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Date : 20221109


Dossier : T‐962‐22

Référence : 2022 CF 1526

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 9 novembre 2022

En présence de monsieur le juge Fothergill

ENTRE :

PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

demandeur

et

JOHN C. TURMEL

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I. Aperçu

[1] Le procureur général du Canada (le PGC) a présenté une requête au titre de l’article 40 de la Loi sur les Cours fédérales, LRC 1985, c F‐7, en vue d’obtenir une ordonnance déclarant John C. Turmel plaideur quérulent. Le PGC demande qu’il soit interdit à M. Turmel d’engager ou de continuer des instances devant la Cour sans autorisation, et que d’autres mesures soient prises pour encadrer sa conduite devant la Cour. Ces mesures comprennent le paiement de tous les dépens non réglés adjugés contre lui et l’interdiction de fournir une assistance à d’autres plaideurs.

[2] Le délégué du PGC a consenti par écrit à la requête, comme l’exige le paragraphe 40(2) de la Loi sur les Cours fédérales.

[3] M. Turmel a introduit nombre de demandes répétitives et sans fondement devant notre Cour, devant la Cour d’appel fédérale, devant les tribunaux de l’Ontario et devant la Cour suprême du Canada. Il a introduit des instances à des fins illégitimes, a souvent tenté de remettre en litige des questions déjà tranchées, a formulé des allégations scandaleuses contre les membres des tribunaux et les autres parties, a refusé de suivre les Règles des Cours fédérales, SOR/98‐106 (les Règles), et ne s’est pas conformé aux ordonnances d’adjudication des dépens rendues à son encontre.

[4] Bien qu’il n’ait ni qualifications juridiques ni capacité apparente à pratiquer le droit, M. Turmel a élaboré des « trousses judiciaires » comprenant des modèles d’actes de procédure, et il a recruté d’autres personnes pour qu’elles [traduction] « inondent les tribunaux » de ces documents.

[5] M. Turmel a présenté sa réponse à la requête du PGC sans l’aide d’un avocat. Il n’a pas contesté, au moyen d’un contre-interrogatoire, les éléments de preuve invoqués par le PGC, ni déposé ses propres éléments de preuve. À l’audience, il a continué à exprimer son mépris des juges, affirmant que tout juge qui n’est pas d’accord avec lui a tout simplement tort.

[6] M. Turmel ne s’oppose pas à ce que la Cour lui impose l’obligation de demander l’autorisation avant d’engager d’autres instances devant la Cour. Il affirme qu’il est peu probable qu’il élabore de nouvelles trousses judiciaires, à moins que le gouvernement n’impose de nouvelles obligations en matière de vaccination.

[7] Pour les motifs qui suivent, je déclare M. Turmel plaideur quérulent. Il doit payer tous les dépens non réglés adjugés contre lui par la Cour et obtenir l’autorisation de la Cour avant d’engager ou de continuer une instance devant elle. Il lui est également interdit d’aider ou d’encourager d’autres personnes à engager des instances devant la Cour.

II. Contexte

[8] Selon la preuve par affidavit présentée par le PGC, M. Turmel a engagé au moins 67 instances judiciaires depuis 1980, soit 20 demandes et requêtes devant notre Cour, 13 appels devant la Cour d’appel fédérale, 18 demandes et appels devant les tribunaux de l’Ontario et 17 demandes d’autorisation d’appel devant la Cour suprême du Canada. Les instances ont porté sur un large éventail de questions juridiques et ont presque toutes été infructueuses.

[9] Les instances engagées par M. Turmel ont été rejetées au motif qu’elles visaient à remettre en litige des questions déjà tranchées, que les allégations de M. Turmel n’étaient pas étayées par la preuve et que ses actes de procédure ne révélaient aucune cause d’action valable, étaient frivoles et vexatoires et constituaient un abus de procédure.

A. Instances introduites par M. Turmel

[10] Les nombreuses instances introduites par M. Turmel peuvent être regroupées en fonction des catégories suivantes.

(1) Instances relatives aux banques

[11] En 1981, M. Turmel a demandé à la Cour d’ordonner à la Banque du Canada de mettre fin à la [traduction] « pratique génocidaire des intérêts » (T‐896‐81), mais il a été débouté. La Cour d’appel fédérale (A‐136‐81) et la Cour suprême du Canada (17314) ont toutes deux rejeté les demandes d’autorisation d’appel de M. Turmel.

[12] En 1982, la Cour de comté de l’Ontario a accueilli une action intentée par la Banque Toronto‐Dominion contre M. Turmel et a rendu un jugement d’un montant de 2 813,19 $. Après le rejet de son appel devant la Cour d’appel de l’Ontario, M. Turmel a présenté une demande d’autorisation d’appel devant la Cour suprême du Canada (18329), au motif que les intérêts facturés par les banques violaient les lois naturelles, bibliques ou criminelles. L’autorisation d’appel a été refusée.

(2) Instances relatives aux élections

[13] M. Turmel se porte régulièrement candidat aux élections municipales, provinciales et fédérales. Il détient le record du monde Guinness du plus grand nombre d’élections contestées et perdues. Il a introduit de nombreuses instances judiciaires liées à sa candidature à diverses élections.

[14] M. Turmel a introduit 12 instances contre le Conseil de la radiodiffusion et des télécommunications canadiennes et plusieurs radiodiffuseurs concernant la répartition du temps de diffusion gratuit en période électorale ou son exclusion des débats diffusés. Parmi ces instances, 11 ont été rejetées (T‐5329‐80, T‐2883‐83, T‐2884‐83, T‐1516‐84, 300/84, T‐798‐85, T‐799‐85, T‐1716‐87, T‐1717‐87, A‐451‐07 et 09‐A‐19) et une a été suspendue en raison du non-paiement de dépens adjugés antérieurement (1827/90). Les appels interjetés par M. Turmel devant la Cour d’appel fédérale ont été rejetés ou abandonnés (A‐912‐80, A‐13‐84, A‐955‐84), et ses demandes d’autorisation d’appel devant la Cour suprême du Canada ont été rejetées (19099 et 33319).

[15] En 2015, M. Turmel a intenté une action devant la Cour dans le but d’obtenir une déclaration selon laquelle les dispositions relatives à la vérification des dépenses de la Loi électorale du Canada, LC 2000, c 9, portaient atteinte au droit que lui confère l’article 3 de la Charte canadienne des droits et libertés (la Charte) de se porter candidat aux élections fédérales (T‐561‐15). Cette action a été rejetée, de même que l’appel interjeté par M. Turmel devant la Cour d’appel fédérale (A‐202‐16) et la demande d’autorisation d’appel devant la Cour suprême du Canada (37646).

(3) Instances relatives aux jeux de hasard

[16] M. Turmel a introduit de nombreuses instances judiciaires en lien avec les lois canadiennes sur les jeux de hasard. En 1981, il a demandé à la Cour de rendre une ordonnance obligeant la Couronne à poursuivre la chaîne de magasins Simpsons‐Sears pour avoir vendu des cartes à jouer, qui sont selon lui des dispositifs de jeu interdits (T‐3‐81). Sa demande a été rejetée.

[17] En 1993, M. Turmel a été accusé au criminel pour avoir tenu une maison de jeu. Il a été déclaré coupable par la Cour de justice de l’Ontario (93‐18193). Son appel interjeté devant la Cour d’appel de l’Ontario (C21516) et sa demande d’autorisation d’appel devant la Cour suprême du Canada (25610) ont tous deux été rejetés.

(4) Instances relatives à la Société Radio‐Canada

[18] En 2010, M. Turmel a intenté deux actions en libelle contre la Société Radio‐Canada devant la Cour supérieure de justice de l’Ontario (CV‐10‐48 et CV‐699‐2010) à la suite de sa participation à l’émission Dragon’s Den. Les actions, les appels devant la Cour d’appel de l’Ontario (CFN 52849 et C53732) et une demande d’autorisation d’appel devant la Cour suprême du Canada (34882) ont tous été rejetés.

(5) Instances relatives au cannabis

[19] M. Turmel a introduit ou aidé d’autres personnes à introduire de nombreuses contestations constitutionnelles des lois canadiennes sur le cannabis. En 2001, M. Turmel a été accusé d’outrage au tribunal pour avoir violé une ordonnance de non‐publication délivrée par la Cour supérieure du Québec (550‐01003994). M. Turmel a également présenté une requête en vue d’obtenir une déclaration selon laquelle les interdictions relatives à la marihuana prévues dans la Loi réglementant certaines drogues et autres substances, LC 1996, c 19 (la LRCDAS), enfreignent l’article 7 de la Charte. Cette requête a été rejetée.

[20] En 2002 et 2003, M. Turmel a présenté à la Cour supérieure de justice de l’Ontario deux demandes en vue d’obtenir des ordonnances déclarant que les dispositions relatives à la marihuana de la LRCDAS étaient inconstitutionnelles (573/3003 et 133‐2003). Les demandes, les appels interjetés devant la Cour d’appel de l’Ontario (C39740 et C39653) et une demande d’autorisation d’appel devant la Cour suprême du Canada (30570) ont tous été rejetés.

[21] En 2003, M. Turmel a été accusé de possession de marihuana à des fins de trafic. Dans le cadre des procédures qui ont suivi, il a déposé trois demandes auprès de la Cour supérieure de justice de l’Ontario pour contester la constitutionnalité des dispositions de la LRCDAS relatives à la marihuana. Ces demandes, les appels interjetés devant la Cour d’appel de l’Ontario (C40127, C44587, C44588) et les demandes d’autorisation d’appel devant la Cour suprême du Canada (32011 et 32012) ont tous été rejetés. M. Turmel a finalement été déclaré coupable, et toutes ses tentatives d’interjeter appel de sa déclaration de culpabilité devant la Cour d’appel de l’Ontario (C45295, M45479, M45751) et la Cour suprême du Canada (32013 et 37064) ont échoué.

[22] M. Turmel cherche souvent à fournir une assistance juridique à d’autres personnes accusées d’infractions liées à la marihuana. Entre 2008 et 2014, au moins quatre accusés se sont appuyés sur des documents ou des stratégies juridiques élaborés par M. Turmel dans le cadre de demandes visant à contester la constitutionnalité des dispositions de la LRCDAS relatives à la marihuana. Toutes ces demandes ont été rejetées par la Cour supérieure de l’Ontario.

(6) Instances relatives à la COVID‐19

[23] En janvier 2021, M. Turmel a déposé devant la Cour une demande dans laquelle il alléguait que les mesures de santé publique prises par le gouvernement canadien en réponse à la pandémie de COVID‐19 portaient atteinte aux droits garantis par la Charte (T‐130‐21). Il a affirmé que la COVID‐19 était une [traduction] « peste imaginaire » et que le nombre de décès attribuables à la COVID-19 avait été largement exagéré dans le cadre d’une [traduction] « cabale diabolique » impliquant notamment l’Organisation mondiale de la santé. Le 21 juillet 2021, la protonotaire Mandy Aylen (maintenant juge à la Cour) a radié la déclaration de M. Turmel sans autorisation de la modifier. Les appels interjetés devant la Cour et devant la Cour d’appel fédérale ont été rejetés (A‐286‐21).

[24] Le 16 février 2022, M. Turmel a déposé une demande contestant la constitutionnalité des exigences de vaccination du Canada pour les voyageurs aériens (T‐277‐22). La Cour a radié la déclaration de M. Turmel sans autorisation de la modifier.

B. Trousses judiciaires de M. Turmel

[25] Depuis 2014, M. Turmel prépare et distribue des « trousses judiciaires » comprenant des modèles d’actes introductifs d’instance. Ces trousses ont été utilisées par d’autres plaideurs pour déposer plus de 800 demandes, qui, dans presque tous les cas, ont été rejetées ou sont sur le point de l’être au motif que les actes de procédure ne révèlent aucune cause d’action valable, sont frivoles ou vexatoires, ou constituent un abus de procédure. Dans plusieurs cas, les demandeurs ont été condamnés aux dépens, qui, dans bien des cas, demeurent à ce jour impayés.

[26] M. Turmel admet en toute franchise que ses trousses sont inefficaces. Selon Le PGC a affirmé ce qui suit :

[traduction]
Dans d’autres publications [sur les réseaux sociaux], M. Turmel a reconnu que les instances qu’il introduit au moyen de ses trousses ne sont pas fondées, mais il a expliqué pourquoi il les engage tout de même. Dans une publication de 2014, il a reconnu que sa contestation du Règlement sur l’accès à la marihuana à des fins médicales était devenue théorique en raison de l’abrogation de ce règlement, mais il a expliqué qu’il continuait ses démarches « pour rendre à [Santé Canada] la monnaie de sa pièce ». Il a qualifié les fonctionnaires fédéraux de « diablotins malveillants » et a affirmé qu’il était sur le point de leur montrer de quel bois il se chauffait.

Dans une autre publication concernant la trousse pour les demandes relatives à la limite de 150 mg, M. Turmel a écrit : « On me demande pourquoi je continue à mener tant de combats infructueux. C’est parce que j’aime ruiner la carrière des juges et des agents de la Couronne, qui sont ajoutés au mur de la honte dans le dossier de la marihuana à des fins médicales. » Après que la Cour a radié ses demandes présentées au moyen de la trousse liée au RAMFM et au RMFM, M. Turmel a utilisé les réseaux sociaux pour annoncer qu’il porterait l’affaire en appel, faisant la remarque suivante : « Bien sûr, les chances sont minces, mais j’aime exposer les échecs des juges à leurs patrons. »

[27] M. Turmel admet également qu’il encourage les gens à utiliser ses trousses pour [traduction] « inonder les tribunaux » de demandes. Le PGC a affirmé ce qui suit :

[traduction]
Dans des publications sur les réseaux sociaux, M. Turmel a expliqué que l’élaboration et la distribution des trousses judiciaires faisaient partie d’une stratégie intentionnelle visant à submerger les tribunaux et la Couronne. Il a invité les demandeurs à « engorger », « inonder » et « submerger » le greffe de la Cour d’un « raz‐de‐marée » ou d’une « avalanche » de documents introductifs d’instance ou de demandes de documents, dans le but de « quasi paralyser » le greffe ou d’« étirer » les ressources.

Dans une publication de juillet 2016 concernant la trousse pour les demandes relatives au jus et à l’huile de cannabis, M. Turmel a expliqué : « La vraie victoire découle du volume de demandes. C’est ce qui a fait peur à la Couronne et au greffe la dernière fois. » Dans une publication de décembre 2018 concernant la contestation proposée des dispositions du Code criminel relatives à la conduite avec facultés affaiblies par la drogue, il a affirmé : « Il n’y a qu’une façon de riposter, et c’est par une action de masse devant les tribunaux. »

Dans d’autres publications, M. Turmel a utilisé un langage militaire ou violent pour présenter sa stratégie juridique. Il se décrit comme un « avocat guérilléro » et invite ceux qui utiliseront ses trousses (qu’il décrit comme son « armée d’étoiles d’or », en référence au sceau doré apposé sur les demandes présentées à la Cour fédérale) à « saper les défenses » des tribunaux et de la Couronne, à déposer des demandes et à « participer à la mise à mort ».

[28] D’autres plaideurs ont utilisé les trousses de M. Turmel pour déposer ou tenter de déposer des centaines d’actes de procédure essentiellement identiques et contester divers éléments du régime de réglementation de la marihuana à des fins médicales au Canada. Les instances visées comprenaient :

  • a)315 actions, dont celle de M. Turmel (T‐488‐14), contestant l’ancien Règlement sur l’accès à la marihuana à des fins médicales et le Règlement sur la marihuana à des fins médicales;

  • b)19 requêtes en prorogation du délai pour interjeter appel de la décision Allard c Canada, 2014 CF 1260, rendue par la Cour;

  • c)neuf actions, dont celle de M. Turmel (T‐1932‐18), visant à obtenir un jugement déclaratoire selon lequel la LRCDAS enfreint l’article 7 de la Charte en ne permettant pas l’accès au jus et à l’huile de cannabis à des fins médicales;

  • d)393 actions contestant le délai de traitement, par Santé Canada, des demandes d’inscription pour produire du cannabis à des fins médicales personnelles;

  • e)36 actions contestant la limite de 150 grammes qui s’applique à la possession et à l’expédition de cannabis à des fins médicales;

  • f)quatre actions contestant l’obligation d’obtenir annuellement l’autorisation d’un praticien de la santé pour consommer du cannabis à des fins médicales;

  • g)une action contestant le rejet par Santé Canada d’une demande d’inscription pour produire du cannabis à des fins médicales personnelles;

  • h)une action contestant les exigences relatives aux lieux de production de cannabis à des fins médicales personnelles et une action contestant les exigences relatives au casier judiciaire.

[29] Sur ces quelque 770 instances, au moins 657 ont été annulées ou rejetées par les tribunaux fédéraux. Les autres ont été abandonnées, n’ont pas été acceptées pour dépôt ou font actuellement l’objet d’une requête en rejet présentée par le PGC.

[30] M. Turmel a également élaboré des trousses pour contester les mesures de santé publique mises en place par le Canada dans le contexte de la pandémie de COVID‐19. Une de ces trousses incite les demandeurs à alléguer que les mesures d’atténuation de la COVID‐19 prises par le Canada vont à l’encontre de la Charte, comme M. Turmel l’a allégué dans le dossier T‐130‐21. Environ 80 demandeurs non représentés par un avocat se sont servis de cette trousse pour déposer des demandes essentiellement identiques devant la Cour. Ces demandes ont été suspendues en attendant l’issue de l’appel interjeté par M. Turmel devant la CAF dans le dossier T‐130‐21, appel qui a été rejeté le 4 octobre 2022 (Turmel c Canada, 2022 CAF 166).

[31] Une autre trousse incite les demandeurs à contester la constitutionnalité des exigences de vaccination pour les voyageurs aériens, comme M. Turmel l’a allégué dans le dossier T‐277‐22. La Cour a rejeté huit demandes essentiellement identiques, présentées au moyen de cette trousse.

C. Commentaires de M. Turmel sur les réseaux sociaux

[32] M. Turmel utilise fréquemment les réseaux sociaux pour insulter l’intelligence ou l’intégrité des juges qui rejettent les instances engagées par lui ou par les utilisateurs de ses trousses. Il qualifie les juges [traduction] « [d’]imbéciles » et affirme que ceux qui ont rejeté les demandes présentées au moyen des trousses relatives au cannabis ou à la COVID‐19 [traduction] « ont du sang sur les mains » ou [traduction] « méritent d’être condamnés à mort pour ce qu’ils ont fait ».

[33] En janvier 2017, après que la Cour eut radié des déclarations présentées au moyen d’une de ses trousses, M. Turmel a allégué dans une publication sur les réseaux sociaux que l’une des demanderesses était atteinte d’un cancer et qu’elle avait l’autorisation médicale requise pour consommer du cannabis, mais que [traduction] « le juge [avait] déclaré que ce n’était pas suffisant. Saint Thomas l’incrédule voulait voir ses radiographies, peut‐être pour avoir une meilleure idée des tumeurs. »

[34] Dans un autre cas, après que la CAF eut suspendu une instance introduite au moyen de la trousse de M. Turmel relative à la limite qui s’applique à la possession et à l’expédition du cannabis à des fins médicales, M. Turmel a écrit : [TRADUCTION] « Je suis triste de ce que [le juge] a fait pour punir 7 000 personnes malades. C’est le nombre de personnes qui en profiteront lorsque nous réussirons à éliminer la limite. Dieu se chargera de lui. »

III. Questions en litige

[35] La présente requête soulève les questions suivantes :

  1. M. Turmel devrait‐il être déclaré plaideur quérulent?

  2. Dans l’affirmative, quelles restrictions devraient lui être imposées?

IV. Analyse

A. M. Turmel devrait‐il être déclaré plaideur quérulent?

[36] Le paragraphe 40(1) de la Loi sur les Cours fédérales est ainsi libellé :

Poursuites vexatoires

40 (1) La Cour d'appel fédérale ou la Cour fédérale, selon le cas, peut, si elle est convaincue par suite d'une requête qu'une personne a de façon persistante introduit des instances vexatoires devant elle ou y a agi de façon vexatoire au cours d'une instance, lui interdire d'engager d'autres instances devant elle ou de continuer devant elle une instance déjà engagée, sauf avec son autorisation.

Vexatious proceedings

40 (1) If the Federal Court of Appeal or the Federal Court is satisfied, on application, that a person has persistently instituted vexatious proceedings or has conducted a proceeding in a vexatious manner, it may order that no further proceedings be instituted by the person in that court or that a proceeding previously instituted by the person in that court not be continued, except by leave of that court.

[37] Cette disposition permet à la Cour d’empêcher un plaideur de gaspiller les ressources judiciaires en raison d’instances faisant double emploi et de litiges inutiles, en le déclarant plaideur quérulent (Canada (Procureur général) c Ubah, 2021 CF 1466 [Ubah] au para 24, citant Simon c Canada (Procureur général), 2019 CAF 28 [Simon] aux para 15-16). Comme l’a expliqué le juge David Stratas aux paragraphes 9 et 10 de l’arrêt Simon, les cours sont un bien collectif dont la mission est de servir tout un chacun, et non une ressource privée pour promouvoir les intérêts d’une personne :

Les plaideurs ont le droit de se prévaloir de ce bien collectif et des ressources de la Cour (Trial Lawyers Association of British Columbia c. Colombie‐Britannique (Procureur général), 2014 CSC 59, [2014] 3 R.C.S. 31). Pour la plupart des plaideurs, les limites habituelles prévues dans les Règles suffisent. Pour certains, des mesures plus strictes sont nécessaires (Fabrikant c. Canada, 2018 CAF 171; Fabrikant c. Canada, 2018 CAF 206; Fabrikant c. Canada, 2018 CAF 224). De plus, dans le cas de quelques personnes, la nature et le sérieux de leur conduite, la récurrence réelle ou probable de cette conduite dans de multiples instances et le préjudice qu’elles causent aux autres plaideurs ainsi qu’à la Cour rendent nécessaire une déclaration de plaideur quérulent (Olumide, par. 24).

[38] Bien qu’il n’y ait pas de définition précise de la « quérulence », voici quelques marques qui aident à identifier les plaideurs quérulents : a) le plaideur intente des poursuites frivoles; b) il fait des allégations scandaleuses ou non fondées contre les parties adverses; c) il remet en litige des questions ayant déjà été tranchées; d) il interjette appel de décisions, sans succès; e) il fait fi des ordonnances et des règles des tribunaux; f) il refuse de payer les dépens non réglés adjugés contre lui (Olumide c Canada, 2016 CF 1106 au para 10). M. Turmel porte toutes les marques d’un plaideur quérulent.

[39] Les tribunaux ont rejeté pratiquement toutes les instances introduites par M. Turmel et les utilisateurs de ses trousses. Les motifs de rejet le plus souvent invoqués étaient que les demandes ne révélaient aucune cause d’action valable, étaient scandaleuses, frivoles ou vexatoires, constituaient un abus de procédure ou n’étaient pas étayées par la preuve.

[40] M. Turmel et les utilisateurs de ses trousses ont fréquemment tenté de remettre en litige des questions déjà tranchées. Par exemple, dans la décision Turmel c Canada, 2022 CF 732, la Cour a radié la déclaration déposée par M. Turmel en vue de contester la validité constitutionnelle des exigences de vaccination du Canada pour les voyageurs aériens, au motif que la question avait déjà été tranchée, et elle a déclaré que la deuxième contestation de M. Turmel constituait un abus de procédure. La Cour s’est également montrée préoccupée par la nature généralisée de la déclaration (aux para 9, 11-12).

[41] M. Turmel et les utilisateurs de ses trousses ont souvent introduit des requêtes en réparation interlocutoire identiques, affirmant que les dispositions législatives contestées violaient leurs droits garantis par la Charte. Ces requêtes ont toutes été rejetées, de même que les nombreux appels interjetés à cet égard par M. Turmel.

[42] Dans ses publications sur les réseaux sociaux, M. Turmel a admis qu’il avait déposé des documents pour d’autres personnes, que les instances qu’il introduisait au moyen de ses trousses n’étaient pas fondées et que son objectif était [traduction] « [d’]inonder le greffe » de demandes. Il a souvent fait des remarques désobligeantes sur les parties adverses et les tribunaux.

[43] M. Turmel a fait fi des ordonnances des tribunaux. Il a été accusé d’outrage au tribunal pour avoir violé une interdiction de publication ordonnée par la Cour supérieure du Québec, et il a souvent fait preuve de mépris à l’égard des règles et des délais imposés par les tribunaux.

[44] L’article 119 des Règles prévoit qu’une personne physique peut agir seule ou se faire représenter par un avocat dans toute instance. M. Turmel dit présenter des arguments juridiques au nom d’autres personnes, bien qu’il ne soit pas avocat, et ce, au mépris des nombreux avertissements donnés par les tribunaux pour qu’il cesse de le faire.

[45] Non seulement les trousses de M. Turmel sont inefficaces, mais elles ont aussi causé un préjudice direct aux intérêts juridiques et financiers de ceux qui s’en sont servi. Dans une publication sur les réseaux sociaux, Jeff Harris, l’un des [traduction] « demandeurs principaux » appuyés par M. Turmel, a écrit ce qui suit :

[traduction]
Les gens te font confiance pour les aider et tu ne le fais jamais. tu racontes des mensonges et des absurdités, mais quand c’est la Couronne qui le fait, tu cries au scandale... c’est trop drôle. tu penses que tu es si important. tout ça parce que tu es un perdant?? je suppose qu’on devrait être prudent face à quelque chose comme toi [...]

dommage que tu n’as pas payé tous les frais. J’ai dû en payer une partie moi‐même. tu savais qu’il y avait plus de frais à payer mais tu ne m’as rien dit une fois que tes chèques sont devenus sans provision. tu as dit que tu avais tout payé... bien essayé... encore un MENSONGE!

[sic pour l’ensemble de la citation]

[46] M. Turmel ne s’est conformé qu’à une seule des nombreuses ordonnances relatives aux dépens qui ont été rendues contre lui, qui s’élevait à 100 $. Le solde de 18 453,04 $ demeure impayé. Vingt-deux autres ordonnances relatives aux dépens, totalisant 16 362,82 $, rendues contre les utilisateurs de ses trousses demeurent impayées. Dans des publications faites sur les réseaux sociaux, M. Turmel a dit aux utilisateurs de ses trousses que ce n’était [traduction] « pas grave de ne pas payer les dépens » et a précisé qu’il ne comptait plus le nombre de fois où il avait fait fi des ordonnances relatives aux dépens.

[47] Le critère à appliquer pour déclarer un plaideur quérulent consiste à déterminer si le plaideur est « incontrôlable ou nuisible au système judiciaire et à ses participants au point qu’il est justifié de lui imposer l’obligation d’obtenir une autorisation pour exercer tout nouveau recours » (Simon, au para 18). M. Turmel est un plaideur quérulent. Sa conduite est à la fois incontrôlable et nuisible, et il est nécessaire de lui imposer des restrictions pour encadrer sa conduite devant la Cour.

B. Quelles restrictions devraient lui être imposées?

[48] Le PGC demande qu’il soit enjoint à M. Turmel d’obtenir l’autorisation de la Cour avant d’engager d’autres instances devant elle. En outre, le PGC propose : a) que l’autorisation de la Cour soit conditionnelle au paiement des dépens non réglés adjugés contre M. Turmel; b) que la Cour interdise à M. Turmel de préparer des documents judiciaires ou d’aider d’autres plaideurs dans le cadre de leurs procédures; c) que la Cour ordonne qu’aucune instance ne peut être engagée au moyen des documents préparés par M. Turmel, sauf autorisation.

[49] La Cour dispose du pouvoir absolu d’imposer d’autres exigences au besoin pour prévenir les abus de procédure (Ubah, au para 44; Canada (Procureur général) c Fabrikant, 2019 CAF 198 [Fabrikant], au para 2). La quérulence se présente sous diverses formes, et la Cour peut être obligée d’imposer des mesures différentes d’un cas à l’autre (Fabrikant, au para 45) :

Dans les cas semblables à l’espèce, une déclaration de plaideur quérulent doit viser les objectifs suivants :

Interdire au plaideur quérulent d’intenter une poursuite en personne ou par le ministère d’un représentant et d’aider un autre plaideur.

Décider s’il y a lieu de mettre fin aux autres instances du plaideur quérulent; si c’est le cas, exposer la façon par laquelle il sera possible de les faire revivre et instruire.

Éviter que le greffe perde son temps en communications inutiles et à traiter des actes de procédure irrecevables.

Permettre d’ester devant la Cour sur autorisation, uniquement dans les circonstances restreintes permises par [la] loi lorsque c’est nécessaire et que le défendeur a respecté les règles de procédure et les ordonnances antérieures de la Cour, auquel cas, il faut veiller à ce que les intéressés aient la possibilité de présenter leurs observations.

Donner au greffe le pouvoir de prendre rapidement des mesures administrativement simples pour la protection du greffe, de la Cour et des autres justiciables contre les comportements vexatoires.

Protéger le pouvoir de la Cour d’apporter des modifications ultérieures à l’ordonnance s’il y a lieu, mais seulement en conformité avec les principes d’équité procédurale.

Veiller à ce que les autres jugements, ordonnances et directives demeurent applicables, dans la mesure où ils ne sont pas incompatibles avec l’ordonnance.

[50] Il peut être nécessaire de « prendre des mesures de sécurité » à l’égard de certains plaideurs et de leur « imposer des restrictions » pour les décourager de poursuivre leur conduite vexatoire (Badawy c 1038482 Alberta Ltd (IntelliView Technologies Inc), 2019 CF 504 au para 121). Dans la décision Ubah, la juge Christine Pallotta a interdit à un plaideur quérulent de préparer des documents dans le but de les déposer devant la Cour pour toute personne autre que lui‐même, et de déposer des documents auprès de la Cour ou de communiquer avec la Cour, sauf en son nom. Elle a affirmé ce qui suit aux paragraphes 50 et 51 :

Je suis aussi d’accord avec le PGC pour dire qu’il est essentiel de mettre en œuvre des restrictions empêchant M. Ubah de prendre part à des litiges par le ministère d’un représentant – l’une des principales raisons pour lesquelles la conduite de M. Ubah est nuisible et incontrôlable. M. Ubah n’est pas avocat. Il n’est pas lié par les règles en matière de déontologie ou de responsabilité. Pourtant, sa conduite dans ces affaires ressemble à celle d’un avocat.

L’interdiction de prendre part à des litiges par le ministère d’un représentant est l’un des objectifs d’une déclaration de plaideur quérulent, comme l’indique le paragraphe 45 de l’arrêt Fabrikant. Ainsi, conformément aux restrictions imposées en la matière, les instances auxquelles M. Ubah semble prendre part par le ministère d’un représentant ne devront pas continuer, sauf avec l’autorisation de la Cour. [...]

[51] Je suis convaincu que l’imposition de restrictions similaires est justifiée en l’espèce. En outre, il devrait être interdit à M. Turmel de demander l’autorisation d’engager d’autres instances jusqu’à ce qu’il ait payé la totalité des dépens qui ont été adjugés contre lui. Je fais remarquer que le juge en chef de la Cour d’appel fédérale, le juge Marc Noël, a imposé une restriction similaire dans l’arrêt Potvin c Rooke, 2019 CAF 285, au paragraphe 8.

[52] Le PGC demande que ces restrictions s’appliquent aussi aux nouvelles instances qui pourraient être engagées devant la Cour d’appel fédérale. C’est ce qui a été ordonné par le juge Roger Hughes dans la décision Lawyers’ Professional Indemnity Company c Coote, 2013 CF 643 [Coote CF]. Dans l’arrêt Coote c Canada (Commission des droits de la personne), 2021 CAF 150 [Coote CAF], au paragraphe 3, le juge Stratas a fait observer que l’ordonnance du juge Hughes « interdisait à l’appelant d’engager ou de continuer, directement ou indirectement, un débat judiciaire devant la Cour fédérale du Canada et devant notre Cour, sauf avec l’autorisation d’un juge de la Cour fédérale » (souligné dans l’original). Le PGC fait donc valoir que la Cour a compétence pour imposer des restrictions à l’introduction d’instances devant la Cour d’appel fédérale.

[53] Dans la décision Stukanov c Canada (Procureur général), 2022 CF 1421, la juge Glennys McVeigh a refusé d’imposer des restrictions à la capacité d’un plaideur quérulent d’engager des instances devant la Cour d’appel fédérale : [traduction] « En ce qui concerne la requête relative à la Cour d’appel fédérale, notre Cour n’est pas en mesure de rendre une telle ordonnance; l’intimé devra donc déposer une requête distincte devant la Cour d’appel fédérale » (au para 2). Le PGC fait remarquer que la décision ne contient aucune analyse détaillée des incidences de cette mesure sur la compétence, mais on peut en dire autant de la décision Coote CF et de l’arrêt Coote CAF.

[54] Si on peut interpréter l’arrêt Coote CAF comme signifiant que la Cour d’appel fédérale accepte implicitement que notre Cour puisse imposer des restrictions à l’introduction d’instances devant elle, je me demande si la compétence de notre Cour s’étend à la réglementation des affaires soumises à la Cour d’appel fédérale. Je refuse donc d’imposer des restrictions relatives à la conduite de M. Turmel devant la Cour d’appel fédérale. Si la présente décision fait l’objet d’un appel, la Cour d’appel fédérale pourrait vouloir fournir des précisions quant à la question de la compétence.

[55] À tous autres égards, la réparation demandée par le PGC devrait être accordée.


JUGEMENT

LA COUR STATUE :

  1. John C. Turmel est déclaré plaideur quérulent au titre de l’article 40 de la Loi sur les Cours fédérales.

  2. Il est interdit à M. Turmel d’engager d’autres instances devant la Cour ou de continuer une instance déjà engagée par lui, sauf avec l’autorisation de la Cour.

  3. Toute demande d’autorisation présentée par M. Turmel en vue d’engager ou de continuer une instance doit, en plus de satisfaire au critère énoncé au paragraphe 40(4) de la Loi sur les Cours fédérales, démontrer que tous les dépens adjugés par la Cour contre M. Turmel ont été payés.

  4. Il est interdit à M. Turmel de préparer, de distribuer ou de diffuser de quelque manière que ce soit des documents judiciaires, y compris des modèles de documents, en vue de leur utilisation par d’autres personnes dans le cadre d’instances devant la Cour.

  5. Il est interdit à M. Turmel d’aider d’autres personnes dans le cadre d’instances engagées devant la Cour, notamment en déposant des documents, en prétendant les représenter ou en communiquant avec la Cour en leur nom.

  6. Aucune autre instance ne peut être engagée devant la Cour au moyen d’actes introductifs d’instance ou de modèles d’actes introductifs d’instance préparés, distribués ou diffusés par M. Turmel, sauf avec l’autorisation de la Cour.

  7. M. Turmel est condamné aux dépens sous forme d’une somme globale de 500 $.

« Simon Fothergill »

Juge

Traduction certifiée conforme

Julie Blain McIntosh

 


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

T‐962‐22

 

INTITULÉ :

PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA c JOHN C. TURMEL

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Toronto (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 19 octobre 2022

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE FOTHERGILL

 

DATE DES MOTIFS :

Le 9 novembre 2022

 

COMPARUTIONS :

Jon Bricker

 

Pour le demandeur

 

John C. Turmel

(pour son propre compte)

 

Pour le défendeur

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

POUR LE DEMANDEUR

 

 

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