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Date : 20221117


Dossier : IMM-8491-21

Référence : 2022 CF 1570

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 17 novembre 2022

En présence de monsieur le juge Southcott

ENTRE :

AMINATA MIMI DEMBELEY DARAMIE ABUBAKR AMIN DARAMIE

MUHAMMAD DARAMIE

demandeurs

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I. Aperçu

[1] La Cour est saisie de la présente demande de contrôle judiciaire visant une décision que la Section d’appel des réfugiés [la SAR] a rendue le 27 octobre 2021 [la décision]. Dans sa décision, la SAR a confirmé la décision de la Section de la protection des réfugiés [la SPR] selon laquelle la demanderesse principale, Aminata Mimi Dembeley Daramie, n’était pas crédible, et que les autres demandeurs [les codemandeurs] n’avaient pas demandé l’asile à l’égard de leur pays de citoyenneté, les États-Unis. Ainsi, la SAR a confirmé la décision de la SPR selon laquelle les demandeurs n’ont pas qualité de réfugié au sens de la Convention ni qualité de personne à protéger au titre de l’article 96 et du paragraphe 97(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [la LIPR].

[2] Comme je l’explique plus en détail ci-dessous, la présente demande est accueillie en ce qui concerne la demanderesse principale, car la SAR a commis une erreur en n’appliquant pas adéquatement les Directives numéro 4 du président : Revendicatrices du statut de réfugié craignant d’être persécutées en raison de leur sexe [les Directives]. La demande est rejetée en ce qui concerne les codemandeurs puisqu’ils n’ont présenté aucun argument pour contester le caractère raisonnable de la conclusion, énoncée dans la décision, selon laquelle la SPR a conclu à juste titre qu’ils n’avaient pas demandé l’asile à l’égard de leur pays de citoyenneté, les États-Unis.

II. Contexte

[3] La demanderesse principale est citoyenne du Libéria et les codemandeurs, ses fils mineurs, sont citoyens des États-Unis. Dans son formulaire Fondement de la demande d’asile [FDA], la demanderesse affirme craindre d’être persécutée au Libéria par la famille de son mari, notamment par des proches, et par le gouvernement du Libéria. Dans son formulaire FDA, elle mentionne que la famille de son mari n’approuve pas leur mariage, car elle souhaitait que celui-ci épouse une cousine germaine. Les paragraphes qui suivent résument les allégations de la demanderesse principale concernant les événements précis à l’origine de sa demande.

[4] Après son mariage, la demanderesse a fait l’objet de ressentiment, d’attaques verbales et d’insultes qui ont pris de l’ampleur après la naissance de son premier fils et ont poussé la famille à déménager dans un autre quartier. Les attaques verbales qu’elle subissait de la part de la famille de son mari se sont ensuite transformées en menaces.

[5] Des inconnus se sont introduits par effraction chez la demanderesse en janvier 2019, alors qu’elle et son mari étaient à l’extérieur de la ville. L’incident a été signalé à la police, mais la demanderesse principale a affirmé que celle-ci ne leur a été d’aucune aide.

[6] La pression exercée par sa belle-famille s’étant intensifiée, la demanderesse principale s’est installée pendant un certain chez sa mère avec sa famille. Cependant, sa belle-famille a continué à l’appeler et s’est rendue sur place pour s’en prendre verbalement et physiquement à la famille.

[7] Après être retournée à son domicile, la famille a été victime d’une deuxième introduction par effraction. La demanderesse principale a encore une fois appelé la police, mais n’a obtenu aucune aide. À la suite de la deuxième introduction par effraction, la demanderesse principale a reçu une note de menaces devant sa porte. Elle a ensuite fui de nouveau vers une autre communauté.

[8] Les demandeurs ont quitté le Libéria à destination du Canada le 2 juin 2019 et ont demandé l’asile le 20 septembre 2019.

III. Décision faisant l’objet du contrôle

[9] La SAR devait se pencher sur la question de la crédibilité de la demanderesse principale et sur la question de savoir si les codemandeurs avaient demandé l’asile à l’égard de leur pays de citoyenneté, les États-Unis.

[10] Au début de son analyse, la SAR a indiqué que son rôle dans l’appel était de réaliser sa propre évaluation des demandes d’asile afin d’établir si la SPR avait tiré ses conclusions à juste titre. Elle a fait référence à l’arrêt Canada (Citoyenneté et Immigration) c Huruglica, 2016 CAF 93, comme prescrivant la norme de contrôle de la décision correcte applicable à l’appel.

[11] La SAR a expliqué qu’après avoir examiné les arguments des demandeurs et mené sa propre évaluation du dossier, elle souscrivait à la conclusion de la SPR selon laquelle les demandeurs n’avaient ni qualité de réfugié au sens de la Convention ni qualité de personne à protéger. Selon la SAR, il y avait des incohérences et des contradictions dans la preuve de la demanderesse principale, et des éléments essentiels à sa demande étaient absents de son formulaire FDA, ce qui minait sa crédibilité. La SAR a également souscrit à l’observation de la SPR selon laquelle l’omission de la demanderesse principale de demander l’asile aux États-Unis, au Royaume-Uni ou en France lors des multiples visites qu’elle y a effectuées, ainsi que son retour subséquent au Libéria étaient incompatibles avec sa crainte alléguée et minait davantage sa crédibilité.

[12] Même si la demanderesse principale n’a pas explicitement fait référence aux Directives, la SAR a indiqué qu’elle les avait examinées. Toutefois, elle a conclu qu’aucune des préoccupations en matière de crédibilité attribuables aux problèmes précis auxquels les femmes qui demandent l’asile sont souvent exposées lorsqu’il s’agit d’établir que leur demande est crédible et digne de foi, telles qu’elles sont qu’énoncées dans les Directives, n’était présente en l’espèce.

[13] La SAR a aussi conclu que la SPR avait conclu à juste titre que la preuve n’établissait pas que les deux codemandeurs nés aux États-Unis seraient exposés à une possibilité sérieuse de persécution ou, selon la prépondérance des probabilités, au risque d’être soumis à la torture, à une menace à leur vie ou au risque de traitements ou peines cruels ou inusités s’ils devaient retourner aux États-Unis. Faisant référence à la page 752 de l’arrêt de la Cour suprême Canada (Procureur général) c Ward, [1993] 2 RCS 689, la SAR a fait remarquer que les personnes persécutées sont tenues de s’adresser au pays dont elles ont la citoyenneté afin d’obtenir sa protection avant que la responsabilité d’autres États ne soit engagée. La SAR a fait observer que, bien que la présomption de protection de l’État puisse être réfutée, les codemandeurs n’avaient pas démontré qu’ils étaient exposés au risque d’être persécutés ou de subir un préjudice aux États-Unis, ou qu’ils ne pouvaient pas se réclamer de la protection de ce pays.

[14] La SAR a donc rejeté l’appel et confirmé la décision de la SPR selon laquelle les demandeurs n’avaient pas qualité de réfugié au sens de la Convention ni qualité de personne à protéger.

IV. Questions en litige

[15] Les demandeurs soutiennent que la présente demande soulève les deux questions suivantes :

  1. La SAR a-t-elle appliqué la bonne norme de contrôle?

  2. La SAR a-t-elle commis une erreur en n’appliquant pas dûment les Directives?

[16] Les parties conviennent, et je suis d’accord, que la norme de contrôle applicable est celle de la décision raisonnable.

V. Analyse

[17] Les observations écrites des demandeurs portaient essentiellement sur la première question (en ce qui concerne la norme de contrôle que la SAR a appliquée), alors que les observations orales de leur avocat mettaient l’accent sur la deuxième question (à savoir si la SAR a commis une erreur en n’appliquant pas dûment les Directives).

[18] À l’appui de leurs observations, les demandeurs ont attiré l’attention de la Cour sur plusieurs articles des Directives, notamment les suivants :

7.3 Une allégation de traumatisme n’empêche pas un commissaire de tirer une conclusion défavorable quant à la crédibilité. En effet, les commissaires peuvent tirer une conclusion défavorable des incohérences, des omissions ou des invraisemblances importantes dans la preuve à défaut d’explications raisonnables. Toutefois, les principes émanant des présentes Directives devraient être considérés au moment d’évaluer la crédibilité d’une personne, et non séparément, une fois l’évaluation de sa crédibilité terminée.

[Non souligné dans l’original.]

[…]

7.5 Il est possible que la personne qui a subi un traumatisme ait des difficultés à présenter son cas, notamment à se souvenir de moments, de dates et de lieux précis, à faire un récit chronologique des événements ou à se rappeler entièrement certains événements. Les commissaires de la CISR sont souvent appelés à tirer des conclusions quant à la crédibilité, y compris relativement à des personnes ayant subi des traumatismes. Un traumatisme peut avoir des répercussions sur la mémoire, ce qui peut produire des incohérences, des omissions et des imprécisions dans le témoignage.

[19] Je mets l’accent sur la portion soulignée de l’article 7.3, puisqu’elle reflète le raisonnement de la Cour dans sa récente décision Okpanachi c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2022 CF 212 [Okpanachi], à laquelle je fais référence dans mon analyse.

[20] Les demandeurs signalent que l’unique référence aux Directives dans la décision se trouve dans le paragraphe suivant, qui précède immédiatement le passage où la SAR porte son analyse sur les codemandeurs après avoir examiné la situation de la demanderesse principale :

[27] Bien que l’appelante principale n’ait pas soulevé la question en particulier, j’ai examiné les Directives numéro 4 du président intitulées Revendicatrices du statut de réfugié craignant d’être persécuté en raison de leur sexe dans le cadre de mon évaluation indépendante, mais je ne suis pas d’avis que les préoccupations en matière de crédibilité dont il est question ci-dessus découlent de l’un des problèmes propres aux demandeures d’asile et auxquels elles font souvent face pour démontrer que leurs demandes d’asile sont crédibles et dignes de foi, comme il est mentionné dans les Directives.

[21] Les demandeurs soutiennent que la demande de la demanderesse principale est clairement fondée sur le sexe, puisque la demanderesse y fait valoir que les agents de persécution l’ont constamment ciblée et l’ont blâmée d’avoir éloigné son mari de sa famille et de ses obligations culturelles. Les demandeurs soutiennent que la SAR était donc tenue de consulter les Directives de façon adéquate et approfondie, et que sa brève déclaration catégorique, non étayée par un quelconque raisonnement et intégrée à la décision à la suite des analyses de la SAR et de ses conclusions sur la crédibilité de la demanderesse principale, montre qu’elle n’a pas accordé une attention adéquate aux Directives et qu’elle a donc commis une erreur susceptible de contrôle.

[22] Le défendeur souligne que le fait que les Directives n’aient pas été mentionnées explicitement ne signifie pas pour autant qu’elles n’ont pas été prises en compte et ne porte pas nécessairement un coup fatal à la décision, ce qui constitue une proposition bien établie par la jurisprudence (voir, p. ex., Nsimba c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 542 au para 17; Tovar c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 598, aux para 33‑34). Le défendeur se fonde aussi sur la jurisprudence selon laquelle les Directives ne sont pas conçues pour corriger les lacunes en matière de crédibilité (voir, p. ex., Correa Juarez c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2010 CF 890 au para 17; Manege c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CF 374 aux para 30-31).

[23] Bien que j’accepte les principes relevés dans cette jurisprudence, ma décision est en grande partie guidée par les similitudes entre la présente affaire et la décision récente dans l’affaire Okpanachi. Dans cette affaire, la juge Go a conclu que la SAR avait commis une erreur en faisant une distinction entre son analyse de la question de l’analyse de la crédibilité par la SPR et son analyse des Directives (aux para 22-23). En clair, je ne conclurais pas que séparer physiquement ces analyses dans une décision en particulier constitue nécessairement une erreur. Une telle conclusion mettrait indûment l’accent sur la forme plutôt que sur le fond. À mon avis, l’erreur est commise lorsque le décideur n’explique pas, à l’aide de suffisamment de détails pour que la Cour comprenne son raisonnement, comment il est arrivé à la conclusion selon laquelle les facteurs sous-jacents aux Directives n’ont pas d’incidence sur son analyse de la crédibilité (voir Harry c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 85 au para 34, appliqué dans Okpanachi, aux para 26-27). Une telle formulation peut présenter davantage de difficultés lorsque le décideur ne tient pas compte des Directives au moment d’énoncer son analyse relative à la crédibilité.

[24] J’interprète la décision Okpanachi comme un exemple d’erreur de cette nature. La juge Go explique que la SAR a bien mentionné et analysé les Directives, mais seulement après avoir conclu que la SPR n’avait pas commis d’erreur en mettant en doute la crédibilité de la demanderesse en raison des omissions dans son formulaire FDA (au para 23). La demanderesse dans cette affaire a fait valoir que, même si la SAR a procédé à sa propre évaluation des Directives, elle n’a pas tenu compte de la possibilité que ses expériences aient pu contribuer aux omissions et aux incohérences dans son témoignage, notamment à la lumière de l’explication qu’elle a fournie à l’audience selon laquelle « [p]arfois, on ne se souvient pas de tout pour l’écrire quand on vit de mauvaises choses ». La SAR n’a pas fait référence aux Directives dans son analyse des omissions (aux para 24-25).

[25] De façon similaire, en l’espèce, pour parvenir à sa première conclusion défavorable en matière de crédibilité, la SAR a fait mention de l’affirmation suivante, que la demanderesse principale a faite à l’audience devant la SPR, au sujet d’un incident qui n’était pas consigné dans son formulaire FDA : [traduction] « [il] n’a jamais été oublié inconsciemment, tant de choses se passaient lorsque j’ai écrit mon… ce que j’ai vécu, et il y a certaines informations que j’ai dû oublier, et ce n’était pas fait consciemment ». La SAR n’a pas fait référence aux Directives lorsqu’elle a conclu que l’explication de la demanderesse principale pour justifier son omission était déraisonnable.

[26] Je comprends l’argument du défendeur selon lequel la décision était fondée sur des conclusions défavorables en matière de crédibilité relatives à un certain nombre d’omissions ou d’incohérences, sur le défaut de la demanderesse principale de demander l’asile dans d’autres pays, et sur le fait qu’elle soit retournée au Libéria. Toutefois, en l’absence d’un examen contextualisé des Directives relativement au fondement de ces conclusions défavorables en matière de crédibilité, je conclus que la décision est déraisonnable et, en ce qui concerne la demanderesse principale, la présente demande de contrôle judiciaire doit être accueillie et la décision doit être renvoyée à la SAR pour qu’elle procède à un nouvel examen.

[27] En ce qui concerne les codemandeurs, comme l’a fait valoir le défendeur, aucun argument n’a été avancé pour contester le caractère raisonnable de la conclusion, énoncée dans la décision, selon laquelle la SPR a conclu à juste titre que ceux-ci n’avaient pas demandé l’asile à l’égard de leur pays de citoyenneté, les États-Unis. Je conviens donc avec le défendeur que, en ce qui concerne les codemandeurs, la présente demande de contrôle judiciaire doit être rejetée.

[28] Aucune des parties n’a proposé de question à certifier en vue d’un appel, et aucune question n’est énoncée.


JUGEMENT dans le dossier IMM-8491-21

LA COUR REND LE JUGEMENT suivant :

  1. En ce qui concerne les demandeurs Abubakr Amin Daramie et Muhammad Daramie, la présente demande est rejetée.

  2. En ce qui concerne la demanderesse Aminata Mimi Dembeley Daramie, la présente demande est accueillie, la décision de la Section d’appel des réfugiés est annulée et l’affaire est renvoyée à un tribunal différemment constitué pour nouvel examen.

  3. Aucune question n’est certifiée en vue d’un appel.

« Richard F. Southcott »

Juge

Traduction certifiée conforme

Karyne St-Onge, jurilinguiste


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-8491-21

INTITULÉ :

AMINATA MIMI DEMBELEY DARAMIE

ABUBAKR AMIN DARAMIE

MUHAMMAD DARAMIE c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

LIEU DE L’AUDIENCE :

AUDIENCE TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 15 NOVEMBRE 2022

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE SOUTHCOTT

DATE DES MOTIFS ET DU JUGEMENT :

LE 17 novembre 2022

COMPARUTIONS :

Navis Askani

Pour les demandeurs

Andrea Mauti

Pour le défendeur

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Navis Askani

Avocat

Toronto (Ontario)

Pour les demandeurs

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

Pour le défendeur

 

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