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Date : 20221125


Dossier : T-1938-21

Référence : 2022 CF 1601

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 25 novembre 2022

En présence de madame la juge Strickland

ENTRE :

RODERICK WIGWAS,

MARY POILE

demandeurs

et

PREMIÈRE NATION DE GULL BAY, WILFRED KING, ANTHONY ESQUEGA,

ANTHONY KIN, GERALDINE KING, HUGH KING, KENNETH KING,

KEVIN KING, HECTOR MURCHINSON, LEOLA PENAGIN, LAWRENCE SHONIAS,

HUBERT WIGWAS

défendeurs

JUGEMENT ET MOTIFS

[1] La Cour est saisie d’une demande présentée en vertu de l’article 31 de la Loi sur les élections au sein de premières nations, LC 2014, c 5 [la LEPN], afin de contester l’élection du 20 novembre 2021 pour les postes de chef et de conseillers de la Première Nation de Gull Bay [l’élection]. Les demandeurs allèguent que l’élection a été menée d’une manière qui contrevient à la LEPN ou au Règlement sur les élections au sein de premières nations, DORS/2015-86 [le Règlement], et que ces contraventions ont vraisemblablement influé sur les résultats de l’élection. Ils demandent donc une ordonnance annulant l’élection et ordonnant la tenue d’une nouvelle élection avec un autre président d’élection.

Contexte

[2] La défenderesse, la Première Nation de Gull Bay, est une Première Nation participante au sens de la LEPN et ses élections sont régies par cette Loi.

[3] Les demandeurs sont tous deux membres de la Première Nation de Gull Bay. M. Roderick Wigwas était candidat au poste de chef lors de l’élection.

[4] Les faits entourant l’élection sont en grande partie non contestés.

[5] Par une résolution du conseil de bande datée du 13 avril 2021, le chef et le conseil ont fixé la date de l’élection (reportée par la suite au 20 novembre 2021) et, comme l’exige le paragraphe 2(1) du Règlement, ont nommé un président d’élection, à savoir M. Dennis Robinson [le président d’élection].

[6] Suivant l’alinéa 5(1)a) du Règlement, le président d’élection a publié un avis public de la tenue de l’assemblée de mise en candidature [l’avis de la tenue de l’assemblée]. Cet avis indiquait que l’assemblée de mise en candidature devait avoir lieu le samedi 2 octobre 2021. L’alinéa 5(1)b) du Règlement exigeait que le président d’élection envoie, par la poste et par courriel, l’avis de la tenue de l’assemblée, un formulaire de déclaration d’identité et un formulaire de demande de bulletin de vote postal aux adresses fournies au titre du paragraphe 4(1), c’est-à-dire conformément à la liste fournie au président d’élection par la Première Nation, qui indique les dernières adresses postale et électronique connues de chacun des électeurs qui ne réside pas dans la réserve.

[7] Le paragraphe 5(2) du Règlement énonce le contenu obligatoire de l’avis de la tenue de l’assemblée. À cet égard, l’alinéa 5(2)h) exige que l’avis de la tenue de l’assemblée comprenne « une mention indiquant que l’électeur peut autoriser le président d’élection à communiquer son adresse aux candidats ». Les défendeurs reconnaissent que, par une inadvertance de la part du président d’élection, l’avis de la tenue de l’assemblée ne contenait pas cette mention.

[8] L’assemblée de mise en candidature a eu lieu le 2 octobre 2021. Six personnes ont été proposées comme candidats au poste de chef, y compris le demandeur, M. Wigwas. Trente‑huit personnes ont été proposées aux postes de conseiller.

[9] Le président d’élection a ensuite publié un avis de scrutin, comme l’exige l’article 14 du Règlement, et il a préparé des trousses de vote postales qui, suivant le paragraphe 16(1), doivent être envoyées à chaque électeur qui en a fait la demande écrite. Le contenu des trousses de vote postales est également indiqué dans ce même paragraphe.

[10] Un vote par anticipation a eu lieu le samedi 13 novembre 2021, suivi du vote principal le samedi 20 novembre 2021. Les résultats montraient que 595 bulletins de vote valides ont été déposés pour le poste de chef et les dix postes de conseiller. M. Wilfred King a été le candidat élu au poste de chef, avec 321 voix, ce qui représente 163 voix de plus que le candidat arrivé en deuxième position, qui a obtenu 158 voix. M. Wigwas est arrivé troisième, avec 69 des 595 voix exprimées.

[11] Aux termes du paragraphe 24(1) du Règlement, sous réserve du paragraphe 24(2), après le dépouillement du scrutin, le président d’élection, en présence des personnes se trouvant sur les lieux, déclare élus les candidats ayant obtenu le plus grand nombre de voix. Le paragraphe 24(2) du Règlement exige le recomptage des voix lorsque « la différence entre le nombre de voix en faveur de tout candidat qui devrait être élu parce qu’il a obtenu le plus grand nombre de voix et un autre candidat est de cinq ou moins ». Le recomptage a lieu au plus tard dans les 24 heures qui suivent l’annonce du président d’élection (art 24(3)).

[12] Le dépouillement initial du scrutin a déclenché l’obligation de recomptage des voix pour le dixième poste de conseiller, puisque M. Lawrence Shonias a obtenu 187 voix et que la candidate arrivée en deuxième position, Mme Jocelyn Ledger, a obtenu 182 voix.

[13] Toutefois, ne réalisant pas immédiatement la nécessité d’un recomptage, comme l’exige le paragraphe 24(1) du Règlement, le président d’élection a déclaré les candidats élus le 21 novembre 2021, annonçant l’élection de M. Shonias et des autres candidats choisis. Ce n’est que lorsque les candidats et les agents électoraux ont quitté le bureau de vote tôt le matin du 21 novembre que le président d’élection s’est rendu compte que l’application du paragraphe 24(2) avait été déclenchée et qu’un recomptage était nécessaire.

[14] Le recomptage a finalement été fixé le lundi 29 novembre 2021, à 18 h. Le recomptage a confirmé l’élection de M. Shonias au poste de conseiller, avec 187 voix, et a déterminé que Mme Ledger avait obtenu 183 voix, plutôt que 182.

[15] Les demandeurs ont déposé leur avis de demande contestant l’élection le 20 décembre 2021.

Dispositions législatives applicables

Loi sur les élections au sein de premières nations, LC 2014, c 5

(dans sa version en vigueur du 2021-08-18 au 2022-06-09)

Contestation de l’élection

Mode de contestation

30 La validité de l’élection du chef ou d’un conseiller d’une première nation participante ne peut être contestée que sous le régime des articles 31 à 35.

Contestation

31 Tout électeur d’une première nation participante peut, par requête, contester devant le tribunal compétent l’élection du chef ou d’un conseiller de cette première nation pour le motif qu’une contravention à l’une des dispositions de la présente loi ou des règlements a vraisemblablement influé sur le résultat de l’élection.

[…]

Décision du tribunal

35 (1) Au terme de l’audition, le tribunal peut, si le motif visé à l’article 31 est établi, invalider l’élection contestée.

Règlement sur les élections au sein de premières nations, DORS/2015-86

Électeurs hors réserve

4 (1) Au moins soixante-cinq jours avant l’élection, la première nation fournit au président d’élection les dernières adresses postale et électronique connues de chacun des électeurs qui ne résident pas dans la réserve.

Communication de la liste des électeurs

(2) Le président d’élection communique à tout candidat à une élection au poste de chef ou de conseiller qui en fait la demande une liste des électeurs comprenant le nom des électeurs ainsi que l’adresse de ceux qui ont consenti à la transmission de leur adresse aux candidats.

Assemblée de mise en candidature

[…]

Contenu de l’avis

5 (2) L’avis d’assemblée de mise en candidature contient les renseignements suivants :

[…]

h) une mention indiquant que l’électeur peut autoriser le président d’élection à communiquer son adresse aux candidats;

[…]

Élection des candidats

24 (1) Sous réserve du paragraphe (2), après le dépouillement du scrutin, le président d’élection, en présence des personnes se trouvant sur les lieux, déclare élus les candidats ayant obtenu le plus grand nombre de voix.

Majorité inférieure à cinq

(2) Si la différence entre le nombre de voix en faveur de tout candidat qui devrait être élu parce qu’il a obtenu le plus grand nombre de voix et un autre candidat est de cinq ou moins, le président d’élection fixe une date, une heure et un lieu de recomptage des voix en faveur de ces candidats et en fait l’annonce en présence de toute personne se trouvant sur les lieux.

Recomptage

(3) Le recomptage a lieu au plus tard dans les vingt-quatre heures qui suivent l’annonce du président d’élection.

Questions en litige

[16] Les questions en l’espèce peuvent être formulées ainsi :

  1. L’élection a-t-elle été menée d’une manière qui contrevient à la LEPN ou au Règlement?

  2. Dans l’affirmative, la contravention avait-elle vraisemblablement influé sur le résultat de l’élection?

  3. Dans l’affirmative, la Cour devrait-elle exercer son pouvoir discrétionnaire et annuler l’élection?

Contexte juridique

[17] Dans la décision Flett c Première Nation de Pine Creek, 2022 CF 805, j’ai déjà décrit ainsi le contexte juridique des demandes présentées en vertu de l’article 31 de la LEPN :

[15] L’article 31 de la LEPN comprend deux éléments auxquels celui qui conteste l’élection d’un chef ou d’un conseiller doit satisfaire pour avoir gain de cause :

i. il doit y avoir eu contravention à la LEPN ou au Règlement;

ii. la contravention a vraisemblablement influé sur le résultat de l’élection.

[16] Selon l’article 35, la Cour peut, si ces éléments sont établis, invalider l’élection contestée.

[17] La jurisprudence relative aux demandes fondées sur l’article 31 et à la possibilité d’invalider l’élection contestée en vertu du paragraphe 35(1) (ou de dispositions législatives semblables) a établi les principes généraux suivants :

- La contravention peut prendre la forme d’une action ou d’une omission commise par un électeur, un candidat ou un membre du personnel électoral (Bird c Première Nation de Paul, 2020 CF 475 [Bird] au para 29; O’Soup v Montana, 2019 SKQB 185 [O’Soup] au para 27).

- Il incombe au demandeur d’établir qu’il y a eu contravention à la LEPN ou au Règlement et que cette contravention a vraisemblablement influé sur le résultat de l’élection (Whitford c Première Nation de Red Pheasant, 2022 CF 436 [Whitford] au para 75; Bird, aux para 28-30; McNabb v Cyr, 2017 SKCA 27 [McNabb] au para 23; Opitz c Wrzesnewskyj, 2012 CSC 55 [Opitz] au para 52; Papequash c Brass, 2018 CF 325 [Papequash] au para 33; O’Soup, au para 29). Les tribunaux ont jugé que le sens du mot « vraisemblablement » se rapprochait davantage de celui de « probable » que de celui de « possible » ou de « peut avoir influé sur le résultat » (Paquachan v Louison, 2017 SKQB 239 [Paquachan] au para 24; O’Soup, au para 117).

- La norme de preuve à laquelle le demandeur doit satisfaire pour établir que les exigences de l’article 31 sont remplies est celle de la prépondérance des probabilités (Good c Canada (Procureur général), 2018 CF 1199 [Good] au para 49; Papequash, au para 33; McNabb, au para 23; O’Soup, aux para 29 et 92; Whitford, au para 75). Si le demandeur présente suffisamment d’éléments de preuve pour établir, selon la prépondérance des probabilités, qu’il y a eu contravention et que celle‑ci a vraisemblablement influé sur le résultat de l’élection, le fardeau de preuve peut être transféré au défendeur, qui doit alors réfuter l’allégation de contravention ou établir que la contravention n’a vraisemblablement pas influé sur le résultat de l’élection (Opitz, au para 61; Paquachan, au para 23; O’Soup, au para 92; McNabb, au para 23).

- Il est une « présomption de régularité » selon laquelle la Cour présume que toutes les procédures nécessaires ont été suivies au cours de l’élection contestée, à moins que le demandeur prouve le contraire (Opitz, au para 169; Bird, au para 29; O’Soup, au para 91; McNabb, au para 26). Il est inévitable que, dans une élection, des irrégularités se produisent sous une forme ou une autre (Opitz, au para 46; Paquachan, au para 19). Ces erreurs administratives ne devraient pas entraîner l’invalidation de l’élection à moins qu’il ne soit établi qu’elles ont vraisemblablement influé sur son résultat (Paquachan, au para 19; Papequash, au para 33; McNabb, au para 36; Good, au para 49; Whitford, au para 77).

- Ce ne sont pas toutes les contraventions qui justifient l’annulation d’une élection. Les facteurs à prendre en compte peuvent différer selon que la contravention porte sur des questions de forme concernant le déroulement de l’élection, ou sur des questions de fraude ou de corruption, comme l’achat de votes. Par exemple, dans les affaires portant sur des questions de forme, il peut être approprié de recourir à une approche mathématique, comme le critère du « nombre magique », pour établir la probabilité d’un résultat différent. Toutefois, lorsque le résultat d’une élection a été faussé par une fraude au point de remettre en question l’intégrité du processus électoral, une annulation peut être justifiée, peu importe le nombre de votes valides prouvé (Good, au para 54; Papequash, au para 34; McEwing c Canada (Procureur général), 2013 CF 525 [McEwing] aux para 81-82; Bird, au para 32; Gadwa c Kehewin Première Nation, 2016 CF 597 [Gadwa] aux para 88‑89; Whitford, au para 78).

- Même si les demandeurs ont satisfait aux deux exigences de la loi, la Cour a ultimement le pouvoir discrétionnaire d’ordonner la tenue d’une nouvelle élection. Elle peut notamment l’exercer dans les cas de fraude ou d’autres formes de corruption. Il en est ainsi parce que l’annulation d’une élection a de graves conséquences. Non seulement elle prive les personnes dont les votes sont rejetés de leur droit de participer au scrutin, mais en prive aussi tous les électeurs qui ont voté; augmente le risque de litiges futurs; ébranle la certitude des résultats démocratiques; et peut provoquer une désillusion et une apathie chez les électeurs (Bird, au para 31; Paquachan, aux para 20 et 25; Good, au para 55; Opitz, au para 48; O’Soup, aux para 31, 117 et 123; McNabb, au para 45; McEwing, aux para 78 et 82).

[18] C’est dans ce contexte juridique que j’examine maintenant les observations des parties et la preuve.

L’élection a-t-elle été menée d’une manière qui contrevient à la LEPN ou au Règlement?

[19] Dans leur avis de demande, les demandeurs ont formulé de nombreuses allégations concernant de possibles violations du Règlement. Toutefois, dans leurs observations écrites, ils n’ont invoqué que deux motifs pour contester l’élection, soit l’omission de fournir le formulaire de consentement à la communication des adresses des électeurs dans la trousse de mise en candidature postale, contrairement à l’alinéa 5(2)h) du Règlement, et l’omission de procéder à un recomptage dans les 24 heures suivant le scrutin, contrairement à l’article 24 du Règlement. Je fais également remarquer que les demandeurs n’ont produit aucun élément de preuve concernant les autres allégations formulées dans l’avis de demande. Par conséquent, les demandeurs ne se sont pas acquittés de leur fardeau de démontrer qu’il y a eu violation de la LEPN ou du Règlement en ce qui concerne ces autres allégations (Bird c Première Nation de Paul, 2020 CF 475 au para 28 [Bird]; Good c Canada (Procureur général), 2018 CF 1199 au para 49).

[20] Les défendeurs reconnaissent qu’il y a eu des contraventions techniques et procédurales à l’alinéa 5(2)h) et à l’article 24 du Règlement pendant le processus électoral.

[21] La première exigence de l’article 31 de la LEPN est donc respectée.

Les contraventions ont-elles vraisemblablement influé sur le résultat de l’élection?

Position des demandeurs

[22] Les demandeurs soutiennent que, sans la contravention à l’alinéa 5(2)h) du Règlement – l’omission d’inclure dans les trousses de vote postales un formulaire de consentement à la communication des adresses des électeurs aux candidats –, les candidats auraient eu la possibilité de faire campagne auprès des électeurs et que cela aurait influé sur les résultats de l’élection. Dans son affidavit, M. Wigwas soutient en outre que le chef et les conseillers actuels ont eu un avantage injuste, puisqu’ils avaient accès aux adresses postales des électeurs et qu’ils pouvaient donc faire campagne auprès d’eux.

[23] En ce qui concerne l’article 24 du Règlement, les demandeurs soutiennent qu’un recomptage n’a pas été effectué de la manière prescrite et que [traduction] « [l]’absence d’un recomptage des voix est suffisante pour étayer une conclusion selon laquelle cela a influé sur les résultats ».

Position des défendeurs

[24] Les défendeurs soutiennent que les demandeurs n’ont pas défini – et encore moins établi – de lien entre les contraventions et le résultat ou l’issue de l’élection.

[25] Le dossier démontre plutôt que les contraventions n’étaient que des irrégularités de forme qui n’avaient pas influé sur les résultats, car : a) aucun électeur n’a été en mesure de nommer le candidat de son choix ou de voter pour celui-ci; b) comme lors des élections précédentes de la Première Nation de Gull Bay, aucune personne ni aucun candidat n’ont demandé au président d’élection de leur fournir des adresses électorales (conformément au paragraphe 4(2) du Règlement); c) le recomptage a eu lieu de façon publique et transparente, en avisant les candidats et les électeurs concernés; d) le président d’élection et la Première Nation de Gull Bay ont déployé des efforts spéciaux pour assurer une élection sécuritaire, ordonnée et transparente pendant une crise de santé publique continue (la pandémie de COVID-19), ce qui a entraîné une augmentation de la participation électorale comparativement aux élections précédentes de la Première Nation de Gull Bay.

[26] Par conséquent, les défendeurs soutiennent que le demandeur ne s’est pas acquitté de son fardeau imposé par l’article 31 de la LEPN.

Analyse

Alinéa 5(2)h) du Règlement

[27] À mon avis, les demandeurs n’ont pas démontré, selon la prépondérance des probabilités, que la contravention à l’alinéa 5(2)h) du Règlement a vraisemblablement influé sur le résultat de l’élection. Ils n’ont produit aucun élément de preuve à l’appui de leur affirmation.

[28] L’affidavit de M. Wigwas renvoie au « Electoral Officer’s Handbook – First Nation Elections Act » (« manuel du président d’élection – LEPN »), qui prévoit que les agents électoraux doivent préparer une liste des électeurs hors réserve qui ont consenti à ce que leur nom soit communiqué aux candidats. M. Wigwas affirme que cela n’a pas été fait. De même, il affirme que le consentement à la communication des adresses des électeurs n’était pas inclus dans la trousse de vote postale et que cela contrevient à l’alinéa 5(2)h) du Règlement. Les défendeurs le reconnaissent. Toutefois, M. Wigwas ne fournit aucun élément de preuve établissant que les contraventions ont vraisemblablement influé sur le résultat de l’élection, qui est le deuxième élément qui doit être établi dans toute demande présentée en vertu de l’article 31 de la LEPN.

[29] Dans son affidavit, M. Wigwas affirme qu’en tant que candidat, il n’a reçu aucune correspondance du président d’élection lui fournissant l’adresse des membres de la collectivité qui résident hors réserve. Je fais remarquer que le paragraphe 4(2) du Règlement prévoit que le président d’élection doit communiquer, à tout candidat à une élection au poste de chef ou de conseiller qui en fait la demande, une liste des électeurs comprenant le nom des électeurs ainsi que l’adresse de ceux qui ont consenti à la transmission de leur adresse aux candidats. M. Wigwas n’a fourni aucun élément de preuve indiquant que lui ou une autre personne en avait déjà fait la demande.

[30] L’affidavit de Mme Poile, établi sous serment le 4 avril 2022, est muet à cet égard.

[31] Dans son affidavit établi sous serment le 4 mai 2022, le président d’élection décrit ses études et sa formation, et indique qu’il a agi en tant que président d’élection pour la Première Nation de Gull Bay lors de chaque élection tenue depuis 1998. Il décrit le processus électoral. Il affirme que, lorsqu’il a préparé l’avis de la tenue de l’assemblée et la trousse de mise en candidature postale, il s’est servi de sa propre base de données interne de formulaires relatifs à l’élection, qui provient d’une ancienne base de données d’Affaires autochtones et Développement du Nord Canada. Il a utilisé par inadvertance une ancienne base de données qui n’incluait aucune mention indiquant que l’électeur peut autoriser le président d’élection à communiquer son adresse aux candidats et il n’a remarqué l’absence de la mention qu’en octobre 2021, après la tenue de l’assemblée de mise en candidature. Le président d’élection affirme qu’aucune personne ni aucun candidat n’ont demandé qu’il leur fournisse les adresses des électeurs. De plus, dans les plus de 20 ans où il a agi en tant que président d’élection pour la Première Nation de Gull Bay, il n’a jamais reçu de demande relative aux adresses des électeurs.

[32] Les défendeurs ont également déposé l’affidavit de Mme Elizabeth Boon, une conseillère spéciale du chef et du conseil de la Première Nation de Gull Bay, établi sous serment le 3 mai 2022, dans lequel Mme Boon décrit son rôle relatif à l’exercice de diverses fonctions administratives pour la Première Nation. Mme Boon affirme qu’elle a travaillé en étroite collaboration avec le président d’élection dans le cadre de l’élection, et décrit son rôle et ses responsabilités à cet égard. Il s’agissait notamment de faire en sorte que le président d’élection dispose des coordonnées les plus exactes possibles des électeurs de la Première Nation de Gull Bay. Mme Boon décrit également le processus à cet égard. Elle témoigne en disant qu’à aucun moment, la liste des électeurs admissibles ne comprenait des adresses et qu’à aucun moment pendant le processus électoral, un candidat ou un membre de la Première Nation de Gull Bay ne lui a demandé de lui fournir les adresses des électeurs. Elle n’était pas non plus au courant de la présentation d’une telle demande à un autre membre du personnel de la Première Nation de Gull Bay. En outre, selon son expérience – elle a assumé un rôle semblable lors des élections de 2010, de 2015 et de 2016 –, les membres de la Première Nation de Gull Bay sont généralement très protecteurs de leur vie privée et hésitent à communiquer leurs coordonnées. Lors des trois élections précédentes dans le cadre desquelles elle a agi en tant que conseillère spéciale, elle ne se souvient pas d’avoir reçu de demande concernant les adresses des électeurs de la part d’un candidat, d’un représentant ou d’un membre de la Première Nation de Gull Bay, ou même entendu parler d’une telle demande.

[33] Il convient de noter qu’il n’existe non plus rien dans la preuve de M. Wigwas, ni ailleurs, qui permettrait, par exemple, d’établir le nombre d’électeurs admissibles hors réserve ou d’indiquer que des candidats auraient fait campagne auprès d’électeurs hors réserve s’ils avaient eu leur adresse ou qu’ils l’avaient fait par le passé. De plus, aucun électeur hors réserve n’a présenté d’éléments de preuve concernant l’omission du consentement dans la trousse de vote postale et l’incidence, le cas échéant, de cette omission sur leur vote.

[34] De plus, bien que M. Wigwas affirme également dans son affidavit que le chef et les conseillers de l’époque avaient un avantage injuste, puisqu’ils avaient le privilège d’avoir accès aux adresses postales des électeurs, leur permettant ainsi de faire campagne auprès de tous les électeurs, rien n’indique que le chef et les conseillers antérieurs avaient effectivement accès aux adresses ou qu’ils avaient utilisé cet accès pour faire campagne.

[35] Je reconnais que M. Wigwas a affirmé, lorsqu’il a comparu devant moi, qu’il croyait fermement que le résultat de l’élection aurait été différent si l’avis de la tenue de l’assemblée avait inclus une mention indiquant que l’électeur pouvait autoriser le président d’élection à communiquer son adresse aux candidats. Il a également affirmé qu’il n’y avait aucune disposition dans le Règlement permettant de soulever cette question en tant que préoccupation pendant la période précédant l’élection. Toutefois, à mon avis, dans ces circonstances et compte tenu de l’absence d’éléments de preuve à l’appui, y compris de tout effort de la part de M. Wigwas ou d’autres personnes pour soulever même de façon informelle la préoccupation auprès du président d’élection ou pour demander l’accès aux adresses, les demandeurs n’ont pas démontré que la contravention à l’alinéa 5(2)h) du Règlement aurait vraisemblablement influé sur les résultats de l’élection.

Article 24 du Règlement

[36] Les demandeurs ne se sont pas non plus acquittés de leur fardeau de preuve en ce qui concerne la contravention à l’article 24 du Règlement, puisqu’ils font simplement valoir que la contravention à cet article est, en soi, suffisante pour étayer une conclusion portant qu’elle a influé sur les résultats de l’élection. Ils n’ont pas laissé entendre que, si les votes avaient été recomptés dans les 24 heures qui ont suivi l’annonce du président d’élection, les résultats auraient été différents, et n’ont pas fourni d’éléments de preuve à cet égard.

[37] Dans son affidavit, M. Wigwas ne dit rien sur l’article 24 du Règlement, si ce n’est qu’il déclare de manière générale que le président d’élection n’a pas [traduction] « effectué les étapes de recomptage appropriées après l’annonce du vote ». L’affidavit de Mme Poile décrit les événements entourant l’annonce des gagnants de l’élection le 21 novembre 2021, et indique qu’un recomptage n’a pas eu lieu dans les 24 heures qui ont suivi l’annonce, comme l’exige l’article 24 du Règlement, et que le recomptage n’a eu lieu que le 29 novembre 2021. Bien qu’elle affirme de façon générale que le président d’élection ne s’est pas acquitté de son rôle et de ses responsabilités, puisqu’il n’a pas effectué les étapes de recomptage appropriées après l’annonce du vote, Mme Poile n’aborde pas, dans son affidavit, la façon dont le retard dans la tenue du recomptage a pu influer sur le résultat de l’élection.

[38] Le président d’élection indique dans son affidavit que le dépouillement du scrutin s’est terminé vers 2 h, le dimanche 21 novembre 2021. Il a ensuite annoncé le résultat. À ce moment‑là, il n’avait pas remarqué la différence entre le nombre de voix en faveur de M. Shonias et le nombre de voix en faveur de Mme Ledger, différence qui a déclenché un recomptage en vertu de l’article 24 du Règlement. Cela a été porté à son attention vers 3 h, alors que lui et son personnel rangeaient leurs affaires; un membre du personnel a remarqué la différence dans le nombre de voix et l’a averti de la nécessité d’un recomptage. À ce moment-là, les candidats et les agents électoraux avaient déjà quitté les lieux. Le président d’élection et son personnel ont convenu de se reposer et de régler la question plus tard dans la matinée. Il décrit les efforts déployés pour joindre M. Shonias et Mme Ledger, efforts qui n’ont porté fruit que tard la semaine suivante. Il affirme que, afin d’accorder suffisamment de temps à sa préparation, il avait fixé le recomptage au lundi 29 novembre 2021. Il décrit ce processus et le recomptage. Le recomptage a confirmé l’élection de M. Shonias au poste de conseiller, avec 187 voix. Le recomptage a permis de conclure que Mme Ledger avait obtenu 183 voix, plutôt que 182.

[39] L’affidavit de Mme Boon décrit également les efforts déployés pour communiquer avec M. Shonias et Mme Ledger, ainsi que pour planifier la logistique et la conduite du recomptage, en particulier à un moment où il y avait une hausse des cas de COVID-19.

[40] Bien que les défendeurs reconnaissent que, le 21 novembre 2021, le président d’élection n’avait pas fixé la date, l’heure et le lieu du recomptage, qu’il n’avait pas annoncé ce recomptage en présence de toutes les personnes présentes, et que le recomptage n’a pas commencé dans les 24 heures qui ont suivi l’annonce par le président d’élection qu’un recomptage était nécessaire, les demandeurs n’ont fourni aucun élément de preuve qui indique que cette contravention technique aux paragraphes 24(2) et (3) du Règlement aurait vraisemblablement influé sur le résultat de l’élection. Par exemple, rien n’indique que les bulletins de vote ont été détruits, empêchant un recomptage, ou qu’il y a une irrégularité dans la façon dont les bulletins de vote ont été conservés ou dans la façon dont le recomptage a été effectué.

[41] Compte tenu des éléments de preuve décrivant le processus qui a été engagé et le résultat du recomptage, je ne peux pas conclure que la violation a influé de quelque façon que ce soit sur les résultats de l’élection.

[42] Je tiens également à souligner que les deux candidats concernés par le recomptage n’ont soulevé aucune préoccupation selon laquelle les résultats de l’élection auraient été différents s’il n’y avait pas eu de contravention à l’article 24 du Règlement.

[43] Compte tenu de mes conclusions, je rejette la présente demande.

La Cour devrait-elle exercer son pouvoir discrétionnaire et annuler l’élection?

[44] Vu la conclusion que je viens de tirer, je n’ai pas à examiner cette question.

[45] Toutefois, et quoi qu’il en soit, comme il est indiqué plus haut, la Cour a jugé qu’il est plus difficile d’annuler une élection dans une situation comme celle de l’espèce, où il y a des irrégularités de forme, par opposition à des cas de corruption (Bird, aux para 31-32). En effet, l’annulation d’une élection a de graves conséquences.

[46] Comme il est indiqué dans la décision Paquachan v Louison, 2017 SKQB 239 :

[traduction]

20 […] L’annulation d’une élection avec trop de légèreté entraîne des conséquences radicales, comme il est décrit dans l’arrêt [Opitz c Wrzesnewskyj, 2012 CSC 55] et résumé par la juge Schwann dans la décision McNabb. Premièrement, même si elle prive nécessairement de leur droit de vote les électeurs dont les votes étaient dûment et à juste titre exclus, l’annulation d’une élection prive tous les électeurs de leur droit de vote, sans qu’il y ait de contravention au processus de vote. Il est naturellement nécessaire d’annuler une élection en raison de procédures inappropriées, mais l’annulation s’accompagne d’un résultat évident, à savoir que tous les votes correctement exprimés sont également annulés. Deuxièmement, l’annulation d’une élection augmente le risque de litige et ébranle la certitude d’un résultat qui a une valeur inhérente dans une démocratie. Troisièmement, une élection subséquente et nouvelle portera toujours l’empreinte du résultat apparent de l’élection qui l’a précédé et pourra provoquer désillusion et apathie chez les électeurs.

(Voir aussi la décision O’Soup v Montana, 2019 SKQB 185 au para 31.)

[47] Dans ces circonstances, même si je n’avais pas conclu que les demandeurs n’avaient pas établi que les contraventions au Règlement avaient vraisemblablement influé sur le résultat de l’élection, j’aurais refusé d’exercer mon pouvoir discrétionnaire et d’annuler l’élection.

Dépens

[48] Dans leurs observations, les deux parties ont sollicité des dépens. Lorsqu’ils ont comparu devant moi, les défendeurs ont soutenu qu’il convient d’accorder des dépens fondés sur la colonne III du tarif B.

[49] Je comprends que les demandeurs agissent pour leur propre compte. Ils ont d’ailleurs affirmé à l’audience qu’en présentant leur demande ils cherchaient à préserver la démocratie, et ajouté qu’ils ne disposent pas des mêmes moyens financiers que les défendeurs au regard de la présente contestation. Toutefois, bon nombre des points abordés par M. Wigwas à l’audience n’étaient pas utiles aux questions soulevées dans la présente demande de contrôle judiciaire. À mon avis, il ne s’agit pas non plus du type de différend portant sur la gouvernance qui suscite une préoccupation générale d’intérêt public.

[50] Le paragraphe 400(1) des Règles des Cours fédérales, DORS/98-106 [les Règles], confère à la Cour le pouvoir discrétionnaire absolu de déterminer le montant des dépens, de les répartir et de désigner les personnes qui doivent les payer. Dans l’exercice de ce pouvoir discrétionnaire, la Cour peut tenir compte des facteurs énoncés au paragraphe 400(3) des Règles, notamment du résultat de l’instance; de l’importance et de la complexité des questions en litige; du fait que l’intérêt public dans la résolution judiciaire de l’instance justifie une adjudication particulière des dépens; et de toute autre question que la Cour juge pertinente. La Cour peut fixer tout ou partie des dépens en se reportant au tarif B et adjuger une somme globale au lieu ou en sus des dépens taxés (art 400(4) des Règles).

[51] Dans ces circonstances, et étant donné qu’ils ont obtenu gain de cause, les défendeurs ont droit à des dépens dont le montant sera calculé en fonction de la colonne III du tarif B.


JUGEMENT dans le dossier T-1938-21

LA COUR REND LE JUGEMENT suivant :

  1. La demande présentée en vertu de l’article 31 de la Loi sur les élections au sein de premières nations, LC 2014, c 5, contestant l’élection du 20 novembre 2021 pour les postes de chef et de conseillers de la Première Nation de Gull Bay, est rejetée.

  2. Les défendeurs ont droit à des dépens, dont le montant sera calculé en fonction de la colonne III du tarif B.

« Cecily Y. Strickland »

Juge

Traduction certifiée conforme

Semra Denise Omer


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

T-1938-21

 

INTITULÉ :

RODERICK WIGWAS, MARY POILE c LA PREMIÈRE NATION DE GULL BAY, WILFRED KING, ANTHONY ESQUEGA, ANTHONY KIN, GERALDINE KING, HUGH KING, KENNETH KING, KEVINKING, HECTORMURCHINSON, LEOLAPENAGIN, LAWRENCE SHONIAS, HUBERT WIGWAS

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Par vidéoconférence au moyen de Zoom

 

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 17 novembre 2022

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LA JUGE STRICKLAND

 

DATE DES MOTIFS :

LE 25 NOVEMBRE 2022

 

COMPARUTIONS :

Roderick Wigwas

Mary Poile

 

POUR LES DEMANDEURS

(POUR LEUR PROPRE COMPTE)

 

Rober Janes, c.r.

Kaelan Unrau

 

POUR LES DÉFENDEURS

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

JFK Law LLP

Vancouver (Colombie-Britannique)

 

POUR LES DÉFENDEURS

 

 

 

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