Dossiers : T-10-22
T-130-22
Référence : 2022 CF 1538
[TRADUCTION FRANÇAISE]
Ottawa (Ontario), le 10 novembre 2022
En présence de monsieur le juge Fothergill
ENTRE: |
CORPORATION ABBVIE et ABBVIE BIOTECHNOLOGY LTD. |
demanderesses |
et |
LE MINISTRE DE LA SANTÉ et JAMP PHARMA CORPORATION |
défendeurs |
ORDONNANCE ET MOTIFS :
I. Aperçu
[1] JAMP Pharma Corporation [JAMP] a présenté une requête écrite conformément à l’article 369 des Règles des Cours fédérales, DORS/98-106 [les Règles], en vue d’obtenir l’adjudication des dépens ou, subsidiairement, une ordonnance fondée sur les articles 400 et 403 des Règles donnant des instructions à l’officier taxateur concernant le montant et la répartition des dépens. Dans la décision AbbVie Corporation c Canada (Santé), 2022 CF 1209 (AbbVie), la Cour a rejeté deux demandes de contrôle judiciaire présentées au nom de Corporation AbbVie et d’AbbVie Biotechnology Ltd [collectivement AbbVie] et a ordonné que les dépens soient payés au ministre de la Santé [le ministre] et à JAMP.
[2] AbbVie a contesté deux décisions du ministre prises en application du Règlement sur les médicaments brevetés (avis de conformité), DORS/93-133 [le Règlement sur les médicaments brevetés]. La Cour a jugé que le ministre avait conclu à juste titre que JAMP n’était pas une « seconde personne »
pour l’application du paragraphe 5(1) du Règlement sur les médicaments brevetés en ce qui concerne sa présentation de drogue nouvelle pour SIMLANDI, un médicament biosimilaire au médicament HUMIRA d’Abbvie. La décision du ministre de délivrer un avis de conformité pour le médicament SIMLANDI de JAMP était donc raisonnable.
[3] Le ministre ne prend pas position sur la requête de JAMP concernant les dépens.
[4] Pour les motifs qui suivent, j’ordonne à l’officier taxateur d’adjuger les dépens à JAMP, y compris les débours raisonnables, conformément à l’échelle supérieure de la colonne IV du tarif B des Règles.
II. Les positions des parties
A. JAMP
[5] JAMP affirme avoir engagé 171 656,40 $ en frais juridiques et 1 462,76 $ en débours (taxes comprises) pour répondre aux demandes d’AbbVie. JAMP demande l’adjudication d’une somme globale de 70 125,32 $, calculée de la façon suivante :
a)68 662,56 $ au titre des frais juridiques, ce qui représente un recouvrement de 40 % du montant effectivement dépensé à ce titre;
b)1 462,76 $ au titre des débours, ce qui représente un recouvrement de la totalité des débours payés.
[6] JAMP soutient qu’une somme globale équivalente à 40 % du montant effectivement dépensé au titre des frais juridiques est appropriée à la lumière de la complexité des demandes, du fait que JAMP a eu gain de cause sur l’ensemble des questions en litige et qu’AbbVie est une partie avertie. JAMP affirme qu’AbbVie a tenté d’introduire en preuve un dossier supplémentaire contenant une monographie de produit pour HUMIRA seulement deux jours avant l’audience, alors qu’il aurait pu être présenté bien plus tôt. Cela a obligé le JAMP à préparer rapidement une réponse tout en se préparant à l’audience.
[7] Selon JAMP, lorsque la nature de l’affaire est telle que les parties sont justifiées de dépenser un montant important en frais juridiques, le niveau d’indemnisation prévu par le tarif B des Règles n’est pas suffisant pour répondre aux objectifs de l’adjudication des dépens (citant Bauer Hockey Ltd c Sport Maska Inc. (CCM Hockey), 2020 CF 862 (Bauer Hockey) au para 10-11; Nova Chemicals Corporation c Dow Chemical Company, 2017 CAF 25 (Nova) au para 13).
[8] JAMP soutient que l’adjudication des dépens sous la forme d’une somme globale est une pratique appropriée et courante dans les « litiges complexes opposant des parties averties »
(citant Seedlings Life Science Ventures c Pfizer Canada ULC, 2020 CF 505 [Seedlings] au para 4; Nova, aux para 13 et 16; Sport Maska Inc c Bauer Hockey Ltd, 2019 CAF 204 au para 50). L’adjudication d’une somme globale ne se limite pas aux actions et a été envisagée et accordée dans le cadre de demandes de contrôle judiciaire (citant Catalyst Pharmaceuticals, Inc c Canada (Procureur général), 2021 CF 505 [Catalyst Pharmaceuticals] aux para 198 à 202; Ultima Foods Inc c Canada (Procureur général), 2013 CF 238 [Ultima Foods] aux para 23 à 26; Whalen c Ford McMurray No 468 First Nation, 2019 CF 1119 [Whalen] au para 35).
[9] Dans la décision Allergan Inc c Sandoz Canada Inc, 2021 CF 186 [Allergan], le juge en chef Paul Crampton a mentionné, au paragraphe 32, que la taxation d’une somme globale « devrait débuter au milieu de la fourchette de 25 à 50 p. 100 [...], plus les débours raisonnables »
.
[10] Subsidiairement, si les dépens doivent être déterminés conformément au tarif B, JAMP demande qu’ils soient taxés selon l’échelle supérieure de la colonne V. JAMP a préparé un projet de mémoire de frais faisant état de frais juridiques s’élevant à 44 772 $ et de débours s’élevant à 1 462,76 $, pour un montant total de 46 234,76 $, qui comprend tous les frais, débours et taxes.
[11] JAMP affirme qu’elle a droit au remboursement de la totalité de ses débours. Elle maintient que les sommes qu’elle cherche à récupérer étaient toutes raisonnables et nécessaires. Plus précisément, JAMP affirme que ses frais de photocopie et d’impression de 841,51 $ étaient raisonnables compte tenu de la taille des dossiers de demande et de la quantité de documents déposés par les parties (citant Diversified Products Corp v Tye-Sil Corp (1990), 34 CPR (3d) 267 à la p. 275 (CF 1e inst)).
[12] JAMP réclame également des intérêts suivant le jugement et les dépens afférents à la présente requête.
B. AbbVie
[13] AbbVie soutient que les frais de JAMP devraient être évalués en fonction de la fourchette intermédiaire de la colonne III du tarif B, pour un montant total de 7 069,28 $. AbbVie affirme que le tarif constitue le mécanisme de taxation des dépens par défaut et la référence habituelle relative aux dépens admissibles de la Cour.
[14] AbbVie affirme qu’il n’est pas approprié de la part de JAMP de se fonder sur des décisions découlant de litiges complexes et prolongés en matière de propriété intellectuelle pour justifier l’adjudication de dépens sous forme d’une somme globale. Bien que le litige dans la présente affaire avait trait aux droits de propriété intellectuelle, les demandes elles-mêmes n’étaient rien d’inhabituel et portaient uniquement sur l’interprétation de l’expression « autre médicament »
au sens de l’article 5 du Règlement sur les médicaments brevetés. Les demandes n’étaient pas particulièrement complexes et n’ont nécessité qu’une audience d’un jour et demi, sans contre-interrogatoire ni requête contestée.
[15] AbbVie fait valoir qu’il faut établir une distinction entre les trois décisions citées par JAMP à l’appui de sa proposition selon laquelle il est possible d’adjuger une somme globale dans le cadre de demandes de contrôle judiciaire et la présente affaire. Dans la décision Catalyst Pharmaceuticals, la Cour a refusé d’adjuger une somme globale pour les dépens dans le cadre d’un contrôle judiciaire. Dans la décision Ultima Foods, une somme globale a été adjugée au titre des dépens, parce que la demande était exceptionnellement complexe et avait nécessité de nombreuses étapes supplémentaires avant l’audience. Dans la décision Whalen, la Cour a accordé une somme globale pour les dépens dans une affaire concernant la gouvernance des Premières Nations en raison d’un déséquilibre dans les ressources des parties, une considération qui ne se pose pas en l’espèce.
[16] Selon AbbVie, des demandes récentes de contrôle judiciaire mettant en cause des parties commerciales ont donné lieu à des adjudications de dépens taxées conformément à la fourchette médiane de la colonne III du tarif (citant Vidéotron Ltd c Technologies Konek Inc, 2022 CF 733 au para 6; Telus Communications Inc c Vidéotron Ltée, 2022 CF 726 au para 170; Miller Thomson LLP c Hilton Worldwide Holding LLP, 2020 CAF 134 au para 163). Des demandes beaucoup plus complexes faisant intervenir le Règlement sur les médicaments brevetés ont donné lieu à des adjudications de dépens taxés selon la fourchette supérieure de la colonne IV (citant Eli Lilly Canada Inc c Apotex Inc, 2015 CF 1165 au para 5).
[17] AbbVie nie que le dépôt de sa documentation supplémentaire a entraîné une augmentation des frais de JAMP, puisque celle-ci ne contenait que la monographie de produit d’origine d’HUMIRA. JAMP a accepté son admission en preuve lors de l’audience de la demande, et il n’existe pas d’article de tarif pour une réponse à une requête non contestée.
[18] AbbVie maintient également que le projet de mémoire de frais de JAMP comprend des articles qui ne sont pas recouvrables, et qu’il devrait être réduit en conséquence. Par exemple, AbbVie soutient que JAMP ne devrait pas se voir adjuger de dépens pour le dépôt de deux dossiers distincts, alors qu’elle n’a préparé qu’un seul dossier pour les deux demandes. Elle ne devrait pas non plus être autorisée à recouvrer les honoraires encourus pour l’emploi de trois avocats.
[19] À titre subsidiaire, AbbVie affirme que la demande de JAMP en vue du recouvrement de 40 % des frais qu’elle a effectivement dépensés est indûment élevée. La norme pour les sommes globales dans les litiges en matière de propriété intellectuelle est de 25 % à 33 % des frais effectivement dépensés. La taxation commence généralement à l’extrémité inférieure de la fourchette et peut ensuite être augmentée en fonction de l’examen par la Cour des facteurs énumérés au paragraphe 400(3) des Règles (citant Apotex Inc c Shire LLC, 2021 CAF 54 au para 22 [Shire]; Seedlings, au para 22; Bauer Hockey, au para 14).
[20] Plus généralement, AbbVie affirme que les frais juridiques réclamés par JAMP sont excessifs et déraisonnables, et que ses débours sont excessifs et non étayés par des explications ou des factures.
[21] Abbvie s’oppose également à la demande de JAMP concernant les dépens afférents à la présente requête. Compte tenu des exigences déraisonnables et excessives de JAMP, AbbVie déclare qu’elle devrait se voir adjuger les dépens de la présente requête.
III. Analyse
[22] L’adjudication de dépens, y compris le montant de ces derniers, est une question qui relève du pouvoir discrétionnaire de la Cour (paragraphe 400(1) des Règles; Canada (Procureur général) c Rapiscan Systems Inc., 2015 CAF 97 au para 10).
A. Des dépens sous forme de somme globale devraient-ils être adjugés?
[23] L’adjudication d’une somme globale est expressément envisagée au paragraphe 400(4) des Règles et elle peut servir à promouvoir l’objectif des Règles des Cours fédérales d’apporter une « solution au litige qui soit juste et la plus expéditive et économique possible »
(article 3 des Règles; Nova, au para 11). L’adjudication d’une somme globale peut être une solution particulièrement appropriée dans une affaire complexe où le calcul précis des dépens serait une tâche inutilement laborieuse et onéreuse. Cela dit, il incombe à la partie qui demande l’adjudication de dépens majorés de démontrer en quoi ses circonstances le justifient (Nova, au para 12 et 13).
[24] Je ne suis pas convaincu qu’il soit justifié d’adjuger une somme globale pour les dépens en l’espèce. Bien que les requêtes aient soulevé des questions complexes d’interprétation du Règlement sur les médicaments brevetés, les étapes procédurales précédant la brève audience ont été largement conformes à ce à quoi l’on s’attend dans le contexte de demandes de contrôle judiciaire.
[25] Un calcul précis des dépens ne sera pas inutilement compliqué et onéreux, comme le montrent les projets de mémoire de frais des parties. Les litiges concernant la possibilité de recourir à certains articles du tarif et les débours raisonnables peuvent être résolus rapidement et efficacement par l’officier taxateur.
B. Les dépens doivent-ils être taxés conformément au tarif?
[26] Une partie ayant eu gain de cause qui a eu à engager des frais relativement à une instance a le droit d’être indemnisée dans les limites prescrites par les Règles.
[27] Lorsqu’elle établit les dépens à adjuger, la Cour doit tenir compte des facteurs énoncés au paragraphe 400(3) des Règles. Les principaux facteurs qui orientent la taxation des dépens en l’espèce sont les suivants :
a)le résultat de l’instance;
b)l’importance et la complexité des questions en litige;
c)la charge de travail;
d)la conduite d’une partie qui a eu pour effet d’abréger ou de prolonger inutilement la durée de l’instance;
[28] JAMP a obtenu gain de cause à l’égard de l’ensemble de ses réponses aux demandes d’AbbVie et a donc droit aux dépens.
[29] JAMP se fonde sur un certain nombre de décisions où la Cour a adjugé des dépens selon l’échelle supérieure de la colonne V dans des litiges complexes relatifs à des brevets. Toutefois, le litige en l’espèce était moins complexe que de nombreux litiges en matière de propriété intellectuelle. Je suis d’accord avec AbbVie pour dire que les deux demandes ont finalement tourné autour d’une question d’interprétation de la loi. Les parties ont largement réitéré les arguments qu’elles avaient déjà présentés au ministre. L’issue du dossier T-10-22 a effectivement déterminé l’issue du dossier T-130-22.
[30] Dans la décision Shire, le juge Donald Rennie a fait remarquer que la fourchette supérieure de la colonne IV du tarif est « habituellement choisie dans les contentieux en matière de propriété intellectuelle »
(au paragraphe 11, citant Leuthold c Société Radio-Canada, 2012 CF 1257 au para 92 et Eurocopter c Bell Helicopter Textron Canada Limitée, 2012 CF 842 au para 22).
[31] Dans la décision Allergan, le juge en chef Paul Crampton a reconnu que, dans les cas de différends relatifs aux brevets (particulièrement dans le contexte pharmaceutique), « l’échelon supérieur de la colonne IV est souvent considéré comme raisonnable et approprié »
(au para 26, citant Sanofi-Aventis Canada Inc c Novopharm Limitée, 2009 CF 1139, conf par 2012 CAF 265; Novopharm Limited c Eli Lilly and Company, 2010 CF 1154; Apotex Inc c Sanofi-Aventis, 2012 CF 318; et Comité des Règles de la Cour d’appel fédérale et de la Cour fédérale, Examen des règles relatives aux dépens : Document de travail, 5 octobre 2015, à la p. 8).
[32] Je suis donc d’avis que l’échelon supérieur de la colonne IV est le point de référence approprié pour la taxation des dépens en l’espèce.
IV. Conclusion
[33] Des directives seront données à l’officier taxateur pour qu’il adjuge les dépens et les débours raisonnables à JAMP à l’encontre d’AbbVie conformément à l’échelon supérieure de la colonne IV du tarif B des Règles. Ceci comprend les dépens auxquels JAMP a droit suivant la présente requête.
ORDONNANCE
LA COUR ORDONNE :
La requête en vue d’obtenir des directives est accueillie avec dépens.
Par les présentes, des directives sont données à l’officier taxateur pour qu’il adjuge les dépens et les débours raisonnables à JAMP à l’encontre d’AbbVie conformément à l’échelon supérieure de la colonne IV du tarif B des Règles des Cours fédérales.
« Simon Fothergill »
Juge
Traduction certifiée conforme
M. Deslippes
COUR FÉDÉRALE
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER
DOSSIERS :
|
T-10-22 T-130-22 |
INTITULÉ :
|
CORPORATION ABBVIE ET ABBVIE BIOTECHNOLOGY LTD c LE MINISTRE DE LA SANTÉ ET CORPORATION JAMP PHARMA |
REQUÊTE PRÉSENTÉE PAR ÉCRIT AU TITRE DE L’ARTICLE 369 DES RÈGLES DES COURS FÉDÉRALES
|
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ORDONNANCE ET MOTIFS : |
LE JUGE FOTHERGILL
|
DATE DES MOTIFS :
|
LE 10 novembre 2022
|
OBSERVATIONS ÉCRITES :
Steven G. Mason
David Tait
James S. S. Holtom
Adam H. Kanji
|
POUR LES DEMANDERESSES |
Andrew Brodkin Jordan Scopa Jaclyn Tilak |
POUR LA DÉFENDERESSE JAMP PHARMA CORPORATION |
J. Sanderson Graham |
POUR LE DÉFENDEUR LE MINISTRE DE LA SANTÉ |
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :
McCarthy Tétrault S.E.N.C.R.L., s.r.l. Avocats Toronto (Ontario) |
POUR LES DEMANDERESSES |
Goodmans LLP
Avocats
Toronto (Ontario)
|
POUR LA DÉFENDERESSE JAMP PHARMA CORPORATION |
Procureur général du Canada Ottawa (Ontario) |
POUR LE DÉFENDEUR LE MINISTRE DE LA SANTÉ |