons pas sur cela aujourd’hui. »

[29] Plus tard, vers la fin de l’audience, le conseil du demandeur a fait savoir que ce dernier avait demandé l’asile au titre de l’article 97. Le conseil a uniquement présenté des observations liées à l’article 97. Dans ces observations, il a déclaré : « […] comme nous l’avons déjà mentionné, la présente affaire doit être examinée au titre de l’article 97 ».

[30] Il n’est pas nécessaire de déterminer si le conseil du demandeur a officiellement concédé le fait que ce dernier ne pouvait pas présenter une demande d’asile au titre de l’article 96. La SPR a examiné l’affaire sur le fond et est parvenue à une conclusion au titre de l’article 96. Les observations du demandeur n’ont pas démontré que, compte tenu des conclusions de la SPR selon lesquelles il n’y avait pas eu de menace raisonnable pour le demandeur en 2015 et 2021 ni de différend avec son beau-frère, la SPR avait commis une erreur susceptible de contrôle du fait qu’elle n’avait pas relevé de moyen justifiant la présentation d’une demande d’asile fondée sur la Convention ni de risque pour le demandeur dans la preuve sur les conditions dans le pays que le demandeur n’avait pas présenté lui-même ou par l’intermédiaire de son conseil.

[31] Par conséquent, les observations du demandeur concernant sa demande d’asile présentée au titre de l’article 96 ne peuvent être retenues.

D. La demande d’asile présentée par le demandeur au titre du paragraphe 97(1) de la LIPR.

[32] Le demandeur a soutenu que la SPR n’avait pas dûment tenu compte de la preuve à l’appui de sa demande d’asile présentée au titre de l’article 97, en particulier les éléments de preuve relatifs aux conditions dans le pays concernant les crimes d’honneur tribaux figurant dans le cartable national de documentation (le CND) de la Jordanie. Le demandeur a présenté des extraits du CND dans ses observations écrites, qui soulevaient des questions à savoir s’il existe un droit coutumier en Jordanie qui permet aux tribunaux d’écarter le droit civil. Le demandeur a fait valoir qu’il serait victime d’un meurtre perpétré par vengeance de la part de son ancien beau-frère, ce qui serait autorisé sous le régime du droit tribal, et que l’État ou les tribunaux civils en Jordanie ne le protégeraient pas.

[33] Je ne puis accepter les observations formulées par le demandeur. La SPR a tiré des conclusions de fait selon lesquelles l’ancien beau-frère du demandeur ne l’avait pas menacé et qu’il avait quitté la Jordanie en 2015 pour des raisons économiques. Elle a également conclu qu’il ne faisait pas l’objet d’une menace au moment où elle a rendu sa décision en 2021. Bien que le demandeur ait soutenu que la SPR était arrivée à ces conclusions à tort et qu’elle aurait dû croire ses éléments de preuve incontestés selon lesquels la menace s’était produite (citant Maldonado c Le ministre de l’Emploi et de l’Immigration, [1980] 2 CF 302 (CA), je suis d’accord avec le défendeur pour dire que la position du demandeur concernant une menace était incompatible avec son témoignage voulant qu’il ait quitté la Jordanie pour des raisons économiques – pour gagner de l’argent aux États-Unis afin de subvenir aux besoins de sa famille après que l’entreprise de camionnage a cessé ses activités. À mon avis, il était loisible à la SPR de conclure que la menace à l’égard du demandeur n’existait ni en 2015 ni en 2021. Le fait de requalifier la menace comme étant [traduction] « économique » en raison de la nécessité pour le demandeur de subvenir aux besoins de sa famille, comme l’a fait le demandeur en réponse à une question posée lors de l’audience devant la Cour, ne change rien.

[34] Le demandeur a invoqué la décision Asu, dans laquelle la Cour a conclu que, compte tenu des blessures du demandeur et de la preuve documentaire à l’égard de la torture, la SPR a commis une erreur susceptible de contrôle en n’effectuant pas une analyse au titre de l’article 97, « malgré qu’elle ait conclu que le récit du demandeur n’était pas digne de foi » : Asu c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CF 1693 aux para 11, 12.

[35] Je ne crois pas qu’un raisonnement similaire s’applique en l’espèce. Dans l’affaire Asu, le demandeur a présenté des éléments de preuve qui faisaient état de blessures physiques compatibles avec la torture, ainsi que des éléments de preuve sur les conditions dans le pays qui démontraient que des Camerounais anglophones comme M. Asu étaient persécutés et emprisonnés et que la torture était courante. La SPR n’a pas du tout apprécié la demande d’asile présentée au titre de l’article 97 : Asu, aux para 7, 9, 10-12. En l’espèce, la SPR a conclu que le demandeur n’avait pas été exposé à une menace existante ou passée et a apprécié la demande d’asile présentée au titre de l’article 97. De plus, si la menace de la part beau-frère du demandeur n’existait pas et s’il n’y avait pas de différend entre eux, l’affirmation du demandeur selon laquelle il serait victime d’un meurtre par vengeance ou d’une justice tribale sévère, contre lesquels il ne serait pas protégé, ne repose sur aucun fondement factuel. Par conséquent, toute erreur qui est perçue de la part de la SPR du fait qu’elle n’a pas tenu compte des éléments de preuve relatifs aux conditions dans le pays et qui est maintenant relevée par le demandeur au titre de l’article 97 n’a pas d’incidence sur l’issue de la présente demande de contrôle judiciaire.

[36] Quoi qu’il en soit, la SPR a bel et bien tenu compte de la pratique du droit tribal et a conclu qu’il s’agissait d’une solution de rechange aux tribunaux civils et non d’un substitut exclusif. La SPR a renvoyé à trois rapports sur les conditions dans le pays d’Amnistie internationale, de Human Rights Watch et du Département d’État des États-Unis. La SPR a conclu que le demandeur n’avait pas réfuté la présomption de l’existence d’une protection adéquate de l’État. Les observations écrites du demandeur, qui contenaient des extraits sur lesquels il s’est appuyé dans la preuve relative aux conditions dans le pays, ne m’ont pas convaincu du contraire.

[37] Le demandeur a également contesté les conclusions de la SPR concernant les rapports au motif qu’elle n’avait pas cité des passages particuliers ni renvoyé clairement à ces rapports, l’amenant à se demander sur quels éléments de preuve se fondait l’analyse de la SPR. Le demandeur a soutenu que la SPR a été sélective et qu’elle a fait fi des éléments de preuve au dossier sur l’existence du système de justice tribale en Jordanie ou qu’elle les a mal appliqués. Je ne suis pas de cet avis. L’appréciation de la SPR était suffisante en l’espèce pour ce qui est de la question de savoir si le demandeur avait réfuté la présomption relative à la protection de l’État. Le passage tiré des observations écrites du demandeur ne révèle aucune erreur susceptible de contrôle dans l’appréciation de la preuve : Vavilov, aux para 125, 126.

E. Les conclusions erronées quant à la crédibilité

[38] Le demandeur a contesté les conclusions de la SPR en matière de crédibilité, au motif que la SPR ne souscrivait essentiellement pas au récit du demandeur concernant ses problèmes et la persécution de la part de son beau-frère. Il a soutenu que l’appréciation défavorable du tribunal quant à la crédibilité était déraisonnable et fondée uniquement sur l’invraisemblance. Le demandeur a affirmé qu’aucun élément de preuve ne contredisait son témoignage selon lequel il était exposé à une menace. Il a soutenu que son témoignage sous la foi du serment était une preuve suffisante et qu’il n’avait pas à fournir de preuve objective pour démontrer la persécution continue.

[39] Le défendeur a soutenu que la SPR a fourni des motifs convaincants pour lesquels elle a conclu que le demandeur manquait de crédibilité, en réfutant la présomption prévue dans l’arrêt Maldonado. À la page 305 de l’arrêt Maldonado, la Cour d’appel fédérale a affirmé que, « [q]uand un requérant jure que certaines allégations sont vraies, cela crée une présomption qu’elles le sont, à moins qu’il n’existe des raisons d’en douter ».

[40] Bien que le demandeur n’ait pas renvoyé à des affaires particulières, la Cour a conclu qu’il serait erroné de tirer une conclusion défavorable au sujet de la crédibilité qui soit uniquement fondée sur l’absence de preuves corroborantes : Ndjavera c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CF 452 au para 6. Toutefois, si elle a une raison valable de douter de la crédibilité du demandeur, la SPR peut alors tirer une conclusion défavorable à l’égard du manquement à présenter des éléments de preuve corroborants auxquels elle pourrait raisonnablement s’attendre : Ndjavera, au para 7; voir également Lawani c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 924 au para 25.

[41] Il incombait au demandeur de prouver ses demandes d’asile présentées au titre de l’article 96 et du paragraphe 97(1) de la LIPR. Une preuve insuffisante constitue un motif valable pour rejeter une telle demande d’asile : voir, par exemple, Sallai c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 446 aux para 56, 57.

[42] Dans la décision Barros Barros c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2022 CF 9, la juge Kane a déclaré ce qui suit :

Ce n’est pas parce que la présomption de véracité s’applique au témoignage sous serment d’un demandeur que ce dernier est dispensé de présenter des éléments de preuve suffisants pour étayer les points centraux de sa demande d’asile. La SPR n’avait nul besoin de douter de la véracité du témoignage de M. Barros pour conclure que ce témoignage ne suffisait pas à établir son allégation selon laquelle le groupe Los Urabeños était toujours à sa recherche. Comme il a été souligné dans la décision Magonza c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 14 au para 34, « [d]écider si la preuve est suffisante est un jugement pratique qui doit être établi au cas par cas ». De plus, des éléments de preuve peuvent être jugés insuffisants s’ils ont peu de valeur probante, s’ils ne sont pas corroborés ou s’ils contiennent trop peu de détails (Ferguson c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2008 CF 1067 aux para 26‑28; Azzam c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 549 au para 33).

[43] En l’espèce, la SPR n’a tiré aucune conclusion d’invraisemblance, ni explicitement ni implicitement. Dans ses motifs, la SPR a expressément mentionné que le commissaire avait des doutes quant à la crédibilité du demandeur et a fait référence à l’absence de preuve sur un certain nombre de points. Toutefois, il ne s’agit pas d’une affaire dans laquelle la SPR a tiré une conclusion défavorable quant à la crédibilité en se fondant uniquement sur l’absence d’éléments de preuve corroborant la demande d’asile du demandeur. En plus de conclure que la preuve était insuffisante sur plusieurs points, la SPR a également conclu que, selon sa propre preuve, le demandeur avait quitté la Jordanie à destination des États-Unis pour des raisons économiques – pour gagner de l’argent afin de subvenir aux besoins de sa famille. Cette conclusion est étayée par la transcription du témoignage du demandeur, ce qui a mené directement la SPR à conclure que la menace pour le demandeur n’existait pas. De plus, la SPR n’a pas souscrit à l’explication du demandeur quant aux raisons pour lesquelles il n’avait pas cherché à demander l’asile aux États-Unis en raison de sa date d’arrivée dans ce pays.

[44] Dans ses motifs, la SPR a donc relevé deux doutes au sujet de la crédibilité du demandeur, qui étaient fondés (respectivement) sur son propre témoignage et sur des faits objectivement vérifiables. Ces doutes fondés quant à la crédibilité étaient suffisants pour réfuter la présomption prévue dans l’arrêt Maldonado. Les autres conclusions de la SPR concernaient l’absence d’éléments de preuve supplémentaires pour établir l’existence d’une menace qui aurait pu étayer une demande d’asile présentée au titre de la LIPR.

[45] Le demandeur n’a pas démontré que la SPR a commis une erreur susceptible de contrôle dans son analyse des motifs allégués.

IV. Conclusion

[46] La demande sera donc rejetée. Ni l’une ni l’autre des parties n’ayant proposé de question à certifier aux fins d’appel, aucune ne sera énoncée.


JUGEMENT dans le dossier IMM-3477-21

LA COUR STATUE :

  1. La demande de contrôle judiciaire est rejetée.

  2. Aucune question n’est certifiée au titre de l’alinéa 74d) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés.

« Andrew D. Little »

Juge

 


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-3477-21

 

INTITULÉ :

OMAR FAYEZ MOH’D ALDHAIRAT c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

TORONTO (ONTARIO)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 20 AVRIL 2022

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE A. D. LITTLE

 

DATE DES MOTIFS :

LE 12 DÉCEMBRE 2022

 

COMPARUTIONS :

Abdul‑Rahman Kadiri

 

POUR LE DEMANDEUR

 

Alexandre Lipska

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Abdul‑Rahman Kadiri

Avocat

Toronto (Ontario)

POUR LE DEMANDEUR

 

Alexandre Lipska

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

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