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Date : 20221109


Dossier : IMM-6906-19

Référence : 2022 CF 1524

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 9 novembre 2022

En présence de monsieur le juge Norris

ENTRE :

EMILIA JN PIERRE

demanderesse

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

[1] Emilia JN Pierre, la demanderesse, est une citoyenne de Sainte-Lucie âgée de 68 ans. Elle est arrivée au Canada en 2003 en tant que visiteuse et est restée depuis. Trois de ses sœurs, deux de ses fils adultes et leurs familles respectives vivent au Canada.

[2] Après l’expiration de son statut de visiteuse, la demanderesse n’a pris aucune mesure pour régulariser son statut au Canada avant 2018, année où elle a présenté une demande de résidence permanente fondée sur des motifs d’ordre humanitaire au titre du paragraphe 25(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 (la LIPR). Sa demande était fondée sur son établissement au Canada, l’intérêt supérieur de ses petits-enfants canadiens (avec qui elle avait une relation étroite) et les difficultés auxquelles elle serait confrontée si elle devait retourner à Sainte-Lucie.

[3] Un agent principal a rejeté sa demande dans une décision datée du 24 octobre 2019.

[4] La demanderesse présente maintenant une demande de contrôle judiciaire de cette décision conformément au paragraphe 72(1) de la LIPR. Elle soutient que l’agent a manqué aux principes d’équité procédurale en tirant des conclusions préjudiciables en matière de crédibilité sans d’abord lui offrir la possibilité de dissiper ses doutes. Elle prétend aussi que la décision est déraisonnable.

[5] Comme je l’expliquerai, je conviens que l’agent a manqué aux principes d’équité procédurale en rejetant la demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire pour des motifs liés à la crédibilité. Comme il s’agit d’une base suffisante pour accueillir la demande de contrôle judiciaire et renvoyer l’affaire pour nouvel examen, il n’est pas nécessaire d’aborder l’argument de la demanderesse selon lequel la décision est déraisonnable.

[6] Les parties conviennent, tout comme moi, que pour répondre à la question de savoir si les exigences en matière d’équité procédurale ont été respectées, la cour de révision doit effectuer sa propre analyse du processus suivi par le décideur et établir elle-même si ce processus était équitable eu égard à l’ensemble des circonstances, y compris à l’égard des facteurs énoncés aux paragraphes 21 à 28 de l’arrêt Baker c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1999] 2 RCS 817 : voir Chemin de fer Canadien Pacifique Limitée c Canada (Procureur général), 2018 CAF 69 au para 54 [Chemin de fer Canadien Pacifique Limitée]. Cet exercice revient en réalité à appliquer la norme de la décision correcte : voir Chemin de fer Canadien Pacifique Limitée, aux para 49-56, et Association canadienne des avocats en droit des réfugiés c Canada (Immigration, Réfugiés et Citoyenneté), 2020 CAF 196 au para 35.

[7] Il incombe à la demanderesse de démontrer qu’il y a eu un manquement aux exigences en matière d’équité procédurale. La question fondamentale est celle de savoir si elle connaissait la preuve à réfuter et si elle a eu une possibilité complète et équitable d’y répondre : voir Chemin de fer Canadien Pacifique Limitée, au para 56.

[8] Le paragraphe 25(1) de la LIPR permet au ministre d’accorder une dispense à un étranger qui demande le statut de résident permanent et qui soit est interdit de territoire, soit ne se conforme pas à la loi. Le ministre peut octroyer à l’étranger le statut de résident permanent ou lever tout ou partie des critères et obligations applicables conformément à la loi. Comme le prévoit la disposition, une telle dispense ne sera accordée que si le ministre « estime que des considérations d’ordre humanitaire relatives à l’étranger le justifient ». La dispense prévue au paragraphe 25(1) de la LIPR est une mesure d’exception hautement discrétionnaire (Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Legault, 2002 CAF 125 au para 15; Williams c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 1303 au para 4).

[9] En l’espèce, la demanderesse voulait obtenir une dispense de l’exigence habituelle selon laquelle un ressortissant étranger dans sa position doit présenter une demande de résidence permanente à partir de l’étranger. Lorsque le cas s’y prête, le pouvoir discrétionnaire d’accorder une exception assure la souplesse voulue pour mitiger les effets découlant d’une application rigide de la loi : voir Kanthasamy c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CSC 61 au para 19; voir aussi Damian c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 1158 aux para 16-22. Parallèlement, le paragraphe 25(1) de la LIPR n’est pas censé constituer un régime d’immigration parallèle : voir Kanthasamy, au para 23.

[10] Il incombait à la demanderesse de présenter suffisamment d’éléments de preuve pour justifier que ce pouvoir discrétionnaire soit exercé en sa faveur : voir Kisana c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2009 CAF 189 au para 45; Owusu c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2004 CAF 38 au para 5; Ahmad c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2008 CF 646 au para 31 et Zlotosz c Canada (Immigration, Réfugiés et Citoyenneté), 2017 CF 724 au para 22. Comme l’a fait remarquer la juge Abella dans l’arrêt Kanthasamy, « [l]’obligation de quitter le Canada comporte inévitablement son lot de difficultés, mais cette seule réalité ne saurait généralement justifier une dispense pour considérations d’ordre humanitaire suivant le par. 25(1) » (au para 23). Ce qui justifie une dispense dépend des faits et du contexte du dossier (Kanthasamy, au para 25).

[11] On s’attend des parties qui sollicitent une dispense fondée sur des motifs d’ordre humanitaire qu’ils présentent leurs meilleurs arguments dès le début. Par conséquent, l’équité procédurale n’exige pas du décideur qu’il informe le demandeur de l’insuffisance de sa preuve avant de rendre une décision défavorable : Bradshaw c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2018 CF 632 aux para 77-80, Toor c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2022 CF 773 au para 16, Gonzalez Donoso c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2022 CF 959 au para 24, et Ibrahim c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2022 CF 1051 au para 13. Cette attente repose toutefois sur la prémisse selon laquelle le demandeur connaît la preuve à réfuter : voir Babfunmi c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2022 CF 948 au para 21. Lorsqu’une décision est fondée sur des considérations dont le demandeur n’était pas au courant et qu’il n’aurait pas pu raisonnablement prévoir, l’équité procédurale exige généralement que le décideur informe le demandeur de ses doutes et lui offre la possibilité de les dissiper avant de rendre sa décision.

[12] Cette exigence peut notamment être déclenchée lorsque, dans le cadre de son évaluation de la preuve présentée à l’appui d’une demande, le décideur a des doutes concernant la crédibilité, la fiabilité ou l’authenticité de cette preuve. Si le décideur soupçonne que le demandeur ne dit pas la vérité, qu’il présente de faux documents ou qu’il cache des faits pertinents, il est tenu de présenter la question au demandeur et de lui offrir une occasion raisonnable de répondre à ses préoccupations : voir Bajwa c Canada (Immigration, Réfugiés et Citoyenneté), 2017 CF 202 au para 64; voir également Ibabu c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 1068 au para 33 [Ibabu]; et Iwekaeze c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2022 CF 814 au para 27 [Iwekaeze]). Par conséquent, les Instructions et lignes directrices opérationnelles d’Immigration, Réfugiés et Citoyenneté Canada concernant l’évaluation des demandes présentées au titre du paragraphe 25(1) de la LIPR (dernière modification : 24 juillet 2014) prévoient que « [s]i l’évaluation de la crédibilité est essentielle pour la prise de décision, une entrevue devrait avoir lieu ».

[13] La conclusion d’un agent selon laquelle la preuve est insuffisante peut constituer une décision justifiable, qu’il ait procédé à une évaluation de la crédibilité de la preuve ou non : voir Ferguson c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2008 CF 1067 au para 26 [Ferguson], Herman c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2010 CF 629 au para 17, et Ibabu, au para 35. Par contre, certaines décisions présentées comme étant des conclusions d’insuffisance de la preuve peuvent en réalité être des conclusions voilées en matière de crédibilité. Il n’est pas toujours facile de dire si c’est le cas : Gao c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CF 59 au para 32, et Iwekaeze, au para 27. Je suis toutefois convaincu qu’en l’espèce, les conclusions de l’agent reposent sur des évaluations défavorables concernant la crédibilité de la preuve de la demanderesse à trois égards importants.

[14] Premièrement, pour appuyer sa demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire, la demanderesse a notamment invoqué son établissement au Canada. Cet établissement était par contre un peu limité. Selon la demanderesse, même si elle vit au Canada depuis environ 15 ans, elle dépend toujours de membres de sa famille sur le plan financier. Elle a déclaré n’avoir jamais travaillé au Canada. Cependant, elle a également affirmé qu’elle n’avait jamais bénéficié de l’aide sociale.

[15] Compte tenu du peu d’éléments de preuve concernant son établissement, dans le cadre d’une simple analyse du caractère suffisant, l’agent pouvait raisonnablement conclure que ce facteur ne militait pas en faveur de la demanderesse. L’agent a plutôt évalué cette preuve ainsi :

[traduction]
Il y a lieu de noter que la demanderesse n’explique pas comment elle paye son loyer ni qui le paye. Elle ne présente aucune preuve documentaire tangible démontrant qu’elle ne bénéficie pas de l’aide sociale et que des membres de sa famille la soutiennent financièrement. Elle ne démontre pas non plus comment elle a subvenu à ses besoins et payé ses dépenses quotidiennes pendant toutes ces années. J’en tire donc une conclusion défavorable.

Il est raisonnable de penser qu’il faut un emploi pour louer un appartement et payer ses frais de subsistance et frais quotidiens. La demanderesse ne vit pas avec ses enfants ni avec ses frères et sœurs au Canada. Il est raisonnable de penser que si elle ne reçoit pas d’aide sociale, elle doit avoir un emploi non déclaré ou bénéficier d’une autre forme d’aide gouvernementale. Elle ne fournit aucune explication dans sa demande et ne corrobore pas ses allégations par des éléments de preuve tangibles. J’en tire donc une conclusion défavorable.

[16] Je suis d’accord avec la demanderesse pour dire que l’agent a tiré des conclusions défavorables sur la crédibilité de l’explication de sa situation économique. Bien que l’agent parle d’absence d’éléments de preuve corroborants dans ses conclusions, il n’est pas nécessaire de tirer des conclusions défavorables explicites quant à la crédibilité pour déclencher des doutes concernant l’équité procédurale : voir Adeoye c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CF 680 au para 8, et Hamza c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 FC 264 au para 30. Il est évident que l’agent ne croyait pas la demanderesse quand elle a dit qu’elle n’avait jamais travaillé au Canada ou reçu d’aide sociale.

[17] Deuxièmement, la demanderesse prétend qu’elle serait confrontée à des difficultés à Sainte-Lucie, notamment qu’elle risquerait de subir des préjudices aux mains de son ex-conjoint de fait violent, qui habite toujours à côté de chez elle là-bas. La déclaration de la demanderesse et des lettres de deux de ses enfants adultes, Marina et Marcus (tous deux policiers, l’un à Sainte-Lucie, l’autre aux Bermudes), décrivaient la relation de violence dans laquelle la demanderesse et ses enfants ont vécu pendant de nombreuses années et que la demanderesse a fuie lorsqu’elle est partie de Sainte-Lucie pour le Canada en 2003.

[18] L’agent a ainsi évalué ces éléments de preuve :

[traduction]
Je note que la demanderesse, dans ses formulaires, a indiqué qu’elle était en union de fait avec Baptiste Pompilus (né en décembre 1946) de 1973 à 2003. Mis à part les déclarations de la demanderesse et les allégations formulées dans les lettres soumises, il n’y a aucun élément de preuve tangible dans le dossier pour étayer l’existence de ce conjoint.

Les enfants portent le nom de famille de la demanderesse et leurs certificats de naissance n’ont pas été déposés en preuve. Il est donc impossible de corroborer le fait que l’ex-conjoint Baptiste Pompilus est le père des enfants de la demanderesse. J’en tire donc une conclusion défavorable.

[19] Encore une fois, je suis d’accord avec la demanderesse pour dire que l’agent doute de la véracité de ses allégations – notamment du fait qu’il existe une personne du nom de Baptiste Pompilus à Sainte-Lucie et qu’il s’agit de son ex-conjoint de fait et du père de ses enfants. Je ne peux souscrire à l’argument du défendeur selon lequel l’agent commentait simplement l’insuffisance de la preuve présentée par la demanderesse.

[20] Troisièmement, l’évaluation, par l’agent, des lettres des enfants adultes de la demanderesse, Marina et Marcus, soulève un problème connexe. L’agent a affirmé ce qui suit :

[traduction]
Les lettres soumises par Marina et Marcus ne sont accompagnées d’aucune copie des pièces d’identité des auteurs et leur acheminement est inconnu. Sans vouloir diminuer l’incidence que la violence familiale peut avoir sur une personne, en l’absence d’élément de preuve documentaire crédible, il demeure que ces lettres semblent intéressées.

Il y a lieu de noter que la demanderesse est représentée par un cabinet d’avocats qui se spécialise en immigration. On s’attend à ce que les allégations formulées soient étayées par une preuve documentaire crédible.

[21] Il est peut-être vrai que l’avocat de la demanderesse (pas Me Ormston) aurait dû fournir de la documentation pour confirmer l’identité des auteurs des lettres (ou expliquer pourquoi aucune preuve n’était disponible). Cependant, l’agent semble établir un lien entre cette lacune de la demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire et la « crédibilité » de l’information contenue dans les lettres. Ce lien est renforcé dans l’observation supplémentaire de l’agent selon laquelle les lettres « semblent intéressées » : voir Hamza, aux para 38 et 39, et Zmari c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 132 au para 21. Par souci de clarté, je ne laisse pas entendre qu’un doute concernant un seul élément de preuve intéressé donne naissance à des droits en matière d’équité procédurale. Si elle est adéquatement liée à la question de la suffisance de la preuve, la question déterminante lors d’un contrôle judiciaire est habituellement le caractère raisonnable de l’évaluation que le décideur a faite de ce facteur : voir Ferguson, au para 27, Alexander c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2021 CF 762 aux para 64 et 65, et Iwekaeze, aux para 20-23. En l’espèce, toutefois, je suis convaincu que l’évaluation que l’agent a faite des lettres de Marina et de Marcus repose sur des doutes en matière de crédibilité dont la demanderesse n’a pas été informée.

[22] Les conclusions défavorables que l’agent a tirées à l’égard de ces trois aspects ne concernent pas des points secondaires; elles reposent plutôt directement sur certains des facteurs clés invoqués par la demanderesse à l’appui de sa demande de dispense au titre du paragraphe 25(1) de la LIPR. Puisque la demanderesse ne savait pas que l’agent aurait de tels doutes sur la crédibilité de son récit (et qu’elle ne pouvait pas raisonnablement s’attendre à ce que ces doutes soient soulevés), elle ne connaissait pas la preuve à réfuter pour obtenir la dispense demandée. Par conséquent, les exigences en matière d’équité procédurale n’ont pas été respectées. La décision doit donc être annulée et l’affaire doit être renvoyée à un autre décideur pour qu’il rende une nouvelle décision.

[23] Les parties n’ont soulevé aucune question grave de portée générale à certifier au titre de l’alinéa 74d) de la LIPR. Je conviens que l’affaire n’en soulève aucune.


JUGEMENT dans le dossier IMM-6906-19

LA COUR STATUE :

  1. La demande de contrôle judiciaire est accueillie.

  2. La décision de l’agent principal datée du 24 octobre 2019 est annulée et l’affaire est renvoyée à un autre décideur pour qu’il rende une nouvelle décision.

  3. Aucune question de portée générale n’est formulée.

« John Norris »

Juge

Traduction certifiée conforme

Mélanie Vézina

 


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-6906-19

 

INTITULÉ :

EMILIA JN PIERRE c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

AUDIENCE TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 17 MARS 2022

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE NORRIS

 

DATE DES MOTIFS :

LE 9 NOVEMBRE 2022

 

COMPARUTIONS :

J. Norris Ormston

 

Pour la demanderesse

 

Laoura Christodoulides

 

Pour le défendeur

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Bellissimo Law Group PC

Avocats

Toronto (Ontario)

 

Pour la demanderesse

 

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

 

Pour le défendeur

 

 

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