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Date : 20221110


Dossier : IMM-1568-21

Référence : 2022 CF 1540

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 10 novembre 2022

En présence de monsieur le juge Bell

ENTRE:

A. B.

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I. Nature de l’instance

[1] La Cour est saisie de deux demandes de contrôle judiciaire présentées au titre du paragraphe 72(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [« la LIPR »], à l’encontre de décisions rendues par un agent principal (l’agent) le 19 février 2021 et le 23 mars 2021, respectivement (collectivement, la demande de contrôle judiciaire). Dans la première demande, A. B. (le demandeur) conteste la conclusion de l’agent selon laquelle il ne peut pas obtenir la résidence permanente pour des considérations d’ordre humanitaire aux termes du paragraphe 25(1) de la LIPR. Dans la seconde demande, le demandeur conteste le refus de l’agent d’accueillir sa demande de réexamen.

[2] Le demandeur est un citoyen du Vietnam âgé de 40 ans qui est entré au Canada en tant que visiteur le 27 janvier 2018. En décembre 2019, il a demandé que sa demande de résidence permanente au Canada, reposant sur des considérations d’ordre humanitaire, soit traitée à partir du Canada. Les considérations d’ordre humanitaire invoquées par le demandeur ont trait à son degré d’établissement et à ses liens familiaux au Canada; à l’intérêt supérieur de sa nièce, Wendy, et de son neveu, Randy, qui sont âgés respectivement de 8 ans et de 13 ans; et aux difficultés auxquelles il serait exposé à son retour au Vietnam en raison de son diagnostic de séropositivité.

[3] J’ai décidé d’accueillir la demande de contrôle judiciaire relative à la première question, soit celle concernant le caractère raisonnable de la décision eu égard aux considérations d’ordre humanitaire. Il s’ensuit qu’il n’est pas nécessaire que j’examine le caractère raisonnable de la décision de l’agent de rejeter la demande de réexamen.

II. Décision faisant l’objet du contrôle

A. Décision défavorable à l’égard de la demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire

[4] Le 19 février 2021, l’agent a rejeté la demande de résidence permanente fondée sur des considérations d’ordre humanitaire présentée par le demandeur. Après avoir examiné dans leur ensemble la situation du demandeur et la preuve qui a été présentée, l’agent a conclu que les considérations d’ordre humanitaire ne justifiaient pas une dispense au titre du paragraphe 25(1) de la LIPR. Plus précisément, l’agent a pris en compte les éléments qui suivent dans son analyse des considérations d’ordre humanitaire :

a) les difficultés qu’occasionnerait le retour au Vietnam pour le demandeur et sa famille;

b) le degré d’établissement et d’indépendance financière du demandeur;

c) la relation du demandeur avec sa nièce Wendy et son neveu Randy ainsi que l’intérêt supérieur de ces enfants;

d) les répercussions de la séropositivité pour le VIH sur le demandeur (qualité de vie au Vietnam, accès à des traitements, situation dans le pays et discrimination).

(a) Difficultés

[5] L’agent a reconnu que tous les membres de la proche famille du demandeur résident en permanence au Canada. Il a estimé que le demandeur et sa famille connaîtraient des difficultés si celui-ci était forcé de rentrer au Vietnam, mais que ces difficultés étaient prévisibles lorsque les membres d’une famille choisissent d’émigrer ou doivent se séparer. Il a fait remarquer que le demandeur et sa famille avaient été séparés pendant plus de dix (10) ans et qu’ils avaient pu rester en contact en se rendant visite et en utilisant divers moyens de communication électronique. L’agent a conclu que les mêmes moyens de communication pourraient atténuer les difficultés découlant d’une nouvelle séparation.

(b) Degré d’établissement et d’indépendance financière

[6] En ce qui concerne le degré d’établissement, l’agent a fait remarquer que le demandeur réside au Canada depuis trois ans et qu’il n’est pas indépendant financièrement. Cette absence d’indépendance financière est compréhensible puisque le demandeur n’est pas autorisé à travailler au Canada. Il ressort du dossier que le demandeur se conforme aux lois canadiennes à cet égard. En dépit du fait que ses sœurs au Canada ont affirmé qu’elles subviendraient à ses besoins, il n’y a pas de preuve que la famille du demandeur serait en mesure de subvenir à ses besoins à long terme. L’agent a reconnu les efforts déployés par le demandeur pour s’intégrer dans sa communauté, mais il a conclu que les éléments de preuve ne démontraient pas qu’il avait noué au Canada des liens tels qu’il serait exposé à davantage que de légères difficultés s’il devait rentrer au Vietnam.

(c) Intérêt supérieur des enfants

[7] En ce qui concerne l’intérêt supérieur des enfants directement touchés, l’agent a constaté que le demandeur avait une relation étroite et spéciale avec sa nièce, Wendy, et son neveu, Randy. Le demandeur représente un soutien important pour sa sœur, la mère des enfants. En dernière analyse, l’agent a estimé que le départ du demandeur pourrait avoir une incidence modérée [non souligné dans l’original] sur l’intérêt supérieur des enfants. Il n’en a pas moins conclu que la constance relevée dans les autres sphères de la vie des enfants et la présence au Canada de nombreux membres de la famille feraient en sorte que les enfants recevraient les soins et le soutien dont ils ont besoin. L’agent a fait remarquer que, bien que cela ne soit pas l’idéal, le demandeur pourrait continuer à guider et à soutenir Randy et Wendy au moyen de la technologie moderne et de visites.

(d) Incidence de la séropositivité du demandeur

[8] L’agent a pris en compte les affirmations du demandeur selon lesquelles sa qualité de vie en tant que personne vivant avec le VIH est meilleure au Canada qu’au Vietnam, qu’il a accès à de meilleurs médicaments ici et qu’au Vietnam, il lui faudrait soudoyer des médecins pour obtenir des traitements et des médicaments de bonne qualité. L’agent a examiné les documents sur la situation dans le pays et a conclu que des traitements contre le VIH sont offerts au Vietnam et qu’ils sont de plus en plus accessibles. Il a conclu que le demandeur n’avait pas corroboré son affirmation selon laquelle il lui faudrait soudoyer des médecins. Il a fait remarquer que, selon un article présenté par le demandeur, le Vietnam offre [traduction] « des traitements gratuits ». Ne sachant pas si cette affirmation s’appliquait aussi aux médicaments, l’agent a fait remarquer que, quoi qu’il en soit, il était difficile de savoir pourquoi la sœur du demandeur – qui assume une part de ses frais médicaux au Canada – ne pourrait pas lui offrir un soutien financier analogue à son retour au Vietnam. L’agent a souligné, à juste titre, que le demandeur recevait des traitements contre le VIH au Vietnam avant son arrivée au Canada et que ces traitements seraient encore offerts au Vietnam.

[9] De plus, l’agent a examiné les éléments de preuve relatifs à la discrimination contre les personnes vivant avec le VIH au Vietnam. Il a souligné que, en dépit du fait que la situation s’améliorait, la stigmatisation liée au VIH au Vietnam [traduction] « demeure élevée, et on ne saurait sous-estimer l’importance et l’effet défavorable de la stigmatisation... ». L’agent a conclu que le demandeur n’avait pas affirmé qu’il était directement touché par la discrimination au Vietnam ni que sa maladie l’empêchait de trouver et de conserver un emploi et un logement. Il a reconnu que le demandeur serait exposé à certaines difficultés en raison de sa séropositivité à son retour au Vietnam.

[10] Il a pris en compte les facteurs mentionnés précédemment dans leur ensemble et a conclu qu’une dispense fondée sur des considérations d’ordre humanitaire n’était pas justifiée dans les circonstances.

III. Disposition pertinente

[11] La disposition qui s’applique est le paragraphe 25(1) de la LIPR :

Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27

Immigration and Refugee Protection Act, SC 2001, c 27

Séjour pour motif d’ordre humanitaire à la demande de l’étranger

Humanitarian and compassionate considerations — request of foreign national

25 (1) Sous réserve du paragraphe (1.2), le ministre doit, sur demande d’un étranger se trouvant au Canada qui demande le statut de résident permanent et qui soit est interdit de territoire — sauf si c’est en raison d’un cas visé aux articles 34, 35 ou 37 —, soit ne se conforme pas à la présente loi, et peut, sur demande d’un étranger se trouvant hors du Canada — sauf s’il est interdit de territoire au titre des articles 34, 35 ou 37 — qui demande un visa de résident permanent, étudier le cas de cet étranger; il peut lui octroyer le statut de résident permanent ou lever tout ou partie des critères et obligations applicables, s’il estime que des considérations d’ordre humanitaire relatives à l’étranger le justifient, compte tenu de l’intérêt supérieur de l’enfant directement touché.

25 (1) Subject to subsection (1.2), the Minister must, on request of a foreign national in Canada who applies for permanent resident status and who is inadmissible — other than under section 34, 35 or 37 — or who does not meet the requirements of this Act, and may, on request of a foreign national outside Canada — other than a foreign national who is inadmissible under section 34, 35 or 37 — who applies for a permanent resident visa, examine the circumstances concerning the foreign national and may grant the foreign national permanent resident status or an exemption from any applicable criteria or obligations of this Act if the Minister is of the opinion that it is justified by humanitarian and compassionate considerations relating to the foreign national, taking into account the best interests of a child directly affected.

IV. Questions en litige et norme de contrôle

[12] La décision défavorable de l’agent quant à la demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire est susceptible de contrôle selon la norme de la décision raisonnable (Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 [Vavilov] au para 25). Aucune des exceptions à la présomption d’application de la norme de la décision raisonnable ne s’applique en l’espèce (Vavilov, au para 17).

[13] « [U]ne décision raisonnable doit être fondée sur une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle et est justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles auxquelles le décideur est assujetti » (Vavilov, au para 85). Avant de pouvoir infirmer une décision, la cour de révision doit être convaincue qu’elle souffre de lacunes suffisamment graves; des lacunes superficielles ou accessoires ne suffiront pas à infirmer la décision (Vavilov, au para 100). Surtout, la cour de révision doit examiner la décision dans son ensemble et s’abstenir de procéder à une chasse au trésor, phrase par phrase, à la recherche d’une erreur (Vavilov, aux para 85, 102).

[14] Le demandeur soutient que l’agent a pondéré indûment chaque considération en fonction d’une analyse des difficultés, qu’il a imposé à tort un critère de caractère exceptionnel, qu’il a omis d’apprécier dûment l’intérêt supérieur des enfants et, en ce qui concerne la séropositivité pour le VIH, qu’il a appliqué déraisonnablement les faits se rapportant à la discrimination et à la stigmatisation et à l’accès aux soins de santé au Vietnam.

V. Observations des parties et analyse

A. Caractère raisonnable de la décision défavorable à l’égard de la demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire

(1) L’agent a-t-il appliqué les mauvais critères juridiques concernant les difficultés et le caractère exceptionnel?

[15] Le demandeur reconnaît que l’arrêt de la Cour suprême Kanthasamy c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CSC 61 [Kanthasamy], n’a pas éliminé la prise en compte des difficultés dans l’appréciation des considérations d’ordre humanitaire. Il soutient toutefois que l’agent a effectué une analyse axée sur les difficultés en se concentrant sur les mesures d’atténuation qui s’offrent au demandeur et qu’il a omis de prendre en compte ses facteurs d’ordre humanitaire dans leur ensemble. Il invoque les paragraphes 15 à 17 de la décision Ali c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 824, pour étayer son raisonnement selon lequel l’appréciation globale de tous les facteurs pertinents est nécessaire.

[16] Le défendeur soutient que l’agent n’a pas appliqué un [traduction] « critère relatif aux difficultés », mais qu’il a plutôt examiné l’ensemble des éléments de preuve en fonction des principes énoncés dans l’arrêt Kanthasamy. Il souligne que la prise en compte des difficultés dans une demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire est appropriée (Alexander c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 881 au para 17) et affirme que l’approche adoptée par l’agent n’était pas axée sur les difficultés, comme l’a allégué le demandeur.

[17] L’agent qui examine une demande de dispense fondée sur des considérations d’ordre humanitaire présentée aux termes du paragraphe 25(1) de la LIPR doit prendre en compte toutes les considérations d’ordre humanitaire pertinentes invoquées par le demandeur. Il incombait à l’agent d’apprécier la question de savoir si, prises dans leur ensemble, ces considérations « inciter[aient] tout homme raisonnable [sic] d’une société civilisée à soulager les malheurs d’une autre personne — dans la mesure où ses malheurs “justifient l’octroi d’un redressement spécial” » (Kanthasamy, au para 13; Ahmed c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2021 CF 1251 [Ahmed] au para 13). Les demandes fondées sur des considérations d’ordre humanitaire commandent l’exercice d’un pouvoir discrétionnaire axé sur les faits (Arshad c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 510 [Arshad] au para 10). L’arrêt Kanthasamy n’a pas rejeté la notion de « difficultés » dans les demandes pour considérations d’ordre humanitaire (Miyir c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 73 aux para 1620). Au contraire, l’appréciation des difficultés auxquelles un demandeur sera exposé à son retour dans son pays de nationalité en tenant compte de sa situation globale, demeure importante pour l’analyse des considérations d’ordre humanitaire.

[18] Je ne puis conclure que l’agent a pris en compte les difficultés en excluant toutes les considérations d’ordre humanitaire pertinentes dans les circonstances. L’agent n’a pas commis d’erreur susceptible de contrôle dans son examen des difficultés auxquelles le demandeur pourrait être exposé à son retour au Vietnam. Comme l’a affirmé le juge Roy au paragraphe 30 de la décision Turovsci c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2021 CF 1369 : « Cependant, pour inciter une personne à soulager les malheurs d’une autre personne, ces malheurs doivent être suffisamment graves au regard des difficultés qui accompagnent inévitablement l’obligation de quitter le Canada et du fait que la dispense pour motifs d’ordre humanitaire n’est pas censée constituer un régime d’immigration parallèle ». La prise en compte par l’agent des difficultés respecte ce principe.

[19] En ce qui concerne la question du [traduction] « caractère exceptionnel », le demandeur affirme que l’agent a appliqué un critère plus élevé quand il a apprécié les incidences de la séparation des membres de la famille. Il conteste plus particulièrement l’observation formulée par l’agent selon laquelle [traduction] « les dispenses pour des considérations d’ordre humanitaire visent la prise de mesures spéciales dans des circonstances exceptionnelles qui ne sont pas prévues dans la LIPR ». Il affirme que l’agent a commis une erreur en exigeant qu’il prouve que ses circonstances étaient exceptionnelles et impérieuses.

[20] Il appert, essentiellement, que le demandeur n’est pas d’accord avec les termes employés par l’agent. Toutefois, les motifs écrits des décideurs administratifs ne doivent pas être jugés au regard d’une norme de perfection (Vavilov, au para 91). Ainsi que je l’ai maintes fois affirmé, la dispense pour des considérations d’ordre humanitaire est, à mon avis, une mesure exceptionnelle (voir Meniuk c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2021 CF 1374 au para 43; Ylanan c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2019 CF 1063 au para 32). Il faut davantage qu’une affaire qui attire la sympathie pour justifier une dispense pour des considérations d’ordre humanitaire (Canada (Sécurité publique et Protection civile) c Nizami, 2016 CF 1177 au para 16; Shackleford c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 1313 au para 16).

(2) L’appréciation effectuée par l’agent de l’intérêt supérieur des enfants et, par extension, des liens familiaux en général, était-elle raisonnable dans les circonstances?

[21] Le demandeur affirme que l’agent a apprécié de façon déraisonnable l’intérêt supérieur des enfants parce qu’il n’a pas défini cet intérêt. Il prétend que l’agent a effectué une analyse des difficultés, mais qu’il « n’existe pas de critère minimal en matière de difficultés suivant lequel à un certain point dans l’échelle des difficultés et seulement à ce point pourrait-on considérer que l’intérêt supérieur de l’enfant est “compromis” au point de justifier une décision favorable » (Williams c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CF 166 [« Williams »] au para 64). Il soutient que l’agent s’est concentré à tort sur des mesures d’atténuation, comme l’attention que les enfants pourraient s’attendre à recevoir d’autres membres de la famille et la capacité de rester en contact avec le demandeur grâce à la technologie. Selon la décision Williams, « [l]a question n’est pas celle de savoir si l’enfant “souffre assez” pour que l’on considère que son “intérêt supérieur” ne sera pas “respecté”. À cette étape initiale de l’analyse, la question à laquelle il faut répondre est la suivante : “en quoi consiste l’intérêt supérieur de l’enfant?” » (Williams, précitée, au para 64).

[22] Il n’y a pas de formule rigide à appliquer absolument dans l’analyse de l’intérêt supérieur des enfants : voir « Zlotosz c Canada (Citoyenneté et Immigration »), 2017 CF 724 [Zlotosz] aux para 21, 23‑24; Semana c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 1082 au para 25. En dernière analyse, l’agent doit montrer qu’il était « réceptif, attentif et sensible » à l’intérêt supérieur des enfants dans son analyse de cet intérêt (Baker c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1999] 2 RCS 817 au para 75). Une décision rendue au titre du paragraphe 25(1) de la LIPR sera déraisonnable si l’intérêt supérieur des enfants touchés par celle-ci n’est pas suffisamment pris en compte. Cependant, ce qui constitue une prise en compte suffisante de l’intérêt supérieur de l’enfant concerné par la décision dépendra de la preuve présentée dans la demande (Jones c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2022 CF 655 [Jones] au para 39).

[23] J’estime que l’agent a tenté de démontrer qu’il était réceptif, attentif et sensible à l’intérêt supérieur de Randy et de Wendy. Toutefois, lorsque je prends en compte les abondantes observations qui ont été formulées sur la question par les enfants, par le demandeur et, surtout, par la mère des enfants, je ne suis pas convaincu que l’agent a examiné de façon exhaustive les éléments de preuve (voir Jones, précitée). Sur cette seule question, j’estime que la décision de l’agent n’est pas intrinsèquement cohérente. De plus, la décision ne fait pas état d’une analyse rationnelle qui est justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles auxquelles le décideur était assujetti. En bref, je ne crois pas qu’une appréciation de la cohérence intrinsèque constitue une appréciation microscopique. Je m’explique.

[24] L’agent a pris en compte l’amour qui lie le demandeur et les enfants. Il a pris en compte certains aspects du soutien que le demandeur apporte à la mère des enfants. Il a souligné que les enfants recevaient des soins adéquats avant l’arrivée du demandeur au Canada. Il a fait remarquer que [traduction] « le père de Wendy et de Randy les a quittés lorsque Wendy était âgée d’un mois ». Il a souligné que le demandeur était devenu une figure paternelle pour les enfants; le demandeur, souvent, [traduction] « contribue aux soins quotidiens des enfants, ce qui comprend les réveiller le matin, leur préparer à manger, les accompagner faire des marches et des balades à vélo, les conduire à l’école et les en ramener » et il les garde la fin de semaine lorsque leur mère a d’autres obligations. L’agent a reconnu que la présence du demandeur dans la vie des enfants soulageait la grand-mère âgée des responsabilités qu’elle assumait jusqu’alors. L’agent semble avoir largement écarté ces éléments de preuve lorsqu’il a conclu que le départ du demandeur [traduction] « pourrait [non souligné dans l’original] avoir une incidence modérée » sur l’intérêt supérieur des enfants. En utilisant l’auxiliaire « pouvoir », l’agent montre qu’il n’est pas sûr que le départ du demandeur aurait une incidence même [traduction] « modérée » sur l’intérêt supérieur des enfants. Le choix des mots a son importance. Si l’agent avait conclu de façon catégorique que le départ du demandeur n’aurait qu’une incidence [traduction] « modérée » sur les enfants, je conclurais que cet aspect de la décision n’est pas cohérent et qu’il ne tient pas compte des éléments de preuve. Le fait que l’agent a utilisé l’auxiliaire « pouvoir » renforce mon opinion selon laquelle la décision manque de cohérence et ne tient pas compte des éléments de preuve. Ce n’est pas tout.

[25] L’agent souligne que le père de Wendy et de Randy les a quittés lorsque Wendy était âgée d’un mois. Le père des enfants n’a pas quitté la famille pour s’établir ailleurs en Ontario ou au Canada afin de maintenir un quelconque contact avec eux. Au contraire, il n’a donné aucun signe qu’il se sentait responsable d’eux; il semble que le père a quitté le Canada, qu’il est rentré au Vietnam et qu’il n’a eu aucune communication avec les enfants depuis lors. L’agent ne mentionne pas ces faits importants. Autre fait très important que l’agent a omis : la mère (sœur du demandeur) et ses enfants sont allés au Vietnam pour tenter de retrouver le père des enfants. Pendant qu’ils étaient là, le demandeur a apporté soutien et encouragements à sa sœur, sa nièce et son neveu. La déclaration de la mère des enfants, reproduite ici textuellement, est on ne peut plus éloquente :

[traduction]
J’ai deux enfants– Randy a 12 ans, et Wendy a 7 ans. Leur père nous a quittés tous les trois lorsque Wendy était âgée d’un mois. J’ai essayé de retrouver leur père, mais je n’ai pas réussi. J’ai connu beaucoup de difficultés en tant que mère sans conjoint. En 2015, j’ai entendu dire que leur père était au Vietnam. J’ai décidé d’aller au Vietnam avec mes enfants pour le retrouver. Wendy avait alors trois ans. J’étais désespérée. Peu m’importait la distance; que je sois seule à l’autre bout du monde avec deux jeunes enfants, pour chercher le père des enfants. Je n’ai pas pu le trouver non plus au Vietnam. J’étais épuisée, désespérée. Heureusement, nous trois pouvions compter en tout temps sur
[le demandeur]. [Le demandeur] est venu nous chercher à l’aéroport, nous a amenés chez lui, nous a logés et nourris comme ses moyens lui permettaient, surtout il a donné beaucoup d’amour et d’attention à Randy et Wendy. [Le demandeur] comprenait le but de mon voyage. Il était triste; je le sentais quand nous étions entre nous parfois. Bien des fois, j’ai eu envie de pleurer devant lui à cause de ma triste vie; surtout, parce que [le demandeur] me consolait toujours en me disant « có em đây rôi, Trang cù yên tâm, lo gì, thôi đùng suy nghĩ nhiêu nũa » « ne t’inquiète pas ma sœur, tu peux compter sur moi, ne t’en fais pas ». Lorsque [le demandeur] était petit, j’étais toujours avec lui, partout. Maintenant que j’ai des problèmes, [le demandeur] me soutient comme je l’ai soutenu. Je lui en suis reconnaissante.

[Le demandeur] est très proche de Randy et de Wendy et il a aussi besoin d’une famille; surtout, Randy et Wendy ont besoin d’un père; [le demandeur] leur sert de père. [Le demandeur] m’a souvent rassurée en me disant « ba nó không nuôi tui nó thì em nuôi, Trang không có phái lo lăng gì hêt » « le père (de Randy et Wendy) les a rejetés, je les adopte et je les élèverai comme s’ils étaient mes propres enfants, tu t’en fais trop, ma sœur ». J’ai la chance de pouvoir compter sur le grand cœur [du demandeur] et tout ce qu’il nous apporte à nous trois.

[Le demandeur] m’a soulagée de nombreux fardeaux qui pesaient sur mes épaules depuis que je lui ai confié Randy et Wendy. Avec l’aide [du demandeur], les enfants parlent mieux le vietnamien; ils sont plus actifs, plus joyeux parce que [le demandeur] les a inscrits à de multiples activités et y assure leur participation – il les a amenés à la piscine, Randy a pris des cours de karaté, Wendy s’est inscrite au cours d’arts plastiques pour enfants, [le demandeur] nous a amenés manger au restaurant la fin de semaine, il a acheté des patins à roulettes aux enfants et il a pris le temps de leur montrer à patiner, il les a amenés à l’église tous les dimanches, il les a amenés aux fêtes auxquelles il était invité. [Le demandeur] leur a fait à manger; et il a lavé leur vaisselle; il les a aidés à plier leurs vêtements, etc. Wendy est très attachée [au demandeur]; Je crois que lorsque sa grand-mère lui a fait connaître [le demandeur] en visioconférence sur l’Internet, elle s’est habituée à son visage, à sa voix, à son sourire; de plus, [le demandeur] a souvent envoyé des jouets aux enfants, pour qu’ils sachent qu’il les aime et qu’il aime les gâter. Surtout, Wendy n’a pas vu son père depuis qu’elle est née; avec la présence [du demandeur], l’amour et l’attention qu’il lui donne, [le demandeur] est pour elle son vrai père. Le jour de notre arrivée au Vietnam, quand nous sommes allés à la rencontre [du demandeur], Wendy a couru vers lui au simple appel de sa voix « Wendy Wendy, câu [le demandeur] nè » « Wendy, Wendy, oncle [le demandeur] est là ». [Le demandeur] était très heureux de passer du temps avec mes enfants; la joie l’habite parce qu’il a à nouveau une famille. Wendy ne quittait pratiquement jamais [le demandeur] d’une semelle. Même en fin de soirée, Wendy insistait pour faire un tour de ville, et [le demandeur] ne lui refusait pas ce plaisir. Wendy demandait souvent [au demandeur] de lui acheter des jouets au centre commercial, et quand je refusais, [le demandeur] ne voulait jamais décevoir Wendy pour ne pas qu’elle pleure; [le demandeur] prenait toujours la défense de Wendy, en disant « đâu có sao đau, không thôi Wendy nó khóc bây gió » « achète-lui les jouets, c’est correct, ne fais pas pleurer Wendy ». [Le demandeur] prenait toujours Wendy dans ses bras dans la rue; il ne la trouvait pas lourde; même quand son visage était recouvert de sueur, Wendy insistait pour qu’il la prenne dans ses bras et [le demandeur] faisait tout pour qu’elle soit heureuse. J’ai parfois entendu Wendy appeler [le demandeur] de la salle de bain quand elle avait terminé, et il n’a jamais rechigné à aller l’aider. [Le demandeur] est altruiste. Mes enfants et moi avions l’esprit en paix quand nous vivions avec lui. Il était aux petits soins avec nous. Un jour, j’ai entendu [le demandeur] jouer et chanter avec Wendy, et il disait « Wendy là niêm vui, hanh phùc cùa câu [le demandeur] » « Wendy est la raison de vivre et fait le bonheur d’oncle [le demandeur] »; ils riaient tous les deux. Même si [le demandeur] avait un emploi du temps chargé au travail, il se rendait disponible à chaque fois que j’avais besoin de lui pour garder Randy et Wendy lorsque je devais aller travailler. [Le demandeur] est la seule personne à qui j’ai confié mes enfants. À l’heure du coucher, mes enfants me parlent souvent de l’extrême bonté [du demandeur], de l’amour immense qu’ils ressentent pour lui; ils veulent avoir [le demandeur] auprès d’eux tous les jours. Je ne sais pas comment m’en sortir sans [le demandeur]. [Le demandeur] est une merveilleuse figure paternelle pour mes enfants; parce qu’il fait tout pour qu’ils s’épanouissent et qu’il les aime comme un père aime ses enfants.

Puis, un soir, [le demandeur] m’a tristement ouvert les pages de son dossier médical personnel; il a malheureusement été infecté par le VIH. Je n’ai pas pu retenir mes larmes; nous avons beaucoup pleuré. Pourquoi de tels malheurs sont-ils arrivés à mon frère [le demandeur] – d’abord être séparé de sa famille contre son gré, puis vivre dans la solitude pendant plusieurs années, et maintenant avoir ce virus dans son corps. J’aime [le demandeur] encore plus chaque jour. J’ai fait le maximum pour donner à Randy et Wendy la possibilité de passer plus de temps avec [le demandeur] parce que je souhaite qu’ils aient le plus grand nombre possible de beaux souvenirs avec [le demandeur]. Je me sens tellement redevable envers [le demandeur]. Je n’ai pas encore réussi à parrainer [le demandeur] pour qu’il nous rejoigne au Canada; je n’ai pas encore pu l’amener à la maison avec nos parents comme je l’ai promis il y a bien des années; je ne veux pas perdre [le demandeur] à jamais. Je prie tous les jours pour qu’un remède sauve mon frère.

Je devais ramener Randy et Wendy au Canada. J’ai annoncé la nouvelle [au demandeur]. [Le demandeur] a commencé à se sentir mal. Il a été admis à l’hôpital pendant quelques semaines. Il était déprimé à l’idée de ne plus jamais revoir Randy et Wendy. Je me rendais à l’hôpital tous les jours pour prendre soin [du demandeur] après être allée chercher les enfants à l’école et les avoir laissés chez une gardienne. Les enfants demandaient sans arrêt des nouvelles [du demandeur] parce qu’ils avaient passé des semaines sans le voir. La santé [du demandeur] s’est détériorée. Je ressentais le désespoir [du demandeur]. J’étais très triste aussi. Les médecins m’ont dit qu’ils ne pouvaient rien faire pour le sauver après quelques semaines. [Le demandeur] était étendu sur son lit en silence; il a fermé les yeux; son visage était très triste; [le demandeur] n’a rien dit à personne, pas même à moi; il n’a même pas mangé ou bu quoi que ce soit; les médecins lui ont administré des liquides tous les jours pour le garder en vie parce que son état ne s’améliorait pas. Je pleurais; j’ai pris des dispositions pour le ramener à la maison et j’ai contacté ma mère et mes frères et sœurs au Canada pour leur dire que [le demandeur] pouvait mourir à tout moment. Ma mère a quitté le Canada toutes affaires cessantes pour rentrer au Vietnam afin de se rendre au chevet [du demandeur]. Nous étions tous en pleurs à l’aéroport, particulièrement [le demandeur], qui revoyait notre mère après plus de 12 ans. [Le demandeur] était très malade; mais ça ne l’a pas empêché de venir avec moi chercher notre mère à l’aéroport. C’était la toute première fois que [le demandeur] communiquait avec moi depuis que je lui avais fait connaître la date de notre retour au Canada jusqu’à l’arrivée de notre mère au Vietnam. J’ai dû aider [le demandeur] à partir du moment où nous avons quitté la maison jusqu’à la plate-forme de l’aéroport pour qu’il voie notre mère. [Le demandeur] était très faible. Les gens de notre quartier avaient pitié de lui. [Le demandeur] a aperçu notre mère à l’aéroport. Il pleurait comme un enfant; c’était compréhensible puisqu’il avait été privé de notre mère depuis plus de dix ans; nous pleurions tous les trois, ce qui a ému aussi les gens autour de nous.

Depuis que notre mère est avec [le demandeur], son état s’est miraculeusement amélioré jour après jour grâce à l’amour, aux soins, à l’attention et à la protection qu’elle lui apporte. J’étais très heureuse, et j’ai aussi décidé que mes enfants et moi demeurerions quelques mois de plus afin d’aider [le demandeur] à recouvrer sa santé et ses forces. Je me souviens que Wendy a demandé [au demandeur] « câu [le demandeur] đi đâu lâu vây, con nhó câu [le demandeur]? » « où étais-tu pendant tout ce temps, oncle [le demandeur], je me suis ennuyée de toi tous les jours ». J’ai continué de prier intensément pour le rétablissement [du demandeur], pour que Dieu le sauve et le ramène avec sa famille au Canada. Je n’ai pas oublié la promesse que j’ai faite [au demandeur] que nous serions tous réunis au Canada.

[Illisible] J’ai dû ramener Randy et Wendy au Canada. [Le demandeur] était très déprimé à l’idée de perdre Randy et Wendy dans un proche avenir; Randy et Wendy sont toute sa vie. La tristesse et l’émoi sur son visage disaient tout. À l’aéroport, Randy et Wendy ont refusé de me suivre; Wendy m’a dit « Je n’irai pas au Canada sans oncle [le demandeur], Maman ». Elle s’est pendue au cou [du demandeur]; celui-ci l’a prise dans ses bras, et Wendy le serrait très fort pour ne pas le perdre. Plus tard, Randy et Wendy m’ont suppliée en me disant « Maman, laisse oncle [le demandeur] rentrer à la maison au Canada avec nous ». Wendy répétait sans cesse « câu [le demandeur] đi vê nhà Canada vói con đi, tai sao câu [le demandeur] không đi vói con » « oncle [le demandeur] doit venir à la maison avec Wendy au Canada, s’il te plaît, pourquoi oncle [le demandeur] ne vient pas avec Wendy? »; [le demandeur] a répondu « câu [le demandeur] muôn đi vói con, nhung câu [le demandeur] không có giây tò » « oui, oncle [le demandeur] voudrait aller avec Wendy, mais oncle [le demandeur] n’a pas les papiers pour ça ». [Le demandeur] pleurait en disant cela. Je ne savais pas quoi faire, même si mon cœur était en miettes. Randy m’a demandé « Maman, pourquoi oncle [le demandeur] ne peut pas venir avec nous? Je veux qu’oncle [le demandeur] vienne à la maison au Canada avec nous ». Plus tard, j’ai dû emmener Randy et Wendy à l’intérieur de l’aéroport pour l’enregistrement; les enfants se sont mis à pleurer de plus en plus fort et à crier « Je ne partirai pas sans oncle [le demandeur], je veux rester ici avec oncle [le demandeur] ». Je me sentais impuissante; j’avais le cœur brisé et j’étais très triste. Depuis ce moment, je suis plus anxieuse parce que je me demande comment sera la vie de mes enfants sans [le demandeur]. Randy et Wendy sont tristes, désemparés tous les jours depuis notre retour au Canada. Wendy demande quotidiennement où est [le demandeur]. Les enfants ne font plus d’activités; ils parlent moins; tous les jours, ils restent assis sur le divan, dans le silence. Je ressens leur chagrin; ils sont effondrés d’avoir perdu [le demandeur]. Ils m’ont maintes fois demandé « Maman, quand oncle [le demandeur] viendra-t-il vivre avec nous comme avant au Canada, est-ce bientôt? Peux-tu acheter un billet d’avion pour oncle [le demandeur], Maman? Je veux le voir. Il me manque, Maman »; tous les jours, ils me posent les mêmes questions au sujet [du demandeur]; ils ne veulent pas sortir du lit le matin; ils ne veulent pas aller à l’école; ils ont moins faim et ne mangent pas le repas du midi que je place dans leur sac à dos; ils pleurent parfois, en disant qu’ils s’ennuient tellement [du demandeur]; ils sont tristes tous les jours; j’ai aussi besoin [du demandeur] dans ma vie; mais surtout pour mes enfants; ils sont tellement attachés à lui; ils ne peuvent pas vivre sans lui; ils sont malades de chagrin.

En 2018, [le demandeur] est venu au Canada pour le mariage de notre sœur plus jeune. J’ai fait de mon mieux pour rendre son séjour agréable; sachant qu’il arriverait en hiver, je m’inquiétais de savoir s’il allait supporter le froid. Mais il s’est très bien porté; je me suis dit que c’était peut-être l’amour qu’il a reçu de tous les membres de la famille qui lui a donné des forces, particulièrement le fait de revoir Randy et Wendy. [Le demandeur] a toujours été très heureux de vivre avec nous. Il a apprécié chaque seconde passée avec nos parents, ses frères et sœurs, particulièrement avec Wendy et Randy, ses trésors. J’ai souvent invité [le demandeur] et la famille à souper la fin de semaine.

Wendy et Randy sont très heureux de vivre à nouveau avec [le demandeur]. Depuis que [le demandeur] vit avec nous au Canada, les enfants ont repris leurs nombreuses activités; ils parlent beaucoup avec lui; ils font des blagues avec lui; ils jouent avec lui; [le demandeur] les borde dans leur lit le soir; les enfants se réveillent avec le sourire chaque matin parce que [le demandeur] va les réveiller dans leur chambre; il les aide à s’habiller et prépare leur repas du midi dans leur sac à dos; il s’assure que leurs devoirs sont bien rangés dans leurs cartables; il les conduit à l’école chaque matin en mobylette électrique et va les chercher par le même moyen à la fin des classes; il leur sert une collation quand ils rentrent de l’école; il leur rappelle de terminer leurs devoirs, de prendre leur douche, etc.; il les emmène à l’église la fin de semaine; en été, [le demandeur] les emmène marcher ou faire du vélo; il a réparé leurs bicyclettes; il cherche les souliers de Wendy quand elle pense les avoir égarés, etc. [Le demandeur] accomplit de nombreuses tâches chaque jour pour prendre soin de Randy et de Wendy; bien qu’il s’agisse de menus travaux, tout le mérite lui revient. Je me sens choyée d’avoir [le demandeur] auprès de moi, surtout pour Randy et Wendy; [Le demandeur] m’a déchargée de lourdes responsabilités dans l’éducation de mes enfants. Randy et Wendy sont plus heureux quand [le demandeur] vit avec nous. J’ai constaté le résultat dans leur bulletin scolaire; beaucoup d’excellentes notes et de compliments de la part de leurs enseignants au sujet de leurs travaux scolaires et de leur participation en classe; [le demandeur] a habilité et encouragé Randy et Wendy à participer davantage à la vie de leur école et de leur paroisse; par exemple, Randy fait maintenant partie de la fanfare de l’école, et il joue du trombone; il est aussi servant de messe; Wendy suit des cours de danse; [le demandeur] a fait en sorte que Randy et Wendy aient davantage confiance en leurs moyens à l’école et, assurément, dans la société. Je remets constamment mes enfants et leur avenir entre les mains [du demandeur]; même quand j’étais prise les fins de semaine, [le demandeur] gardait Randy et Wendy; [le demandeur] me procure une existence paisible avec mes enfants.

Je rentre habituellement très tard tous les jours de la semaine, même le samedi, mais quand je vois mes enfants joyeux, heureux, en sécurité, lavés, bien encadrés, le ventre plein, les devoirs terminés pour le lendemain, passer de merveilleux moments avec [le demandeur], la fatigue causée par une dure journée de travail disparaît. Wendy me dit souvent « Aujourd’hui, j’ai joué à cache-cache avec oncle [le demandeur], Maman. J’ai eu énormément de plaisir. J’ai crié pas mal aussi ». J’ai entendu Wendy demander [au demandeur] « Oncle [le demandeur], pourrais-tu m’amener au magasin Walmart et m’acheter un jouet, s’il te plaît? »; [Le demandeur] accède toujours aux demandes de Wendy afin qu’elle soit heureuse. Randy et Wendy ont un lien très fort avec [le demandeur] qu’ils ne peuvent pas rompre, et ils ne peuvent pas non plus mener une existence saine et heureuse sans avoir [le demandeur] à leurs côtés; [le demandeur], Randy et Wendy sont inséparables. J’ai besoin [du demandeur] autant que Randy et Wendy ont besoin de lui tous les jours, comme leur propre père. Je sais que Randy et Wendy seront encore désemparés si [le demandeur] est forcé de nous quitter à nouveau; dans leur tête et dans leur cœur, mes enfants ont adopté [le demandeur] comme leur papa parce que [le demandeur] a assumé le rôle de leur père; pour [le demandeur], Randy et Wendy sont un précieux cadeau dans sa vie qu’il ne voudrait jamais perdre.

[Le demandeur] est aussi d’un grand secours à notre mère tous les jours; notre mère vieillit et s’affaiblit. Elle me dit souvent qu’elle peut faire une sieste de quelques heures l’après-midi parce que [le demandeur] s’occupe de ses tâches ménagères comme la cuisine, le lavage du plancher et de la salle de bain, la lessive. [Le demandeur] est une personne très responsable; il entreprend toutes les tâches à sa portée et s’en acquitte très bien.

[26] Ainsi que je l’ai déjà affirmé, j’estime que l’extrait qui précède et les autres éléments de preuve montrent que la conclusion de l’agent selon laquelle le départ du demandeur [traduction] « pourrait » avoir une incidence [traduction] « modérée » sur les enfants est tout simplement incompatible avec l’ensemble des éléments de preuve relatifs à l’intérêt supérieur des enfants. La décision n’est pas cohérente à cet égard.

[27] Outre les considérations se rapportant à l’intérêt supérieur des enfants, l’agent devait prendre en compte les liens familiaux. Je reconnais qu’il en a bel et bien tenu compte. Je suis toutefois à nouveau confus par ce que je perçois comme un manque de cohérence entre les éléments de preuve et les conclusions tirées par l’agent à cet égard. Parmi les éléments dont disposait l’agent s’insérait la preuve de liens familiaux très étroits et très importants. Ces liens ne se limitent pas à l’intérêt supérieur des enfants. Le demandeur est issu d’une famille pauvre qui résidait en milieu rural au Vietnam. Sa sœur aînée a fui son pays d’origine comme ces tristement célèbres « réfugiés de la mer ». À l’exception du demandeur et de l’une de ses sœurs dont la trace a été perdue, tous les membres de la famille immédiate du demandeur ont tôt ou tard mis le cap sur le Canada. Nul ne peut mettre de côté les considérations qui suivent : les éléments de preuve convaincants concernant le départ des parents du Vietnam; la réticence de la mère à laisser son jeune fils seul; les circonstances tragiques de la fuite de la sœur aînée du Vietnam; le soutien que le demandeur a reçu de sa sœur à partir de sa naissance jusqu’à ce jour; le soutien que le demandeur a apporté à sa sœur lors du séjour de celle-ci au Vietnam quand elle s’est lancée à la recherche du père de ses enfants; les éléments relatifs à l’intérêt supérieur des enfants dont il a déjà été question; le soutien que toute la famille reçoit par la présence du demandeur au Canada. Ces facteurs convaincants semblent tous avoir échappé à l’agent lorsque, dans son analyse des liens familiaux, il a conclu que [traduction] « [...] les difficultés associées à une nouvelle séparation pourraient être atténuées par l[a] capacité [des membres de la famille] à maintenir leurs liens par des appels téléphoniques et des visites et par l’utilisation de la technologie plus récente comme le courriel et les appels vidéo ». J’estime que l’agent n’a pas tenu compte du fait que, dans la culture vietnamienne, la famille est beaucoup plus interdépendante et plus étroitement soudée que dans les cultures occidentales. Dans les circonstances, je me demande si l’agent a dûment pris en compte les côtés favorables et défavorables de la technologie. Au même titre que les réserves que j’ai exprimées au sujet de l’analyse de l’intérêt supérieur des enfants, je ne suis pas convaincu que la décision faisant l’objet du présent contrôle, en ce qui concerne les liens familiaux, est cohérente et tient compte des éléments de preuve.

[28] J’ai indiqué dès le début des présents motifs mon intention d’accueillir la présente demande de contrôle judiciaire. Bien que mon analyse montre que ma conclusion repose en grande partie sur le manque de cohérence de la décision en ce qui concerne l’intérêt supérieur des enfants et les liens familiaux, je suis conscient qu’il n’appartient pas à la Cour de soupeser à nouveau les motifs individuels qui constituent le fondement d’une demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire (Arshad, au para 10; Vavilov, au para 125). L’agent était tenu d’adopter une approche globale dans son examen des considérations d’ordre humanitaire. Il s’ensuit que la cour de révision doit aussi effectuer son examen dans une optique globale. Bien que l’agent ait cité correctement le droit applicable en ce qui concerne les difficultés et le caractère exceptionnel, le fait qu’il a omis d’analyser les éléments de preuve solides concernant les liens familiaux et les éléments de preuve convaincants relatifs à l’intérêt supérieur des enfants engendre une incohérence, laquelle, à mon avis, ne peut pas sauver la décision.

[29] En raison de ma conclusion selon laquelle l’incohérence relevée dans l’analyse concernant les liens familiaux et l’intérêt supérieur des enfants suffit pour entacher une appréciation globale, il n’est pas nécessaire que j’examine les arguments avancés par l’une ou l’autre des parties au sujet des traitements offerts aux personnes vivant avec le VIH au Vietnam.

VI. Conclusion

[30] Dans les circonstances, je ne suis pas convaincu que la décision est raisonnable. L’agent doit apprécier la question de savoir si, pris ensemble, les éléments de preuve « inciter[aient] tout homme raisonnable [sic] d’une société civilisée à soulager les malheurs d’une autre personne — dans la mesure où ses malheurs “justifient l’octroi d’un redressement spécial” » (Kanthasamy, au para 13; Ahmed, au para 13). Dans les circonstances, j’estime qu’il y a une incohérence entre les éléments de preuve concernant les liens familiaux et l’intérêt supérieur des enfants et les conclusions tirées par l’agent. Cette incohérence est suffisante pour entacher l’appréciation globale qui a été effectuée. La demande de contrôle judiciaire est accueillie. La décision est annulée et l’affaire est renvoyée à un autre agent pour qu’il rende une nouvelle décision.


JUGEMENT dans le dossier IMM-1568-21

LA COUR REND LE JUGEMENT qui suit :

  1. La demande de contrôle judiciaire est accueillie.

  2. La décision est annulée et l’affaire est renvoyée à un autre agent pour qu’il rende une nouvelle décision.

  3. Le tout sans dépens.

« B. Richard Bell »

Juge

Traduction certifiée conforme

Line Niquet, trad. a.

 


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-1568-21

 

INTITULÉ :

A.B. c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

AUDIENCE TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 20 JUIN 2022

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE BELL

 

DATE DES MOTIFS :

LE 10 novembre 2022

 

COMPARUTIONS :

Annie O’Dell

 

POUR LE DEMANDEUR

 

Catherine Vasilaros

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Annie O’Dell, avocate

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DEMANDEUR

 

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

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