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Date : 20221108


Dossier : IMM‑3292‑22

Référence : 2022 CF 1520

[TRADUCTION°FRANÇAISE]

Toronto (Ontario), le 8 novembre 2022

En présence de madame la juge Go

ENTRE :

MAJID AHMED WASTA ISMAEL

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I. Aperçu

[1] Le demandeur, Majid Ahmed Wasta Ismael, conteste la décision par laquelle la Section de l’immigration [la SI] l’a déclaré interdit de territoire au Canada parce qu’il est membre d’une organisation qui est, a été ou sera l’instigateur d’actes visant au renversement d’un gouvernement par la force, aux termes de l’alinéa 34(1)f) et de l’alinéa 34(1)b) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [la LIPR], respectivement [la décision].

[2] Le demandeur est un citoyen kurde de l’Irak qui est arrivé au Canada le 4 juin 2019 et qui a présenté une demande d’asile à la frontière.

[3] Deux agents de l’Agence des services frontaliers du Canada [l’ASFC] l’ont interrogé pendant trois jours [les entrevues de l’ASFC]. Au cours des entrevues de l’ASFC, le demandeur a révélé qu’il était membre de l’Union patriotique du Kurdistan [l’UPK].

[4] Le 7 juin 2019, l’un des agents qui a interrogé le demandeur a établi un rapport en vertu du paragraphe 44(1) de la LIPR, concluant que le demandeur avait été membre de l’UPK de 1999 à 2007 et que l’UPK avait été l’instigatrice ou l’auteur d’actes visant au renversement du gouvernement irakien par la force. Une déléguée du ministre a examiné le rapport établi en vertu du paragraphe 44(1) et a déféré le demandeur à la Section de l’immigration pour enquête [l’enquête].

[5] Lors de l’enquête, le demandeur a fait valoir à la SI qu’il n’était pas impliqué dans les activités de l’UPK et qu’il avait seulement assisté à une réunion à l’Institut technique de Sulaymaniyah [l’Institut], où il avait commencé ses études postsecondaires en 1999. Le demandeur a convoqué deux témoins – un ancien enseignant de l’Institut et un ancien camarade de classe – et a soutenu que les témoignages des témoins, ainsi que cinq lettres d’appui présentées à titre de preuve, corroboraient son témoignage à l’enquête.

[6] La SI a conclu que le témoignage du demandeur à l’enquête n’était pas crédible et que le demandeur n’avait pas expliqué adéquatement les divergences importantes entre les réponses qu’il a fournies lors des entrevues de l’ASFC et celles fournies lors de l’enquête concernant son association avec l’UPK. Elle a conclu que le demandeur était membre de l’UPK et qu’il était donc interdit de territoire au titre de l’alinéa 34(1)f) pour un acte visé à l’alinéa 34(1)b) de la LIPR.

[7] Le demandeur soutient que le raisonnement de la SI manquait de transparence et d’intelligibilité et qu’il n’était pas justifié. Il avance que la SI n’a pas appliqué le critère juridique à trois volets permettant de déterminer l’appartenance à une organisation, établi par le juge en chef Crampton dans la décision B074 c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CF 1146 [B074]. Il soutient également que le critère devrait être appliqué même lorsqu’une admission d’appartenance est faite.

[8] Malgré l’habile plaidoyer et les observations réfléchies de l’avocate, je conclus que la SI n’a pas commis d’erreur en n’appliquant pas le critère juridique à trois volets alors que l’appartenance avait été admise. Je conclus également que la SI a raisonnablement justifié ses conclusions dans la décision. La demande sera donc rejetée.

[9] Le demandeur a nommé à tort le ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile à titre de défendeur, qui aurait dû être le ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration. Je modifierai l’intitulé de la cause en conséquence.

II. Les questions en litige et la norme de contrôle applicable

[10] Le demandeur soulève deux questions : a) la SI a‑t‑elle commis une erreur en n’appliquant pas le critère à trois volets permettant de déterminer l’appartenance à une organisation au titre de l’alinéa 34(1)f) de la LIPR? et b) la SI a‑t‑elle justifié de façon raisonnable sa conclusion en ce qui concerne l’appartenance?

[11] Les parties conviennent que la décision est susceptible de contrôle selon la norme de la décision raisonnable, conformément à l’arrêt Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 [Vavilov].

[12] La norme de la décision raisonnable est une norme de contrôle empreinte de déférence, mais rigoureuse : Vavilov, aux para 12 et 13. La cour de révision doit déterminer si la décision faisant l’objet du contrôle, notamment le résultat et le raisonnement, est transparente, intelligible et justifiée : Vavilov, au para 15. Une décision raisonnable doit être « fondée sur une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle et est justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles auxquelles le décideur est assujetti » : Vavilov, au para 85. La question de savoir si une décision est raisonnable dépend du contexte administratif pertinent, du dossier dont le décideur est saisi et de l’incidence de la décision sur les personnes touchées par ses conséquences : Vavilov, aux para 88 à 90, 94 et 133 à 135.

[13] Pour qu’une décision soit jugée déraisonnable, le demandeur doit démontrer que la décision comporte une lacune suffisamment capitale ou importante : Vavilov, au para 100. Les erreurs que comporte une décision ou les doutes qu’elle soulève ne justifient pas tous une intervention. La cour de révision doit s’abstenir d’apprécier à nouveau la preuve prise en compte par le décideur et de modifier les conclusions de fait qu’il a tirées, à moins de circonstances exceptionnelles : Vavilov, au para 125. Les lacunes ou insuffisances reprochées ne doivent pas être simplement superficielles ou accessoires par rapport au fond de la décision, ou constituer une « erreur mineure » : Vavilov, au para 100.

III. Analyse

[14] La décision a été rendue au titre des alinéas 34(1)b) et 34(1)f) de la LIPR, qui sont reproduits à l’annexe A.

A. La SI a ‑t‑elle commis une erreur en n’appliquant pas le critère à trois volets permettant de déterminer l’appartenance à une organisation lorsqu’elle a conclu que le demandeur était membre?

[15] Durant les entrevues de l’ASFC, le demandeur a révélé qu’il était « membre » de l’UPK, mais à certains moments, il a déclaré qu’il n’était pas un [traduction] « membre à part entière ». Les agents ne lui ont pas demandé d’expliquer la différence entre ces deux définitions. À l’enquête, le demandeur a nié être membre de l’UPK, affirmant qu’il avait seulement voté pour l’UPK et précisant qu’il n’avait assisté qu’à une seule réunion. Le demandeur a expliqué pourquoi il a utilisé le mot « membre » dans ses réponses à l’ASFC, faisant allusion à une compréhension culturellement différente du mot.

[16] La SI a reconnu que le demandeur était « probablement épuisé de son voyage jusqu’au Canada et qu’il avait peut‑être des appréhensions », mais elle n’a pas accepté que « ses circonstances à ce moment‑là ont eu une incidence sur son témoignage pendant les [entrevues de l’ASFC] ». Elle n’a pas accepté non plus le changement de récit du demandeur concernant ses activités avec l’UPK, soulignant les nombreuses mesures prises par les agents de l’ASFC et la déléguée du ministre pour s’assurer que le demandeur était à l’aise et pouvait comprendre les questions posées en anglais. La SI a conclu que le témoignage du demandeur à l’enquête concernant son appartenance à l’UPK et ses activités avec l’organisation n’était pas crédible.

[17] Devant la Cour, le demandeur ne conteste pas les conclusions de la SI quant à la crédibilité de son témoignage concernant son appartenance à l’UPK, et il ne conteste pas non plus son aveu d’appartenance. Le demandeur soutient plutôt que son aveu d’appartenance est insuffisant pour conclure à l’appartenance à une organisation au titre de l’alinéa 34(1)f) de la LIPR.

[18] Le demandeur soutient qu’un aveu [traduction] « nécessite une enquête plus approfondie » et que cette enquête plus approfondie devrait comporter l’application du critère à trois volets bien établi permettant de déterminer l’appartenance à une organisation, énoncé au paragraphe 29 de la décision B074 :

Pour déterminer si un étranger est membre d’une organisation décrite à l’alinéa 34(1)f), il y a lieu d’évaluer sa participation au sein de l’organisation en question (Toronto Coalition, précitée, au paragraphe 118; décision Kanendra, précitée, au paragraphe 24). À cet égard, il y a lieu de tenir compte de trois facteurs, dont la nature des activités de l’intéressé au sein de l’organisation, la durée de cette participation et le degré de l’engagement de l’intéressé à l’égard des buts et objectifs de l’organisation [...]

[Non en gras dans l’original]

[19] À mon avis, la jurisprudence de notre Cour et de la Cour d’appel fédérale [la CAF] n’appuie pas l’argument créatif du demandeur.

[20] Tout d’abord, dans l’arrêt Kanagendren c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CAF 86 [Kanagendren], la CAF a conclu, au paragraphe 22, que « rien dans l’alinéa 34(1)f) n’exige ou n’envisage une analyse relative à la complicité lorsqu’il est question d’appartenance à une organisation. De plus, rien dans le texte de la disposition ne suppose que le “membre” est un “véritable” membre de l’organisation, qui a contribué de façon significative aux actions répréhensibles du groupe. »

[21] L’arrêt Kanagendren a depuis été cité par la Cour comme appuyant la thèse selon laquelle le concept d’appartenance à une organisation au titre de l’alinéa 34(1)f) doit être interprété de façon large et n’exige pas de signes formels de l’appartenance ou de la participation à des actes prétendument accomplis par l’organisation : voir par exemple Opu c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2022 CF 650 au para 100, et Babu c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2022 CF 510 au para 13.

[22] Le demandeur soutient que l’arrêt Kanagendren n’est pas un tournant décisif dans la jurisprudence relative à l’alinéa 34(1)f), puisque la CAF n’a pas été invitée à se pencher sur la façon dont l’appartenance doit être évaluée. Elle a seulement été invitée à déterminer si l’arrêt Ezokola c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CSC 40 [Ezokola], de la Cour suprême s’applique aux évaluations effectuées au titre de l’alinéa 34(1)f), et elle a conclu que ce n’était pas le cas. Le demandeur fait remarquer que la CAF a explicitement conclu que le critère juridique servant à déterminer l’appartenance à une organisation au titre de l’alinéa 34(1)f) n’a pas changé : Kanagendren, aux para 13 et 28.

[23] En toute déférence, la question n’est pas celle de savoir si l’arrêt Kanagendren a été ou non un tournant décisif dans la jurisprudence. Il s’agit plutôt de déterminer si le critère à trois volets doit être appliqué à l’alinéa 34(1)f) lorsque l’appartenance à un organisme a été admise. Après avoir examiné la jurisprudence de la Cour et les arrêts invoqués par le demandeur, je répondrais par la négative.

[24] Bien que je comprenne l’argument du demandeur selon lequel, dans l’arrêt Kanagendren, la CAF examinait la question de la complicité et la question de savoir si l’arrêt Ezokola s’appliquait à l’alinéa 34(1)f), le commentaire de la CAF au sujet de l’analyse contextuelle de l’alinéa 34(1)f) est néanmoins instructif. Lorsqu’elle a expliqué pourquoi l’arrêt Ezokola ne modifiait pas le critère juridique permettant de déterminer l’appartenance à une organisation terroriste, la CAF a examiné le régime de la LIPR, l’incorporation de l’alinéa 1Fa) de la Convention des Nations Unies relative au statut des réfugiés, R.T. Can. 1969 no 6, à l’article 98 de la LIPR, et les différences entre les paragraphes 34(1) et 35(1) de la LIPR. Appliquant une approche contextuelle à l’interprétation des lois, la CAF a déclaré ce qui suit aux paragraphes 23 et 24 :

[23] L’analyse contextuelle de l’alinéa 34(1)f) tient compte de considérations contextuelles et téléologiques.

[24] Le premier facteur contextuel est l’alinéa 34(1)c) de la Loi qui rend une personne qui « se livr[e] au terrorisme » interdite de territoire. L’alinéa 34(1)c) de la Loi vise la participation concrète à des actes de terrorisme, alors que l’alinéa 34(1)f) ne concerne que l’appartenance à une organisation terroriste. Suivant l’interprétation que fait l’appelant de l’« appartenance » à une organisation, l’alinéa 34(1)c) serait redondant.

[Non souligné dans l’original]

[25] La CAF a poursuivi, aux paragraphes 26 et 27 :

[26] Le deuxième facteur contextuel est l’article 42.1 de la Loi qui permet au ministre de déclarer qu’une personne n’est pas interdite de territoire en application de l’article 34 s’il est convaincu que cette déclaration ne serait pas contraire à l’intérêt national. En raison de la gamme très étendue des comportements emportant interdiction de territoire aux termes de l’alinéa 34(1)f), le ministre a le pouvoir discrétionnaire de lever cette mesure. Il n’existe pas de disposition de dispense similaire en ce qui concerne l’interdiction de territoire visée à l’alinéa 35(1)a). Une disposition de dispense n’est pas nécessaire lorsque l’interdiction de territoire découle de la commission d’une infraction comme auteur ou complice.

[27] Enfin, je relève que le paragraphe 34(1) et l’alinéa 35(1)a) ont des objets très différents. L’alinéa 34(1)f) est animé par des considérations de sécurité. Pour réaliser cet objet, l’appartenance à une organisation est définie de façon large. Par contraste, l’alinéa 35(1)a) vise à empêcher que les personnes qui sont à l’origine de l’existence de réfugiés soient elles‑mêmes considérées comme réfugiés en vertu de la Convention relative aux réfugiés (Ezokola, au paragraphe 34).

[26] Autrement dit, la conclusion de la CAF selon laquelle l’arrêt Ezokola ne s’applique pas à l’alinéa 34(1)f) de la LIPR découle de sa conclusion selon laquelle l’interdiction de territoire au titre de cette disposition est fondée uniquement sur l’appartenance, sans qu’il soit nécessaire de tenir compte de la nature de la participation de la personne en cause.

[27] L’interprétation de l’alinéa 34(1)f) par la CAF est conforme à la jurisprudence antérieure de notre Cour. Au paragraphe 23 de la décision Rahman c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2019 CF 807 [Rahman], la Cour a confirmé la conclusion tirée au paragraphe 19 de la décision Saleh c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2010 CF 303, selon laquelle une fois que l’appartenance est admise, [traduction] « il n’est pas nécessaire de faire une analyse plus poussée ». La Cour a également cité Rahman pour conclure que les agents n’avaient pas à examiner la nature, la durée et le niveau de l’engagement des demandeurs envers l’organisation aux fins de déterminer l’appartenance au titre de l’alinéa 34(1)f) : Al Ayoubi c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2022 CF 385 au para 25.

[28] Le défendeur s’appuie sur l’arrêt Kanagendren pour soutenir que la SI n’était pas tenue d’appliquer le critère à trois volets ou toute autre analyse supplémentaire une fois l’appartenance avouée. Si elle l’avait fait, elle aurait [traduction] « importé un critère plus rigoureux et rendu d’autres parties de l’article 34 redondantes ». Le défendeur soutient que la conclusion de la SI était fondée sur une appréciation raisonnable de la preuve et des conclusions en matière de crédibilité. Je suis d’accord.

[29] Je suis également d’accord avec le défendeur pour dire que la décision B074, qui a été rendue avant l’arrêt Kanagendren, ne précise pas que tous les demandeurs doivent être évalués selon un critère à trois volets. Le juge en chef a plutôt réitéré, aux paragraphes 27 et 28, que le terme « membre » doit recevoir une interprétation large et que « l’appartenance réelle ou formelle à une organisation n’est pas essentielle; la participation ou le soutien officieux peut suffire ». Cela suppose, comme le soutient le défendeur, que l’appartenance réelle ou informelle suffirait pour satisfaire à l’alinéa 34(1)f).

[30] De plus, comme l’a souligné le défendeur, le critère à trois volets énoncé dans la décision B074 est utilisé pour déterminer si une personne est membre d’une organisation. Dans la décision B074, la Cour n’a pas affirmé que ce critère devait être utilisé lorsqu’une personne a déjà admis être membre.

[31] Le demandeur invoque plusieurs décisions postérieures à l’arrêt Kanagendren pour soutenir que le défaut de tenir compte du critère à trois volets rend une décision d’interdiction de territoire déraisonnable. À mon avis, ces décisions n’appuient pas la proposition que le demandeur fait valoir.

[32] Dans l’affaire Aboubakar c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 181 [Aboubakar], le demandeur a également soutenu que la SI aurait dû appliquer le critère à trois volets. Bien que la juge Roussel, anciennement juge de la Cour fédérale, ait répondu à cet argument en concluant que la SI tenait implicitement compte des trois volets, elle a souligné ceci, au paragraphe 22 :

Le demandeur aurait peut‑être préféré que la SI énumère les facteurs explicitement en début d’analyse et qu’elle aborde les critères en utilisant des sous‑titres. Cependant, il n’existe aucune formule magique à laquelle doit recourir la SI pour expliquer les motifs de sa décision.

[33] La conclusion de la raisonnabilité de la Cour dans la décision Aboubakar reposait principalement sur d’autres éléments de cette affaire, semblables à ceux de l’espèce. Au paragraphe 23, la juge Roussel a accepté les conclusions de la SI en matière de crédibilité, qui étaient fondées sur la rétractation du demandeur quant à son admission d’appartenance (après avoir dit être « membre », il a déclaré être « membre de facto » lors de l’enquête). La juge Roussel a également accepté les motifs pour lesquels la SI n’avait pas accepté les justifications données par le demandeur pour avoir initialement admis être membre (p. ex., raisons liées à la barrière linguistique) : Aboubakar, au para 23.

[34] Par conséquent, la reconnaissance par la Cour, dans la décision Aboubakar, de l’application par la SI du critère à trois volets, et la clarification selon laquelle « il n’existe aucune formule magique à laquelle doit recourir la SI pour expliquer les motifs de sa décision », constituaient davantage une réponse aux arguments du demandeur : au para 22. À mon avis, le fait que la Cour ait conclu à une prise en compte implicite du critère à trois volets dans la décision Aboubakar n’a pas été un élément déterminant dans la décision de la juge Roussel de conclure que la décision de la SI était raisonnable.

[35] Dans l’affaire Helal c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 37 [Helal], le demandeur était allégué être membre d’organisations qui étaient instigatrices ou auteurs d’actes visant au renversement du régime syrien par la force. Bien qu’il y ait eu appartenance officielle en raison de l’emploi du demandeur, il n’y a pas eu d’admission en soi, contrairement à ce que le demandeur en l’espèce soutient. Les notes versées au Système mondial de gestion des cas [le SMGC] reposaient plutôt sur un rapport du Haut Commissariat des Nations Unies pour les réfugiés [le HCNUR], que l’agent avait interprété de façon incohérente à divers endroits dans les notes, laissant entendre qu’il y avait une admission d’appartenance dans le rapport du HCNUR : Helal, au para 20. Dans cette affaire, le demandeur n’a pas eu la possibilité de corriger les interprétations incohérentes dans les notes du SMGC : aux para 20 et 21. En fin de compte, la décision Helal a été rendue sur la base de l’équité procédurale, et le commentaire du juge Gleeson au paragraphe 29 visait à offrir une orientation en vue du réexamen de l’affaire.

[36] Dans l’affaire Ugbazghi c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2008 CF 694 [Ugbazghi], la demanderesse avait déjà indiqué dans sa demande d’asile qu’elle était membre du Front de libération de l’Érythrée (le FLE). Elle a par la suite retiré son aveu lorsqu’elle a présenté une demande de résidence permanente et elle a fait une déclaration solennelle selon laquelle elle était plutôt membre d’un groupe de soutien du FLE. L’agent s’est appuyé sur l’admission antérieure de Mme Ugbazghi quant à son appartenance à une organisation pour conclure qu’elle était interdite de territoire au titre de l’alinéa 34(1)f). Le demandeur a cité le commentaire suivant, formulé au paragraphe 40 de la décision Ugbazghi, pour suggérer qu’il ne suffit pas de se fonder sur un aveu :

[40] De toute évidence, il aurait été préférable que l’agent se prononce expressément sur les affirmations répétées dans la déclaration solennelle de Mme Ugbazghi qu’elle avait été membre d’un groupe de soutien du FLE. Cette omission aurait pu constituer une erreur susceptible de contrôle si l’agent s’était simplement fondé sur l’aveu de Mme Ugbazghi sans également tenir compte des éléments de preuve qui menaient indépendamment à la conclusion qu’elle était membre du FLE.

[37] J’estime que la décision Ugbazghi se distingue de la présente affaire puisque l’appartenance à une organisation de même que l’identité du groupe auquel le demandeur était censé être membre ont toutes deux été contestées.

[38] Dans l’affaire Perez Villegas c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2011 CF 105 [Perez Villegas], le demandeur avait également fait une admission antérieure d’appartenance qui a par la suite été modifiée. La Cour a conclu que la décision de l’agent était déraisonnable parce qu’il « n’a[vait] pas répondu aux raisons données par le demandeur pour expliquer qu’il s’était qualifié de membre » et qu’il avait cité les trois volets du critère comme étant des facteurs à prendre en considération pour évaluer l’appartenance : Perez Villegas, aux para 44 et 48.

[39] J’estime que l’affaire Perez Villegas n’appuie pas l’argument du demandeur selon lequel les agents sont toujours tenus d’évaluer d’autres facteurs que l’admission d’appartenance. Comme le fait valoir le défendeur, et je suis d’accord, la conclusion de la Cour dans la décision Perez Villegas repose ultimement sur le fait que l’agent n’a pas dûment tenu compte de la preuve dont il disposait et a donc fourni des motifs inintelligibles : aux para 48‑50. L’erreur de l’agent diffère de celle en l’espèce. La SI a bien examiné la preuve, y compris les admissions antérieures du demandeur et ses dernières explications précisant pourquoi il a dit être membre d’une organisation, et elle a bien communiqué ses conclusions en matière de crédibilité et expliqué son appréciation de la preuve.

[40] Enfin, le demandeur invoque la décision Gacho c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 794 [Gacho]. Bien que je reconnaisse que la Cour semble s’être engagée dans une analyse plus détaillée du terme « appartenance », cette analyse a été menée dans un contexte différent de celui de l’espèce. Dans l’affaire Gacho, l’époux de la demanderesse a nié être membre d’un groupe à l’origine d’une tentative de coup d’État contre le gouvernement des Philippines et a invoqué les moyens de défense fondés sur la contrainte et les ordres supérieurs du chef de son unité militaire : aux para 27 et 35. Plus précisément, la Cour a effectué l’analyse supplémentaire à la lumière du fait que l’époux nait avoir eu l’intention de participer au coup d’État perpétré par l’unité militaire dans laquelle il était enrôlé et de sa connaissance de l’intention de l’unité militaire de procéder au coup d’État : Gacho, aux para 28, 31 et 32.

[41] En conclusion, malgré les observations habiles de l’avocate à l’effet contraire, je conviens avec le défendeur que la position de la Cour concernant l’alinéa 34(1)f) de la LIPR est très cohérente. Le terme « appartenance », aux fins de la disposition contestée, a toujours fait l’objet d’une interprétation large, et aucune distinction n’est faite entre un membre officiel et un membre officieux. Une fois l’appartenance admise, aucune autre analyse n’est nécessaire. Toutefois, une analyse plus complète est nécessaire dans les cas où l’appartenance n’est pas admise, ou lorsque l’appartenance est liée non pas à l’organisation présumée se livrer au renversement, mais à une organisation « adjacente » ou à une entité sous le contrôle de l’organisation en question. Dans ces situations, l’analyse supplémentaire doit être effectuée au moyen du critère à trois volets énoncé dans la décision B074 ou d’un autre processus semblable.

[42] Je prends acte des préoccupations du demandeur selon lesquelles une approche rigide peut être problématique lorsqu’on tient compte de la façon dont les différents antécédents culturels et linguistiques peuvent façonner le vocabulaire. Toutefois, en fin de compte, le demandeur ne soutient pas devant moi que, lorsqu’il a admis être un « membre », il voulait dire autre chose que l’interprétation qu’en a faite la SI. Le demandeur n’a pas non plus présenté d’éléments de preuve culturels ou linguistiques devant la SI pour expliquer le sens ou le contexte de son admission d’appartenance à l’UPK. Étant donné que les conclusions de la SI quant à la crédibilité de l’admission d’appartenance à l’UPK du demandeur ne sont pas contestées devant la Cour, je conclus que la SI n’a pas commis d’erreur en n’appliquant pas le critère à trois volets énoncé dans la décision B074.

B. La décision justifiait‑elle raisonnablement la conclusion de la SI en ce qui concerne l’appartenance à une organisation?

[43] Le demandeur fait aussi observer que la décision est inintelligible, puisque le commissaire de la SI a mélangé deux courants de jurisprudence, d’une part en déclarant que l’admission d’appartenance est suffisante et, d’autre part, en tenant compte des deux premiers volets du critère à trois volets, mais pas du dernier, à savoir l’engagement du demandeur à l’égard des buts et des objectifs de l’UPK.

[44] Comme j’ai déjà conclu que la SI n’est pas tenue d’appliquer le critère à trois volets si le demandeur admet son appartenance à une organisation, je conclus que la SI n’a pas commis d’erreur en ne tenant pas compte du dernier volet du critère.

[45] Le demandeur soutient également que le raisonnement du commissaire de la SI est incohérent, mettant l’accent sur le fait que le commissaire n’a pas clarifié ses conclusions quant à savoir si le demandeur avait fait des dons ou avait assisté à des réunions organisées par l’UPK ou par l’association étudiante de l’Institut et, le cas échéant, à quel moment.

[46] Je rejette l’argument du demandeur, qui équivaut à un désaccord sur la façon dont la SI a apprécié la preuve. Je suis plutôt d’accord avec le défendeur pour dire que la SI a expliqué que le demandeur avait modifié son témoignage entre les entrevues de l’ASFC et l’enquête concernant les dons et les réunions, ce qui a causé des incohérences dans sa preuve. Ce changement de témoignage de la part du demandeur ne rend pas la décision elle‑même incohérente.

C. Remarque incidente

[47] Je reconnais qu’une conclusion d’appartenance au titre de l’alinéa 34(1)f) a des conséquences importantes pour le demandeur; elle l’empêche de présenter une demande d’asile et de faire examiner sa demande d’examen des risques avant renvoi sur la base de l’article 96 de la LIPR. Je comprends la position du demandeur selon laquelle il peut être illusoire d’obtenir une dispense ministérielle à l’égard d’une conclusion d’interdiction de territoire fondée sur l’alinéa 34(1)f) en raison du long temps de traitement que suppose ce processus. Toutefois, ma compassion ne peut remplacer la jurisprudence de la Cour et celle de la CAF.

[48] Il incombe au demandeur de décider s’il est pertinent pour lui de demander une dispense ministérielle en vertu de l’article 42.1 de la LIPR à l’égard de la conclusion d’interdiction de territoire de la SI. S’il décide de soumettre une telle demande, les raisons pour lesquelles il demande l’asile au Canada; le contexte sociopolitique général dans lequel il est devenu membre de l’UPK; la preuve de sa participation, le cas échéant, à l’UPK; ainsi que son engagement, le cas échéant, à l’égard des buts et objectifs de l’organisation sont tous des facteurs favorables qui méritent d’être pris en considération pour déterminer si la dispense ministérielle devrait être accordée en l’espèce.

IV. Conclusion

[49] La demande de contrôle judiciaire sera rejetée.

[50] Il n’y a aucune question à certifier.


JUGEMENT dans le dossier IMM‑3292‑22

LA COUR STATUE :

  1. La demande de contrôle judiciaire est rejetée.

  2. L’intitulé est modifié afin de désigner le ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration à titre de défendeur.

  3. Il n’y a aucune question à certifier.

« Avvy Yao‑Yao Go »

Juge

TRADUCTION°certifiée conforme

Mélanie Vézina


ANNEXE A

Immigration and Refugee Protection Act (SC 2001, c 27)
Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés (LC 2001, ch 27)

Interdictions de territoire

Inadmissibility

Sécurité

Security

34 (1) Emportent interdiction de territoire pour raison de sécurité les faits suivants :

34 (1) A permanent resident or a foreign national is inadmissible on security grounds for

b) être l’instigateur ou l’auteur d’actes visant au renversement d’un gouvernement par la force;

(b) engaging in or instigating the subversion by force of any government;

f) être membre d’une organisation dont il y a des motifs raisonnables de croire qu’elle est, a été ou sera l’auteur d’un acte visé aux alinéas a), b), b.1) ou c).

(f) being a member of an organization that there are reasonable grounds to believe engages, has engaged or will engage in acts referred to in paragraph (a), (b), (b.1) or (c).


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM‑3292‑22

 

INTITULÉ:

MAJID AHMED WASTA ISMAEL c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

AUDIENCE TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 17 OCTOBRE 2022

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LA JUGE GO

 

DATE DES MOTIFS :

LE 8 NOVEMBRE 2022

 

COMPARUTIONS :

Erin C. Roth

 

Pour le demandeur

 

Brett Nash

 

Pour le défendeur

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Erin C. Roth

Edelmann and Co. Law Offices

Vancouver (Colombie‑Britannique)

 

Pour le demandeur

 

Procureur général du Canada

Vancouver (Colombie‑Britannique)

 

Pour le défendeur

 

 

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