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Date : 20221205


Dossier : T-1539-21

Référence : 2022 CF 1670

Ottawa (Ontario), le 5 décembre 2022

En présence de monsieur le juge McHaffie

ENTRE :

DAVID CROOK

demandeur

et

PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I. Aperçu

[1] David Crook a demandé des prestations canadiennes de relance économique (PCRE) pour deux périodes de deux semaines vers la fin de l’année 2020. L’Agence du revenu du Canada (ARC) a initialement accordé la prestation sans examiner la demande, mais a ensuite procédé à l’examen de l’admissibilité de M. Crook. Lors de l’examen de l’ARC, M. Crook a présenté des éléments de preuve de son revenu de travail à son compte, soit des résumés de factures imprimés de son système comptable montrant qu’il a facturé ses clients pour divers petits emplois, comme avoir fait du jardinage, coupé du bois et réparé de petits appareils. Il dit qu’il a été payé en argent comptant pour ces emplois et que, puisque ces sommes étaient peu élevées et qu’il les utilisait pour ses dépenses quotidiennes, il n’avait pas déposé ces paiements dans son compte bancaire.

[2] Après deux examens distincts du dossier de M. Crook, un agent de validation de prestation de l’ARC a conclu que M. Crook n’était pas admissible aux PCRE. L’agent a conclu que, puisque M. Crook n’avait pas présenté de relevés bancaires ni de reçus pour de l’équipement attestant les sommes figurant dans les factures, il n’avait pas prouvé qu’il avait eu un revenu d’au moins 5 000 $ en 2019, 2020 ou durant les 12 mois précédant sa demande. L’ARC a demandé le remboursement des PCRE versées, et la demande que M. Crook a présentée pour une troisième période de deux semaines en janvier 2021 a été rejetée pour le même motif.

[3] Pour les motifs qui suivent, je conclus que la décision de l’agent était déraisonnable. L’agent n’a pas adéquatement expliqué pourquoi les factures produites ne suffisaient pas pour prouver le revenu de M. Crook, pourquoi les relevés bancaires étaient nécessaires, ni pourquoi il n’a pas suivi les lignes directrices dans un guide de l’ARC selon lesquelles les factures pour les services rendus pouvaient constituer une preuve de revenus acceptable.

II. La question en litige et la norme de contrôle

[4] La seule question en litige dans la présente demande de contrôle judiciaire est de savoir si la décision de l’agent selon laquelle M. Crook était inadmissible aux PCRE était raisonnable. Notre Cour a confirmé dans plusieurs décisions récentes que les décisions de l’ARC en matière d’admissibilité aux PCRE sont susceptibles de contrôle selon la norme de la décision raisonnable : Aryan c Canada (Procureur général), 2022 CF 139 au para 16; Walker c Canada (Procureur général), 2022 CF 381 au para 15; chacune appliquant Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 au para 23. Une décision raisonnable est une décision qui est intrinsèquement cohérente, qui se justifie au regard des contraintes juridiques et factuelles et qui « possède les caractéristiques d’une décision raisonnable, soit la justification, la transparence et l’intelligibilité » : Vavilov, aux para 85, 99.

III. Analyse

A. La demande de prestations canadiennes de relance économique présentée par M. Crook

[5] M. Crook a pris sa retraite il y a quelques années, mais il dit qu’il a travaillé à l’occasion depuis, lorsque sa situation financière l’exigeait. Il affirme avoir travaillé en 2015 et en 2016, puis avoir travaillé à nouveau en mars 2020, lorsqu’il a eu besoin d’un supplément de revenu. Selon ses dossiers, M. Cook a effectué différents travaux pour plusieurs clients, habituellement à l’extérieur de demeures. Il a notamment fait des travaux de jardinage, coupé et fendu du bois, installé et réparé des clôtures, et assuré l’entretien et fait la réparation de scies à chaîne, de tondeuses et de génératrices. Il facture un taux horaire à ses clients, et chaque travail lui rapporte généralement quelques centaines de dollars, payés en argent comptant.

[6] M. Crook affirme que, bien qu’il ait eu suffisamment de travail au cours de l’été 2020, les possibilités de travail ont diminué par la suite à cause de la pandémie de COVID-19. Le 15 décembre 2020, M. Crook a demandé des PCRE pour deux périodes de deux semaines, allant du 8 novembre au 5 décembre 2020 (appelées les périodes 4 et 5). Les PCRE étaient des prestations temporaires mises en œuvre par la Loi sur les prestations canadiennes de relance économique, LC 2020, c 12, art 2 [LPCRE], qui avaient pour but d’assurer un soutien au revenu aux personnes touchées par la pandémie de COVID-19. Notre Cour a déjà décrit dans d’autres décisions le cadre légal établi par la LPCRE, il n’est donc pas nécessaire de refaire l’exercice en l’espèce : Walker aux para 2–3; Aryan aux para 2, 12; Sid Seghir c Canada (Procureur général), 2022 CF 466 aux para 15–16. Pour les besoins de la présente affaire, il suffit de noter que l’une des exigences d’admissibilité aux PCRE est que le demandeur ait eu un revenu d’au moins 5 000 $ en 2019, en 2020 ou durant la période de 12 mois précédant la date à laquelle il a présenté sa demande : LPCRE, art 3(1)d)–e).

[7] Comme elle le faisait habituellement, l’ARC a d’abord accordé les prestations demandées par M. Crook et les lui a versées avant d’examiner le dossier sur le fond. Cependant, comme elle a le droit de le faire, l’ARC a examiné les demandes et l’admissibilité de M. Crook : LPCRE, art 30.

B. L’examen par l’ARC des demandes de M. Crook

[8] Le 17 décembre 2020, le dossier de M. Crook a été sélectionné pour un premier examen. Une agente de l’ARC a communiqué avec M. Crook et, le 22 décembre, M. Crook a envoyé cinq pages de résumés de factures à l’ARC, montrant le nom, l’adresse et le numéro de téléphone de chacun de cinq clients; une description détaillée du travail fait; la date, les heures, le taux horaire et la somme facturée; ainsi que la date à laquelle le paiement avait été fait. Les résumés de factures, qui représentent les états financiers que tient M. Crook pour son travail à son compte, indiquaient un revenu brut de 6 272 $ touché entre le 13 mars et le 8 septembre 2020.

[9] Le 26 janvier 2021, l’agente ayant effectué le premier examen a téléphoné à M. Crook. Durant cet appel, M. Crook a expliqué qu’il avait été payé en argent comptant et qu’il n’avait pas déposé cet argent à la banque, de sorte que la seule preuve qu’il pouvait produire était les résumés de factures qu’il avait remis. Les notes qu’a prises l’agente de cette conversation indiquent qu’elle a décidé que M. Crook n’était pas admissible pour les périodes 4 et 5 parce qu’il manquait d’éléments de preuve à l’appui, c’est-à-dire des preuves de dépôt bancaire ou des preuves tangibles qu’il avait touché un revenu. Deux jours plus tard, le 28 janvier 2021, l’ARC a informé M. Crook par lettre qu’il n’était pas admissible aux PCRE parce qu’il n’avait pas gagné au moins 5 000 $ (avant impôt) de revenus d’emploi ou de revenus nets d’un travail indépendant en 2019, en 2020 ou au cours des 12 mois précédant la date de sa première demande.

[10] M. Crook a contesté cette décision et a demandé un deuxième examen le 3 février 2021. Il a envoyé les mêmes cinq factures ainsi qu’une lettre expliquant qu’il n’avait que des coûts minimes associés aux 6 272 $ de revenu. Il a fait observer que la petite taille de son entreprise ne justifiait pas qu’il emploie un comptable et que ses ventes se faisaient en argent comptant parce que les chèques prenaient plus de temps pour passer par la banque et parce qu’ils pouvaient être refusés pour fonds insuffisants. M. Crook a fait valoir qu’il semblait satisfaire aux critères lui permettant de demander les PCRE.

[11] Le 9 février 2021, M. Crook a envoyé neuf pages supplémentaires de résumés de factures pour d’autres clients de petites sommes (de 10 $ à 192 $, pour un total de 1 105 $) touchées durant la période du 14 septembre au 28 octobre 2020. Le 24 février 2021, il a expliqué à l’ARC avoir produit ces factures supplémentaires après avoir appris que c’était le revenu net, et non le revenu brut, qui servait au calcul du minimum obligatoire de 5 000 $ de revenus. Peu après, le 9 mars 2021, M. Crook a présenté une demande de PCRE pour une autre période de deux semaines en janvier 2021 (appelée la période 8), laquelle a été rejetée. M. Crook a déposé sa déclaration de revenus pour 2020 en avril 2021 et il en a informé l’agente de validation de l’ARC. La déclaration de revenus fait état d’un revenu net de 6 978 $ en 2020.

[12] Étant donné le grand nombre de dossiers, le second examen des prestations de M. Crook n’a eu lieu qu’en septembre 2021. Un agent de validation différent a procédé à l’analyse préliminaire, faisant état des faits principaux de la demande de M. Crook, du premier rejet, des renseignements déposés et des déclarations de revenus passées de M. Crook. L’agent a ensuite téléphoné à M. Crook pour confirmer qu’il comprenait bien la situation et que ses notes étaient exactes. Durant cette conversation téléphonique, M. Crook a dit à l’agent que, lorsqu’il a pris sa retraite, il avait pensé que ses avantages sociaux lui assureraient un revenu suffisant jusqu’à ce qu’il atteigne 65 ans, mais qu’il s’était rendu compte qu’il avait besoin de gagner un revenu supplémentaire et avait recommencé à travailler en mars 2020. Il a trouvé suffisamment de travail jusqu’à l’été 2020, mais, après septembre, les possibilités de travail ont diminué à cause de la pandémie. Les notes de l’agent montrent qu’il a conclu que [traduction] « la version [de M. Crook] de sa situation est plausible, mais impossible à confirmer avec les documents fournis ».

[13] Après l’appel, l’agent a conclu que M. Crook n’était pas admissible parce qu’il n’avait touché aucun revenu d’un travail en 2019 et 2020. L’analyse figurant dans ses notes indique que le critère du revenu de 5 000 $ était considéré comme étant non confirmé parce que M. Crook n’avait pas déposé les revenus de son travail dans son compte bancaire. L’agent a préparé un second rapport d’examen, qui présentait les motifs de sa décision. Il était reconnu dans le rapport que M. Crook avait produit des [traduction] « factures détaillées » concernant le travail qu’il avait effectué. Cependant, il y était conclu qu’il n’était pas satisfait aux critères d’admissibilité et on y donnait l’explication suivante :

[traduction]

Pour prouver les 5 000 $, le contribuable a produit des factures. Avant 2020, il n’avait jamais déclaré de revenus tirés d’un travail indépendant. Durant notre conversation téléphonique, il a confirmé n’avoir aucun document prouvant les sommes figurant dans les factures fournies (aucun relevé bancaire, aucun reçu pour des fournitures, etc.). Impossible de confirmer que le contribuable a gagné 5 000 $ en revenus d’emploi ou de travail indépendant avant le dépôt de la première demande.

[14] Par une lettre du 23 septembre 2021, M. Crook a une autre fois été informé qu’il n’était pas admissible aux PCRE parce qu’il n’avait pas gagné 5 000 $ (avant impôt) en revenu d’emploi ou en revenu net d’un travail indépendant en 2019, en 2020 ou pendant les 12 mois précédant sa première demande. C’est cette seconde décision qui fait l’objet de la présente demande de contrôle judiciaire. Comme notre Cour l’a déjà noté, les motifs de l’agent comprennent son rapport de deuxième examen et les notes prises par les agents de l’ARC dans le cadre de l’examen : Aryan au para 22; Kleiman c Canada (Procureur général), 2022 CF 762 au para 9.

C. La décision est déraisonnable

[15] À mon avis, la décision de l’agent ne satisfait pas aux normes de justification, de transparence et d’intelligibilité requises pour qu’une décision soit raisonnable. Je fonde cette conclusion principalement sur l’absence d’explication de la part de l’agent justifiant pourquoi les [traduction] « factures détaillées » fournies par M. Crook ne suffisaient pas dans le contexte pour prouver qu’il avait touché au moins 5 000 $ de revenu d’un travail à son compte pendant la période de 12 mois précédant sa demande de PCRE. Bien que l’agent ait accepté la plausibilité des affirmations de M. Crook et n’ait tiré aucune conclusion défavorable quant à la crédibilité de celui‐ci, il semble avoir conclu que des relevés bancaires montrant des dépôts d’argent comptant, des reçus pour des fournitures ou d’autres documents étaient nécessaires pour que M. Crook prouve ses revenus. Cette conclusion a été tirée malgré la nature du travail de M. Crook, qui, à première vue, ne générerait pas de documents comme des reçus, et malgré les explications de M. Crook quant à la raison pour laquelle il ne déposait pas chaque paiement en argent comptant de quelques centaines de dollars dans son compte bancaire, une explication que l’agent n’a pas mise en doute.

[16] Le procureur général du Canada a versé au dossier de la présente demande des éléments de preuve selon lesquels les agents de validation ayant effectué les examens sur l’admissibilité aux PCRE utilisent des lignes directrices préparées par l’ARC intitulées Confirmation de l’admissibilité à la Prestation canadienne de la relance économique (PCRE), et à la Prestation canadienne de la relance économique pour proches aidants (PCREPA), et à la Prestation canadienne de maladie pour la relance économique (PCMRE) [Lignes directrices]. Les Lignes directrices, au même titre que les autres lignes directrices établies par les autorités gouvernementales pour aider à l’application de la loi, ne sont pas juridiquement contraignantes, mais peuvent « servir à déterminer ce qui constitue une interprétation raisonnable d’une disposition donnée » et peuvent « s’avérer utiles pour mieux comprendre le contexte, l’objet et le sens des textes légaux » : Kanthasamy c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CSC 61 au para 32; Cha c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2006 CAF 126 au para 15.

[17] Comme l’a expliqué récemment la Cour d’appel fédérale, un décideur peut déroger à des lignes directrices non contraignantes, mais toute dérogation doit être a) raisonnable, c’est-à-dire qu’elle ne doit pas être incompatible avec une interprétation raisonnable de la loi, et b) accompagnée d’une explication motivée : Alexion Pharmaceuticals Inc c Canada (Procureur général), 2021 CAF 157 aux para 39, 58; voir aussi Merck Canada inc c Procureur général du Canada, 2022 QCCA 240 au para 166; Centre Québécois du droit de l’environnement c Canada (Environnement), 2015 CF 773 au para 73. Une dérogation inexpliquée aux lignes directrices peut être l’indice d’une décision déraisonnable : Alexion au para 58; Thamotharem c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2007 CAF 198 au para 59, citant Baker c Canada (Citoyenneté et Immigration), [1999] 2 RCS 817 au para 23; Ryan c Canada (Procureur général), 2016 CF 1246 au para 45.

[18] Les Lignes directrices incluent une section portant sur la façon dont les demandeurs peuvent prouver avoir eu 5 000 $ de revenus. En ce qui concerne le travail indépendant, les Lignes directrices reconnaissent que les propriétaires de petites entreprises peuvent recevoir leurs revenus de diverses façons et prévoient diverses formes que peuvent prendre les éléments de preuve démontrant ces revenus. En particulier, les Lignes directrices énumèrent une série d’éléments qui doivent être pris en considération pour les propriétaires de petites entreprises. L’un d’eux est le suivant : « [s]’ils sont toujours payés en argent comptant, ont-ils une preuve des heures de travail et de paiement? » [Note : Le dossier en l’espèce contient la version française de ces Lignes directrices. La version anglaise des présents motifs utilise la version anglaise des Lignes directrices citée dans la décision Aryan, au paragraphe 33, laquelle, j’en suis satisfait, constitue une traduction juste du document français.]

[19] Les Lignes directrices présentent ensuite deux exemples d’entreprises où le paiement se fait en argent comptant (des services de promenade de chiens et des services de garde d’enfants), et il y est indiqué que le demandeur doit pouvoir fournir des factures comportant des renseignements comme la date où les services ont été fournis, le nom du client, le coût des services et le paiement reçu. Ensuite, les Lignes directrices présentent une liste de ce qui peut constituer une « [p]reuve acceptable » de revenus tirés d’un travail indépendant, liste qui comprend notamment ces éléments :

Factures pour les services rendus, pour des particuliers qui sont des travailleurs indépendants ou des sous-traitants. Par exemple, une facture des travaux de peinture d’une maison ou de l’entretien ménager, etc. Doit inclure la date du service, qui a reçu le service, et le nom du demandeur ou de l’entreprise.

Document attestant la réception du paiement pour le service offert, p. ex., un relevé de compte ou un acte de vente indiquant un paiement et le reste du solde dû.

[...]

Tout autre document justificatif qui pourra appuyer le revenu de 5 000 $ à titre de revenu d’un travail indépendant.

[20] Des situations où des petites entreprises acceptent des paiements en argent comptant sont clairement envisagées par les Lignes directrices, lesquelles indiquent plusieurs moyens pouvant servir à prouver des revenus sans relevés bancaires ou autres reçus, dont les factures créées par ces entreprises. Néanmoins, l’agent dans la présente affaire n’a pas expliqué pourquoi les [traduction] « factures détaillées » de M. Crook n’étaient pas acceptables, et il n’a pas expliqué non plus pourquoi il avait dérogé aux Lignes directrices, qui indiquaient que ces documents constituaient des preuves acceptables de revenus. Vu l’absence de telles explications, je conclus que la décision ne comporte pas les caractéristiques d’une décision raisonnable : Alexion au para 58. Je note que, bien que l’agent ait affirmé que M. Crook n’avait jamais déclaré de revenus tirés d’un travail indépendant avant 2020, rien n’indique quelles déductions l’agent a tirées de ce fait et rien n’indique si l’agent a ou non retenu – et, si non, pourquoi – les affirmations de M. Crook selon lesquelles il avait recommencé à travailler en 2020 en raison de sa situation financière.

[21] Le procureur général invoque principalement trois arguments pour faire valoir que la décision de l’agent était néanmoins raisonnable malgré ce manque d’explication. Pour les motifs qui suivent, ces arguments ne me convainquent pas.

[22] En premier lieu, le procureur général invoque l’affirmation dans les Lignes directrices selon laquelle les agents doivent utiliser leur jugement et leur expérience pour déterminer si un élément de preuve est requis. Se fondant sur les arrêts Hayat, Walker et Aryan de notre Cour, le procureur général soutient que les éléments de preuve créés par le demandeur lui-même ne suffisent pas à prouver qu’il a touché des revenus d’une entreprise où il a été payé en argent comptant et qu’il était raisonnable pour l’agent d’exiger des preuves d’un dépôt bancaire : Hayat c Canada (Procureur général), 2022 CF 131 aux para 16–22; Walker aux para 30–37, 55; Aryan aux para 29–35. À mon avis, ces décisions n’étayent pas une affirmation aussi générale.

[23] Dans l’affaire Hayat, l’agent a expliqué qu’il manquait certains renseignements sur les factures et qu’il avait tenté, sans succès, de faire correspondre les noms et les adresses figurant sur les factures présentées par le demandeur aux coordonnées contenues dans le système informatique de l’ARC. Le demandeur avait également dit à l’ARC qu’il disposait de renseignements supplémentaires, mais qu’il n’était « pas prêt à les communiquer ». Étant donné ces tentatives vaines de vérification et les communications du demandeur avec l’ARC, la Cour a conclu que le refus de l’agent d’accepter les factures sans autre preuve à l’appui était justifié : Hayat aux para 19–21. La juge Walker a noté que l’enquête portait nécessairement sur des faits précis et que « [l]es factures peuvent justifier [...] de[s] revenus [autodéclarés] dans certaines situations, mais pas dans toutes les situations » : Hayat au para 22.

[24] De manière semblable, dans l’affaire Walker, l’agent a conclu que les factures de la demanderesse avaient été établies pour le compte d’une entreprise qui avait fermé, à l’intention d’un client sur lequel une recherche n’avait rien révélé : Walker au para 8. On avait demandé à la demanderesse de produire des relevés bancaires, mais elle ne l’avait pas fait et n’avait pas non plus fourni d’explications : Walker aux para 21, 24, 33, 37. La juge Elliott a conclu que l’omission de la demanderesse de produire les documents demandés était un motif raisonnable de refuser les prestations : Walker aux para 34–35.

[25] Dans l’affaire Aryan, la demanderesse s’était fondée sur des cotisations d’impôt et des relevés bancaires, mais elle n’avait pas montré la source de l’argent déposé ni donné la raison pour laquelle cet argent avait été gagné : Aryan aux para 9, 28. La demanderesse n’avait ni reçus ni factures : Aryan aux paras 23, 25. La juge Strickland a renvoyé expressément aux Lignes directrices et à sa liste d’éléments de preuve acceptables pour rejeter l’argument de Mme Aryan selon lequel l’agent était tenu de considérer les cotisations d’impôt comme étant une preuve concluante de ses revenus : Aryan aux para 33–35.

[26] Contrairement aux affaires ci-dessus, l’agent en l’espèce n’a soulevé aucun doute quant au contenu des factures présentées en preuve par M. Crook. Au contraire, l’agent semble avoir accepté les [traduction] « factures détaillées », mais ensuite n’a pas expliqué pourquoi ces factures, qui semblent satisfaire aux exigences de l’ARC relatives aux revenus tirés d’un travail indépendant, n’étaient pas convaincantes ou ne suffisaient pas. Contrairement au demandeur dans l’affaire Hayat, M. Crook a expliqué pourquoi ses relevés bancaires ne feraient pas état de dépôts, soit parce qu’il a utilisé les sommes reçues en argent comptant pour ses dépenses courantes. L’agent n’a pas mis en doute la crédibilité de cette explication, mais il a néanmoins fondé sa conclusion sur l’absence de preuve bancaire.

[27] Je note à ce stade que, bien qu’il soit allégué dans le mémoire des faits et du droit du procureur général que l’agent a tiré une conclusion défavorable quant à la crédibilité du demandeur, l’avocate du procureur général a retiré cette allégation à l’audience. À mon avis, elle a eu raison de le faire. Rien dans le dossier n’indique que l’agent a tiré une conclusion défavorable quant à la crédibilité de M. Crook, encore moins une conclusion qui était étayée ou expliquée. Au contraire, comme je l’ai noté plus haut, l’agent a expressément écrit avoir jugé plausibles les déclarations de M. Crook.

[28] En deuxième lieu, le procureur général soutient qu’on a demandé à M. Crook de produire des relevés bancaires, mais qu’il a refusé de le faire, comme dans l’affaire Walker, et que ce fait suffit à sceller l’issue de la demande de PCRE et de la présente demande de contrôle judiciaire : Walker aux para 34, 37; LPCRE, art 6. Le problème de cet argument est que, d’après ce que j’ai vu dans le dossier, on n’a pas demandé à M. Crook de fournir des relevés bancaires. On lui a demandé s’il avait des relevés bancaires qui feraient état de dépôts; il a répondu qu’il n’en avait pas et a expliqué pourquoi, et cela a clos ce sujet. M. Crook n’a pas refusé de produire des relevés bancaires exigés par l’ARC. S’il n’y a pas eu de refus de fournir les renseignements exigés par le ministre, il ne peut y avoir de manquement à l’article 6 de la LPCRE qui justifierait le rejet.

[29] En troisième lieu, le procureur général soutient que M. Crook ne fait qu’être en désaccord avec l’agent quant à la valeur que ce dernier a accordé à ses pièces justificatives, citant la décision de la juge Roussel, alors juge de notre Cour, Santaguida c Canada (Procureur général), 2022 CF 523 au para 31. Je ne suis pas d’accord. La question, à mon avis, n’en est pas une d’appréciation de la preuve, mais consiste plutôt à savoir si l’agent a raisonnablement et adéquatement expliqué sa décision dans le contexte des éléments de preuve et des circonstances factuelles, d’autant plus qu’il semble y avoir dérogation aux Lignes directrices : Vavilov aux para 125–126, 131; Alexion au para 58. Il convient de noter que, dans la décision Santaguida, comme dans la décision Aryan, la juge Roussel a renvoyé aux Lignes directrices et à l’omission du demandeur de fournir des éléments de preuve satisfaisant aux exigences des Lignes directrices pour conclure que la demande de renseignements supplémentaires était justifiée et que la décision était raisonnable : Santaguida aux paras 26–31. En effet, la juge Roussel note que, selon les Lignes directrices, « [s]i le demandeur n’était pas en mesure de fournir l’un ou l’autre des documents proposés, l’agent devait lui demander s’il avait d’autres documents acceptables en sa possession » [je souligne] : Santaguida au para 28. En l’espèce, et sans explication, l’agent semble avoir demandé d’autres documents à M. Crook même si celui-ci pouvait fournir des documents prévus dans les Lignes directrices.

IV. Conclusion

[30] Pour les motifs qui précèdent, la demande de contrôle judiciaire est accueillie et la question de l’admissibilité de M. Crook aux PCRE est renvoyée à l’ARC pour un nouvel examen par un autre agent. Je tiens à préciser que l’examen initial de l’admissibilité n’avait porté que sur l’exigence des 5 000 $ de revenus, l’agent ayant conclu qu’il [traduction] « ne serait pas judicieux » dans les circonstances de demander des détails sur d’autres critères. Si l’ARC, lors du nouvel examen, conclut qu’il est satisfait quant à l’exigence relative au revenu, rien ne l’empêche de vérifier qu’il était satisfait quant aux autres critères d’admissibilité aux PCRE.

[31] Conformément à l’entente entre les parties, M. Crook, ayant obtenu gain de cause, se verra adjuger des dépens de 1 120 $.

[32] Par souci de précision, je fais l’observation que, peu après qu’a été entendue la présente demande, la juge Furlanetto a rendu la décision Sjogren c Canada (Procureur général), 2022 CF 951. Puisque les parties n’ont pas eu l’occasion de présenter d’observations sur cette décision, je ne me suis pas fondé sur celle-ci en effectuant ma décision. Cependant, je note qu’il semble que la juge Furlanetto et moi-même ayons, indépendamment l’un de l’autre, tiré des conclusions similaires à partir de situations de fait similaires.

[33] Enfin, à la demande du procureur général et avec le consentement de M. Crook, et conformément à l’article 303 des Règles des Cours fédérales, DORS/98-106, l’intitulé de l’instance est modifié de manière à ce qu’il y soit indiqué que le défendeur dans la présente demande est le procureur général.


JUGEMENT DANS LE DOSSIER T-1539-21

LA COUR STATUE que :

  1. La demande de contrôle judiciaire est accueillie et la question de l’admissibilité du demandeur aux prestations canadiennes de relance économique est renvoyée à l’Agence du revenu du Canada pour un nouvel examen par un autre agent.

  2. Le défendeur paiera au demandeur des dépens de 1 120 $.

  3. L’intitulé de l’instance est modifié de manière à ce qu’il y soit indiqué que le défendeur est le procureur général du Canada.

« Nicholas McHaffie »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

T-1539-21

 

INTITULÉ :

DAVID CROOK c CANADA (PROCUREUR GÉNÉRAL)

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 7 JUIN 2022

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE MCHAFFIE

DATE :

Le 5 décembre 2022

 

COMPARUTIONS :

David Crook

 

POUR SON PROPRE COMPTE

 

Alice Zhao Jiang

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Procureur général du Canada

Montréal (Québec)

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

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