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Date : 20221107


Dossier : T-2218-22

Référence : 2022 CF 1513

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 7 novembre 2022

En présence de monsieur le juge Fothergill

ENTRE :

L’HONORABLE DOUG FORD, PREMIER MINISTRE DE L’ONTARIO, ET L’HONORABLE SYLVIA JONES, MINISTRE DE LA SANTÉ ET VICE-PREMIÈRE MINISTRE,

demandeurs

et

LE COMMISSAIRE DE LA COMMISSION SUR L’ÉTAT D’URGENCE ET LA COALITION DES RÉSIDENTS ET DES ENTREPRISES D’OTTAWA

défendeurs

ORDONNANCE ET MOTIFS

I. Aperçu

[1] L’honorable Doug Ford, premier ministre de l’Ontario [le premier ministre], et l’honorable Sylvia Jones, ancienne solliciteure générale et maintenant ministre de la Santé et vice-première ministre [la ministre] du gouvernement de l’Ontario [collectivement les demandeurs], ont présenté une requête urgente visant à surseoir à deux sommations délivrées par le commissaire de la Commission sur l’état d’urgence [la Commission].

[2] La Commission a été créée le 25 avril 2022 en vertu du paragraphe 63(1) de la Loi sur les mesures d’urgence, LRC 1985, c 22 (4e supp), et de la partie 1 de la Loi sur les enquêtes, LRC 1985, c I-11, en vue d’enquêter sur les circonstances ayant mené à la déclaration d’état d’urgence entre le 14 et le 23 février 2022 et sur les mesures prises pour faire face à la crise.

[3] Les sommations ont été délivrées le 24 octobre 2022. Les demandeurs doivent témoigner devant la Commission le 10 novembre 2022.

[4] Les demandeurs contestent les sommations au motif que l’Assemblée législative de l’Ontario siège à l’heure actuelle. Comme ils sont des représentants élus, ils jouissent du privilège parlementaire qui les exonère de l’obligation de témoigner. Ils allèguent que les sommations ont été délivrées en l’absence de compétence et qu’elles devraient être annulées. Ils demandent de surseoir aux sommations jusqu’à ce que la demande principale soit tranchée sur le fond.

[5] Les défendeurs affirment que l’application du privilège parlementaire de l’immunité contre l’obligation de témoigner devant une commission d’enquête n’a pas été établie en droit. Ils soutiennent que l’on ne devrait pas faire valoir ce privilège dans le but d’empêcher la justice de suivre son cours et que l’on y renonce régulièrement.

[6] Pour les motifs qui suivent, les sommations délivrées par la Commission aux demandeurs sont valides. Cependant, tant que l’Assemblée législative de l’Ontario siège, les demandeurs peuvent s’opposer aux sommations en faisant valoir le privilège parlementaire, et la Commission ne peut prendre de mesures pour les contraindre à comparaître et à témoigner.

[7] La requête est accueillie en partie.

II. Contexte

[8] Le paragraphe 63(1) de la Loi sur les mesures d’urgence est libellé comme suit :

Enquête

63 (1) Dans les soixante jours qui suivent la cessation d’effet ou l’abrogation d’une déclaration de situation de crise, le gouverneur en conseil est tenu de faire faire une enquête sur les circonstances qui ont donné lieu à la déclaration et les mesures prises pour faire face à la crise.

Inquiry

63 (1) The Governor in Council shall, within sixty days after the expiration or revocation of a declaration of emergency, cause an inquiry to be held into the circumstances that led to the declaration being issued and the measures taken for dealing with the emergency.

[9] L’honorable Paul Rouleau a été nommé commissaire pour mener l’enquête. Le commissaire doit déposer son rapport final à chaque chambre du Parlement au plus tard le 20 février 2023.

[10] Le mandat du commissaire consiste notamment à enquêter sur les aspects suivants :

  • a) l’évolution et les objectifs du convoi et des blocages, leurs dirigeants, leur organisation et leurs participants;

  • b) les effets du financement intérieur et étranger, notamment au moyen de plateformes de sociofinancement;

  • c) les effets, le rôle et les sources de la désinformation et de la mésinformation, notamment l’utilisation de médias sociaux;

  • d) les effets des blocages, notamment leurs effets économiques;

  • e) les interventions de la police et d’autres intervenants avant et après la déclaration d’état d’urgence.

[11] Le décret ordonne au commissaire de « donner aux gouvernements provinciaux et territoriaux, ainsi qu’aux administrations municipales, la possibilité de participer de façon appropriée à l’Enquête publique s’ils le demandent ». Le gouvernement de l’Ontario n’a pas demandé à participer aux travaux de la Commission.

[12] Deux hauts fonctionnaires provinciaux doivent témoigner devant la Commission : Mario Di Tommaso, sous-solliciteur général de l’Ontario, et Ian Freeman, ancien sous-ministre adjoint de la Division des politiques et de la planification intégrées du ministère des Transports de l’Ontario. Aucun de ces témoins n’est membre de l’Assemblée législative de l’Ontario.

[13] Le 11 octobre 2022, l’avocat de la Commission a communiqué avec l’avocat du ministère du Procureur général de l’Ontario [l’avocat du MPG] concernant la possibilité que le premier ministre et la ministre témoignent à l’enquête :

[traduction]

La Commission demeure convaincue que leurs témoignages sont importants pour sa recherche des faits et qu’il y aura probablement des lacunes considérables dans son dossier s’ils ne témoignent pas. Si ces lacunes persistent, ou si les témoignages des autres parties soulèvent la possibilité de conclusions défavorables à leur encontre, la Commission peut envisager de délivrer des sommations si l’Ontario ne se manifeste pas. Pour l’instant, la Commission attendra et verra comment les témoignages se déroulent. Nous communiquerons avec vous à ce sujet, au besoin.

[14] Le 18 octobre 2022, les avocats ont tenu une visioconférence pour discuter du témoignage du premier ministre et de la ministre devant la Commission, après quoi l’avocat de la Commission a envoyé le message suivant à l’avocat du MPG :

[traduction]

Je ne suis pas convaincu que MM. Freeman et Di Tommaso puissent répondre à toutes les questions de la Commission concernant l’Ontario, notamment :

Sur la question du choix des politiciens ontariens de ne pas participer à la table tripartite. M. Di Tommaso a déclaré lors de son entretien qu’il ne pouvait pas parler au nom des politiciens sur ce point. La preuve jusqu’à présent démontre que le premier ministre Ford a dit au maire Watson que la table était une perte de temps. Pourquoi? Les autres ordres de gouvernement ne semblent pas le penser. Quel est le point de vue de l’Ontario?

Il y aura des preuves fédérales selon lesquelles le premier ministre Ford a dit à la ministre LeBlanc qu’il ordonnerait à la SOLGÉN de participer à la table tripartite. Toutefois, elle ne l’a pas fait, pourquoi?

Pourquoi le règlement provincial relatif aux situations d’urgence n’a-t-il pas visé précisément l’enceinte parlementaire? Pourquoi n’a-t-il pas adopté une approche fondée sur le comportement plutôt que sur la circulation?

La déclaration d’urgence fédérale a facilité une intervention policière, mais le maintien de l’ordre relève de la compétence provinciale. Le premier ministre a soutenu la déclaration d’état d’urgence fédérale, pourquoi? N’était-il pas convaincu que l’Ontario pouvait régler la situation à Windsor et à Ottawa en exerçant uniquement les pouvoirs provinciaux? Pourquoi?

[...] La Commission est reconnaissante d’avoir le point de vue de hauts fonctionnaires de l’Ontario, mais estime qu’il est dans l’intérêt public de mieux comprendre les choix politiques qui ont été faits face aux événements du début de 2022. La Commission finira par tirer des conclusions sur ces décisions politiques, [et] il peut être profitable pour l’Ontario d’exprimer son point de vue par l’intermédiaire de ses représentants élus.

[15] L’avocat du MPG a soutenu que le témoignage du premier ministre et de la ministre n’était pas nécessaire et a soulevé la possibilité que ces derniers puissent s’opposer à toute sommation délivrée par la Commission en faisant valoir le privilège parlementaire. L’avocat de la Commission a exprimé l’espoir qu’il ne soit pas nécessaire de s’engager dans ce débat, mais a néanmoins demandé à connaître les sources juridiques sur lesquelles l’Ontario s’appuyait. Elles ont été fournies le jour même.

[16] Le 19 octobre 2022, l’avocat de la Commission a transmis à l’avocat du MPG une lettre conjointe qu’il avait reçue de l’avocat de la Coalition des résidents et des entreprises d’Ottawa, de la Canadian Constitution Foundation et de l’Association canadienne des libertés civiles demandant que le premier ministre et la ministre soient appelés à témoigner. L’avocat de la Commission a fait remarquer que les motifs de la demande étaient semblables à ceux qu’il avait avancés dans ses communications précédentes. Il a demandé à l’avocat du MPG de se renseigner une bonne fois pour toutes pour savoir si oui ou non le premier ministre et la ministre se présenteraient volontairement.

[17] L’avocat du MPG a répondu le 21 octobre 2022 et a réitéré son avis selon lequel le témoignage du premier ministre et de la ministre n’était pas nécessaire. Il a souligné que l’Ontario avait fourni un rapport institutionnel contenant un résumé de toutes les mesures clés prises par l’Ontario en réponse aux manifestations à Ottawa, à Windsor et ailleurs. L’Ontario avait également fourni plus de 800 documents contenant des renseignements pertinents sur les mesures et les décisions prises par la province, notamment les documents dont disposait le Cabinet de l’Ontario lorsqu’il a confirmé la déclaration d’état d’urgence du premier ministre. De plus, deux hauts fonctionnaires provinciaux comparaîtront devant la Commission et ils pourront parler des diverses mesures prises par la province, à la fois pour répondre aux manifestations et pour appuyer les municipalités et les intervenants policiers.

[18] Le message de l’avocat du MPG se concluait ainsi :

[traduction]

L’Ontario estime que ces manifestations demandaient principalement une réponse policière et que les témoins de la police qui livrent leur témoignage sont les mieux placés pour fournir à la Commission les éléments de preuve dont elle a besoin.

Nous continuerons de suivre les audiences pour voir comment les témoignages se dérouleront au cours des prochaines semaines. Les témoins de l’Ontario livreront leur témoignage et nous pensons qu’ils répondront à bon nombre des questions que les parties se posent sur la réaction institutionnelle de l’Ontario aux manifestations. Bien sûr, nous sommes toujours heureux de discuter davantage de cette question, mais pour le moment, nous continuerons de décliner l’invitation de la Commission qui souhaite que le premier ministre et la ministre comparaissent pour livrer leurs témoignages.

[19] Le 24 octobre 2022, le commissaire a délivré des sommations au premier ministre et à la ministre à témoigner devant la Commission le 10 novembre 2022. Chaque sommation comportait la mention suivante : [traduction] « La présente sommation est exécutoire de la même manière qu’une assignation délivrée par un tribunal civil compétent, notamment par voie d’outrage au tribunal ».

[20] La première session de la 43e législature de l’Assemblée législative de l’Ontario a débuté le 8 août 2022 et se poursuit actuellement. Les audiences publiques de la Commission ont débuté le 13 octobre 2022 et devraient se terminer le 25 novembre 2022.

III. Historique procédural

[21] Le 25 octobre 2022, les demandeurs ont présenté une demande de contrôle judiciaire des sommations, désignant le commissaire de la Commission sur l’état d’urgence comme seul défendeur. Ils ont également demandé l’audition urgente d’une requête afin d’obtenir une ordonnance en application de l’article 18.2 de la Loi sur les Cours fédérales, LRC 1985, c F-7, pour surseoir aux sommations jusqu’à ce que la Cour rende sa décision sur la demande principale d’annuler les sommations pour absence de compétence.

[22] Le 28 octobre 2022, la Cour a reçu une lettre de l’avocat de la Coalition des résidents et des entreprises d’Ottawa [la CREO], un regroupement d’associations communautaires et de zones d’amélioration commerciale, qui s’est vu reconnaître la qualité pour agir devant la Commission. La CREO a soutenu que la demande de contrôle judiciaire était viciée parce qu’elle contrevenait au paragraphe 303(1) des Règles des Cours fédérales, DORS/98-106.

[23] La CREO a fait valoir que le commissaire est un « office fédéral » au sens des paragraphes 2(1) et 18.1(2) de la Loi sur les Cours fédérales. Selon l’alinéa 303(1)a), le demandeur « désigne à titre de défendeur toute personne directement touchée par l’ordonnance recherchée, autre que l’office fédéral visé par la demande ». La CREO a également allégué qu’elle était « directement touchée par l’ordonnance recherchée » dans la demande, car elle avait demandé la délivrance des sommations.

[24] La CREO a soutenu qu’un commissaire d’enquête publique pouvait, le cas échéant, être nommé comme intervenant en application de l’article 109 des Règles, mais devrait alors se limiter à expliquer le dossier dont il est saisi et à formuler des observations quant à sa compétence (renvoyant à la décision Chrétien c Canada (Procureur général), 2005 CF 591 au para 22). La CREO a demandé que la requête en injonction interlocutoire soit ajournée jusqu’à ce que les défendeurs appropriés aient été nommés et que les parties aient eu l’occasion d’examiner leurs positions et de présenter leurs observations au besoin.

[25] Dans une lettre du 31 octobre 2022, l’avocat de la CREO a informé la Cour que les demandeurs et le défendeur ne s’opposaient pas à sa demande d’ajout en tant que défenderesse, et la CREO était disposée à signifier et à déposer sa réponse à la requête en injonction interlocutoire en fin de journée. La Cour a rendu une ordonnance visant à ajouter la CREO en tant que défenderesse qui comportait la directive suivante adressée à l’avocat des demandeurs :

[traduction]

Avant l’audition de la requête des demandeurs visant à surseoir aux sommations, actuellement prévue à 10 h demain, les demandeurs aviseront le procureur général du Canada et toute autre personne directement touchée par la mesure de redressement demandée dans la présente instance, et doivent être prêts à nommer les défendeurs avant l’audition de la requête.

[26] Dans une lettre du 31 octobre 2022, l’avocat du procureur général du Canada a avisé la Cour de ce qui suit :

[traduction]

Nous écrivons au nom du procureur général du Canada pour confirmer qu’il est informé de l’instance mentionnée précédemment et ne souhaite pas y être ajouté en tant que défendeur ou y participer autrement. Nous tenons également à informer la Cour que le procureur général du Canada est d’avis que le paragraphe 303(2) ne s’applique pas à la présente procédure étant donné que des parties directement touchées y sont désignées à titre de défenderesses.

[27] Au début de l’audition de la requête en injonction interlocutoire, l’avocat des demandeurs a informé la Cour qu’il avait communiqué avec l’avocat de la Canadian Constitution Foundation et de l’Association canadienne des libertés civiles, les deux autres parties qui avaient demandé à la Commission de délivrer les sommations. Elles ont indiqué toutes les deux qu’elles ne souhaitaient pas être désignées à titre de défenderesses ni prendre part à la requête en injonction interlocutoire.

[28] L’avocat du commissaire a confirmé qu’il ne s’opposait pas au fait d’être désigné défendeur de la même manière que cela s’est produit dans des instances comparables devant notre Cour (voir, par exemple les décisions Gagliano c Canada (Commission d’enquête sur le programme de commandites et les activités publicitaires), 2006 CF 720 et Beno c Canada (Commissaire et président, Commission d’enquête sur le déploiement des Forces canadiennes en Somalie), [1997] ACF no 936 (QL)). Les parties ont noté que le commissaire n’avait pas rendu de décision concernant l’application du privilège parlementaire aux sommations et que ses observations seraient de toute façon limitées aux questions de compétence.

[29] La CREO a indiqué qu’elle était convaincue que les parties appropriées comparaissaient devant la Cour. La requête visant à surseoir aux sommations a été instruite sur ce fondement.

IV. Question en litige

[30] La seule question soulevée par la présente requête est de savoir si les sommations délivrées par le commissaire doivent être suspendues jusqu’à ce que la Cour rende une décision sur la demande d’annulation des sommations pour défaut de compétence.

V. Analyse

[31] Pour obtenir la suspension des sommations, les demandeurs doivent satisfaire au critère bien établi pour une injonction interlocutoire défini par la Cour suprême du Canada dans l’arrêt RJR-MacDonald Inc c Canada (Procureur général), [1994] 1 RCS 311 [RJR-MacDonald], à la p 334. Premièrement, une étude préliminaire du fond du litige doit établir qu’il y a une question sérieuse à juger. Deuxièmement, il faut déterminer si le demandeur subirait un préjudice irréparable si sa demande était rejetée. Troisièmement, il faut déterminer laquelle des deux parties subira le plus grand préjudice selon que l’on accorde ou refuse la suspension en attendant une décision sur le fond.

A. Question sérieuse

[32] L’exigence pour établir qu’il existe une question sérieuse à trancher est généralement peu rigoureuse. La question ne doit être ni frivole ni vexatoire. Cependant, la Cour suprême du Canada a établi deux exceptions à la règle générale selon laquelle un juge qui entend une requête interlocutoire ne doit pas procéder à un examen approfondi du fond. La première est le cas où le résultat de la demande interlocutoire équivaudra en fait au règlement final de l’instance principale. Ce sera le cas d’une part, si le droit que le demandeur cherche à protéger est un droit qui ne peut être exercé qu’immédiatement ou pas du tout, ou, d’autre part, si le résultat de la demande aura pour effet d’imposer à une partie un tel préjudice qu’il n’existe plus d’avantage possible à tirer d’une audience complète sur le fond (RJR-MacDonald à la p 338).

[33] Lorsque cette exception s’applique, il faut procéder à un examen plus approfondi du fond de l’affaire. La Cour doit être convaincue que les demandeurs sont susceptibles d’avoir gain de cause dans la demande principale (Monsanto c Canada (Santé), 2020 CF 1053 au para 56). Les demandeurs affirment que leurs observations et leurs témoignages sur la requête interlocutoire et la demande principale seront les mêmes, et que ce serait une utilisation inefficace des ressources judiciaires limitées que de plaider la question deux fois.

[34] Par ailleurs, les demandeurs soutiennent que la présente affaire tombe sous le coup de la deuxième exception à l’interdiction de procéder à un examen approfondi du fond, qui s’applique lorsqu’une question de constitutionnalité se présente uniquement sous la forme d’une pure question de droit (RJR-MacDonald aux p 339 et 340) :

Un juge appelé à trancher une demande s’inscrivant dans les limites très étroites de la deuxième exception n’a pas à examiner les deuxième ou troisième critères puisque l’existence du préjudice irréparable ou la prépondérance des inconvénients ne sont pas pertinentes dans la mesure où la question constitutionnelle est tranchée de façon définitive et rend inutile le sursis.

[35] Les demandeurs font remarquer que le privilège parlementaire fait partie de la constitution canadienne aux termes du préambule de la Loi constitutionnelle de 1867 (R-U), 30 & 31 Vict, c 3 [la Loi constitutionnelle de 1867], qui énonce que le Canada a une « constitution reposant sur les mêmes principes que celle du Royaume-Uni ». L’article 18 de la Loi constitutionnelle de 1867 dispose ainsi :

18 Les privilèges, immunités et pouvoirs que posséderont et exerceront le Sénat et la Chambre des Communes et les membres de ces corps respectifs, seront ceux prescrits de temps à autre par loi du Parlement du Canada; mais de manière à ce qu’aucune loi du Parlement du Canada définissant tels privilèges, immunités et pouvoirs ne donnera aucuns privilèges, immunités ou pouvoirs excédant ceux qui, lors de la passation de la présente loi, sont possédés et exercés par la Chambre des Communes du Parlement du Royaume-Uni de la Grande-Bretagne et d’Irlande et par les membres de cette Chambre.

18 The privileges, immunities, and powers to be held, enjoyed, and exercised by the Senate and by the House of Commons, and by the members thereof respectively, shall be such as are from time to time defined by Act of the Parliament of Canada, but so that any Act of the Parliament of Canada defining such privileges, immunities, and powers shall not confer any privileges, immunities, or powers exceeding those at the passing of such Act held, enjoyed, and exercised by the Commons House of Parliament of the United Kingdom of Great Britain and Ireland, and by the members thereof.

[36] Les parties conviennent, à toutes fins utiles, que la décision de la Cour saisie de la requête visant à surseoir aux sommations équivaudra à une décision définitive sur la demande de contrôle judiciaire principale. À moins que la Cour n’accélère la demande et ne rende une décision définitive avant le 25 novembre 2022, la demande deviendra probablement sans objet, et le commissaire n’aura d’autre choix que de publier son rapport sans avoir eu l’avantage d’entendre les témoignages du premier ministre et de la ministre.

[37] Je conclus donc que les demandeurs doivent établir l’existence d’une question sérieuse selon une norme élevée. Dans la mesure où il est nécessaire de tenir compte du préjudice irréparable et de la prépondérance des inconvénients, la Cour n’accordera la mesure de redressement demandée que si elle est convaincue, selon la prépondérance des probabilités, que le privilège parlementaire de l’immunité des témoins s’applique en l’espèce.

[38] Le privilège parlementaire fait référence à la somme des privilèges, immunités et pouvoirs nécessaires aux membres du Sénat, de la Chambre des communes et des assemblées législatives provinciales pour remplir leurs fonctions législatives (Canada (Chambre des communes) c Vaid, 2005 CSC 30, [Vaid] au para 29). L’immunité contre l’obligation de témoigner est une catégorie établie de privilège parlementaire que tous les députés peuvent faire valoir pendant que la législature siège et pendant les 40 jours qui la précèdent et la suivent (Telezone Inc v Canada (Attorney General), 69 OR (3d) 161 (ONCA) [Telezone] aux para 29‐33).

[39] Le rôle de la Cour dans le cadre d’une demande de contrôle judiciaire se limite à la question de savoir si le privilège existe (Nation et bande indienne de Samson c Canada (CF), 2003 CF 975 [Samson] au para 13). Les tribunaux ne peuvent réviser l’exercice d’un privilège parlementaire nécessaire; c’est le rôle du législateur. Comme la Cour suprême du Canada a conclu dans l’arrêt Chagnon c Syndicat de la fonction publique et parapublique du Québec, 2018 CSC 39 [Chagnon], les assemblées législatives doivent en répondre seulement devant l’électorat (sous la plume de la juge Karakatsanis au para 24) :

Lorsqu’il est mis en lien avec ses objets, le privilège parlementaire constitue un élément important du droit public du Canada (voir Vaid, par. 29(3)). L’immunité contre une révision externe qu’assure le privilège est une composante importante de notre structure constitutionnelle et du droit qui la régit. La révision judiciaire de l’exercice du privilège parlementaire, même sur le plan de la conformité avec la Charte, pourrait dans les faits annuler l’immunité nécessaire que cette doctrine vise à conférer à la législature (New Brunswick Broadcasting, p. 350 et 382-384; Vaid, par. 29(9)). Cependant, bien que les assemblées législatives n’aient pas à répondre devant les tribunaux de la façon dont elles exercent leurs privilèges parlementaires, elles doivent en répondre devant l’électorat (Chaplin, p. 164).

[40] Les défendeurs ne contestent pas l’existence du privilège parlementaire de l’immunité contre l’obligation de témoigner. Ils ne nient pas non plus que l’Assemblée législative de l’Ontario siège actuellement et qu’elle siégera au-delà de la date à laquelle le commissaire aura terminé l’audition des témoins. Le seul différend entre les parties est celui de savoir s’il est possible de faire valoir le privilège pour s’opposer à des sommations délivrées par une commission d’enquête, par opposition à une assignation délivrée par un tribunal judiciaire ou administratif.

[41] Notre Cour a déjà examiné l’application du privilège parlementaire aux travaux d’une commission d’enquête fédérale dans la décision Gagliano c Canada (Procureur général), 2005 CF 576 [Gagliano]. Dans cette affaire, les événements et les circonstances qui ont donné lieu à l’enquête ont également été examinés par le Comité des comptes publics de la Chambre des communes. Une partie devant la commission d’enquête demandait à contre-interroger un témoin sur des déclarations qu’il avait faites devant le comité parlementaire.

[42] La juge Danièle Tremblay-Lamer a confirmé le refus du commissaire de permettre le contre-interrogatoire sur le témoignage du témoin devant le comité parlementaire, estimant que cela contreviendrait au privilège parlementaire de la liberté de parole. Elle a souligné que l’ouverture d’une enquête et la demande de contrôle judiciaire illustrent « la concertation entre les différents ordres de gouvernement tout en insistant sur la nécessité concomitante de respecter le domaine légitime de compétence de chacun » (Gagliano aux para 107, 108) :

Le privilège parlementaire aide à délimiter ces domaines légitimes de compétence, ce qui en fait un aspect fondamental de notre démocratie constitutionnelle. Il assujettit à la compétence exclusive du Parlement ces pouvoirs, privilèges et immunités qui sont nécessaires à son fonctionnement dans le contexte canadien actuel. Je suis d’avis que le fait d’empêcher le contre-interrogatoire fondé sur des éléments de preuve présentés à un comité parlementaire est nécessaire pour ce comité principalement parce qu’il encourage les témoins à parler ouvertement.

[43] Les défendeurs admettent que la décision Gagliano confirme le droit au privilège parlementaire de la liberté de parole dans le cadre d’une commission d’enquête fédérale; cependant, aucun tribunal n’a jamais décidé que le privilège parlementaire de l’immunité contre l’obligation de témoigner s’applique de la même manière. La juge Tremblay-Lamer a reconnu que « la Commission, pas plus que les tribunaux civils ou criminels, ne peut contrevenir aux privilèges parlementaires dont jouit la Chambre des communes » (Gagliano au para 67). Elle a néanmoins jugé nécessaire de déterminer si le privilège continuait d’être nécessaire au bon fonctionnement de la législature dans un contexte contemporain (Gagliano aux para 69, 70) :

[...] il importe de signaler un dernier extrait de l’arrêt New Brunswick Broadcasting, à la p. 387, lequel nous enseigne qu’il faut tenir compte du contexte actuel :

Le fait que ce privilège ait été maintenu pendant plusieurs siècles, tant à l’étranger qu’au Canada, est une preuve qu’il est généralement considéré comme essentiel au bon fonctionnement d’une législature inspirée du modèle britannique. Toutefois, il faut de nouveau nous poser la question suivante : dans le contexte canadien de 1992, le droit d’exclure des étrangers est-il nécessaire au bon fonctionnement de nos organismes législatifs?

Ainsi, comme il n’est pas certain si le pouvoir de protéger un témoin à l’encontre d’un contre-interrogatoire dans une procédure où il n’y a aucune conséquence juridique tombait sous le coup du privilège de la liberté de parole existant au Royaume-Uni au temps de la Confédération, la Cour doit mettre l’accent sur le contexte canadien de 2005 et trancher la question de savoir si ce privilège respecte le critère de nécessité.

[44] Les défendeurs affirment que la portée du privilège de ne pas comparaître à la Cour demeure controversée. Par exemple, comme Warren J. Newman l’a souligné dans un article intitulé « Parliamentary Privilege, the Canadian Constitution and the Courts », (2008) 39 Ottawa Law Review 573, il existe des décisions contradictoires concernant l’application du privilège lorsqu’un membre d’une assemblée législative est une partie au litige (à la note de bas de page 154). La Cour d’appel du Québec a conclu que le privilège ne s’appliquait pas (Arthur c Gillet, 2007 QCCA 470 au para 11), tandis que la Cour supérieure de justice de l’Ontario a conclu qu’il s’appliquait (Riddell v Right Point, [2007] OJ No 3943 aux para 47, 48).

[45] Selon les défendeurs, la portée du privilège revendiqué par le premier ministre et la ministre dépasse manifestement l’objectif de s’assurer que les membres de l’Assemblée législative de l’Ontario sont en mesure d’exercer leurs fonctions parlementaires. Dans le contexte actuel, le privilège n’est pas nécessaire pour s’assurer que les parlementaires ne sont pas distraits par un « litige vexatoire ». Les enquêtes publiques sont l’antithèse des litiges vexatoires et « remplissent de fait, une fonction importante dans la société canadienne » (renvoyant à l’arrêt Phillips c Nouvelle-Écosse (Commission d’enquête sur la tragédie de la mine Westray), [1995] 2 RCS 97 au para 62).

[46] Les défendeurs soutiennent donc que notre Cour doit décider à nouveau si le privilège parlementaire de l’immunité contre les sommations délivrées par une commission d’enquête fédérale satisfait au critère de nécessité dans le contexte canadien de 2022. Ils soulignent que de nombreux parlementaires ont accepté de témoigner devant la Commission et que, comme le privilège n’est « pas censé être utilisé pour empêcher la justice de suivre son cours, il est fréquent qu’un député renonce à l’exercer » (renvoyant à Marc Bosc et André Gagnon, La procédure et les usages de la Chambre des communes (3e éd 2017), chap 3, à la p 10/32).

[47] Les défendeurs font valoir que la Cour tirerait avantage d’une preuve de la fréquence avec laquelle les membres des assemblées législatives se sont conformés aux sommations délivrées par les cours et autres tribunaux, malgré le privilège parlementaire accordé. Comme l’a fait remarquer le juge Richard Low de la Cour d’appel de la Colombie-Britannique dans l’arrêt Ainsworth Lumber Co v Canada (Attorney General), 2003 BCCA 239 [Ainsworth] : [traduction] « Bien que le député n’ait peut-être pas à démontrer, lorsqu’il fait valoir le privilège, qu’il est réellement engagé dans des travaux parlementaires à la date où il doit se présenter, selon la sommation, il ne devrait pas faire valoir le privilège à moins que ce ne soit le cas » (au para 64).

[48] Les défendeurs font remarquer que l’Assemblée législative de l’Ontario ne doit pas siéger pendant la semaine où le premier ministre et la ministre ont été convoqués pour témoigner devant la Commission.

[49] Dans la décision Gagliano, la Cour a conclu qu’il faut établir la nécessité du privilège parlementaire de la liberté de parole uniquement en raison de l’incertitude quant à sa portée et à son application à une commission d’enquête. Cela ressort du paragraphe 70 de la décision de la juge Tremblay-Lamer : « [...] comme il n’est pas certain si le pouvoir de protéger un témoin à l’encontre d’un contre-interrogatoire dans une procédure où il n’y a aucune conséquence juridique tombait sous le coup du privilège de la liberté de parole [...] ».

[50] On ne peut pas en dire autant du privilège parlementaire de l’immunité contre l’obligation de témoigner. Les « catégories » établies de privilège parlementaire comprennent l’immunité des membres des assemblées législatives contre l’arrestation pendant une session parlementaire (Vaid au para 29(1), renvoyant aux décisions Telezone; Ainsworth; Samson). Historiquement, ces catégories générales sont considérées comme justifiées par les exigences du travail parlementaire.

[51] Le privilège parlementaire de l’immunité contre l’obligation de témoigner ne se limite pas à protéger les parlementaires contre les litiges vexatoires, mais s’étend aux procédures civiles en général (par exemple, Telezone; Ainsworth; Samson), ainsi qu’aux affaires pénales, administratives et militaires (Ainsworth au para 134, renvoyant à Maingot, Le privilège parlementaire au Canada, Éd. Yvon Blais inc., 1987, à la p 131). Comme les commissions d’enquête, les poursuites pénales sont présumées être menées dans l’aspect d’intérêt public.

[52] Comme la Cour suprême du Canada l’a expliqué dans l’arrêt Vaid, une fois qu’une catégorie de privilège est établie, il n’est plus nécessaire de démontrer la nécessité (au para 29(9)) :

C’est uniquement pour établir l’existence et l’étendue d’une catégorie de privilège qu’il faut démontrer la nécessité. Une fois la catégorie (ou la sphère d’activité) établie, c’est au Parlement, et non aux tribunaux, qu’il revient de déterminer si l’exercice de ce privilège est nécessaire ou approprié dans un cas particulier. En d’autres termes, à l’intérieur d’une catégorie de privilège, le Parlement est seul juge de l’opportunité et des modalités de son exercice, qui échappe à tout contrôle judiciaire : « Il n’est pas nécessaire de démontrer que chaque cas précis d’exercice d’un privilège est nécessaire » [renvoi omis].

[53] S’il est établi qu’un privilège parlementaire existe, il doit être étendu à toute procédure, incluant les audiences des commissions d’enquête (Gagliano aux para 67, 80, renvoyant aux décisions Prebble v Television New Zealand Ltd, [1995] 1 AC 321 (PC); Hamilton v Al Fayed, [2000] 2 All ER 224 (HL). L’Assemblée législative de l’Ontario est seul juge du moment et des modalités d’exercice et du privilège par le premier ministre et la ministre, et cela ne peut être révisé par les tribunaux. Il n’est pas nécessaire de démontrer que les cas précis d’exercice du privilège sont nécessaires.

[54] La Commission s’appuie sur la décision de la Cour d’appel de l’Ontario dans l’arrêt Duffy v Canada (Senate), 2020 ONCA 536 au paragraphe 102 pour faire valoir ce qui suit :

[traduction]

[...] (1) au palier fédéral, l’approche en deux étapes s’applique à la fois au privilège parlementaire prévu par la loi et au privilège parlementaire inhérent; (2) au palier provincial, le privilège parlementaire inhérent doit toujours satisfaire au critère de nécessité, alors qu’un privilège parlementaire prévu par la loi devrait probablement y satisfaire.

[55] Même si l’analyse effectuée par notre Cour dans la décision Gagliano devait être requise en l’espèce, le résultat serait le même. La juge Tremblay-Lamer était préoccupée par la question de savoir si le privilège parlementaire de la liberté de parole pouvait être supprimé dans une procédure sans conséquence juridique. Il n’y a pas d’ambiguïté semblable quant à l’effet de la délivrance d’une sommation coercitive. Les parlementaires risquent d’être distraits de leurs fonctions par une sommation exécutoire, que l’organe qui délivre la sommation ait ou non le pouvoir d’imposer des conséquences juridiques aux parties.

[56] Une sommation délivrée par une commission est exécutoire de la même manière qu’une assignation délivrée par un tribunal civil compétent, notamment par voie d’outrage au tribunal (Loi sur les enquêtes, art 5). Comme l’avocat des demandeurs l’a expliqué lors de l’audition de la présente requête, peu importe qui impose la contrainte; ce qui importe c’est la personne qui est contrainte.

[57] Je conclus donc que les demandeurs ont établi qu’ils pouvaient faire valoir le privilège parlementaire de l’immunité contre l’obligation de témoigner en l’espèce. Le privilège dispense le premier ministre et la ministre, ayant une excuse légitime, de se conformer aux sommations délivrées par le commissaire le 24 octobre 2022.

[58] Cependant, je ne suis pas convaincu que les sommations elles-mêmes soient invalides, ou qu’elles aient été délivrées [traduction] « sans compétence, en raison d’une erreur de droit, et qu’elles doivent être annulées », comme il est allégué dans l’avis de requête. Soutenir cette affirmation reviendrait à transformer le privilège parlementaire, un bouclier, en une épée, contrairement à l’intention du législateur (Canada (Chambre des communes) c Vaid, 2002 CAF 473 au para 65; inf sur un autre point, 2005 CSC 30).

[59] Je suis persuadé que le commissaire avait compétence pour délivrer les sommations. Les questions sur lesquelles le premier ministre et la ministre ont été appelés à témoigner relèvent du mandat du commissaire, et il semble que les deux témoins pourraient avoir des témoignages précieux à livrer.

[60] Au moment où les sommations ont été délivrées, le premier ministre et la ministre n’avaient pas déclaré en définitive qu’ils invoqueraient l’immunité en se prévalant du privilège parlementaire. De plus, il est toujours loisible au premier ministre et à la ministre de renoncer au privilège parlementaire et de témoigner comme prévu le 10 novembre 2022. Les sommations sont valables. Cependant, elles ne peuvent être exécutées tant que le premier ministre et la ministre continuent de s’y opposer en faisant valoir le privilège parlementaire.

[61] Je conviens avec les demandeurs que la présente affaire relève de la deuxième exception, rare et étroite, reconnue par la Cour suprême du Canada dans l’arrêt RJR-MacDonald, qui s’applique lorsque la question de constitutionnalité se présente uniquement sous la forme d’une pure question de droit. Par conséquent, je n’ai pas à examiner les deuxième ou troisième éléments du critère d’octroi d’un sursis : l’existence d’un préjudice irréparable ou la prépondérance des inconvénients ne sont pas pertinentes (RJR-MacDonald aux p 339-340).

[62] Cependant, pour ne rien omettre, j’exprimerai brièvement mon point de vue sur la question de savoir si le refus d’accorder une injonction interlocutoire causerait un préjudice irréparable et sur ce que favorise la prépondérance des inconvénients.

B. Préjudice irréparable

[63] Un préjudice irréparable est un préjudice qui ne peut être compensé ou réparé par des par dommages-intérêts pécuniaires ou auquel il ne peut être remédié autrement (RJR-MacDonald à la p 341). L’analyse porte essentiellement sur la nature ou la qualité du préjudice, et non sur son étendue.

[64] Tout inconvénient personnel ou risque de critique que pourraient subir le premier ministre et la ministre s’ils témoignaient ne saurait constituer un préjudice irréparable en droit. Comme le juge James Hugessen l’a déclaré dans la décision Muttray c Canada (Commission des plaintes du public contre la GRC), 1998 CanLII 8397 (CF), « [l]’obligation de comparaître et de témoigner devant une commission d’enquête publique peut être imposée à tout citoyen et tant et aussi longtemps que le témoin dit la vérité, il n’a rien à craindre » (au para 6).

[65] Je suis néanmoins persuadé que refuser d’accorder une injonction interlocutoire causerait un préjudice irréparable au privilège parlementaire dont jouissent les députés de l’Assemblée législative de l’Ontario et à la primauté du droit. Le privilège est [traduction] « l’indispensable immunité que le droit accorde aux membres du Parlement et aux députés des assemblées législatives des dix provinces [...] pour leur permettre d’effectuer leur travail législatif » (Telezone au para 13).

[66] Le privilège parlementaire est « l’un des moyens qui permettent d’assurer le respect du principe fondamental de la séparation constitutionnelle des pouvoirs ». Il permet l’exercice de la souveraineté parlementaire afin d’assurer à la législature « une autonomie suffisante par rapport aux deux autres organes de l’État, soit les organes exécutif et judiciaire ». Le privilège parlementaire protège le fonctionnement de la législature de toute ingérence extérieure qui l’empêcherait de s’acquitter pleinement du rôle qui lui est dévolu par la Constitution (Chagnon au para 65, renvoyant à l’arrêt Vaid au para 21). Permettre que les sommations soient exécutées en cas de revendication valable du privilège parlementaire affaiblirait et compromettrait la séparation constitutionnelle des pouvoirs.

[67] Les défendeurs affirment que le premier ministre et la ministre peuvent facilement éviter tout préjudice qui pourrait être causé au privilège parlementaire et à la primauté du droit en renonçant au privilège et en témoignant volontairement. Ils soutiennent donc que tout préjudice potentiel à l’état de droit est hypothétique. Comme l’a noté le juge David Stratas dans l’arrêt Janssen Inc c Abbvie Corporation, 2014 CAF 112 au paragraphe 24 :

[...] il serait étrange qu’une partie faisant valoir un préjudice qu’elle a elle‐même causé, un préjudice qu’elle aurait pu ou pourrait encore éviter ou un préjudice auquel elle aurait pu ou pourrait encore remédier, puisse justifier un redressement de si grave portée. Il serait de même étrange que de vagues hypothèses et de simples affirmations, plutôt que des éléments de preuve détaillés et précis, puissent justifier un redressement aussi important.

[68] La levée du privilège parlementaire dans ces circonstances serait le produit de la coercition et aurait pour effet de compromettre le privilège. La décision de renoncer au privilège relève de la compétence exclusive de l’Assemblée législative de l’Ontario elle-même, et non des tribunaux. Il importe peu que le privilège soit revendiqué par la législature ou par ses membres individuels (Samson aux para 57, 58). Le rôle de la Cour lorsqu’elle examine une revendication de privilège parlementaire se limite à confirmer si le privilège existe et s’il s’applique dans les circonstances (Vaid aux para 47, 48; Telezone au para 51).

[69] Je suis donc convaincu que permettre que les sommations soient exécutées d’une manière qui viole le privilège parlementaire causerait un préjudice irréparable aux demandeurs, en tant que parlementaires, et à la primauté du droit.

C. Prépondérance des inconvénients

[70] À la troisième et dernière étape du cadre de l’arrêt RJR-MacDonald, il faut procéder à une évaluation afin d’établir quelle partie subira le plus grand préjudice selon que l’on accorde ou refuse le sursis ou l’injonction en attendant une décision sur le fond.

[71] Le préjudice que les demandeurs subiraient si la violation du privilège parlementaire était permise l’emporte sur l’intérêt légitime de la Commission à recevoir leur témoignage. Bien que l’avocat de la Commission ait décrit plusieurs domaines distincts où le premier ministre et la ministre sont particulièrement qualifiés pour témoigner, le mandat principal de l’enquête est axé sur la prise de décisions fédérales, et non provinciales. La Commission a reçu de nombreux documents du gouvernement de l’Ontario, et deux témoins de haut rang de la fonction publique ontarienne doivent témoigner.

[72] À l’inverse, le fait de permettre que les sommations soient exécutoires entraînerait la Commission à violer un privilège parlementaire établi; un privilège que la Cour suprême a jugé comme étant « l’un des moyens qui permettent d’assurer le respect du principe fondamental de la séparation constitutionnelle des pouvoirs » (Vaid au para 21). Il ne fait aucun doute que le commissaire a l’intention de s’acquitter de ses fonctions conformément à la primauté du droit, et l’intérêt public réclame qu’il le fasse.

[73] La prépondérance des inconvénients penche en faveur des demandeurs.

VI. Conclusion

[74] La présente requête s’inscrit dans les limites étroites de la deuxième exception énoncée par la Cour suprême du Canada dans l’arrêt RJR-MacDonald. Notre Cour a finalement tranché la question constitutionnelle en faveur des demandeurs, et il n’est pas nécessaire d’examiner les deuxième ou troisième étapes du critère relatif à l’injonction. L’existence du préjudice irréparable ou la prépondérance des inconvénients ne sont pas pertinentes, dans la mesure où la question constitutionnelle a été tranchée de façon définitive.

[75] À titre subsidiaire, les demandeurs ont démontré à un seuil élevé l’existence d’une question sérieuse à juger. Ils ont également démontré qu’un préjudice irréparable sera causé si les sommations sont exécutées d’une manière qui viole le privilège parlementaire, et que la prépondérance des inconvénients favorise l’octroi d’une injonction interlocutoire.

[76] Les demandeurs n’ont pas établi que les sommations ont été délivrées [traduction] « sans compétence, en raison d’une erreur de droit, et qu’elles doivent être annulées ». Dans la mesure où la présente ordonnance constitue une décision définitive sur la demande de contrôle judiciaire, la mesure de redressement demandée par les demandeurs doit être refusée. Les sommations délivrées par la Commission sont valides. Cependant, elles ne peuvent être exécutées tant que le premier ministre et la ministre continuent de s’y opposer en faisant valoir le privilège parlementaire.

[77] Les demandeurs ont droit à une déclaration portant que, tant qu’ils continuent de faire valoir une revendication valable du privilège parlementaire, ils ont une excuse légitime pour ne pas se conformer aux sommations délivrées par la Commission. La Commission ne peut prendre de mesures pour les contraindre à comparaître et à témoigner comme le prévoit l’article 5 de la Loi sur les enquêtes.

[78] Le privilège parlementaire protège le fonctionnement de la législature de toute ingérence extérieure qui l’empêcherait de s’acquitter pleinement du rôle qui lui est dévolu par la Constitution. La décision de renoncer au privilège relève de la compétence exclusive de la législature, qui doit rendre compte ultimement à l’électorat, et non aux tribunaux.

[79] Je félicite les avocats pour la grande qualité des observations écrites et orales qu’ils ont formulées dans la présente requête, qui a été présentée d’urgence dans des délais restreints.

VII. Dépens

[80] Les demandeurs réclament des dépens contre la Commission. Ils affirment que les sommations n’auraient jamais dû être délivrées et que l’adjudication des dépens est nécessaire pour dissuader de futures ingérences injustifiées dans le privilège parlementaire des membres de l’Assemblée législative de l’Ontario.

[81] J’ai conclu que les sommations ont été valablement délivrées. On ne peut reprocher à la Commission d’avoir cherché à rassembler et à présenter tous les éléments de preuve pertinents dans le cadre de son mandat confié par la loi. En outre, il est douteux que l’adjudication des dépens à une entité financée par des fonds publics en faveur d’une autre puisse servir à quelque fin utile. Tous les frais seront finalement assumés par le contribuable.

[82] Avec l’accord des parties, aucuns dépens ne doivent être adjugés contre la CREO.

[83] La requête sera donc accueillie en partie, sans adjudication de dépens à l’une ou l’autre des parties.


ORDONNANCE

LA COUR ORDONNE ET DÉCLARE QUE :

  1. La requête est accueillie en partie.

  2. Les sommations délivrées par la Commission sur l’état d’urgence à l’honorable Doug Ford, premier ministre de l’Ontario, et à l’honorable Sylvia Jones, ministre de la Santé et vice-première ministre [les demandeurs], sont valides.

  3. Tant que l’Assemblée législative de l’Ontario siège et que les demandeurs s’opposent aux sommations en faisant valoir le privilège parlementaire, la Commission ne peut prendre de mesures pour les contraindre à comparaître et à témoigner comme le prévoit l’article 5 de la Loi sur les enquêtes, LRC 1985, c I-11.

  4. Aucuns dépens ne sont adjugés aux parties.

« Simon Fothergill »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

T-2218-22

 

INTITULÉ :

L’HONORABLE DOUG FORD, PREMIER MINISTRE DE L’ONTARIO, ET L’HONORABLE SYLVIA JONES, MINISTRE DE LA SANTÉ ET VICE-PREMIÈRE MINISTRE, c LE COMMISSAIRE DE LA COMMISSION SUR L’ÉTAT D’URGENCE ET LA COALITION DES RÉSIDENTS ET DES ENTREPRISES D’OTTAWA

 

LIEU D’AUDIENCE :

Ottawa (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 1er novembre 2022

 

ORDONNANCE ET MOTIFS :

LE JUGE FOTHERGILL

 

DATE DES MOTIFS :

Le 7 novembre 2022

 

COMPARUTIONS :

Darrell Kloeze

Susan Keenan

 

Pour les demandeurs

 

Doug Mitchell

Étienne Morin-Lévesque

 

POUR LE DÉFENDEUR,

LE COMMISSAIRE DE LA COMMISSION SUR L’ÉTAT D’URGENCE

 

Bijon Roy

 

POUR LA DÉFENDERESSE,

LA COALITION DES RÉSIDENTS ET DES ENTREPRISES D’OTTAWA

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Ministère du Procureur général de l’Ontario

Bureau des avocats de la Couronne – Droit civil

Toronto (Ontario)

Pour les demandeurs

 

IMK s.e.n.c.r.l.

Avocats

Westmount (Québec)

 

POUR LE DÉFENDEUR,

LE COMMISSAIRE DE LA COMMISSION SUR L’ÉTAT D’URGENCE

 

Champ & Associates

Avocats

Ottawa (Ontario)

POUR LA DÉFENDERESSE,

LA COALITION DES RÉSIDENTS ET DES ENTREPRISES D’OTTAWA

 

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