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Date : 20221118


Dossier : IMM-1160-22

Référence : 2022 CF 1580

Montréal (Québec), le 18 novembre 2022

En présence de monsieur le juge Gascon

ENTRE :

MOURAD DJEDDI

MOHAMED ILYES DJEDDI

MOHAMED YACINE DJEDDI

AHMED YOUCEF DJEDDI

demandeurs

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRAION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I. Aperçu

[1] Le demandeur principal, M. Mourad Djeddi, et ses fils mineurs, Mohamed Ilyes Djeddi, Mohamed Yacine Djeddi et Ahmed Youcef Djeddi, sont citoyens d’Algérie. Ils sollicitent le contrôle judiciaire d’une décision de la Section d’appel des réfugiés [SAR] datée du 27 janvier 2022 [Décision] qui a refusé leur demande d’asile. La SAR avait alors rejeté l’appel de M. Djeddi et de ses fils à l’encontre de la décision de la Section de la protection des réfugiés [SPR]. La SAR avait conclu que ces derniers n’avaient pas la qualité de réfugiés ou de personnes à protéger en vertu des articles 96 et 97 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 car ils disposaient de deux possibilités de refuge intérieur [PRI] viables à Oran ou Constantine en Algérie.

[2] M. Djeddi et ses fils soutiennent que la Décision est déraisonnable parce qu’elle ne tiendrait pas compte de tous les éléments de preuve pertinents. Ils demandent à la Cour d’annuler la Décision et de retourner l’affaire devant la SAR pour une nouvelle audience devant un tribunal différemment constitué.

[3] La seule question en litige est de savoir si les conclusions de la SAR sur les PRI sont raisonnables.

[4] Pour les motifs qui suivent, je vais rejeter la demande de contrôle judiciaire de M. Djeddi et de ses fils. Compte tenu des conclusions de la SAR, de la preuve qui lui a été présentée et du droit applicable, je ne vois aucune raison d’infirmer la Décision. M. Djeddi et ses fils ne se sont pas déchargés de leur fardeau de preuve quant au caractère déraisonnable de la Décision. Les motifs de la SAR sur les PRI sont détaillés et possèdent les qualités qui rendent son raisonnement logique et cohérent en regard des contraintes juridiques et factuelles pertinentes. Il n’existe donc aucun motif justifiant l’intervention de la Cour.

II. Contexte

A. Les faits

[5] M. Djeddi et sa femme sont des citoyens algériens issus de familles islamiques conservatrices de tradition maraboutique, selon laquelle les droits des femmes sont sévèrement limités.

[6] Le père de M. Djeddi est chef de sa communauté maraboutique. M. Djeddi a toujours suivi les demandes de son père quant au respect des traditions maraboutiques, jusqu’au moment où il a refusé le mariage de sa fille de 12 ans.

[7] En février 2019, M. Djeddi et sa famille fuient l’Algérie et font une demande d’asile au Canada afin d’échapper aux conditions familiales et d’éviter le mariage forcé de la jeune fille. Depuis le départ de la famille pour le Canada, le père de M. Djeddi profère des menaces de mort envers ce dernier pour avoir enfreint les traditions de leur communauté.

[8] En juillet 2021, la SPR accueille la demande d’asile de la femme de M. Djeddi et de leur fille mineure, mais rejette celle de M. Djeddi et de leurs fils. M. Djeddi et ses fils disaient craindre d’être persécutés par leur famille s’ils retournent en Algérie. M. Djeddi redoute d’être exclu de la vie familiale et menacé parce qu’il soutient sa femme et refuse le mariage de sa fille. Pour leur part, les garçons mineurs de la famille Djeddi ont peur d’être enlevés pour être élevés dans les traditions maraboutiques. M. Djeddi et ses fils portent donc la décision de la SPR en appel devant la SAR.

B. La Décision de la SAR

[9] Saisie de l’appel, la SAR envoie tout d’abord à M. Djeddi un avis de nouvelles questions déterminantes portant sur le risque prospectif et l’existence de deux PRI viables. M. Djeddi a ainsi l’occasion de transmettre de nouvelles observations sur ces questions, et la nouvelle preuve soumise est acceptée et examinée par la SAR dans sa Décision.

[10] Suite à son analyse de la preuve, la SAR conclut que l’appel des Djeddi doit être rejeté. Bien que la SAR soit d’avis que la SPR ait erré dans son appréciation de la crédibilité de M. Djeddi et de ses fils ainsi que sur l’existence de leur crainte subjective, la SAR détermine toutefois que M. Djeddi et ses fils peuvent raisonnablement se relocaliser à Oran ou à Constantine.

[11] La SAR accepte d’abord que M. Djeddi fait face à une possibilité sérieuse de persécution par son père et sa communauté parce qu’il a terni l’honneur de sa famille en refusant le mariage de sa fille de 12 ans et en ne soumettant pas sa femme aux principes conservateurs de la communauté maraboutique. La SAR conclut aussi que, si les enfants mineurs retournent seuls en Algérie sans leur père, ils feraient face à une possibilité sérieuse de persécution aux mains de la famille, étant donné le déshonneur causé par M. Djeddi. Ces circonstances expliquent pourquoi les demandes d’asile de M. Djeddi et de ses fils sont considérées comme une seule et même demande. La SAR détermine cependant que deux PRI leur sont disponibles, soit à Oran ou à Constantine.

[12] Dans son analyse, la SAR procède à l’évaluation des deux volets du test permettant de déterminer si une PRI viable existe. Le premier volet consiste à s’assurer qu’il n’y a pas de possibilité sérieuse, selon la prépondérance des probabilités, que le demandeur d’asile soit persécuté dans la région proposée pour le refuge interne. Si c’est le cas, il convient alors, au second volet, de s’assurer que les conditions régnant dans cette région sont telles qu’il ne serait pas déraisonnable, à la lumière de l’ensemble des circonstances, y compris la situation personnelle du demandeur d’asile, que ce dernier s’y réfugie.

[13] Pour le premier volet de l’analyse, la SAR reconnaît la motivation des agents de persécution — soit le père et le beau-père de M. Djeddi, leurs familles et la communauté maraboutique — à retrouver M. Djeddi et ses fils. Toutefois, la SAR est d’avis que ces derniers n’ont pas réussi à établir que les agents de persécution auraient la capacité et les moyens de les retrouver. Dans la Décision, la SAR fait longuement état de son analyse de la preuve documentaire déposée, mais conclut que les agents de persécution ne font pas partie d’un réseau de communautés maraboutiques ayant la capacité de retrouver M. Djeddi à Oran ou à Constantine. Selon la SAR, aucune preuve n’existe quant à l’établissement des communautés maraboutiques dans ces deux villes situées en zones urbaines. Au contraire, selon la SAR, la preuve démontre que les communautés maraboutiques sont localisées principalement en zones rurales. La SAR conclut également que le pouvoir d’influence de ces communautés sur les autorités policières et judiciaires en Algérie ne ressort pas de la preuve documentaire.

[14] Eu égard au deuxième volet de l’analyse d’une PRI viable, la SAR mentionne que M. Djeddi et ses fils n’ont déposé aucune preuve « réelle et concrète » qu’il serait déraisonnable pour eux de trouver refuge à Oran ou à Constantine.

[15] Ainsi, la SAR conclut que la demande d’asile de M. Djeddi et de ses fils doit être refusée.

C. La norme de contrôle

[16] M. Djeddi et ses fils ainsi que le Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration [Ministre] sont tous d’avis que la norme du caractère raisonnable s’applique en l’espèce. Je suis d’accord avec eux (Valencia c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2022 CF 386 au para 19; Adeleye v Canada (Citizenship and Immigration), 2022 FC 81 [Adeleye] au para 14; Ambroise c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2021 CF 62 au para 6; Singh c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 350 [Singh] au para 17; Kaisar c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2017 CF 789 au para 11).

[17] D’ailleurs, depuis l’arrêt de la Cour suprême du Canada dans Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 [Vavilov], le cadre d’analyse repose désormais sur la présomption voulant que la norme de la décision raisonnable soit la norme applicable chaque fois qu’une cour doit décider du mérite d’une demande de contrôle judiciaire d’une décision administrative. Deux exceptions permettent de réfuter cette présomption et exigent plutôt l’utilisation de la norme de la décision correcte, soit lorsque l’intention du législateur ou la règle de droit le requiert (Vavilov au para 17). Ce n’est pas le cas en l’espèce.

[18] La norme de la décision raisonnable se concentre sur la décision prise par le décideur administratif, ce qui englobe à la fois le raisonnement suivi et le résultat (Vavilov aux para 83, 87). Lorsque la norme de contrôle applicable est celle de la décision raisonnable, le rôle d’une cour de révision est d’examiner les motifs qu’a donnés le décideur administratif et de déterminer si la décision est fondée sur « une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle » et est « justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles auxquelles le décideur est assujetti » (Vavilov au para 85). La cour de révision doit donc se demander « si la décision possède les caractéristiques d’une décision raisonnable, soit la justification, la transparence et l’intelligibilité » (Vavilov au para 99). La cour de révision ne doit pas pour autant « apprécier à nouveau la preuve prise en compte » par le décideur (Vavilov au para 125). La cour doit plutôt adopter une attitude de retenue et n’intervenir que « lorsque cela est vraiment nécessaire pour préserver la légitimité, la rationalité et l’équité du processus administratif » (Vavilov au para 13). Il importe de rappeler que le contrôle selon la norme de la décision raisonnable tire toujours son origine du principe de la retenue judiciaire et doit témoigner d’un respect envers le rôle distinct conféré aux décideurs administratifs (Vavilov aux para 13, 75). La présomption d’application de la norme de la décision raisonnable repose sur le « respect du choix d’organisation institutionnelle de la part du législateur qui a préféré confier le pouvoir décisionnel à un décideur administratif plutôt qu’à une cour de justice » (Vavilov au para 46).

[19] Il incombe par ailleurs à la partie qui conteste une décision administrative de prouver qu’elle est déraisonnable. Pour que la cour de révision annule une décision administrative, elle doit être convaincue qu’il existe des lacunes suffisamment graves pour rendre la décision déraisonnable (Vavilov au para 100).

III. Analyse

[20] La seule question en litige porte sur le caractère raisonnable des conclusions de la SAR sur l’existence de deux PRI viables.

A. Le test applicable

[21] Le test permettant de déterminer l’existence d’une PRI viable est tiré des arrêts Thirunavukkarasu c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1994] 1 CF 589 (CA), 109 DLR (4th) 682 [Thirunavukkarasu] et Rasaratnam c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1992] 1 CF 706 (CA), 140 NR 138 de la Cour d’appel fédérale. Ainsi, deux critères doivent être remplis pour qu’une PRI soit raisonnable :

1) Il n’y a pas de possibilité sérieuse, selon la prépondérance des probabilités, que les demandeurs soient persécutés dans la partie du pays dans laquelle la PRI existe ; et

2) Il n’est pas déraisonnable pour les demandeurs de prendre refuge à la PRI, compte tenu de toutes les circonstances, y compris celles qui sont propres à la situation des demandeurs.

[22] Dans l’affaire Singh, la Cour a noté que « l’analyse d’une PRI repose sur le principe voulant que la protection internationale ne puisse être offerte aux demandeurs d’asile que dans les cas où le pays d’origine est incapable de fournir à la personne qui demande l’asile une protection adéquate partout sur son territoire » (Singh au para 26). En somme, le demandeur d’asile doit être réfugié d’un pays, et non d’une certaine partie ou région de ce pays.

[23] Si une PRI est établie, il incombe alors au demandeur de démontrer que la PRI est inadéquate et qu’il est déraisonnable de s’y établir (Thirunavukkarasu au para 10; Salaudeen v Canada (Citizenship and Immigration), 2022 FC 39 au para 26; Manzoor-Ul-Haq c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 1077 au para 24; Feboke c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 155 aux para 43–44).

B. Le premier volet

[24] M. Djeddi et ses fils prétendent que la SPR et la SAR auraient erré en concluant que M. Djeddi n’était pas crédible. De plus, M. Djeddi avance que le risque est le même pour lui et pour sa femme et que, par conséquent, comme la demande d’asile de la femme de M. Djeddi a été acceptée, la sienne et celle de ses fils devraient l’être aussi. M. Djeddi soutient également que son témoignage n’a pas été pris en compte, ce qui rend la Décision déraisonnable. Finalement, M. Djeddi maintient qu’il serait coupé du reste de sa famille en Algérie puisqu’il ne pourrait leur révéler sa position, étant donné le risque que son père le retrouve le cas échéant.

[25] Je ne souscris pas aux arguments formulés par M. Djeddi et ses fils, et je suis plutôt d’avis qu’en procédant comme elle l’a fait, la SAR n’a commis aucune erreur dans son appréciation du premier volet du test de PRI.

[26] Je précise d’abord que, dans ses soumissions, M. Djeddi semble attaquer le caractère raisonnable de la décision de la SPR, et non celui de la Décision de la SAR, ce qui rend la plupart de ses arguments inapplicables au présent contrôle judiciaire. En effet, c’est la Décision de la SAR qui fait l’objet de la présente demande de contrôle judiciaire, et non la décision de la SPR. Ainsi, les allégations de M. Djeddi quant à l’évaluation de sa crédibilité par la SAR sont mal fondées puisque, dans la Décision, la SAR n’attaque pas la crédibilité de M. Djeddi ni ne questionne la motivation de ses agents de persécution. Tout au contraire, la SAR donne raison à M. Djeddi que sa crédibilité n’est pas en jeu et que les agents de persécution ont la motivation nécessaire pour les retrouver. Les conclusions de la SAR reposent plutôt sur l’existence d’une PRI viable à Oran ou à Constantine en raison du fait que les agents de persécution n’ont pas les moyens de retrouver M Djeddi et ses fils à ces endroits. C’est plutôt la capacité des agents de persécution à retrouver les Djeddi dans les PRI qui était en jeu, et je ne suis pas persuadé que la SAR a erré en concluant que M. Djeddi et ses fils n’ont pas établi que leur famille ou les communautés maraboutiques pourraient les retracer à Oran ou à Constantine.

[27] À ce sujet, la SAR a dûment tenu compte de tous les documents déposés par M. Djeddi. Elle réfère d’ailleurs à chacun d’eux dans la Décision. Après analyse, la SAR conclut qu’aucune preuve n’appuie la présence des zaouïas — les confréries de communautés religieuses en Algérie — à Oran ou à Constantine. Selon la SAR, la preuve démontre plutôt que les zaouïas se trouvent en zones rurales, et non dans des zones urbaines comme celles où se trouvent les deux PRI. La SAR a également évalué la possibilité que les communautés maraboutiques aient un pouvoir sur les autorités judiciaires ou politiques algériennes, mais elle conclut que la preuve n’appuie pas une telle conclusion. Les documents démontrent uniquement que les zaouïas cherchent à influencer le pouvoir politique, mais que l’existence d’un tel pouvoir d’influence n’est pas établie.

[28] Contrairement à ce qu’avance M. Djeddi, la SAR a également examiné le « réseau de communautés maraboutes » et « l’organisation nationale des zaouïas » qui permettraient à la famille de M. Djeddi de les retrouver quel que soit l’endroit où ils prendraient refuge en Algérie. La SAR a cependant conclu que la preuve ne permettait pas de soutenir l’argument de M. Djeddi selon lequel ce réseau donnerait un pouvoir direct au père de M. Djeddi de les retrouver à Oran ou à Constantine, considérant qu’il n’y a aucune preuve au dossier portant sur l’existence de zaouïas dans ces villes. Comme le souligne d’ailleurs la SAR, « [l]e seul fait que ce sont de communautés religieuses musulmanes ne suffit pas à établir qu’elles s’allieraient aux agents de persécution pour retrouver les appelants et les soumettre à une possibilité sérieuse de persécution ». La SAR a de plus déterminé que la preuve documentaire démontrait que les zaouïas entérinent un courant religieux moins conservateur que celui qui est allégué pour les familles de M. Djeddi et de sa femme. Ainsi, rien n’indique que les zaouïas aideraient le père de M. Djeddi à retrouver M. Djeddi et ses fils dans le seul but de restaurer l’honneur de la famille.

[29] La Décision démontre de façon transparente et intelligible que la SAR a directement tenu compte de la preuve documentaire déposée par M. Djeddi et ses fils, ainsi que des arguments avancés par eux. Les motifs y réfèrent à de multiples reprises, dans une analyse exhaustive et étoffée. La SAR a tenu compte de la preuve documentaire dans son ensemble et y a consacré plusieurs paragraphes dans la Décision. La SAR a tout simplement déterminé que, selon la prépondérance des probabilités, la preuve présentée était insuffisante pour établir que M. Djeddi et ses fils feraient face à une possibilité sérieuse de persécution pour des motifs religieux s’ils retournaient en Algérie, à Oran ou à Constantine.

[30] De plus, la SAR pouvait raisonnablement conclure que M. Djeddi et ses fils ne seraient pas contraints à vivre clandestinement. La SAR s’est fondée sur le témoignage de M. Djeddi, qui affirmait avoir cessé tout contact avec sa famille en Algérie depuis le dépôt de sa demande d’asile en février 2019. Ainsi, l’argument avancé par M. Djeddi quant au fait qu’il serait contraint de cesser tout contact avec sa famille et de ne pas divulguer son adresse est dénué de mérite, puisqu’il n’a déjà plus de contacts avec celle-ci. Contrairement à l’affaire Rivera Benavides c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 810 citée par M. Djeddi, dans la présente affaire, ce sont les familles respectives de M. Djeddi et de sa femme qui sont les agents de persécution, et non pas des groupes externes à la famille. Dans ces circonstances, il n’était pas déraisonnable pour la SAR de considérer que M. Djeddi devrait et pourrait continuer de vivre sans contacter sa famille.

[31] Les conclusions de la SAR sur l’existence de PRI viables sont essentiellement factuelles : elles reposent sur une lourde preuve documentaire, et elles tombent au cœur même de l’expertise de la SAR en matière d’immigration et de protection des réfugiés. Il est bien reconnu que la SAR profite des connaissances spécialisées de ses membres pour évaluer la preuve ayant trait à des faits qui relèvent de son champ d’expertise. Dans de telles circonstances, la norme de la décision raisonnable impose à la Cour une grande déférence à l’égard des conclusions de la SAR. Une cour de révision n’a pas pour mission de soupeser à nouveau les éléments de preuve au dossier ni de s’immiscer dans les conclusions de faits de la SAR pour y substituer les siennes (Canada (Commission canadienne des droits de la personne) c Canada (Procureur général), 2018 CSC 31 au para 55). Elle doit plutôt considérer les motifs dans leur ensemble, conjointement avec le dossier (Agraira c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2013 CSC 36 au para 53), et se contenter de déterminer si les conclusions revêtent un caractère irrationnel ou arbitraire.

[32] En l’espèce, la SAR a expressément tenu compte de la situation particulière de M. Djeddi et de ses fils, tout en analysant leurs prétentions et leurs craintes. Au vu de la preuve devant elle, la SAR pouvait à bon droit conclure que M. Djeddi et ses fils n’avaient pas démontré, selon la prépondérance des probabilités, que leurs agents de persécution auraient les moyens de les poursuivre à Oran ou Constantine.

[33] À l’audience, l’avocat de M. Djeddi n’a pas été en mesure d’identifier quelque élément de preuve que la SAR aurait ignoré ou écarté dans son analyse. En fait, les arguments avancés par M. Djeddi et ses fils expriment simplement leur désaccord sur l’appréciation de la preuve effectuée par la SAR au sujet des PRI et invitent la Cour à préférer leur évaluation et leur lecture à celle du décideur administratif. Or, ce n’est pas là le rôle de la Cour en matière de contrôle judiciaire (Kanthasamy c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CAF 113 au para 99). Dans le cadre d’un contrôle judiciaire, la Cour n’est pas autorisée à apprécier à nouveau la preuve ou à substituer sa propre évaluation à celle du décideur administratif.

C. Le second volet

[34] Sur le second volet du test portant sur la viabilité des refuges intérieurs proposés, la SAR devait analyser s’il serait raisonnable pour M. Djeddi et ses fils de se réinstaller à Oran ou à Constantine. Ce deuxième volet du test d’une PRI viable nécessite une « preuve réelle et concrète » quant au risque posé sur la vie et la sécurité du demandeur d’asile s’il devait se relocaliser dans la PRI (Ranganathan c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2001] 2 CF 164 (CAF) au para 15; Olusola c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 799 [Olusola] au para 9). La SAR a conclu que, dans les circonstances, la preuve démontrait que M. Djeddi et ses fils pourraient raisonnablement s’installer à Oran ou Constantine, étant donné les connaissances linguistiques en français, en arabe et en kabyle de M. Djeddi. Également, sa formation technique et universitaire lui permettrait de trouver un emploi et les conditions du pays permettraient à ses enfants d’aller à l’école et de bénéficier de soins de santé.

[35] M. Djeddi n’a avancé aucun argument ou preuve devant la SAR quant à cette partie de l’analyse. Dans cette optique, la Décision n’a rien de déraisonnable, puisqu’elle repose sur les éléments de preuve au dossier. Encore une fois, la SAR n’a pas omis de considérer des preuves qui contrediraient ses conclusions (Vavilov au para 126; Singh au para 38).

[36] Le fardeau de démontrer qu’une PRI est déraisonnable dans un cas donné incombe au demandeur d’asile, et ce fardeau est très exigeant (Elusme c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 225 au para 25; Jean Baptiste c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 1106 au para 21). En effet, il lui faut ne démontrer rien de moins que l’existence de conditions si défavorables qu’elles mettraient en péril sa vie et sa sécurité là où il pourrait se relocaliser. Or, cette preuve n’a tout simplement pas été faite par M. Djeddi et ses fils.

[37] Compte tenu de l’évaluation par la SAR des éléments de preuve tout en tenant compte des circonstances entourant la situation de M. Djeddi et de ses fils, il n’y a aucune raison pour la Cour d’intervenir (Sadiq c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2021 CF 430 au para 49). Encore une fois, l’expertise de la SAR en matière d’immigration exige que la Cour fasse preuve d’une grande déférence à l’égard de ses conclusions sur ce deuxième volet du test (Singh au para 32).

[38] Suite à l’arrêt Vavilov, les motifs donnés par les décideurs administratifs revêtent une plus grande importance et s’affichent comme le point de départ de l’analyse. Ils constituent le mécanisme principal par lequel les décideurs administratifs démontrent le caractère raisonnable de leurs décisions, tant aux parties touchées qu’aux cours de révision (Vavilov au para 81). Ils servent à « expliquer le processus décisionnel et la raison d’être de la décision en cause », à démontrer que « la décision a été rendue de manière équitable et licite », et à se prémunir contre « la perception d’arbitraire dans l’exercice d’un pouvoir public » (Vavilov au para 79). En somme, ce sont les motifs qui permettent d’établir la justification de la décision.

[39] Dans le cas présent, les conclusions de la SAR sont raisonnables et justifiées au regard des faits du dossier. La Décision réfère aux preuves documentaires soumises et au témoignage de M. Djeddi. Elle fournit des motifs justifiés, intelligibles et transparents qui reposent sur une évaluation raisonnable des faits et des preuves du dossier, ce qui constitue l’assise même d’une décision raisonnable. Tout au plus, les arguments de M. Djeddi nécessiteraient la réévaluation de la preuve, ce que la Cour n’est pas autorisée à faire lorsqu’elle agit en contrôle judiciaire sous la norme de la décision raisonnable (Vavilov au para 125; Adeleye au para 25; Olusola au para 28). En bout de piste, aucune des erreurs alléguées par M. Djeddi et ses fils ne m’amènent « à perdre confiance dans le résultat auquel est arrivé le décideur » (Vavilov au para 123).

IV. Conclusion

[40] Pour les motifs qui précèdent, la demande de contrôle judiciaire de M. Djeddi et ses fils est rejetée. Je ne décèle rien d’irrationnel dans le processus décisionnel suivi par la SAR ou dans ses conclusions. J’estime plutôt que l’analyse faite par la SAR possède les attributs requis de transparence, de justification et d’intelligibilité, et que la Décision n’est entachée d’aucune erreur susceptible de contrôle. Selon la norme du caractère raisonnable, il suffit que la Décision soit fondée sur une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle et soit justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles auxquelles le décideur administratif est assujetti. C’est manifestement le cas en l’espèce.

[41] Aucune des parties n’a proposé de question de portée générale aux fins de certification. Je conviens qu’il n’y en a pas ici.


JUGEMENT au dossier IMM-1160-22

LA COUR STATUE que :

  1. La demande de contrôle judiciaire est rejetée, sans dépens.

  2. Aucune question de portée générale n’est certifiée.

« Denis Gascon »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

imm-1160-22

 

INTITULÉ :

MOURAD DJEDDI ET AL c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 14 NOVEMBRE 2022

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE GASCON

 

DATE DES MOTIFS :

LE 18 NOVEMBRE 2022

 

COMPARUTIONS :

Me Fedor Kyrpichov

 

Pour lES demandEURS

 

Me Mathieu Laliberté

 

Pour le défendeur

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Fedor Kyrpichov, avocat

La Prairie (Québec)

 

Pour lES demandEURS

 

Procureur général du Canada

Montréal (Québec)

 

Pour le défendeur

 

 

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