Date : 20221122
Dossier : IMM-4722-21
Référence : 2022 CF 1557
[TRADUCTION FRANÇAISE]
Ottawa (Ontario), le 22 novembre 2022
En présence de monsieur le juge Zinn
ENTRE :
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MOHAMED HUSAIN AHMED SASI
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demandeur
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et
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LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION
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défendeur
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JUGEMENT ET MOTIFS
[1] M. Sasi demande à la Cour d’annuler la décision du 25 juin 2021 par laquelle un agent principal a rejeté sa demande de résidence permanente fondée sur des considérations d’ordre humanitaire présentée depuis le Canada.
[2] La demande sera accueillie. L’agent n’a pas appliqué le bon critère dans son analyse des considérations d’ordre humanitaire et, entre autres lacunes, n’a pas tenu compte du fait que le rejet de la demande aurait pour conséquence d’exposer M. Sasi à des menaces à sa vie ou à sa sécurité puisqu’il devrait retourner en Libye pendant plusieurs mois, voire plusieurs années, pour présenter sa demande de résidence permanente. La décision faisant l’objet du contrôle n’est pas raisonnable.
Contexte
[3] M. Sasi est un citoyen de la Libye âgé de 35 ans. Le 5 août 2014, alors qu’il revenait de chez sa sœur, il affirme avoir été attaqué par une milice qu’il identifie comme faisant partie de la tribu Zintan. Il a été battu, enlevé et torturé parce qu’il appartenait à une autre tribu connue sous le nom de Kakla. Il a réussi à s’échapper après une semaine de captivité. Il n’est pas allé voir la police, car il craignait qu’elle ait des liens avec la milice.
[4] M. Sasi et sa famille se sont ensuite réfugiés chez son grand-père dans le district d’Al‑Qarah Bolli parce qu’ils craignaient que la milice le retrouve. Quelques jours après leur départ, les agents de persécution se seraient introduits dans leur domicile et auraient détruit leurs effets personnels.
[5] À la fin de 2014, sur les réseaux sociaux, M. Sasi a commencé à exprimer ses opinions personnelles et son opposition aux Zintan et à la milice de Misrata, laquelle avait alors pris le contrôle de Tripoli. C’est alors qu’il a commencé à recevoir des menaces pour avoir exprimé ses opinions publiquement.
[6] En juillet 2015, le demandeur dit que des membres de la milice de Misrata se sont présentés chez lui et ont demandé à le voir. N’ayant pas réussi à le trouver, ils ont enlevé son frère et l’ont détenu et torturé pendant environ un mois, jusqu’à ce qu’il s’échappe. M. Sasi a ensuite appris que son frère avait fui le pays et avait demandé l’asile en Allemagne.
[7] En novembre 2016, le demandeur a quitté la Libye et est entré aux États-Unis, où il a demandé l’asile. Il a ensuite retiré volontairement sa demande d’asile et est entré au Canada en juillet 2019. Le 6 juillet 2019, sa demande d’asile au Canada a été jugée irrecevable en raison de l’Entente sur les tiers pays sûrs. En avril 2020, il a alors présenté une demande de résidence permanente fondée sur des considérations d’ordre humanitaire.
[8] Dans sa demande, le demandeur invoquait essentiellement son établissement au Canada et les conditions défavorables en Libye. Puisque l’analyse relative à son établissement n’est pas contestée, elle ne fera pas l’objet du contrôle judiciaire.
[9] Pour ce qui est des conditions défavorables en Libye, l’agent a tenu compte de la guerre civile, de la destruction de la maison familiale et des conditions précaires dans lesquelles vit la famille du demandeur. Toutefois, l’agent a souligné le manque de preuve corroborante raisonnablement disponible pour établir un lien entre les conditions générales du pays et la situation personnelle du demandeur. L’agent a entre autres conclu que le témoignage du demandeur ne suffisait pas en soi à démontrer le bien-fondé de ses allégations parce qu’il n’était pas étayé par une preuve probante. Selon l’agent, le demandeur n’a donc pas établi qu’une dispense était justifiée.
Question en litige
[10] L’unique question en litige est de savoir si la décision de l’agent était raisonnable au sens donné à ce terme par la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65.
Analyse
[11] La dispense pour considérations d’ordre humanitaire prévue au paragraphe 25(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27, est une mesure exceptionnelle et discrétionnaire.
[12] Dans l’arrêt Kanthasamy c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CSC 61 [Kanthasamy], la Cour suprême du Canada a expliqué la signification de l’expression « considérations d’ordre humanitaire »
et l’approche à adopter pour examiner de telles demandes. Elle a écrit à plusieurs reprises que la raison d’être du paragraphe 25(1) est d’offrir une mesure à vocation équitable lorsque les faits sont de nature à inciter une personne raisonnable d’une société civilisée à soulager les malheurs d’une autre personne. Au paragraphe 25, la Cour suprême a ajouté que « [c]e qui justifie une dispense dépend évidemment des faits et du contexte du dossier, mais l’agent appelé à se prononcer sur l’existence de considérations d’ordre humanitaire doit véritablement examiner tous les faits et les facteurs pertinents portés à sa connaissance et leur accorder du poids »
. [En italique dans l’original.]
[13] Dans la décision qui fait l’objet du présent contrôle, l’agent s’est concentré à tort sur la situation particulière de M. Sasi, comme le démontre l’extrait suivant :
[traduction]
Bien entendu, dans le contexte d’une demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire, le demandeur n’a pas besoin de démontrer que les circonstances qui l’attendent en Libye sont différentes de celles dans lesquelles vit toute la population libyenne. Toutefois, on s’attend à ce qu’il établisse « un lien entre la preuve des difficultés qu’[il fait] valoir et [sa] situation particulière. Il ne suffit pas de faire état de difficultés sans établir un tel lien. » De plus, je rappelle qu’il incombe au demandeur de présenter une preuve probante montrant en quoi les conditions défavorables du pays ont une incidence néfaste directe sur lui. Toutefois, dans le cas présent, je conclus que la preuve au dossier n’est pas concluante et ne me permet pas d’établir un tel lien. [Non souligné dans l’original.]
À ce sujet, dans la décision Lalane, le juge Shore établit ce qui suit :
[38] L’allégation des risques au sein d’une demande CH doit être un risque particulier et personnel au demandeur. Le demandeur a le fardeau de démontrer un lien entre cette preuve et sa situation personnelle. Autrement, chaque ressortissant d’un pays en difficulté devrait recevoir une évaluation positive de sa demande CH, peu importe sa situation personnelle en cause, ce qui n’est pas le but et l’objectif d’une demande CH. En conclure ainsi constituerait une erreur à l’exercice du pouvoir discrétionnaire prévu à l’article 25 de la LIPR et délégué notamment à l’agent d’ERAR par le Ministre […].
[14] Les décisions sur lesquelles se fonde l’agent et auxquelles il fait référence dans cet extrait sont les suivantes : Kanthasamy c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CAF 113 au para 48; Paramanayagam c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 1417; et Lalane c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2009 CF 6. La première a été infirmée par la Cour suprême du Canada, la deuxième a été rendue quelques jours seulement après l’arrêt Kanthasamy et la dernière a été rendue des années avant cet arrêt.
[15] Je conviens que la situation personnelle du demandeur doit être prise en compte pour voir si les conditions générales du pays ont une incidence sur lui. Néanmoins, cela ne signifie pas qu’il ne peut obtenir la dispense que s’il peut établir « un lien entre la preuve des difficultés qu’[il fait] valoir et [sa] situation particulière »
, comme l’agent l’a conclu en l’espèce.
[16] Aux paragraphes 54 et 56 de l’arrêt Kanthasamy, la Cour suprême du Canada énonce clairement que la preuve d’un risque personnel n’est pas obligatoire pour conclure, en application du paragraphe 25(1) de la LIPR, qu’une dispense pour considérations d’ordre humanitaire est justifiée :
Or, en l’espèce, l’agente exige de Jeyakannan Kanthasamy une preuve directe qu’il courrait un tel risque d’être victime de discrimination s’il était expulsé. Non seulement cette exigence mine la vocation humanitaire du par. 25(1), mais elle traduit une conception très réductrice de la discrimination que notre Cour a largement désavouée au fil des décennies (Andrews c. Law Society of British Columbia, [1989] 1 R.C.S. 143, p. 173‑174; Colombie‑Britannique (Public Service Employee Relations Commission) c. BCGSEU, [1999] 3 R.C.S. 3; Québec (Procureur général) c. A, [2013] 1 R.C.S. 61, par. 318‑319 et 321‑338).
[…]
Il appert de ces extraits que le demandeur doit seulement montrer qu’il sera vraisemblablement touché par une condition défavorable comme la discrimination. La preuve d’actes discriminatoires contre d’autres personnes qui partagent les mêmes caractéristiques personnelles est donc clairement pertinente pour l’application du par. 25(1), et ce, que le demandeur puisse démontrer ou non qu’il est personnellement visé. Des inférences raisonnables peuvent en être tirées. Dans Aboubacar c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2014 CF 714, le juge Rennie énonce de façon convaincante les raisons pour lesquelles il est alors possible de tirer des inférences raisonnables :
Bien que les demandes fondées sur des considérations d’ordre humanitaire en vertu de l’article 25 doivent s’appuyer sur la preuve, il existe des circonstances où les conditions dans le pays d’origine sont telles qu’elles confortent l’inférence raisonnable relativement aux difficultés auxquelles un demandeur en particulier serait exposé à son retour [. . .] Il ne s’agit pas d’une hypothèse, mais bien d’une inférence raisonnée, de nature non hypothétique, relativement aux difficultés auxquelles une personne serait exposée, et, de ce fait, cela constitue le fondement probatoire d’une analyse sérieuse et individualisée . . . [par. 12 (CanLII)] [Non souligné dans l’original.]
[17] Il convient de comparer les deux situations suivantes. Dans la première, la famille du demandeur soutient les personnes qui causent des perturbations dans le pays. Ce demandeur ne peut pas invoquer les conditions générales du pays pour obtenir une dispense pour considérations d’ordre humanitaire parce que sa situation personnelle n’est pas de nature à inciter une personne raisonnable d’une société civilisée à soulager ses malheurs. Ce demandeur n’a pas besoin d’être dispensé de l’obligation de présenter sa demande depuis l’étranger. Bien que le demandeur puisse souhaiter présenter sa demande en restant au Canada, il ne serait pas frappé d’un malheur évident s’il devait le faire depuis l’étranger.
[18] Dans la deuxième situation, comme c’est le cas en l’espèce, la situation personnelle du demandeur ne se distingue pas particulièrement de celle des autres personnes exposées aux mêmes conditions défavorables du pays. Ce demandeur n’a pas à établir « la preuve des difficultés »
propres à « [sa] situation particulière »
si ces difficultés peuvent être inférées des conditions générales du pays. Ce demandeur peut s’appuyer sur la preuve générale de conditions défavorables du pays pour obtenir une dispense pour considérations d’ordre humanitaire.
[19] En l’espèce, rien ne distingue la situation de M. Sasi de celle des autres Libyens. Sa situation, s’il était renvoyé en Libye, peut être inférée de celle des autres personnes qui y vivent.
[20] L’agent a conclu que [traduction] « la situation [en Libye] est loin d’être idéale »
. La preuve documentaire fait état de conditions bien pires. Voici deux exemples :
[traduction] « [U]ne personne qui retourne en Libye est susceptible, du seul fait de sa présence au pays, d’être exposée à des menaces réelles à sa vie ou à sa sécurité. » [Rapport du ministère de l’Intérieur du R.-U. sur la Libye de septembre 2020]
[traduction] « Parmi les problèmes importants en matière de droits de la personne, il y a notamment les assassinats arbitraires et illégaux, y compris ceux de politiciens et de membres de la société civile, commis par des groupes armés, dont certains soutiennent le gouvernement d’entente nationale et l’armée nationale libyenne, des groupes criminels et l’État islamique en Libye; les disparitions forcées; la torture infligée par les groupes armés de tous les camps; les arrestations et les détentions arbitraires; les conditions de détention pénibles et potentiellement mortelles dans les prisons et les centres de détention, dont certains échappent au contrôle du gouvernement; les prisonniers politiques détenus par des acteurs non étatiques; l’ingérence illégale dans la vie privée, souvent commise par des acteurs non étatiques […]. » [Rapport du Département d’État des États-Unis sur la Libye de 2019]
[21] À mon avis, l’agent saisi d’une demande de résidence permanente fondée sur des considérations d’ordre humanitaire doit également examiner l’incidence qu’a sur le demandeur le fait de devoir retourner dans son pays pour présenter sa demande. Dans la plupart, voire dans la totalité des cas, cela signifie que le demandeur y sera non pas pendant quelques jours, mais pendant des années avant que sa demande puisse être traitée et tranchée par les fonctionnaires canadiens. En l’espèce, étant donné les conditions en Libye, les conséquences pour M. Sasi d’avoir à y retourner pendant des années ne peuvent pas être ignorées.
[22] En l’espèce, l’agent devait se demander si une personne raisonnable d’une société civilisée voudrait empêcher que M. Sasi risque de mourir ou d’être blessé (pendant une longue période) s’il retournait en Libye pour présenter sa demande de résidence permanente de la manière habituelle.
Conclusion
[23] Pour ces motifs, la demande est accueillie. Les parties n’ont proposé aucune question à certifier.
JUGEMENT dans le dossier IMM-4722-21
LA COUR STATUE que la présente demande est accueillie, la demande d’être dispensé de l’obligation de présenter sa demande de résidence permanente fondée sur des considérations d’ordre humanitaire depuis l’étranger est renvoyée à un autre agent, et aucune question n’est certifiée.
« Russel W. Zinn »
Juge
Traduction certifiée conforme
Sophie Reid-Triantafyllos
COUR FÉDÉRALE
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER
DOSSIER :
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IMM-4722-21
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INTITULÉ :
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MOHAMED HUSAIN AHMED SASI c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION
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LIEU DE L’AUDIENCE :
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TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE
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DATE DE L’AUDIENCE :
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LE 24 OCTOBRE 2022
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JUGEMENT ET MOTIFS :
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LE JUGE ZINN
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DATE DES MOTIFS :
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LE 22 NOVEMBRE 2022
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COMPARUTIONS :
Nicole Guthrie
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POUR LE DEMANDEUR
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Charles Jubenville
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POUR LE DÉFENDEUR
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AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :
Guthrie Law
Avocat
St. Catharines (Ontario)
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POUR LE DEMANDEUR
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Procureur général du Canada
Toronto (Ontario)
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POUR LE DÉFENDEUR
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