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Date : 20221128


Dossier : IMM-1624-21

Référence : 2022 CF 1633

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 28 novembre 2022

En présence de monsieur le juge Zinn

ENTRE :

DO MEE TUNG

demanderesse

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

[1] Mme Tung conteste la décision prise au terme d’un examen des risques avant renvoi [ERAR], selon laquelle elle ne serait pas exposée à un risque de persécution ou de torture, à une menace à sa vie ou à un risque de traitements ou peines cruels et inusités si elle était renvoyée en Chine.

[2] La demanderesse est arrivée au Canada le 22 novembre 2001 et a présenté une demande d’asile. Elle a affirmé craindre avec raison d’être persécutée par le gouvernement chinois parce qu’elle était une adepte du Falun Gong. La Section de la protection des réfugiés [la SPR] lui a reconnu la qualité de réfugiée au sens de la Convention le 31 octobre 2002. Elle est devenue une résidente permanente du Canada le 12 mai 2004.

[3] Le ministre a présenté une demande de constat de perte de l’asile le 24 avril 2014. Le 27 février 2018, la SPR a conclu que Mme Tung « a[vait] démontré qu’elle avait volontairement l’intention de se réclamer à nouveau de la protection de son pays de nationalité, et que les raisons qui lui ont fait demander l’asile n’exis[taient] plus », et elle a accueilli la demande du ministre.

[4] La SPR s’est fondée sur le fait que la demanderesse s’est réclamée de nouveau de la protection de la Chine peu de temps après avoir obtenu le statut de résidente permanente pour accueillir la demande de constat de perte de l’asile. Elle a conclu ce qui suit :

  1. Mme Tung a obtenu un passeport chinois le 11 juin 2004;

  2. À l’expiration de son passeport chinois, Mme Tung en a reçu un nouveau le 20 mai 2009;

  3. Mme Tung s’est rendue en Chine 12 fois entre 2004 et 2010.

[5] La SPR a conclu que ses voyages en Chine étaient volontaires :

Aucun élément de preuve ne démontre que la demande de l’intimée en [sic] visant à obtenir des passeports chinois et ses 12 voyages en Chine n’étaient pas volontaires. L’intimée n’a pas agi sous la contrainte et n’a pas été forcée par des circonstances indépendantes de sa volonté. Le fait qu’elle a demandé et obtenu des passeports chinois afin de retourner en Chine n’est pas contesté. Il se peut que l’intimée ait eu des raisons personnelles de retourner en Chine, telles que prendre soin de sa mère malade et aider son époux emprisonné, mais ses actes étaient volontaires.

[6] La SPR a conclu que Mme Tung avait l’intention, par ses actes, de se réclamer de nouveau de la protection de la Chine. Elle a jugé qu’en l’absence de preuve contraire, le fait de demander et d’obtenir un passeport de la Chine dans le but d’y retourner était considéré comme entraînant la perte du statut de réfugié, et que la demanderesse n’avait pas réfuté cette présomption.

[7] Enfin, la SPR a conclu que la demanderesse avait obtenu la protection des autorités chinoises aux fins de l’application de l’alinéa 108(1)a) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [la LIPR], soulignant qu’elle avait demandé et obtenu deux passeports chinois et qu’elle était entrée en Chine à 12 occasions.

[8] La SPR a fait remarquer que l’alinéa 108(1)e) de la LIPR prévoit que le demandeur n’a plus qualité de réfugié si les raisons qui lui ont fait demander l’asile n’existent plus. À cet égard, elle a conclu que la raison pour laquelle la demanderesse avait initialement demandé l’asile au Canada, soit le fait d’être une adepte du Falun Gong, n’existait plus. La demanderesse a déclaré qu’elle avait cessé de pratiquer le Falun Gong après son arrivée au Canada et qu’elle ne l’avait pratiqué lors d’aucune de ses visites en Chine.

[9] La Cour a rejeté une demande d’autorisation et de contrôle judiciaire de cette décision en décembre 2018.

[10] Dans sa demande d’ERAR, Mme Tung a allégué qu’elle craignait de subir un préjudice si elle était renvoyée en Chine parce qu’elle serait considérée comme une demandeure d’asile de retour dans son pays, parce que son époux est un criminel reconnu coupable, parce qu’elle a déjà été une adepte du Falun Gong et parce qu’elle ne possède pas de hukou.

[11] L’agent d’ERAR a rejeté chacune de ces préoccupations.

[12] Premièrement, l’agent a admis que la demanderesse serait considérée comme une demandeure d’asile de retour dans son pays et qu’elle pouvait craindre de retourner en Chine pour cette raison; toutefois, il a jugé que cette crainte était insuffisante pour conclure qu’elle était exposée à un risque :

[traduction]
Je conviens que la demanderesse craint de subir un préjudice si elle est renvoyée en Chine, car elle serait alors une demandeure d’asile de retour dans son pays. Toutefois, il y a lieu de se demander si cette possibilité de discrimination constitue de la persécution depuis sa dernière visite en Chine en 2014, alors qu’elle avait déjà interagi avec les autorités de l’État, qu’elle s’était déplacée librement dans le pays et qu’elle avait pu obtenir un passeport auprès de représentants de l’État, sans pour autant être prise pour cible parce qu’elle était une demandeure d’asile de retour dans son pays.

[13] L’agent conclut que la situation n’avait pas changé depuis sa dernière visite :

[traduction]
La demanderesse n’a donc pas démontré de façon adéquate en quoi elle serait personnellement exposée à un risque si elle était renvoyée en Chine en tant que demandeure d’asile. Cette conclusion repose sur la prépondérance des probabilités.

[14] Deuxièmement, l’agent a convenu que l’époux de la demanderesse avait été emprisonné après son inculpation en 2012. Selon la preuve, la demanderesse est retournée en Chine à deux reprises en 2012, une fois en 2013 et une fois en 2014 afin de lui venir en aide.

[15] Dans l’affidavit qu’elle a déposé à l’appui de sa demande d’ERAR, la demanderesse atteste ce qui suit : [TRADUCTION] « Je n’ai jamais rendu visite directement à mon époux, car j’avais peur de le faire. » Cependant, dans la décision de constat de perte de l’asile, la SPR souligne qu’elle s’est bien rendue à la prison lorsqu’elle était en Chine :

Elle a fourni un certain nombre de reçus concernant des sommes versées au centre de détention pour les fonds relatifs aux soins de son époux. Elle a affirmé dans son témoignage qu’elle remettait les [traduction] « fonds relatifs aux soins » au centre de détention environ une fois par mois lorsqu’elle était en Chine. Elle a mentionné que le neveu de son époux apportait des vêtements et payait les fonds relatifs aux soins de détention en son nom lorsqu’elle n’était pas en Chine. Elle a mentionné que le neveu de son époux a payé les fonds relatifs aux soins avec l’argent qu’elle lui avait remis.

[…]

L’intimée a interagi avec les autorités chinoises lors de ses nombreux voyages en Chine. Elle a déclaré dans son témoignage qu’elle a utilisé son propre passeport pour voyager. Au moment de son entrée en Chine et de sa sortie, elle a passé les contrôles de sécurité devant les responsables de la sécurité frontalière à l’aéroport. Elle n’a pas suscité d’attention négative de la part des autorités. En outre, elle a déclaré dans son témoignage qu’elle a interagi avec les autorités chinoises au centre de détention où son époux était détenu. Pour payer les fonds relatifs aux soins de détention de son époux et lui apporter des vêtements et des effets personnels, elle a interagi avec les agents de prison chinois.

[16] L’agent d’ERAR a reconnu qu’il était possible que Mme Tung craigne de subir un préjudice à son retour en Chine parce qu’elle est membre de la famille d’un criminel reconnu coupable; mais il a jugé que cette crainte était insuffisante pour lui permettre de conclure que Mme Tung était exposée à un risque, car rien n’indiquait que la situation avait changé depuis sa dernière visite en 2014 :

[traduction]
Je conviens que la demandeure craint de subir un préjudice si elle est renvoyée en Chine, car elle est membre de la famille d’un criminel reconnu coupable. Toutefois, il y a lieu de se demander si cette possibilité de discrimination constitue de la persécution depuis sa dernière visite en Chine en 2014, alors que, selon son témoignage devant la SPR, elle avait déjà interagi avec les autorités de l’État, rendu visite à son époux au centre de détention et s’était déplacée librement dans le pays sans attirer une quelconque attention négative de la part des autorités parce qu’elle était membre de la famille d’un criminel reconnu coupable. Je conclus que la demandeure et son conseil n’ont pas réfuté la présomption de protection de l’État contre les pires formes de discrimination, car ils n’ont pas expliqué en quoi la situation avait changé depuis la dernière visite en Chine de la demandeure et son témoignage devant la SPR. La demandeure n’a donc pas démontré de façon adéquate en quoi elle serait personnellement exposée à un risque si elle était renvoyée en Chine parce qu’elle est membre de la famille d’un criminel reconnu coupable. Cette conclusion repose sur la prépondérance des probabilités.

[17] Troisièmement, l’agent s’est penché sur la question de savoir si la demanderesse courrait un risque en tant qu’ancienne adepte du Falun Gong. Encore une fois, il a pris acte de sa crainte à cet égard, mais a affirmé qu’il y avait lieu de se demander si cette possibilité de discrimination constitue de la persécution depuis sa dernière visite en Chine en 2014. L’agent a fait remarquer que la demanderesse n’avait présenté aucune preuve démontrant qu’elle ne serait pas traitée de la même manière qu’elle l’avait été les années précédentes lorsqu’elle est retournée en Chine. Il a conclu que le risque fondé sur ce motif n’avait pas été établi.

[18] Enfin, l’agent s’est penché sur le fait que la demanderesse n’avait pas de hukou. La demanderesse a fait valoir que sa [traduction] « présence en tant que personne de retour en Chine après des années à l’étranger sera signalé au Bureau de la sécurité publique responsable de la région où [elle] résiderait, et [qu’elle] ferait l’objet de mesures coercitives (notamment d’arrestations, de détentions et d’amendes) parce [qu’elle] ne possède pas de hukou valide ». L’agent a jugé que cette observation était hypothétique. Il a également rejeté le document préparé par la Direction des recherches de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié en février 2005 et intitulé « Chine : Réformes du système d’enregistrement des ménages (hukou) (1998-2004) », jugeant qu’il avait peu de valeur probante, car il avait été rédigé 15 ans avant le dépôt de la demande d’ERAR et qu’il est muet sur le traitement réservé à ceux qui retournent en Chine.

[19] La demanderesse soulève deux questions. Elle soutient que la décision est déraisonnable parce que l’agent n’a pas tenu compte du fait qu’elle était une résidente permanente du Canada lors de ses dernières visites en Chine et non une demandeure d’asile qui retourne au pays. Par conséquent, son profil diffère de celui que la SPR a examiné lors de l’instruction de la demande de constat de perte de l’asile. La demanderesse ajoute que l’agent a commis une erreur en omettant de tenir compte de l’incidence cumulative des quatre risques allégués, et plus particulièrement du fait qu’elle était une personne âgée qui serait de retour au pays sans hukou, et qu’elle n’aurait donc pas accès aux services sociaux. Elle soutient également que l’agent a commis une erreur en ne tenant pas d’audience alors que, pour l’essentiel, il ne la croyait pas.

[20] Examinons d’abord cette dernière question. Il est faux de dire que l’agent ne croyait pas la demanderesse. Dans chaque cas, l’agent a pris acte du fait qu’elle croyait être exposée à un risque fondé sur les quatre motifs énoncés, mais il a, à juste titre, mentionné qu’une crainte subjective n’était pas le critère applicable. L’évaluation doit être faite en fonction de la preuve relative à l’existence du risque allégué.

[21] À cet égard, l’agent a examiné ce qui était arrivé à la demanderesse chaque fois qu’elle était retournée en Chine au cours des années précédentes, considérant qu’il s’agissait de la meilleure preuve de ce qui arriverait vraisemblablement cette fois-ci. Il n’est pas erroné d’utiliser des données tirées de l’expérience vécue pour évaluer ce qui se passera vraisemblablement dans l’avenir.

[22] La demanderesse prétend que l’agent n’a pas évalué les éléments de preuve de manière cumulative :

[traduction]
Lorsqu’il examine le bien-fondé d’une demande d’asile, le tribunal doit examiner le profil de la personne et déterminer si, en fonction de ce profil, la personne est exposée à plus qu’une simple possibilité de persécution. Par conséquent, si un élément de preuve donne à penser qu’une personne ayant un certain profil risque d’être persécutée, le tribunal doit examiner l’ensemble de la preuve et se demander si, compte tenu de tous les facteurs pris de façon cumulative, le demandeur d’asile correspond au profil et sera exposé à un risque. Le fait de ne pas tenir compte des facteurs dans leur ensemble entraîne une erreur susceptible de révision.

[23] Avec tout le respect que je dois à l’avocat de la demanderesse, la jurisprudence à laquelle il renvoie n’est d’aucune utilité. Dans l’affaire Boroumand c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2007 CF 1219, le décideur n’a pas tenu compte de l’une des allégations de risque. Dans l’affaire B027 c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2013 CF 485, le décideur semble avoir conclu qu’il n’y avait aucun risque au Sri Lanka, car le Canada avait reconnu que les demandeurs n’étaient pas des partisans des Tigres de libération de l’Eelam tamoul (TLET). C’est dans ce contexte qu’il est mentionné que les allégations doivent être examinées dans leur ensemble.

[24] Je conviens qu’un agent doit examiner les risques de façon cumulative lorsque cela est indiqué, notamment lorsque certains facteurs tendent à démontrer qu’il y a des risques et que d’autres, non. En l’espèce, l’agent a conclu qu’aucun des risques soulevés ne démontrait que la demanderesse subirait un préjudice parce qu’elle s’est réclamée de la protection de la Chine pendant de nombreuses années. Je suis également du même avis que le défendeur, qui affirme que la demanderesse souligne les difficultés auxquelles elle pourrait être confrontée parce qu’elle n’a pas de hukou, mais qu’elle ne mentionne jamais qu’il lui serait impossible d’en obtenir un si elle en faisait la demande.

[25] Enfin, l’avocat de la demanderesse a souligné qu’à plusieurs reprises, l’agent avait déclaré que sa conclusion reposait sur la prépondérance des probabilités, alors que le critère applicable est celui du « simple risque » de préjudice. Il a affirmé que l’agent avait appliqué le mauvais critère. Je rejette cette observation.

[26] L’agent aurait pu mieux s’exprimer, mais il est clair pour la Cour qu’il a simplement déclaré qu’il avait soupesé la preuve afin de déterminer si, selon la prépondérance des probabilités, le risque allégué avait été établi. Il ressort clairement de la conclusion de la décision que le bon critère a été appliqué :

[traduction]
Après avoir examiné les observations de la demanderesse, je conclus qu’elle ne serait exposée qu’à une simple possibilité de persécution fondée sur l’un ou l’autre des motifs prévus par la Convention si elle était renvoyée dans son pays de nationalité. De plus, j’estime que la preuve dont je dispose est insuffisante pour conclure qu’il est plus probable qu’improbable qu’elle soit exposée à une menace à sa vie, à un risque de peines ou traitements cruels et inusités, ou à un risque de torture dans son pays de nationalité. Je conclus que la demanderesse n’a ni qualité de réfugiée au sens de la Convention ni celle de personne à protéger au sens des articles 96 ou 97 de la LIPR.

[27] Aucune question à certifier n’a été proposée.

 


JUGEMENT dans le dossier IMM-1624-21

LA COUR ORDONNE que la présente demande est rejetée et qu’aucune question n’est certifiée.

« Russel W. Zinn »

Juge

 


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-1624-21

 

INTITULÉ :

DO MEE TUNG c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

AUDIENCE TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 10 NOVEMBRE 2022

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE ZINN

 

DATE DES MOTIFS :

LE 28 NOVEMBRE 2022

 

COMPARUTIONS :

Lorne Waldman, CM

 

Pour la demanderesse

 

Michael Butterfield

 

Pour le défendeur

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Waldman & Associates

Avocats

Toronto (Ontario)

 

Pour la demanderesse

 

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

 

Pour le défendeur

 

 

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