Date : 20221116
Dossier : IMM-4100-22
Référence : 2022 CF 1563
[TRADUCTION FRANÇAISE]
Ottawa (Ontario), le 16 novembre 2022
En présence de madame la juge Go
ENTRE : |
GIRMAY KEBEDE GEBRU |
demandeur |
et |
LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION |
défendeur |
JUGEMENT ET MOTIFS
I. Aperçu
[1] Monsieur Girmay Kebede Gebru [le demandeur] est citoyen de l’Éthiopie d’origine ethnique tigréenne. Après son arrivée au Canada en novembre 2018, il a présenté une demande d’asile fondée sur son origine ethnique et ses opinions politiques.
[2] Dans le cadre de sa demande d’asile, il a produit le formulaire Fondement de la demande d’asile [le FDA] daté du 1er avril 2019 [le formulaire FDA initial]. Dans la section « Contexte »
de l’exposé circonstancié du FDA, il a déclaré qu’il avait [traduction]« adhéré »
au Front populaire de libération du Tigré [le FPLT] en 2001. Il a également déclaré qu’il avait d’abord participé à des activités de collecte de fonds et plus tard à une campagne locale en vue de l’élection de candidats du FPLT. Dans le formulaire Annexe A, le demandeur a indiqué avoir été un [traduction] « partisan »
du FPLT entre 2014 et 2018, et un [traduction] « membre »
de l’Association du développement du Tigré [l’ADT] entre 2011 et 2018.
[3] Le FPLT était le parti politique dominant au sein du gouvernement du Front démocratique révolutionnaire du peuple éthiopien entre 1991 et 2018 et serait l’auteur d’actes violents commis dans le but de renverser le gouvernement de l’Éthiopie. En revanche, l’ADT forme une organisation non gouvernementale sans but lucratif qui vise à tirer de la pauvreté la région du Tigré.
[4] Un agent de l’Agence des services frontaliers du Canada [l’agent de l’ASFC] a interrogé le demandeur le 24 novembre 2020 en raison de préoccupations relatives à une interdiction de territoire. Le demandeur a signé une version modifiée du formulaire FDA deux jours après l’entrevue auprès de l’ASFC [le formulaire FDA modifié]. L’agent de l’ASFC a établi, en décembre 2020, un rapport au titre du paragraphe 44(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [la LIPR]. Dans ce rapport, l’agent a conclu que le demandeur était interdit de territoire au Canada du fait de son appartenance au FPLT, une organisation dont il existait des motifs raisonnables de croire qu’elle s’était livrée à des actes de subversion ou de terrorisme.
[5] Le ministre a déféré l’affaire visant le demandeur à la Section de l’immigration [la SI] conformément au paragraphe 44(2) de la LIPR. Lors de l’enquête tenue le 31 janvier 2022 [l’enquête], le défendeur a renoncé à l’allégation relative au terrorisme. Le demandeur a persisté à dire qu’il n’avait jamais adhéré au FPLT.
[6] Dans sa décision du 4 avril 2022 [la décision], la SI a conclu que le demandeur était interdit de territoire au Canada du fait de son appartenance au FPLT, une organisation qui se livre, s’est livrée, ou se livrera à des actes visant au renversement d’un gouvernement par la force, au sens des alinéas 34(1)b) et f) de la LIPR, respectivement. Le demandeur conteste cette décision.
[7] J’estime que la SI a commis des erreurs en concluant que le demandeur a « en fait admis qu’il était membre du [FPLT] »
, et en n’appliquant pas le critère à trois volets élaboré dans la décision B074 c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CF 1146 [B074] pour trancher la question de savoir si le demandeur était membre du FPLT. Pour cette raison, la décision est déraisonnable.
II. Questions en litige et norme de contrôle applicable
[8] Le demandeur soulève deux arguments :
a)La SI a commis une erreur en concluant que le demandeur avait admis être membre du FPLT;
b)La SI a commis une erreur en n’appliquant pas le critère à trois volets de l’appartenance.
[9] Les parties conviennent que la décision est susceptible de contrôle selon la norme de la décision raisonnable, conformément à l’arrêt Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 [Vavilov].
[10] La norme de la décision raisonnable est fondée sur la déférence, mais elle est rigoureuse : Vavilov, aux para 12–13. La cour de révision doit établir si la décision faisant l’objet du contrôle, y compris son raisonnement et son résultat, est transparente, intelligible et justifiée : Vavilov, au para 15. La décision raisonnable est celle qui, d’une part, est fondée sur une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle, et qui, d’autre part, est justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles auxquelles le décideur est assujetti : Vavilov, au para 85. L’analyse du caractère raisonnable d’une décision tient compte du contexte administratif dans lequel elle est rendue, du dossier dont dispose le décideur et de l’incidence de la décision sur les personnes touchées par ses conséquences : Vavilov, aux para 88‑90, 94, et 133‑35.
III. Analyse
[11] La décision a été prise en application des alinéas 34(1)b) et 34(1)f) de la LIPR, qui sont reproduits à l’annexe A.
[12] Le défendeur fait valoir que, si je conclus que la SI s’est méprise en jugeant que le demandeur a admis être membre du FPLT, je devrai alors accueillir la demande, puisque la SI aurait dû appliquer le critère à trois volets faute d’un aveu relatif à l’appartenance. Si, en revanche, je conclus qu’elle ne s’est pas méprise quant à sa conclusion au regard de l’aveu relatif à l’appartenance, alors la SI n’avait pas à appliquer le critère à trois volets.
[13] Je partage l’avis du défendeur. La question déterminante est de savoir si la SI a commis une erreur en concluant que le demandeur avait admis appartenir au FPLT. Pour les motifs exposés ci-après, je conclus que la SI s’est méprise à ce sujet.
La SI n’a pas tenu compte de la preuve selon laquelle l’exposé circonstancié du FDA n’a jamais été traduit à nouveau pour le demandeur avant qu’il ne le signe
[14] La demandeur était représenté par un autre avocat au moment de son entrevue avec l’agent de l’ASFC. Cet ancien avocat avait informé ce dernier que le frère du demandeur, Moges Kebede [M. Kebede], avait aidé celui-ci à préparer son exposé circonstancié en traduisant son formulaire FDA. M. Kebede a ensuite rempli le formulaire en anglais. L’avocat a indiqué que M. Kebede était installé au Canada depuis 25 ans, et a laissé entendre que la traduction n’était pas toujours fidèle. Le professionnel du droit a signalé que le formulaire de l’annexe A mentionnait que le demandeur était un [traduction] « partisan »
du FPLT et un [traduction] « membre »
de l’ADT.
[15] Le 26 novembre 2020, le demandeur a présenté son formulaire FDA modifié, dans lequel la mention « FPLT » était biffée et était remplacée par la mention « ADT » à deux endroits dans la section « Mon engagement politique »
dans l’exposé circonstancié:
[traduction]
En 2001, je suis devenu membre de l’Association du développement du Tigré (l’ADT). Mon rôle se limitait tout d’abord à participer à des collectes de fonds pour différentes collectivités [...].
[16] Le formulaire Annexe A a été modifié pour substituer 2001 à 2011 au regard de la date à laquelle le demandeur a adhéré à l’ADT. Au cours de l’entrevue de l’ASFC, l’avocat a expliqué que la mention de 2011 était une erreur d'écriture.
[17] Le demandeur et M. Kebede, son frère, ont tous deux témoigné lors de l’enquête.
[18] Au cours de l’interrogatoire du demandeur quant à la préparation du formulaire FDA initial, l’avocat du ministre a indiqué que, dans la section 9A du document, le demandeur avait signalé qu’il était représenté par un avocat qui l’avait aidé à remplir le formulaire. Dans sa déposition, le demandeur a dit que bien qu’il avait retenu les services d’un avocat, seul son frère l’avait aidé à remplir le formulaire. Interrogé par son propre avocat, il a donné des précisions supplémentaires sur la manière dont son frère l’avait appuyé pour ce faire et a confirmé que ce dernier ne lui avait jamais relu le document après l’avoir rempli, et l’exposé circonstancié non plus.
[19] Durant la déposition de M. Kebede, l’avocat du ministre a posé des questions sur le FPLT et l’ADT. M. Kebede a relevé des différences entre les deux organisations. L’avocat du ministre lui a ensuite demandé comment une personne pouvait les confondre. En guise de réponse, M. Kebede a affirmé qu’il avait quitté l’Éthiopie depuis plus de 30 ans et qu’il avait vécu dans différents pays par la suite, ce qui avait été à la source de sa confusion. Il a expliqué qu’il s’était mépris sur le calendrier grégorien (plutôt qu’éthiopien), ainsi que sur différents libellés. M. Kebede a laissé entendre que la méprise entre le FPLT et l’ADT pouvait être une [traduction]« erreur commise de bonne foi »
.
[20] Il a également confirmé lors de l’enquête qu’il n’avait pas porté à la connaissance du demandeur la teneur du formulaire FDA initial et de l’exposé circonstancié avant que celui-ci ne signe le document.
[21] La SI n’a pas retenu la proposition voulant que l’inclusion du FPLT dans l’exposé circonstancié du formulaire FDA initial soit une « erreur commise de bonne foi »
parce que M. Kebede connaissait le FPLT et l’ADT et pouvait les différencier. La SI a également mis l’accent sur le fait que le formulaire FDA initial comprenait une longue explication sur le FPLT, laquelle faisait suite à l’aveu allégué relatif à l’appartenance.
[22] Le défendeur fait valoir que, lorsqu’elle a conclu que le demandeur avait admis être membre de l’organisation, la SI a examiné la preuve d’une manière appropriée et a raisonnablement conclu que le demandeur et M. Kebede n’étaient pas crédibles.
[23] Le demandeur prétend que la SI s’est méprise en ne tenant pas compte de la preuve selon laquelle l’exposé circonstancié du FDA avait été préparé par un proche qui n’a pas la qualité de traducteur et qui ne le lui a jamais relu avant signature.
[24] Je suis d’accord avec le demandeur.
[25] Durant l’enquête, le demandeur a témoigné avec l’aide d’un interprète en langue tigrinya. Même l’entrevue de l’ASFC a été tenue avec l’aide d’un tel professionnel. La SI ne disposait d’aucune preuve indiquant que le demandeur avait une connaissance suffisante de la langue anglaise pour vérifier les renseignements inscrits par son frère dans le formulaire FDA initial. À l’inverse, il existait des éléments de preuve qui confirmaient que M. Kebede n’avait jamais relu le document au demandeur avant que ce dernier ne le signe.
[26] Je fais également remarquer que la SI a pris acte dans sa décision des témoignages du demandeur et de M. Kebede selon lesquels le formulaire FDA initial n’avait pas été relu au demandeur. Rien dans la décision ne permet de conclure que la SI a rejeté leurs dépositions à cet égard.
[27] La SI fonde sa conclusion portant que le demandeur a admis son appartenance au FPLT sur le formulaire FDA initial. L’importance accordée par la SI à ce document se reflète dans le passage suivant de sa décision :
[33] Le premier récit que fait une personne est souvent le plus fidèle, et je choisis de l’admettre plutôt que la seconde version des événements. Je conclus que [le demandeur] a en fait admis qu’il était membre du [FPLT] dans son formulaire FDA initial. Il a admis avoir adhéré au [FPLT] en 2001 et n’avoir initialement participé qu’à des activités de financement du [FPLT]. Il a admis avoir participé à une campagne dirigée vers les simples citoyens visant à élire des candidats du [FPLT] dans le cadre desquelles il a donné son temps, son énergie et son argent à ces candidats. Il a assisté à des assemblées publiques et il a pris la parole à propos de problèmes qui le touchaient, qui touchaient sa famille et son pays. Tous ces faits, conjugués à son aveu d’avoir adhéré au [FPLT], corroborent amplement la conclusion selon laquelle [le demandeur] était membre du [FPLT]. Il a apporté un soutien matériel au [FPLT] grâce à ses activités de financement, à sa participation à une campagne électorale, et en consacrant son temps, son énergie et son argent pour aider. Il existe une jurisprudence qui a conclu que si l’adhésion est admise, elle l’est à toutes fins, y compris pour l’application de l’alinéa 34(1)f).
[28] L’extrait susmentionné de la décision confirme que la SI a conclu que le demandeur avait admis son appartenance à l’organisation en prenant pour assise le formulaire FDA initial en raison du principe selon lequel« [l]e premier récit que fait une personne est souvent le plus fidèle »
. Pourtant la SI n’a jamais apprécié la « fidélité »
du récit initial du demandeur à la lumière de la preuve selon laquelle le formulaire FDA initial avait été préparé par une personne qui n’était pas un interprète qualifié et selon laquelle le formulaire n’avait jamais été relu au demandeur.
[29] La conclusion de la SI relative à l’aveu était fondée sur son refus d’accepter l’explication de M. Kebede voulant que l’inclusion du FPLT dans le formulaire FDA initial fût une « erreur commise de bonne foi »
. À mon sens, elle a fait fausse route. La question que la SI devait trancher n’était pas de savoir si M. Kebede connaissait la différence entre le FPLT et l’ADT. La question était plutôt de savoir si le demandeur connaissait la teneur de l’exposé circonstancié et du formulaire FDA que son frère avait rédigé en son nom, et s’il y adhérait. La décision était muette sur ce point fondamental.
[30] Étant donné que le formulaire FDA initial était essentiel à la conclusion de la SI relative à l’aveu sur l’appartenance, et puisque la SI ne s’est pas prononcée au regard de la preuve indiquant que le document n’avait jamais été relu au demandeur avant qu’il ne le signe, il y a lieu d’infirmer la décision dans son intégralité sur ce seul fondement.
[31] Bien qu’à mon avis le défaut de la SI de se pencher sur cette question était suffisant pour annuler la décision, je vais examiner deux autres erreurs présentes dans les motifs, afin de guider davantage la SI en vue de son processus menant à une nouvelle décision.
La SI a fait abstraction des déclarations faites par le demandeur à l’agent de l’ASFC
[32] Comme je l’ai déjà mentionné plus haut, la SI a conclu, en se fondant sur le formulaire FDA initial, que le demandeur avait admis être membre du FPLT.. Par conséquent, je conviens avec le demandeur que la SI a fait fi de la totalité des déclarations faites par celui-ci à l’agent de l’AFSC.
[33] Le défendeur ne présente aucune observation directe sur ce point, et se contente de dire que les motifs de la SI font état d’une analyse fouillée des documents et des dépositions faites durant l’enquête et n’appuient pas seulement une conclusion selon laquelle le demandeur avait admis être membre de l’organisation, mais justifient également une conclusion défavorable quant à la crédibilité. Le défendeur plaide que la SI a manifestement examiné la preuve et que son analyse est justifiée et bien fondée.
[34] En toute déférence, je ne suis pas d’accord. À mon avis, dans sa décision, lorsqu’elle a conclu que le demandeur avait « en fait »
admis être membre du FPLT, la SI n’a pas tenu compte des déclarations faites par celui-ci à l’ASFC.
[35] Durant l’entrevue auprès de l’ASFC, le demandeur a déclaré plusieurs fois à l’agent qu’il n’était pas membre du FPLT et que, dans l’exposé circonstancié contenu dans son formulaire FDA initial, il avait voulu dire qu’il était membre de l’ADT.
[36] Parmi les documents versés au dossier certifié du tribunal figure une déclaration solennelle signée par un adjoint à l’exécution de l’ASFC à laquelle est jointe la transcription de l’enregistrement de l’entrevue menée par l’ASFC avec le demandeur.
[37] Voici certains des échanges qui se sont déroulés durant l’entrevue de l’ASFC. La lettre « Q »
qui désigne les questions posées par l’agent de l’ASFC, la lettre « R »
les réponses du demandeur traduites par un interprète, et la lettre « I »
les questions et les commentaires de l’interprète.
[traduction]
Q : Votre adhésion, je comprends que vous avez adhéré au Front populaire de libération du Tigré en 2001?
R : Je n’étais pas membre du Front populaire de libération du Tigré, mais j’étais un partisan, j’étais un partisan de l’ADT.
I: Je ne sais pas à quoi renvoie ADT.
Q : Je m’excuse, il était partisan de quoi?
I: ADT. Oh, je suis désolé.
R : ADT, l’Association du développement du Tigré
Q : Donc, corrigez-moi si j’ai tort, mais dans votre document, vous avez déclaré que vous êtes un membre et que vous avez adhéré en 2001 au FPLT?
R : Je n’étais pas membre du FPLT, j’étais membre de l’ADT, qui est l’Association du développement du Tigré. Donc, ils accordaient de l’aide financière pour le soutien au développement, comme la construction d’églises. Pour le développement social, comme l’abolition de l’excision des femmes, et des choses de ce genre, j’ai fait des dons monétaires.
Q : D’accord, à la page 2 de 6 de votre exposé circonstancié de votre formulaire Fondement de la demande d’asile, dans la section « mon engagement politique », il est signalé que « en 2001, j’ai adhéré au Front populaire de libération du Tigré, du fait que le parti représente surtout la communauté du Tigré ». Je n’ai pas écrit cela, cette phrase apparaît dans votre Formulaire fondement de la demande d’asile.
I: Monsieur l’agent, j’ai seulement besoin de répéter - à la page 2 de 6, quel est le nom du document?
Q : Fondement de la demande d’asile.
I: Oh! fondement de la demande d’asile.
Q : Donc, je vais le dire et vous répétez : « En 2011, j’ai adhéré au Front populaire de libération du Tigré [...], du fait que le parti représente surtout la communauté du Tigré ».
R : Je veux juste ajouter ce qui suit. Je n’étais pas membre du FPLT, mais j’étais son partisan, et j’étais membre de l’ADT. Puisque je viens du Tigré, j’étais un partisan du FPLT en tant que parti.
Q : D’accord, donc vous comprenez que je peux me fonder uniquement sur ce que vous avez déclaré dans votre formulaire Fondement de la demande d’asile, et vous avez dit « j’ai adhéré au parti ».
R : Je veux juste ajouter que je ne suis pas un politicien, et que je n’ai jamais été un politicien. Je n’ai pas de connaissances en politique. Il pourrait s’agir d’une erreur d'écriture ou il pourrait s’agir -- le terme que j’ai utilisé était -- j’ai adhéré à l’ADT, et pas au FPLT, je cherchais à dire que j’ai adhéré à l’ADT, l’agence du développement du Tigré.
[38] Durant l’entrevue de l’ASFC, le demandeur a également expliqué la différence entre le FPLT et l’ADT, et ses raisons pour appuyer le FPLT du fait de son origine ethnique tigréenne. Le demandeur a déclaré qu’il avait soutenu le FPLT en participant à deux ou trois rencontres et par des dons monétaires, et que ces rencontres s’étaient déroulées [traduction] « durant l’élection et [...] étaient organisées par les partisans »
.
[39] L’avocat du demandeur de l’époque a également tenté d’éclaircir le fait que le demandeur était un partisan, et pas un membre du FPLT, et qu’il participait directement aux activités de l’ADT. L’agent de l’ASFC a alors laissé entendre au demandeur et à son avocat qu’il leur revenait de laisser savoir à la SI qu’une [traduction] « erreur atroce avait été commise par l’interprète dont les services avaient été retenus »
et que l’ASFC allait poursuivre l’entrevue dans l’optique selon laquelle le demandeur avait été un « partisan »
.
[40] Durant l’enquête, tout au long de sa déposition, le demandeur a persisté à dire qu’il n’avait jamais été membre du FPLT et qu’il avait adhéré à l’ADT. Il a déclaré qu’il n’avait jamais participé aux manifestations et aux collectes de fonds du FPLT, n’avait jamais signé de liste des membres ni de carte de membre, et n’avait jamais été politicien ni militaire.
[41] Dans sa décision, la SI a bien fait mention de l’entrevue menée par l’ASFC, mais elle ne s’est penchée sur aucune des déclarations faites par le demandeur au cours de celle-ci. La SI n’a tiré nulle part dans sa décision de conclusions relatives à la crédibilité en ce qui a trait aux dénégations formulées par le demandeur à l'entrevue quant à son adhésion au FPLT.
[42] L’absence d’analyse au regard de l’entrevue de l’ASFC devient encore plus flagrante lorsqu’on prend en considération la propre déclaration de la SI portant que « [l]e premier récit que fait une personne est souvent le plus fidèle, et [qu’elle choisit] de l’admettre plutôt que la seconde version des événements »
. En l’espèce, l’entrevue de l’ASFC était la première fois où le demandeur témoignait de vive voix. Selon la propre logique de la SI, il s’agirait de la version la « plus fidèle »
.
[43] La jurisprudence confirme que des incohérences entre les déclarations faites par le demandeur au point d’entrée et celles faites durant l’enquête devant la SI peuvent étayer une conclusion défavorable en matière de crédibilité: Avrelus c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 357 au para 14; Kusmez c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 948 au para 22; Arokkiyanathan c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CF 289 au para 35; Bozsolik c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CF 432 au para 20; Navaratnam c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2011 CF 856 aux para 14-15.
[44] En l’espèce, c’était plutôt le contraire. Le demandeur a fait des déclarations cohérentes tant durant l’entrevue de l’ASFC que durant l’enquête en insistant les deux fois qu’il n’était pas membre du FPLT. Bien que ce fait ne permettait pas à lui seul d’appuyer une conclusion selon laquelle le demandeur n’était pas membre du FPLT, les déclarations prononcées durant l’entrevue de l’ASFC ne font que renforcer les tentatives répétées du demandeur de démentir tout aveu d’adhésion.
[45] La décision est dépourvue d’une analyse intrinsèque cohérente et rationnelle du fait que la SI n’a pas analysé les déclarations du demandeur démentant toute appartenance au FPLT durant l’entrevue de l’ASFC, tout en témoignant privilégier le « premier récit que fait une personne »
, ce qui rend donc ladite décision déraisonnable.
La SI n’a pas tenu compte de la contradiction interne dans le témoignage écrit du demandeur
[46] Le demandeur fait également valoir que sa déclaration dans le formulaire FDA initial selon laquelle il avait « adhéré »
au FPLT en 2001 était contredite par l’annexe A qu’il a déposée le même jour, et dans laquelle il a déclaré qu’il était devenu un « partisan »
du FPLT en 2014. Le demandeur soutient que la SI ne s’est jamais penchée sur la contradiction entre le formulaire FDA initial et l’annexe A quant à l’année durant laquelle il aurait adhéré au FPLT. Il soutient également que, compte tenu de la correction de l’année de 2011 à 2001 en tant qu’année où il a adhéré à l’ADT dans son Annexe A modifiée - une erreur d'écriture que le demandeur affirme être aisément compréhensible vu la similarité des chiffres - sa preuve selon laquelle il n’a jamais été qu’un « partisan »
du FPLT en 2014 fait en sorte que son formulaire FDA modifié concorde avec son annexe A.
[47] Le défendeur plaide que la SI a raisonnablement jugé que le demandeur avait admis être membre, mais avait essayé de « se rétracter »
, et que la conclusion de la SI était raisonnable compte tenu des documents déposés et des témoignages du demandeur et de M. Kebebe. Le défendeur soutient que la Cour devrait lire attentivement la décision pour évaluer s’il existe un vice irrémédiable qui la rendrait déraisonnable, tout en gardant à l’esprit les conclusions défavorables relatives à la crédibilité tirées par la SI.
[48] Je souscris à l’argument du demandeur selon lequel le défaut de la SI de se pencher sur cette contradiction interne dans les documents constituait une erreur susceptible de contrôle, et je rejette l’observation brossée grossièrement par le défendeur.
[49] Il est de droit constant que « plus la preuve qui n’a pas été mentionnée expressément ni analysée dans les motifs de l’organisme est importante, et plus une cour de justice sera disposée à inférer de ce silence que l’organisme a tiré une conclusion de fait erronée “sans tenir compte des éléments dont il [disposait]” »
: Cepeda-Gutierrez c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1999]1 CF 53 (1re inst) aux para 16–17. À mon avis, la SI a tellement insisté sur le formulaire FDA initial, qu’elle a choisi de retenir, qu’elle a fait abstraction de l’ensemble des autres éléments de preuve écrits qui auraient pu contredire sa propre conclusion. Ces éléments de preuve comprenaient non seulement des contradictions internes quant à la date à laquelle le demandeur aurait « adhéré »
au FPLT, mais également sa carte de membre de l’ADT.
[50] La seule contradiction que la SI a examinée, comme le soulève correctement le défendeur, était la contradiction contenue au formulaire Annexe A où le demandeur a déclaré qu’il était un partisan du FPLT. La SI a concilié cette contradiction en faisant observer qu’une personne peut être « à la fois membre et partisane d’une organisation »
.
[51] Je considère par conséquent que l’analyse de la SI a manifestement raté sa cible. La question que la SI devait trancher, à cette étape, n’était pas de savoir si le demandeur était membre du FPLT au sens des alinéas 34(1)f) et 34(1)b) de la LIPR. La SI était plutôt appelée à se prononcer sur la question de savoir si le demandeur avait admis être membre du FPLT. Le demandeur a signalé que la contradiction qui existe entre le formulaire FDA initial et l’annexe A constitue un élément de preuve supplémentaire démontrant qu’il n’a pas admis être membre, et relève qu’il a employé le mot « partisan »
dans le formulaire Annexe A. Au lieu de se pencher sur la question de savoir si le mot « partisan »
, contrairement au mot « membre »
, pourrait étayer la prétention du demandeur selon laquelle il n’a jamais admis être membre, la SI a plutôt conclu qu’un partisan pouvait aussi être membre. Cette question aurait été plus appropriée à trancher dans le contexte du critère à trois volets établi dans la décision B074, lorsque l’aveu de l’appartenance est en litige.
La SI a-t-elle commis une erreur en omettant d’appliquer le critère à trois volets de l’appartenance?
[52] Comme je l’ai mentionné plus haut, je conviens avec le défendeur qu’une fois que j’ai conclu que la SI a commis une erreur en jugeant que le demandeur avait admis être membre du FPLT, je dois accueillir la demande sans me pencher sur les observations du demandeur quant au critère à trois volets.
[53] Comme je l’ai affirmé récemment au paragraphe 41 de la décision Wasta Ismael c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2022 CF 1520 :
[TRADUCTION]
[...] la position de la Cour au regard de l’alinéa 34(1)f) de la LIPR ne fluctue pas. Le terme « membre » prévu dans le libellé de la disposition contestée a constamment reçu une interprétation libérale, sans qu’une distinction ne soit établie entre le fait d’être un membre officiel ou officieux. Une fois que le statut de membre est admis, aucune analyse supplémentaire n’est nécessaire. Toutefois, une analyse plus poussée est de mise lorsque ce statut est démenti, ou lorsque l’appartenance ne concerne pas une organisation qui se livre à la subversion, mais plutôt une organisation « connexe », ou une entité sous le contrôle de l’organisation en question. Dans ces situations, une analyse supplémentaire doit être menée conformément au critère à trois volets établi dans la décision B074, ou selon un autre processus similaire.
[54] En l’espèce, le demandeur a énergiquement contesté tout aveu relatif à l’appartenance à l’organisation. Vu l’annulation de la conclusion tirée par la SI quant à l’aveu, l’affaire doit être renvoyée pour nouvelle décision en ce qui a trait à la question de savoir si le demandeur a admis être membre du FPLT, et, dans la négative, celle de savoir s’il était membre du FPLT, selon le critère à trois volets.
IV. Conclusion
[55] La demande de contrôle judiciaire est accueillie.
[56] Il n’y a aucune question à certifier.
JUGEMENT dans le dossier IMM-4100-22
LA COUR REND LE JUGEMENT suivant :
La demande de contrôle judiciaire est accueillie.
L’affaire est renvoyée à un tribunal différemment constitué de la SI pour nouvelle décision.
Aucune question n’est certifiée.
« Avvy Yao-Yao Go »
Juge
Traduction certifiée conforme
Frédérique Bertrand-Le Borgne
ANNEXE A
Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27
Immigration and Refugee Protection Act, SC 2001, c 27
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COUR FÉDÉRALE
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER
DOSSIER :
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IMM-4100-22 |
INTITULÉ :
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GIRMAY KEBEDE GEBRU c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION |
LIEU DE L’AUDIENCE :
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TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE
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DATE DE L’AUDIENCE :
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Le 27 octobre 2022
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JUGEMENT ET MOTIFS : |
LA JUGE GO
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DATE DES MOTIFS :
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Le 16 novembre 2022
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COMPARUTIONS :
Molly Joeck |
Pour le demandeur |
Aminollah Sabzevari |
Pour le défendeur |
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :
Molly Joeck
Aidan Campbell
Edelmann & Company
Vancouver (Colombie‑Britannique) |
Pour le demandeur |
Procureur général du Canada Vancouver (Colombie‑Britannique) |
Pour le défendeur |