Date : 20221110
Dossier : IMM‑5867‑21
Référence : 2022 CF 1537
[TRADUCTION°FRANÇAISE]
Toronto (Ontario), le 10 novembre 2022
En présence de monsieur le juge Diner
ENTRE : |
KELVIN IFEANYI OTITEH |
YVONNE OTITEH |
KYLE OCHILIGWE OTITEH |
NICOLE IJEOMA OTIEH |
demandeurs |
et |
LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION |
défendeur |
JUGEMENT ET MOTIFS
I. Aperçu
[1] Les demandeurs sollicitent le contrôle judiciaire, au titre de l’article 72 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [la LIPR], de la décision datée du 25 août 2021 par laquelle un agent d’immigration [l’agent] a rejeté la demande de résidence permanente qu’ils avaient présentée. Pour les motifs exposés ci‑dessous, je rejetterai la présente demande de contrôle judiciaire.
[2] J’ai confirmé la décision de l’agent à l’audience et j’ai promis de fournir mes motifs ultérieurement. Les voici.
II. Le contexte
[3] Les demandeurs, un couple et leurs deux enfants mineurs, sont des citoyens nigérians qui sont arrivés au Canada en 2018 et qui y ont demandé l’asile.
[4] Alors qu’il vivait au Canada, le demandeur principal a suivi des cours dans le domaine des services de soutien à la personne, dans l’espoir de travailler avec son épouse dans le secteur des soins de santé. Son épouse a ouvert et gère actuellement une entreprise qui fournit des services non médicaux à domicile aux personnes âgées, aux personnes qui se remettent d’une maladie ou d’une blessure et aux patients atteints de démence.
[5] En avril 2021, les demandeurs ont présenté une demande de résidence permanente au titre de la Politique d’intérêt public temporaire visant à faciliter l’octroi de la résidence permanente pour certains demandeurs d’asile qui travaillent dans le secteur de la santé durant la pandémie de COVID‑19 [la politique]. Aux termes de la politique, les demandeurs d’asile qui travaillent dans le secteur de la santé au Canada et qui fournissent directement des soins aux patients pendant la pandémie de la COVID‑19 peuvent se voir accorder la résidence permanente sur le fondement de considérations d’intérêt public suffisantes, conformément à l’article 25.2 de la Loi. La politique énonce des critères d’admissibilité précis (voir l’annexe B). La politique exclut également la plupart des demandeurs d’asile interdits de territoire.
[6] Au moment de la présentation de la demande de résidence permanente, le demandeur principal était interdit de territoire pour criminalité aux termes du paragraphe 36(2) de la Loi, puisqu’il a été déclaré coupable en septembre 2020 d’un chef d’accusation de conduite avec facultés affaiblies en contravention du paragraphe 320.14(1) du Code criminel, LRC 1985, c C‑46. Par conséquent, le demandeur principal a présenté une demande de dispense de l’interdiction de territoire fondée sur des considérations d’ordre humanitaire.
III. La décision faisant l’objet du contrôle
[7] L’agent a refusé la demande de résidence permanente des demandeurs le 25 août 2021 [la décision contestée] en concluant que le demandeur principal était interdit de territoire pour criminalité en application du paragraphe 36(2) de la Loi, et que les demandeurs étaient donc inadmissibles à la résidence permanente aux termes de la politique.
[8] L’agent a relevé que la demande de dispense fondée sur des considérations d’ordre humanitaire qu’avait présentée le demandeur principal ne pouvait pas être traitée, car ce dernier avait une demande d’asile en instance devant la Commission de l’immigration et du statut de réfugié [la CISR].
IV. Les questions en litige et la norme de contrôle
[9] Les demandeurs ont soulevé deux questions devant la Cour : (i) l’agent n’a pas appliqué le paragraphe 25(1) et l’article 25.2 de la Loi lorsqu’il a conclu que la demande de dispense fondée sur des considérations d’ordre humanitaire qu’avait présentée le demandeur principal ne pouvait pas être traitée et (ii) l’agent a commis une erreur en concluant que les demandeurs n’étaient pas admissibles à la résidence permanente aux termes de la politique en raison de l’interdiction de territoire visant le demandeur principal aux termes du paragraphe 36(2) de la Loi.
[10] Les demandeurs soutiennent que la norme de contrôle applicable à ces deux questions est celle de la décision correcte, car il s’agit de questions de droit. Je ne suis pas de cet avis. Les questions soulevées dans la présente demande relèvent du pouvoir discrétionnaire conféré à l’agent par le régime législatif établi dans les dispositions concernant les considérations d’ordre humanitaire et celles d’intérêt public de la Loi. Ainsi, ces questions commandent à la Cour d’appliquer la norme déférente de la décision raisonnable (Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 au para 26 [Vavilov]).
[11] La première question se rapporte au pouvoir discrétionnaire de l’agent d’accorder une dispense et d’examiner la demande de résidence permanente au titre des considérations d’ordre humanitaire. Cette question doit être tranchée selon la norme de la décision raisonnable, comme l’a établi la Cour d’appel fédérale [CAF] dans l’arrêt Tapambwa c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CAF 34 au para 31 [Tapambwa]. La deuxième question se rapporte au pouvoir discrétionnaire de l’agent d’évaluer l’admissibilité des demandeurs à la résidence permanente au titre de la politique.
[12] Les demandeurs n’ont relevé aucun autre fondement permettant de réfuter la présomption d’application de la norme de la décision raisonnable (Vavilov, aux para 16‑17). Une décision raisonnable est transparente, intelligible et justifiée au regard des contraintes factuelles et juridiques pertinentes qui ont une incidence sur celle‑ci (Vavilov, au para 99). La Cour doit être convaincue que les lacunes ou insuffisances reprochées ne sont pas simplement superficielles ou accessoires par rapport au fond de la décision, et que la lacune ou la déficience qu’invoque la partie contestant la décision est suffisamment capitale ou importante pour rendre cette dernière déraisonnable (Vavilov, au para 100).
V. Analyse
A. La conclusion de l’agent selon laquelle le demandeur principal était inadmissible à une dispense relative à une interdiction de territoire fondée sur des considérations d’ordre humanitaire était raisonnable.
[13] Les demandeurs soutiennent que l’agent a établi l’inadmissibilité du demandeur principal au titre de l’alinéa 25(1.2)b) de la Loi, qui, selon eux, n’est pas applicable en l’espèce. Ils soutiennent que l’agent aurait dû tenir compte des considérations d’ordre humanitaire présentées dans la demande de dispense aux termes du paragraphe 25(1) et de l’article 25.2 de la Loi (les paragraphes 25(1) et 25(1.2) ainsi que l’article 25.2 de la Loi figurent à l’annexe A des présents motifs).
[14] Les demandeurs proposent que, comme le ministre a promulgué une politique d’intérêt public visant expressément les demandeurs d’asile en vertu de l’article 25.2 de la Loi, l’alinéa 25(1.2)b), qui empêche le ministre de tenir compte des considérations d’ordre humanitaire des demandeurs d’asile, ne s’applique pas. Selon les demandeurs, cela signifie que le ministre n’est plus empêché d’examiner les considérations d’ordre humanitaire des demandeurs d’asile aux termes de l’alinéa 25(1.2)b) : il serait donc tenu d’examiner les considérations d’ordre humanitaire du demandeur conformément au paragraphe 25(1) de la Loi.
[15] Je ne suis pas d’accord avec l’interprétation que font les demandeurs de l’application du paragraphe 25(1), de l’alinéa 25(1.2)b) et de l’article 25.2 de la Loi, car il en découlerait des conséquences absurdes, contraires au principe d’interprétation législative établi par la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Rizzo & Rizzo Shoes Ltd. (Re), [1998] 1 RCS 27, 36 OR (3d) 418 au para 27.
[16] Selon l’interprétation des demandeurs, l’article 25.2 de la Loi permettrait au ministre de passer outre aux exceptions prévues au paragraphe 25(1), mais pas au paragraphe 25(1) lui‑même. Les demandeurs ne soumettent aucune jurisprudence à l’appui de cette affirmation et je juge, suivant une simple lecture du paragraphe 25(1), que celui‑ci n’impose pas de telles restrictions au pouvoir discrétionnaire du ministre en ce qui concerne les considérations d’intérêt public. Les analyses relatives à l’applicabilité du paragraphe 25(1) et de l’article 25.2 de la Loi sont distinctes, et les joindre comme le proposent les demandeurs revient à les confondre. Il s’agit plutôt de dispositions dissociées, comme l’illustre l’analyse suivante de la CAF au paragraphe 103 de l’arrêt Tapambwa :
[...] Le premier [l’art. 25(1)] comporte un texte impératif. Le ministre « doit » examiner les demandes de mesures spéciales pour motifs d’ordre humanitaire. Par contre, l’article 25.2 est discrétionnaire. Le ministre « peut » envisager d’accorder une dispense. On ne peut donc pas conférer au mot facultatif ou discrétionnaire « peut » une connotation impérative.
[17] En l’espèce, l’agent a raisonnablement effectué les analyses conformément au paragraphe 25(1) et à l’article 25.2 pour établir si le demandeur principal était admissible à une dispense d’interdiction de territoire fondée sur des considérations d’ordre humanitaire aux termes de l’une ou l’autre de ces dispositions de la Loi. Il a conclu que le demandeur principal n’était pas admissible à une dispense d’interdiction de territoire aux termes des deux dispositions.
[18] Premièrement, en ce qui concerne le paragraphe 25(1) de la Loi, l’agent a raisonnablement refusé de prendre en compte les considérations d’ordre humanitaire invoquées par le demandeur principal, en raison de l’exception prévue à l’alinéa 25(1.2)b), puisque le demandeur principal avait une demande d’asile en instance devant la CISR au moment où il a présenté sa demande de résidence permanente au titre de la politique qui se fonde sur l’article 25.2 de la Loi.
[19] Deuxièmement, en ce qui concerne l’article 25.2 de la Loi, l’agent a jugé qu’il n’avait pas le pouvoir discrétionnaire d’examiner les considérations d’ordre humanitaire invoquées par le demandeur principal, puisque l’article 5 de la politique prévoit une exclusion de dispense d’interdiction de territoire aux termes de la politique dans les situations énoncées au paragraphe 36(2) de la Loi (grande criminalité). Comme le demandeur principal a été reconnu coupable d’une infraction le rendant interdit de territoire au titre du paragraphe 36(2) de la Loi, l’agent a raisonnablement établi que le demandeur principal n’était pas admissible à une dispense d’interdiction de territoire aux termes de la politique. Cela nous amène à la deuxième question soulevée, pour laquelle, pour des raisons similaires, l’agent a raisonnablement conclu que les demandeurs étaient inadmissibles à la résidence permanente aux termes de la politique.
B. La conclusion de l’agent selon laquelle les demandeurs sont inadmissibles à la résidence permanente aux termes de la politique est raisonnable.
[20] Aux termes de l’article 5 de la politique, un étranger qui demande la résidence permanente peut se la voir accorder s’il n’est pas interdit de territoire, sauf pour l’un des motifs suivants : (i) avoir dépassé la durée de séjour autorisée, (ii) avoir travaillé ou étudié sans y être autorisé ou (iii) être entré illégalement au Canada (voir les conditions 5 et 9 ainsi que les « critères d’admissibilité »
de la politique à l’annexe B des présents motifs). Aucune des trois exceptions énoncées dans la politique ne s’applique au demandeur principal, à l’instar de toute autre personne interdite de territoire aux termes du paragraphe 36(2) de la Loi. Selon la maxime juridique expressio unius est exclusio alterius (« la mention de l’un implique l’exclusion de l’autre »
), si le ministre n’a inclus que ces trois motifs d’interdiction de territoire, il a expressément voulu exclure les autres (voir, par exemple, Canada c Loblaw Financial Holdings Inc., 2021 CSC 51 au para 59).
[21] Les demandeurs soutiennent que l’objectif de la politique est de reconnaître la contribution importante des demandeurs d’asile qui s’exposent au risque de contracter la COVID‑19 alors qu’ils travaillent dans une profession désignée et fournissent directement des soins à des patients vulnérables dans le besoin. Par conséquent, les demandeurs soutiennent que, pour des raisons d’équité, ils auraient dû être admissibles à la résidence permanente aux termes de la politique, puisqu’ils satisfaisaient à tous les autres critères d’admissibilité de la politique, hormis l’interdiction de territoire du demandeur principal.
[22] La Cour a établi que les politiques publiques ne comportent aucun contenu objectif; le contenu de la politique publique doit donc être défini par le législateur qui a été élu pour ce faire (Tapambwa, au para 103, citant De Araujo c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2007 CF 393 aux para 19‑23). Ainsi, ni l’agent ni la Cour chargée du présent contrôle ne peuvent définir ce qui est équitable et suffisant au regard des considérations d’intérêt public permettant l’octroi de la résidence permanente. Cette tâche incombe entièrement au ministre, qui s’en est acquitté en établissant les exigences détaillées en ce qui a trait aux critères d’admissibilité énoncés dans les « conditions »
de la politique.
[23] L’article 25.2 de la Loi indique que « [l]e ministre peut [...] octroyer le statut de résident permanent [à l’étranger] ou lever tout ou partie des critères et obligations applicables, si l’étranger remplit toute condition fixée par le ministre »
[non souligné dans l’original]. Le ministre a clairement rédigé la politique conformément au libellé de la Loi, en déclarant dans la section « Critères d’admissibilité »
que « l’étranger (et les membres de sa famille) doit répondre à toutes les conditions d’admissibilité, autres que celles pour lesquelles une dispense lui a été accordée au titre de la présente politique d’intérêt public et spécifiquement dans le cadre de la condition 5 »
; ainsi, le demandeur principal ne peut pas se soustraire à cette exigence sur le fondement de ce qu’il estime être équitable.
[24] Il n’est pas possible d’incorporer une autre exception aux critères de la politique, comme le souhaite le demandeur. La fonction d’élaboration des politiques, telle qu’elle se traduit dans la politique, est du ressort exclusif du ministre, et l’interprétation de l’agent est tout à fait cohérente avec cette fonction.
VI. Conclusion
[25] La décision de l’agent de rejeter la demande de résidence permanente présentée par les demandeurs est raisonnable. Je rejetterai donc la présente demande de contrôle judiciaire. Les parties n’ont pas proposé de question de portée générale aux fins de certification, et je conviens que la présente affaire n’en soulève aucune.
JUGEMENT dans le dossier IMM‑5867‑21
LA COUR REND LE JUGEMENT suivant :
- La demande est rejetée.
- Aucune question n’a été soumise aux fins de certification, et je conviens que la présente affaire n’en soulève aucune.
- Aucuns dépens ne sont adjugés.
« Alan S. Diner »
Juge
Traduction°certifiée conforme
M. Deslippes
Annexe A
Dispositions pertinentes des art. 25(1), 25(1.2) et 25.2 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27
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Annexe B – La politique
Critères d’admissibilité pour les demandeurs principaux de la politique relative aux travailleurs du secteur de la santé
Le texte suivant est un extrait de la politique qui peut être consultée dans son intégralité à l’adresse suivante : https://www.canada.ca/fr/immigration‑refugies‑citoyennete/organisation/mandat/politiques‑directives‑operationnelles‑ententes‑accords/residence‑permanente‑secteur‑sante‑pandemie‑canada.html.
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COUR FÉDÉRALE
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER
DOSSIER :
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IMM‑5867‑21 |
INTITULÉ :
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KELVIN IFEANYI OTITEH, YVONNE OTITEH, KYLE OCHILIGWE OTITEH, NICOLE IJEOMA OTIEH c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION |
LIEU DE L’AUDIENCE :
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TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE
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DATE DE L’AUDIENCE :
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Le 9 novembre 2022
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JUGEMENT ET MOTIFS : |
LE JUGE DINER
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DATE DES MOTIFS ET DU JUGEMENT :
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Le 10 novembre 2022
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COMPARUTIONS :
Adetayo G. Akinyemi |
POUR LES DEMANDEURS |
Stephen Jarvis |
POUR LE DÉFENDEUR |
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :
Adetayo G. Akinyemi (s.r.l.) Cabinet d’avocats Toronto (Ontario) |
POUR LES DEMANDEURS |
Procureur général du Canada Toronto (Ontario) |
POUR LE DÉFENDEUR |