Dossier : T-985-22
Référence : 2022 CF 1419
[TRADUCTION FRANÇAISE]
Ottawa (Ontario), le 18 octobre 2022
En présence de monsieur le juge Ahmed
ENTRE :
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JAMES LESLIE GERARD STEEVES
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demandeur
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et
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SA MAJESTÉ LE ROI DU CHEF DE LA PROVINCE DE LA COLOMBIE‑BRITANNIQUE,
LA GENDARMERIE ROYALE DU CANADA,
LE JUGE R. DENNIS MORGAN, DAVID EBY, PROCUREUR GÉNÉRAL,
MIKE FARNSWORTH, SOLLICITEUR GÉNÉRAL, ET
GILLESPIE & COMPANY LLP
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défendeurs
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ORDONNANCE ET MOTIFS
I.
Aperçu
[1] Le demandeur, James Leslie Gerard Steeves (M. Steeves), agissait pour son propre compte en l’espèce. La présente affaire concerne l’appel qu’il a interjeté conformément à l’article 51 des Règles des Cours fédérales, DORS/98-106 (les Règles) en vue de faire annuler l’ordonnance de la juge adjointe Ring (la juge adjointe Ring) datée du 9 août 2022 (l’ordonnance).
[2] La juge adjointe Ring a rendu une ordonnance par laquelle elle a accueilli les requêtes écrites présentées par les défendeurs afin de faire radier la déclaration du demandeur au motif qu’elle ne révélait aucune cause d’action valable, qu’elle était scandaleuse, frivole et vexatoire, et qu’elle constituait un abus de procédure. Elle a également rejeté les deux requêtes écrites du demandeur visant à ajouter deux nouvelles parties en tant que défenderesses supplémentaires à la déclaration (la déclaration).
[3] Le demandeur soutient que, contrairement à ce qu’a conclu la juge adjointe Ring, la déclaration révèle une cause d’action claire. Il fait également valoir qu’un juge adjoint ne peut rendre une ordonnance sur des questions concernant la Charte canadienne des droits et libertés.
[4] Pour les motifs qui suivent, je conclus que la juge adjointe Ring n’a pas commis d’erreur manifeste et dominante lorsqu’elle a accueilli les requêtes des défendeurs et radié la déclaration. Je rejette donc la présente requête avec dépens.
II.
Faits
A.
Contexte pertinent
[5] La déclaration décrit M. Steeves comme le fiduciaire, bénéficiaire et titulaire du titre en equity de la fiducie familiale de James et Paola Steeves. Le 12 mai 2022, M. Steeves a intenté une action contre les défendeurs, alléguant que ceux‑ci avaient commis différents actes répréhensibles à son endroit. Le redressement demandé par M. Steeves est résumé par la juge adjointe Ring dans l’ordonnance (numéro de dossier du greffe T-985-22).
[6] Le 13 mai 2022, M. Steeves a déposé une déclaration modifiée qui désignait également Gillespie & Company LLP comme défenderesse dans l’intitulé de la cause.
[7] Le 14 juin 2022, le procureur général de la Colombie‑Britannique (le PGCB) a présenté une requête au nom des défendeurs Sa Majesté le Roi du chef de la province de la Colombie‑Britannique (la province), le juge R. Dennis Morgan (le juge Morgan) et l’honorable Mark Farnworth, ministre de la Sécurité publique et solliciteur général, afin d’obtenir une ordonnance en radiation de la déclaration, sans autorisation de la modifier, et de faire rejeter l’action avec dépens. Le 17 juin 2022, le PGCB a présenté la même requête en radiation au nom de la défenderesse la Gendarmerie royale du Canada (la GRC).
[8] En réponse aux deux requêtes en radiation des défendeurs, M. Steeves a fait valoir qu’elles devraient être annulées parce que les défendeurs tentaient d’échapper à la règle de droit et que la déclaration révélait manifestement une cause d’action valable.
[9] M. Steeves a également présenté deux requêtes. Il a présenté le 20 juin 2022 une requête visant à ajouter l’avocat du PGCB comme défendeur supplémentaire à la déclaration et, le 23 juin 2022, une requête visant à ajouter un autre avocat comme défendeur.
B.
Ordonnance visée par l’appel
[10] La juge adjointe Ring a accueilli les requêtes en radiation de la déclaration sans autorisation de la modifier qui ont été présentées par les défendeurs, et elle a rejeté les requêtes en ajout de trois défendeurs supplémentaires présentées par le demandeur.
[11] En ce qui concerne les requêtes en radiation, la juge adjointe Ring a énoncé le critère pertinent, à savoir qu’une déclaration peut être radiée lorsqu’il est « évident et manifeste »
qu’elle ne révèle aucune cause d’action valable ou, en d’autres termes, lorsque la demande n’a aucune possibilité raisonnable d’être accueillie (Hunt c Carey Canada Inc., [1990] 2 RCS 959 au para 36; R. c Imperial Tobacco Canada Ltée, 2011 CSC 42). Elle a souligné que la déclaration ne pouvait être radiée pour défaut de compétence que s’il est évident et manifeste que la Cour fédérale n’a pas compétence pour entendre la cause.
[12] La juge adjointe Ring a conclu qu’il est bien établi en droit que la Cour fédérale n’a pas compétence pour entendre une action contre la couronne provinciale, et elle a souligné qu’une autre action intentée par M. Steeves devant la Cour fédérale avait également été radiée pour défaut de compétence sur la province. Elle a également conclu qu’elle n’avait pas compétence pour entendre l’action intentée contre le juge Morgan, qui ne peut être visé par des actions civiles fondées sur sa fonction judiciaire. Elle a donc conclu qu’il était évident et manifeste que la Cour n’avait pas compétence pour entendre les demandes déposées par le demandeur contre les défendeurs provinciaux et a donc radié celles‑ci.
[13] La juge adjointe Ring a également conclu que la déclaration ne révélait aucune cause d’action valable contre la Couronne fédérale. Elle a d’abord souligné que, même si la GRC était le seul organisme fédéral dans l’intitulé de la cause, les allégations de fait figurant dans la déclaration comprenaient des références à plusieurs autres entités fédérales. La juge adjointe Ring, qui a reconnu qu’une déclaration peut être radiée au motif qu’elle ne révèle aucune cause d’action valable si elle ne contient que des conclusions non étayées dénuées du fondement factuel requis, a conclu que la déclaration devait être radiée parce qu’elle était radicalement viciée par les affirmations non étayées dénuées de justifications factuelles nécessaires, et ce, même si on en fait une interprétation généreuse.
[14] Bien qu’elle ait jugé que cela était suffisant pour se prononcer sur les deux requêtes en radiation, la juge adjointe Ring a également conclu que la déclaration devait être radiée au motif qu’elle était scandaleuse, frivole ou vexatoire. Elle a fait observer qu’une action vexatoire est une action dont la déclaration n’expose pas suffisamment les faits sur lesquels l’action est fondée, si bien qu’il est impossible pour le défendeur d’y répondre et pour la Cour de régir l’instance, et elle a indiqué que la déclaration en l’espèce était également vexatoire parce qu’elle ne faisait pas état de faits (Murray c Canada (Commission de la fonction publique), [1978] ACF no 406 au para 10; Kisikawpimootewin c Canada, 2004 CF 1426 aux para 8‑9).
[15] La juge adjointe Ring a également conclu que la déclaration constituait un abus de procédure compte tenu des tentatives répétées du demandeur de soumettre à nouveau une question déjà tranchée (Toronto (Ville) c S.C.F.P., section locale 79, 2003 CSC 63 au para 37). Elle a déclaré qu’en l’espèce, la déclaration était essentiellement une tentative de soumettre à nouveau la demande que la Cour a déjà rejetée.
[16] La juge adjointe Ring a souligné que M. Steeves n’avait pas exposé de faits pertinents dans sa déclaration modifiée qui pourraient remédier aux vices fondamentaux de la déclaration ni proposé d’autres modifications correctives, et elle a conclu que la demande devrait être radiée sans autorisation de la modifier (Simon c Canada, 2011 CAF 6 aux para 8, 14).
[17] La juge adjointe Ring a donc conclu que les requêtes en ajout de défendeurs présentées par le demandeur étaient sans objet et les a donc rejetées. Elle a déclaré que ces requêtes seraient rejetées même si la déclaration n’était pas radiée parce que l’acte répréhensible reproché aux défendeurs supplémentaires proposés était le dépôt des requêtes en radiation, ce qui ne donne pas lieu à une cause d’action en soi.
[18] En fin de compte, la juge adjointe Ring a conclu que la déclaration devrait être radiée dans son intégralité, sans autorisation de la modifier, au motif qu’elle ne révélait aucune cause d’action valable en raison de l’absence de compétence de la Cour et de sa nature scandaleuse, frivole ou vexatoire, et parce qu’elle constituait un abus de procédure.
III.
Question en litige et norme de contrôle
[19] La seule question en l’espèce est celle de savoir si la juge adjointe Ring a commis une erreur lorsqu’elle a radié la déclaration du demandeur.
[20] La norme de contrôle applicable dans un appel interjeté à l’encontre de l’ordonnance discrétionnaire d’un juge adjoint est celle de l’erreur manifeste et dominante pour les questions de fait et les questions mixtes de fait et de droit, et la norme de la décision correcte pour les questions de droit et les questions mixtes de fait et de droit lorsqu’il y a une question de droit isolable (Corporation de soins de la santé Hospira c Kennedy Institute of Rheumatology, 2016 CAF 215 (arrêt Hospira) aux para 64, 66, citant l’arrêt Housen c Nikolaisen, 2002 CSC 33 aux para 17‑37). Je souligne que les références au « protonotaire »
en l’espèce et dans d’autres décisions pertinentes sont remplacées par des références au « juge adjoint »
, conformément aux articles 371 et 372 de la Loi sur les juges, LRC 1985, c J‑1. Dans l’arrêt Hospira, la Cour d’appel fédérale souligne que la Cour ne devrait infirmer les ordonnances discrétionnaires des juges adjoints « que lorsqu’elles sont erronées en droit, ou fondées sur une erreur manifeste et dominante quant aux faits »
(au para 64). Les principes énoncés dans l’arrêt Hospira ont été appliqués de façon constante, y compris dans la récente décision Alam c Canada (Procureur général), 2022 CF 833.
[21] À mon avis, la juge adjointe Ring n’a pas commis d’erreur de droit isolable. La Cour n’infirmera l’ordonnance que si elle contient une erreur manifeste et dominante concernant une question de fait ou une question mixte de fait et de droit.
[22] Dans la décision Lill c Canada (Procureur général), 2020 CF 551, la Cour a souligné que la Cour d’appel fédérale avait défini une erreur manifeste et dominante comme « une erreur évidente et apparente, dont l’effet est de vicier l’intégrité des motifs »
(au para 25, citant l’arrêt Madison Pacific Properties Inc. c Canada, 2019 CAF 19 au para 26; l’arrêt Maximova c Canada (Procureur général), 2017 CAF 230 au para 5).
IV.
Analyse
[23] La juge adjointe Ring n’a pas commis d’erreur manifeste et dominante qui justifierait l’intervention de la Cour.
[24] En ce qui concerne la question de savoir si les demandes présentées par le demandeur contre les défendeurs provinciaux doivent être radiées, la juge adjointe Ring a raisonnablement conclu que la Cour n’avait pas compétence pour se prononcer sur un litige concernant ces entités provinciales. Le critère applicable est en effet celui de savoir s’il est évident et manifeste que la Cour n’a pas compétence, et c’est bien le critère qu’a appliqué la juge adjointe Ring. La jurisprudence de la Cour est claire sur cette question.
[25] La juge adjointe Ring a raisonnablement conclu que les demandes présentées par le demandeur contre les entités fédérales devaient être rejetées parce qu’elles ne révélaient aucune cause d’action valable, les conclusions générales n’étant pas étayées par un fondement factuel. La déclaration comporte donc des vices et ne contient ni faits ni éléments de preuve à l’appui des nombreuses allégations d’actes répréhensibles formulées contre divers organismes fédéraux.
[26] Dans son ordonnance, la juge adjointe Ring a également conclu de manière raisonnable que la déclaration devait être radiée parce qu’elle était vexatoire et constituait un abus de procédure. L’absence de fondement factuel ou de preuve à l’appui des allégations ne laisse aucune marge de manœuvre permettant aux défendeurs de répondre ou à la Cour de trancher utilement la question, ce qui en fait une déclaration vexatoire. M. Steeves a déjà comparu devant la Cour et il tente essentiellement de soumettre à nouveau ses demandes, ce qui constitue un abus de procédure. La juge adjointe Ring a tiré des conclusions raisonnables sur ces deux éléments.
[27] Il était également raisonnable pour la juge adjointe Ring de conclure que la déclaration devait être radiée sans autorisation de la modifier. M. Steeves n’a pas réussi à remédier aux vices de sa déclaration et n’a proposé aucune modification qui pourrait raisonnablement le faire.
V.
Conclusion
[28] Il n’appartient pas à la Cour de contester le pouvoir discrétionnaire d’un juge adjoint en l’absence d’une erreur manifeste et dominante. À mon avis, l’ordonnance de la juge adjointe Ring ne contient aucune erreur qui justifierait l’intervention de la Cour. La requête en appel de la décision de la juge adjointe Ring est rejetée avec dépens.
ORDONNANCE dans le dossier T-985-22
LA COUR ORDONNE que la requête fondée sur l’article 51 des Règles des Cours fédérales visant à porter en appel l’ordonnance de la juge adjointe Ring soit rejetée avec dépens.
« Shirzad A. »
Juge
Traduction certifiée conforme.
Mario Lagacé, jurilinguiste
COUR FÉDÉRALE
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER
DOSSIER :
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T-985-22
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INTITULÉ :
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JAMES LESLIE GERARD STEEVES c SA MAJESTÉ LE ROI DU CHEF DE LA PROVINCE DE LA COLOMBIE‑BRITANNIQUE, LA GENDARMERIE ROYALE DU CANADA, LE JUGE R. DENIS MORGAN, DAVID EBY, PROCUREUR GÉNÉRAL, MIKE FARNSWORTH, SOLLICITEUR GÉNÉRAL ET GILLESPIE & COMPANY LLP
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REQUÊTE PRÉSENTÉE PAR ÉCRIT EXAMINÉE À OTTAWA (ONTARIO), CONFORMÉMENT À L’ARTICLE 369 DES RÈGLES DES COURS FÉDÉRALES
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ORDONNANCE et motifs :
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LE JUGE AHMED
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DATE DES MOTIFS :
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Le 18 octobre 2022
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OBSERVATIONS ÉCRITES :
JAMES LESLIE GERARD STEEVES
(pour son propre compte)
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POUR LE DEMANDEUR
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Rory D. Makosz
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POUR LES DÉFENDEURS
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AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :
Procureur général du Canada
Vancouver (Colombie‑Britannique)
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POUR LES DÉFENDEURS
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