Dossier : IMM-3069-21
Référence : 2022 CF 1490
[TRADUCTION FRANÇAISE]
Ottawa (Ontario), le 1er novembre 2022
En présence de monsieur le juge Norris
ENTRE : |
JOSE RENNE MENJIVAR MELGAR |
demandeur |
et |
LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION |
défendeur |
JUGEMENT ET MOTIFS
I. APERÇU
[1] Jose Renne Menjivar Melgar, le demandeur, est né au Salvador en décembre 1983. Il est entré au Canada en janvier 2004 et a présenté une demande d’asile. Sa demande a été rejetée en septembre 2004. Il a ensuite présenté une demande d’examen des risques avant renvoi (la demande d’ERAR). Le 11 mai 2005, il a été informé que la demande d’ERAR avait été rejetée. Trois jours plus tard, le demandeur a épousé Jose Prado à Toronto. Deux semaines après le mariage, le demandeur a été renvoyé du Canada et est retourné au Salvador.
[2] En décembre 2005, M. Prado a parrainé le demandeur afin qu’il obtienne la résidence permanente au Canada. En dépit de certains doutes découlant d’un renseignement reçu par Citoyenneté et Immigration Canada selon lequel le mariage en était un de convenance, la demande de parrainage a en fin de compte été accueillie. Le demandeur est revenu au Canada et a obtenu le statut de résident permanent en octobre 2007. Selon le demandeur, M. Prado et lui vivaient ensemble à Toronto.
[3] M. Prado jouissait d’une certaine renommée au sein de la communauté hispanique de Toronto; en effet, bien qu’il ait perdu ses deux bras dans un accident du travail survenu dans son pays natal, la Colombie, il était très actif dans la communauté et dans une église évangélique locale. Il animait une émission dans une station de radio communautaire et était une source d’inspiration pour beaucoup.
[4] En février 2008, M. Prado a été accusé d’avoir importé 800 grammes d’héroïne lorsqu’il est revenu au Canada après un voyage en Colombie. Le demandeur et lui ont divorcé en octobre 2009. Selon la demande de divorce déposée par M. Prado, le couple s’était séparé le 1er juin 2008. Le demandeur affirme qu’il a mis fin à la relation en raison du style de vie de M. Prado, notamment de ses activités liées à la drogue.
[5] En décembre 2009, le demandeur a épousé Ada Maria Ayala de Menjivar (née Ada Maria Ayala Angel) au Salvador. Ils se connaissaient depuis l’enfance, mais une amitié plus profonde s’est développée après le retour du demandeur au Salvador en 2005. Cette amitié s’est poursuivie après son retour au Canada en 2007. Elle a fini par se transformer en une relation amoureuse. Comme nous le verrons plus loin, le moment où cela s’est produit était une question à trancher dans la présente affaire. Selon le demandeur, Mme Ayala de Menjivar a été la première femme pour laquelle il a ressenti une attirance amoureuse. Jusque‑là, il n’avait été attiré que par des hommes.
[6] En août 2014, Mme Ayala de Menjivar a obtenu le statut de résidente permanente au Canada grâce au parrainage du demandeur. Leur fils Renne est né au Canada en mai 2019.
[7] En décembre 2015, un agent d’immigration a produit un rapport en vertu du paragraphe 44(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 (la LIPR), dans lequel il alléguait que le demandeur était interdit de territoire au Canada au titre de l’alinéa 40(1)a) de la LIPR. Plus précisément, l’agent affirmait que le demandeur avait fait de fausses déclarations puisqu’il n’avait pas divulgué la véritable nature de son mariage avec M. Prado dans sa demande de résidence permanente — à savoir qu’il s’agissait d’un mariage de convenance qu’il avait contracté dans le but d’obtenir un statut au Canada.
[8] En ce qui concerne l’allégation d’interdiction de territoire pour fausses déclarations, l’affaire a été renvoyée à la Section de l’immigration (la SI) de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié du Canada (la CISR) pour enquête. Cette enquête s’est déroulée sur neuf séances tenues entre juin 2017 et novembre 2018.
[9] Dans une décision datée du 13 février 2019, une commissaire de la SI a conclu que le demandeur était interdit de territoire au titre de l’alinéa 40(1)a) de la LIPR parce qu’il avait fait de fausses déclarations sur la véritable nature de son mariage avec M. Prado. La commissaire a pris une mesure d’exclusion contre le demandeur.
[10] Le demandeur a interjeté appel de cette décision devant la Section d’appel de l’immigration (la SAI) de la CISR. Il a fait valoir que la SI avait commis une erreur en concluant qu’il avait fait de fausses déclarations. Il a également affirmé que la SAI devait accueillir l’appel pour des motifs d’ordre humanitaire au titre de l’alinéa 67(1)c) de la LIPR compte tenu de son établissement au Canada, des difficultés qu’il rencontrerait au Salvador et de l’intérêt supérieur de son enfant né au Canada.
[11] Après deux jours d’audience, la SAI a rejeté l’appel dans une décision datée du 15 avril 2021. Le commissaire de la SAI a conclu que le demandeur avait fait de fausses déclarations et que la mesure de renvoi prise par la SI était donc valide. Le commissaire a également conclu que les motifs d’ordre humanitaire invoqués étaient insuffisants pour justifier qu’il soit fait droit à l’appel au titre de l’alinéa 67(1)c) de la LIPR compte tenu de la gravité des fausses déclarations faites par le demandeur et de son absence de remords à l’égard de ses actes.
[12] Le demandeur sollicite maintenant le contrôle judiciaire de la décision de la SAI au titre du paragraphe 72(1) de la LIPR. Il soutient que les conclusions de la SAI relatives à la validité de la mesure de renvoi et à sa demande de mesures spéciales pour des motifs d’ordre humanitaire sont toutes deux déraisonnables.
[13] Comme je l’expliquerai plus loin, je ne crois pas que la conclusion selon laquelle la mesure de renvoi est valide est déraisonnable, mais j’estime cependant que l’évaluation faite par la SAI de la demande de mesures spéciales pour des motifs d’ordre humanitaire présentée par le demandeur est déraisonnable. Par conséquent, la demande en l’espèce doit être accueillie et l’affaire doit être renvoyée pour nouvelle décision par un tribunal différemment constitué.
[14] Comme le demandeur n’a pas prouvé l’existence d’erreurs susceptibles de contrôle dans la conclusion selon laquelle la mesure de renvoi est valide, la nouvelle décision se limitera à la question de savoir si l’appel du demandeur devrait être accueilli au titre de l’alinéa 67(1)c) de la LIPR.
II. LE CONTEXTE
A. La décision de la Section de l’immigration
[15] Devant la SI, le demandeur a affirmé qu’il n’avait pas fait de fausses déclarations concernant son mariage avec M. Prado puisqu’il ne s’agissait pas d’un mariage de convenance, mais plutôt d’un mariage authentique, qui n’avait pas été contracté dans le but d’obtenir un statut au Canada. Le demandeur et Mme Ayala de Menjivar ont tous deux témoigné lors de l’audience devant la SI.
[16] La commissaire de la SI a conclu qu’il existait des motifs valables de douter de la crédibilité et de la fiabilité des témoignages du demandeur et de Mme Ayala de Menjivar et y a, par conséquent, accordé peu de poids. En revanche, la commissaire a estimé que les renseignements figurant dans diverses pièces documentaires (y compris les demandes d’immigration et les notes d’entrevue) concernant la relation entre le demandeur et M. Prado étaient crédibles et dignes de foi et qu’il fallait leur accorder « tout [leur] poids »
.
[17] La commissaire de la SI a conclu que le témoignage du demandeur n’était pas crédible pour deux raisons principales : premièrement, il était incompatible avec d’autres récits que Mme Ayala de Menjivar et le demandeur avaient fournis aux autorités de l’immigration à d’autres moments au sujet de la relation de ce dernier avec M. Prado; deuxièmement, l’authenticité de la relation était démentie par le fait que le demandeur ne connaissait pas M. Prado et ignorait de nombreux détails à propos de leur relation, ainsi que par le récit fait par Mme Ayala de Menjivar de l’évolution de sa propre relation avec le demandeur à une époque où il était parrainé par M. Prado.
[18] La commissaire de la SI a conclu que le mariage du demandeur avec M. Prado n’était pas authentique et n’était au contraire « qu’un artifice »
. Comme le demandeur n’avait pas informé les autorités canadiennes de l’immigration que le mariage n’était pas authentique et qu’il avait été contracté dans le but d’obtenir un statut légal au Canada, il avait « directement fait une présentation erronée sur un fait important et une réticence sur ce fait, car le parrainage d’un époux exige une relation […] authentique ».
Par conséquent, la commissaire a conclu que le demandeur était interdit de territoire au titre de l’alinéa 40(1)a) de la LIPR et a pris une mesure d’exclusion contre lui.
B. L’appel devant la Section d’appel de l’immigration
[19] En tant que résident permanent, le demandeur pouvait, en vertu du paragraphe 63(3) de la LIPR, interjeter appel devant de la SAI de la mesure d’exclusion prise contre lui par la SI. L’article 67 de la LIPR porte ce qui suit en ce qui concerne cet appel :
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[20] Le demandeur a invoqué l’alinéa 67(1)a) de la LIPR et fait valoir que la SI avait commis une erreur en concluant qu’il avait fait de fausses déclarations. Il a repris son argument selon lequel son mariage avec M. Prado était authentique et n’avait pas été contracté dans le but d’obtenir un statut au Canada. Le demandeur a aussi affirmé que l’appel devait être accueilli pour des motifs d’ordre humanitaire au titre de l’alinéa 67(1)c) de la LIPR.
[21] Le demandeur et Mme Ayala de Menjivar ont tous deux témoigné de nouveau lors de l’audience devant la SAI. Le demandeur a également déposé un grand nombre d’éléments de preuve documentaire pour prouver son établissement au Canada et pour étayer ses arguments concernant les difficultés qu’il devrait surmonter au Salvador et l’intérêt supérieur de son enfant.
III. LA DÉCISION FAISANT L’OBJET DU CONTRÔLE
A. La validité de la mesure de renvoi
[22] La commissaire de la SI avait conclu que des incohérences importantes dans le témoignage du demandeur soulevaient des doutes sérieux quant à la crédibilité de celui‑ci. Le commissaire de la SAI a jugé que le témoignage du demandeur en appel n’avait guère contribué à dissiper les problèmes de crédibilité relevés par la SI. Il y avait toujours des incohérences importantes entre le témoignage du demandeur et d’autres récits sur sa relation avec M. Prado. De plus, le commissaire de la SAI a conclu que le demandeur ignorait toujours certains détails sur M. Prado et leur relation qu’il aurait raisonnablement dû connaître si leur mariage avait été authentique. Le commissaire a également estimé que certains aspects du récit du demandeur concernant sa relation avec M. Prado n’avaient tout simplement aucun sens. De plus, le demandeur n’a produit aucun élément de preuve pour étayer sa déclaration selon laquelle M. Prado et lui avaient vécu ensemble comme un couple marié.
[23] Le commissaire de la SAI a tiré la conclusion suivante concernant la relation du demandeur avec M. Prado :
Je suis prêt à croire que, à un certain moment, peut‑être en 2004 jusqu’en 2005, l’appelant a pu avoir une relation amoureuse avec M. Prado et qu’ils ont pu cohabiter pendant un certain temps. L’appelant a fourni des photos d’eux ensemble. Cependant, les éléments de preuve sont insuffisants pour tirer une conclusion à cet égard. La présente audience porte sur leur mariage. L’appelant n’a pas été en mesure de fournir d’éléments de preuve cohérents concernant ce qui devrait être des aspects mémorables d’un mariage, soit le lieu où la demande en mariage a été faite, les invités au mariage lui-même, le lieu des célébrations qui ont suivi le mariage et la date de la séparation. Par conséquent, j’estime qu’il est plus probable que le contraire que l’appelant, qui était sous le coup d’une mesure d’expulsion à ce moment et dont la demande d’ERAR avait été refusée, a contracté ce mariage principalement pour acquérir un statut et un privilège au Canada. La mesure de renvoi prise par la SI est donc valide.
B. La demande de mesures spéciales
[24] Le commissaire de la SAI a ensuite examiné si, compte tenu de toutes les circonstances, y compris l’intérêt supérieur de l’enfant du demandeur, l’appel devrait être accueilli au titre de l’alinéa 67(1)c) de la LIPR parce que la prise de mesures spéciales à l’égard de l’obligation de quitter le Canada était justifiée.
[25] Renvoyant au paragraphe 11 de la décision Wang c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CF 1059, le commissaire a commencé par noter que, dans une affaire relative à de fausses déclarations, les facteurs énoncés dans la décision Ribic, qui orientent les décisions rendues au titre de l’alinéa 67(1)c) (découlant de Ribic c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1985] DSAI no 4 (QL)), sont légèrement modifiés. Voici le résumé de ces facteurs : a) la gravité des fausses déclarations ayant entraîné la mesure de renvoi et les circonstances les entourant; b) les remords exprimés par l’appelant; c) le temps passé au Canada par l’appelant et son degré d’établissement; d) la présence de membres de la famille de l’appelant au Canada et les conséquences que le renvoi aurait pour eux; e) l’intérêt supérieur d’un enfant directement touché par la décision; f) le soutien que l’appelant peut obtenir de sa famille et de la collectivité; g) l’importance des difficultés auxquelles serait exposé l’appelant s’il était renvoyé, y compris la situation dans le pays de renvoi probable. Le commissaire de la SAI a noté qu’il ne s’agissait pas d’une liste exhaustive des facteurs susceptibles d’être pertinents (bien qu’il n’ait pris en compte aucun autre facteur supplémentaire en l’espèce).
[26] Le commissaire a également fait observer qu’une décision rendue au titre de l’alinéa 67(1)c) est une décision discrétionnaire dans laquelle le poids à accorder aux facteurs pertinents doit être établi en fonction des circonstances de l’affaire. Ce pouvoir discrétionnaire doit être exercé en conformité avec les objectifs de la LIPR, dont l’un d’eux est de « [préserver] l’intégrité du système d’immigration [malgré l’existence] de fausses déclarations faites par des immigrants potentiels ».
[27] En résumé, le commissaire de la SAI a examiné les facteurs pertinents de la manière suivante :
Gravité des fausses déclarations : Les fausses déclarations étaient très graves. Le demandeur les a faites pour tromper délibérément les autorités de l’immigration. Il ne fait aucun doute qu’elles ont entraîné une erreur dans l’application de la LIPR.
Remords : Le demandeur n’a exprimé aucun remords et a maintenu que son mariage avec M. Prado était authentique. Il
« aurait peut‑être mieux fait »
d’admettre que son mariage en était un de convenance.Établissement au Canada : Le demandeur est bien établi au Canada, ce qui constitue un facteur favorable dans l’appel. Il est arrivé au Canada à l’âge de 20 ans et y a passé la majorité de sa vie adulte. Il possède une entreprise de couverture qu’il exploite avec l’aide de sa femme et de quatre employés. Le couple est propriétaire d’une maison et a beaucoup d’économies.
Conséquences du renvoi sur les membres de la famille qui sont au Canada : Advenant le rejet de l’appel, le demandeur et sa femme seront tous deux déclarés interdits de territoire. (Mme Ayala de Menjivar serait interdite de territoire pour fausses déclarations du fait qu’elle a été parrainée par un répondant qui a été déclaré interdit de territoire pour fausses déclarations : voir la LIPR, art 40(1)b).) Comme le fils du demandeur est encore un enfant,
« il n’aura pas le choix de quitter le pays avec ses parents »
.Intérêt supérieur de l’enfant : Le fils du demandeur est âgé de deux ans et est un citoyen canadien. L’intérêt supérieur de l’enfant constitue un facteur qui ne milite que légèrement en faveur du demandeur en appel. L’âge du fils du demandeur limite les répercussions qu’aurait un retour au Salvador. Le demandeur a fourni des éléments de preuve relatifs à la piètre qualité de l’éducation, au coût élevé des soins de santé et au risque que son fils soit recruté par un gang au Salvador. Même si l’intérêt de l’enfant pourrait être mieux servi au Canada au fur et à mesure qu’il grandira,
« ce ne sont là que des conjectures, du moins en partie ».
Le demandeur pourra également présenter une demande d’autorisation de retour au Canada après cinq ans, mais il n’y a aucune garantie que cette demande sera acceptée. À long terme, l’intérêt du fils du demandeur« serai[t] probablement mieux serv[i] au Canada »
. À l’heure actuelle, cependant,« la réinstallation […] aura peu d’incidence sur [l’intérêt] de l’enfant »
compte tenu de son âge.Soutien de la famille et de la collectivité : Le demandeur n’est pas proche de sa famille au Salvador. Sa femme n’y a pas de famille immédiate, à part sa mère. Néanmoins, ils n’y sont pas totalement sans soutien.
Difficultés occasionnées par le renvoi : Trois sources de préoccupation ont été soulevées en ce qui concerne le renvoi du demandeur et de sa famille au Salvador. Néanmoins, toute difficulté que lui ou sa famille pourraient être appelés à surmonter ne serait que temporaire et n’est un facteur que légèrement favorable à l’appel.
Violence liée aux gangs : Le témoignage du demandeur et la preuve sur la situation dans le pays montrent qu’il y a un problème de violence liée aux gangs au Salvador. Cependant, ni le demandeur ni les membres de sa famille n’ont été recrutés par un gang même si des membres de leur famille ont été victimes d’extorsion et forcés de verser de l’argent au gang MS‑13. Le demandeur et sa famille peuvent être exposés à un risque légèrement accru d’être victimes de crimes violents parce qu’ils retournent dans leur pays après avoir vécu en Amérique du Nord.
Orientation sexuelle : Il est peu probable que le demandeur soit ciblé au Salvador en raison de sa bisexualité. Il est dans un mariage hétérosexuel stable dont il est satisfait. Il a également vécu au Salvador pendant deux ans entre 2005 et 2007 sans jamais être inquiété. À moins qu’il n’entretienne une relation avec un homme, il est peu probable qu’il soit identifié comme bisexuel au Salvador.
Difficultés économiques : La situation économique au Salvador est très mauvaise. Toute difficulté que le demandeur devra surmonter sera liée à la perte de son entreprise canadienne; toutefois, il disposera de fonds importants provenant de la vente de ses biens, ce qui atténuera toute difficulté économique que lui et sa famille pourraient rencontrer au Salvador.
[28] Après avoir soupesé tous ces facteurs, le commissaire de la SAI a conclu que les facteurs favorables ne l’emportaient pas sur la gravité des fausses déclarations et sur l’absence de remords du demandeur. Par conséquent, il a conclu qu’il n’y avait pas suffisamment de motifs d’ordre humanitaire justifiant la prise de mesures spéciales et qu’il n’y avait aucune raison de faire droit à l’appel au titre de l’alinéa 67(1)c) de la LIPR. La SAI a donc rejeté l’appel.
IV. LA NORME DE CONTRÔLE
[29] Les parties conviennent, et je suis de leur avis, que la décision de la SAI est susceptible de contrôle selon la norme de la décision raisonnable (Canada (Citoyenneté et Immigration) c Khosa, 2009 CSC 12 aux para 57‑59). La Cour suprême du Canada a confirmé, au paragraphe 10 de l’arrêt Canada (Citoyenneté et Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65, qu’il s’agit de la norme de contrôle appropriée.
[30] Une décision raisonnable « doit être fondée sur une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle et [être] justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles auxquelles le décideur est assujetti »
(Vavilov, au para 85). La cour de révision doit faire preuve de retenue à l’égard d’une décision qui possède ces attributs (ibid.). Il n’appartient pas à la cour de révision qui applique la norme de la décision raisonnable d’apprécier à nouveau la preuve prise en compte par le décideur ou de modifier les conclusions de fait de ce dernier, à moins de circonstances exceptionnelles : voir Vavilov, au para 125. La cour de révision doit faire preuve d’une retenue particulière à l’égard des décisions discrétionnaires comme celle qui est en cause en l’espèce. Par ailleurs, le contrôle selon la norme de la décision raisonnable n’est pas une simple formalité; il s’agit d’un type rigoureux de contrôle : voir Vavilov, au para 13.
[31] Il incombe au demandeur de démontrer que la décision de la SAI est déraisonnable. Afin de pouvoir infirmer la décision pour ce motif, la cour de révision doit être convaincue qu’« elle souffre de lacunes graves à un point tel qu’on ne peut pas dire qu’elle satisfait aux exigences de justification, d’intelligibilité et de transparence »
(Vavilov, au para 100).
V. ANALYSE
[32] Le demandeur conteste le caractère raisonnable de la conclusion de la SAI selon laquelle la mesure de renvoi est valide, ainsi que la décision par laquelle le commissaire a conclu que la prise de mesures spéciales n’était pas justifiée. Comme je l’ai déjà indiqué, je ne suis pas convaincu que la décision de confirmer la mesure de renvoi soit déraisonnable. Toutefois, je conviens que la conclusion selon laquelle la prise de mesures spéciales n’était pas justifiée est déraisonnable, mais pas pour tous les motifs avancés par le demandeur.
A. La validité de la mesure de renvoi
[33] Le demandeur soutient que la décision par laquelle la mesure de renvoi a été confirmée est déraisonnable parce que la SAI a mal interprété certains aspects importants de la preuve. Je ne suis pas de cet avis.
[34] Le demandeur affirme que la conclusion de la SAI selon laquelle il a donné des comptes rendus incohérents de ce qui s’est passé lorsqu’il est revenu au Canada en octobre 2007 est erronée parce que la preuve sur laquelle le commissaire s’est appuyé pour démontrer l’incohérence se rapporte en fait à des événements qui se sont produits l’année suivante. Le défendeur convient que le commissaire a mal interprété la preuve à cet égard. Il affirme cependant qu’il s’agit d’une erreur sans importance puisque le commissaire de la SAI a relevé dans les récits du demandeur de nombreuses autres incohérences qui n’ont pas été contestées.
[35] Je suis du même avis que le défendeur. La confusion des événements survenus en 2007 et 2008 n’aurait pas pu influer sur l’issue compte tenu de toutes les autres incohérences qui ont été relevées par le commissaire dans les récits du mariage du demandeur et qui n’ont pas été contestées dans la présente demande.
[36] Le demandeur soutient également que la SAI a commis une erreur dans son appréciation du témoignage de Mme Ayala de Menjivar concernant l’évolution de leur relation. Quelques éléments supplémentaires sont nécessaires pour replacer cette question dans son contexte.
[37] Selon les notes prises par la personne qui a mené (avec l’aide d’un interprète espagnol) l’entrevue relative au parrainage en mars 2014, Mme Ayala de Menjivar a confirmé que le demandeur et elle entretenaient déjà une relation lorsqu’il est arrivé au Canada en octobre 2007. Voici la question qui lui a été posée ensuite et la réponse qu’elle a donnée :
[traduction]
Q. Et il est quand même allé vivre avec son mari au Canada?
R. D’après ce que j’ai compris, lorsqu’il a atterri au Canada, son mari l’attendait à l’aéroport et il est allé vivre avec lui. Leur relation n’avait rien d’officiel; ils étaient simplement des amis‑amants.
[38] Lors des audiences devant la SI et la SAI, Mme Ayala de Menjivar a déclaré que, lorsqu’elle a affirmé que le demandeur et elle entretenaient une relation en octobre 2007, elle ne parlait pas d’une relation amoureuse; ils étaient simplement de très bons amis. Le demandeur a décrit leur relation à cette époque de la même manière. Mme Ayala de Menjivar a également déclaré que les questions et les réponses de l’entrevue relative au parrainage avaient été mal transcrites. On lui avait en fait posé une autre question (qui n’a pas été consignée dans les notes) sur sa relation avec le demandeur, et c’est à cette question qu’elle répondait lorsqu’elle a déclaré que la relation n’avait [traduction] « rien d’officiel »
et qu’ils étaient [traduction] « simplement des amis‑amants »
. Contrairement à ce qu’indiquent les notes, elle ne faisait pas référence à la relation du demandeur avec M. Prado. De plus, elle a expliqué qu’elle voulait dire que le demandeur et elle étaient des amis très proches. Elle n’a rien dit en espagnol qui pourrait laisser penser qu’ils avaient des rapports sexuels à cette époque (contrairement à l’expression anglaise «
friends with benefits »
). Elle a répété qu’elle n’avait pas de rapports sexuels avec le demandeur à l’époque. Le demandeur a également confirmé que Mme Ayala de Menjivar et lui n’avaient pas encore de relations sexuelles lorsqu’il est revenu au Canada en octobre 2007.
[39] Le commissaire de la SAI a affirmé ce qui suit concernant ce témoignage :
[Mme Ayala de Menjivar] a aussi affirmé [dans son entrevue de parrainage] que la relation de l’appelant avec M. Prado était plutôt une relation [traduction] « d’amis‑amants ». Elle a expliqué qu’elle faisait référence à la relation entre l’appelant et elle‑même, ce qui n’est pas logique puisque l’appelant et son épouse ont tous deux déclaré qu’ils n’ont eu de relations sexuelles qu’après leur mariage. Cela jette davantage le doute sur la nature du premier mariage de l’appelant.
[40] Je conviens avec le demandeur que la SAI semble avoir négligé le témoignage montrant que Mme Ayala de Menjivar n’avait pas voulu laisser entendre que sa relation avec le demandeur en octobre 2007 en était une de nature sexuelle et qu’elle n’avait rien dit en espagnol qui aurait la même connotation sexuelle que l’expression anglaise «
friends with benefits »
. Si ce témoignage était retenu, il n’y aurait aucune raison de conclure, comme l’a fait la SAI, que Mme Ayala de Menjivar ne pouvait pas faire référence à sa propre relation avec le demandeur (parce que l’expression anglaise «
friends with benefits »
implique des rapports sexuels et que Mme Ayala de Menjivar affirme qu’elle n’avait pas de tels rapports avec le demandeur à l’époque); elle devait plutôt faire référence à la relation du demandeur avec M. Prado. Le problème, cependant, c’est que le commissaire de la SAI ne se penche pas sur cet élément de preuve dans sa décision et que, à supposer qu’il l’ait rejeté, il n’en donne pas les motifs. Par conséquent, la conclusion du commissaire selon laquelle le commentaire de Mme Ayala de Menjivar « jette davantage le doute »
sur la nature du mariage du demandeur avec M. Prado est dépourvue de justification, de transparence et d’intelligibilité.
[41] Bien que je souscrive à l’opinion du demandeur selon laquelle cela donne lieu à une lacune dans le raisonnement du commissaire de la SAI et remet en question le caractère raisonnable de cette conclusion en particulier, je ne saurais convenir que cela mine le caractère raisonnable de la décision dans son ensemble. S’il est vrai que le commissaire n’aurait pas dû simplement présumer que Mme Ayala de Menjivar avait utilisé une expression en espagnol qui, comme l’expression anglaise «
friends with benefits »
, avait une connotation sexuelle et, en outre, qu’il n’aurait pas dû conclure qu’elle devait faire référence à la relation du demandeur avec M. Prado (comme l'indiquent les notes d’entrevue), cette lacune est sans importance compte tenu de tous les autres éléments de preuve qui soulèvent des doutes sur la nature du mariage du demandeur avec M. Prado. Il est important de noter que rien ne permet de conclure que le commissaire de la SAI a accordé une importance particulière à cet élément de preuve; il « jet[ait] [simplement] davantage le doute »
sur la nature du mariage du demandeur avec M. Prado. Les doutes sur l’authenticité du mariage sont raisonnablement étayés par de nombreux autres éléments de preuve.
[42] Enfin, le demandeur soutient que le commissaire de la SAI a commis une erreur lorsqu’il a tiré des conclusions d’invraisemblance qui ne respectent pas le critère des « cas les plus évidents »
établi dans la jurisprudence : voir Zaiter c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 908 aux para 8‑11, et les affaires examinées dans cette décision; voir aussi Lozano Pulido c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2007 CF 209 au para 37.
[43] À mon avis, ce principe n’est pas applicable en l’espèce. Le commissaire ne cherchait pas à savoir à quoi on pouvait raisonnablement s’attendre suivant le bon sens ou l’expérience commune — un exercice qui exige une prudence particulière; il s’intéressait plutôt à la logique interne du récit du demandeur. Le commissaire a raisonnablement conclu qu’il y avait des lacunes importantes dans la logique interne du récit et il a tiré une conclusion défavorable quant à la crédibilité du demandeur sur ce fondement (entre autres). Il n’y a aucune raison de modifier cette décision.
[44] Pour ces motifs, je ne suis pas convaincu que la décision du commissaire de la SAI de confirmer la mesure de renvoi est déraisonnable.
B. La demande de mesures spéciales
[45] Le demandeur soutient que la SAI a commis une erreur susceptible de contrôle à trois égards dans son traitement des motifs d’ordre humanitaire prévus à l’alinéa 67(1)c) de la LIPR : 1) dans l’évaluation des difficultés qu’il devrait affronter au Salvador; 2) dans le traitement de la question de son absence de remords à l’égard de son inconduite; 3) dans l’évaluation de l’intérêt supérieur de son enfant. Comme je vais l’expliquer, je ne crois pas que la SAI ait commis une erreur en ce qui concerne le premier point, mais je crois qu’elle en a commis une en ce qui concerne les deux autres.
(1) Les difficultés à affronter au Salvador
[46] Le demandeur soutient que l’évaluation faite par le commissaire de la SAI des difficultés qu’il rencontrerait au Salvador est déraisonnable. En particulier, il affirme que l’évaluation des risques posés par les gangs criminels était déraisonnable. Il fait également valoir qu’il était déraisonnable de la part du commissaire de s’attendre à ce qu’il dissimule son identité d’homme bisexuel. Je ne suis pas de cet avis.
[47] Le commissaire de la SAI a reconnu que la violence des gangs constitue un problème au Salvador. Il a également reconnu que les personnes expulsées d’Amérique du Nord peuvent être perçues comme des personnes qui ont de l’argent et, donc, devenir des cibles d’extorsion. Le commissaire a retenu le témoignage du demandeur selon lequel il avait été la cible d’extorsion dans le passé, tout comme sa belle‑mère. Pour cette raison, le commissaire a conclu qu’il y avait un « risque légèrement accru »
que le demandeur ou sa famille soient victimes de crimes violents s’ils retournaient au Salvador. Le commissaire n’a tout simplement pas reconnu que le degré de risque lié aux gangs criminels était aussi élevé que le demandeur le soutenait. Cette conclusion n’est pas déraisonnable. Compte tenu des arguments soulevés dans la présente demande, le demandeur sollicite en fait de la Cour qu’elle soupèse de nouveau la preuve et qu’elle tire une conclusion différente. Ce n’est pas là le véritable rôle de la Cour en matière de contrôle judiciaire.
[48] La SAI a traité la question des risques auxquels était exposé le demandeur en tant qu’homme bisexuel de la manière suivante :
J’estime que la probabilité que l’appelant soit ciblé au Salvador en raison de sa bisexualité est faible pour plusieurs raisons. Le mariage de l’appelant est fondé sur une relation hétérosexuelle et semble être stable. Il a déclaré être satisfait de ce mariage. L’appelant est retourné au Salvador en février 2005 et a vécu avec ses parents pendant deux ans et demi. Pendant une partie de cette période, il avait un emploi. Il n’a fourni aucun élément de preuve démontrant qu’il a[vait] été harcelé ou ciblé en raison de sa sexualité pendant cette période. À moins qu’il n’entretienne une relation avec un homme, j’estime qu’il est peu probable que l’appelant soit étiqueté comme bisexuel au Salvador et qu’il fasse l’objet de harcèlement ou d’actes de violence.
[49] À mon avis, il s’agit d’une évaluation raisonnable de la preuve dont disposait la SAI. Il n’était pas déraisonnable de la part du commissaire de conclure qu’il y avait peu de risques que le demandeur soit ciblé en raison de sa bisexualité compte tenu de la situation personnelle actuelle de celui‑ci. Je ne souscris pas à l’avis du demandeur selon lequel le commissaire de la SAI l’a en fait obligé à dissimuler son identité sexuelle. S’il l’avait fait, il aurait commis une erreur susceptible de contrôle : voir Atta Fosu c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2008 CF 1135 au para 17, et VS c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 1150 au para 7. Le commissaire a plutôt accepté ce que le demandeur lui‑même avait reconnu, à savoir que cet aspect de son identité sexuelle ne constitue pas une partie importante ou manifeste de sa vie actuelle, et il a, sur ce fondement, conclu que le risque d’être ciblé pour ce motif était donc faible. Plus particulièrement, le commissaire n’a pas dit que le demandeur ne devrait pas entretenir une relation avec un homme; il a plutôt retenu le témoignage du demandeur selon lequel la probabilité qu’il le fasse était faible, voire nulle. Il s’agissait d’une conclusion raisonnable compte tenu des circonstances de l’affaire.
(2) L’absence de remords du demandeur
[50] Le demandeur fait valoir que la façon dont la SAI a traité le fait qu’il n’ait pas reconnu avoir commis des actes répréhensibles ni exprimé de remords est déraisonnable. J’en conviens.
[51] L’expression sincère de remords peut démontrer que la personne qui a commis les actes répréhensibles assume la responsabilité de son inconduite et ses effets préjudiciables. Il peut s’agir d’une circonstance atténuante importante lorsqu’il s’agit de déterminer les conséquences à imposer pour l’inconduite puisqu’elle peut donner une image favorable de la personnalité de l’auteur de la faute et de ses possibilités de réadaptation.
[52] Ces idées sont bien établies en droit pénal. Comme l’a expliqué la Cour d’appel de l’Ontario au paragraphe 11 de l’arrêt R v Reeve, 2020 ONCA 381 :
[traduction]
L’expression sincère de remords peut constituer une importante circonstance atténuante à l’étape de la détermination de la peine. Si le délinquant démontre, par des actions ou des paroles, qu’il éprouve de véritables remords pour sa conduite, cela peut indiquer qu’il a une certaine compréhension des actes qu’il a commis dans le passé et qu’il en assume la responsabilité. Le fait d’assumer la responsabilité de sa conduite antérieure constitue une étape importante vers la réadaptation et permet d’espérer que le délinquant s’engage sur la voie du changement. L’espoir est d’autant plus grand si le délinquant a réellement conscience de son comportement antérieur.
[53] Il est également bien établi qu’au titre de l’alinéa 67(1)c) de la LIPR, la preuve de remords et la possibilité de réadaptation peuvent être des facteurs pertinents lorsqu’il s’agit de décider si une personne visée par une mesure de renvoi du Canada devrait être autorisée à demeurer au pays : voir Chieu c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2002 CSC 3 aux para 40, 41 et 90, et Khosa, aux para 7 et 64‑66, où la Cour suprême du Canada a renvoyé aux facteurs établis dans la décision Ribic.
[54] Les préoccupations relatives à la réadaptation sont souvent au cœur des questions liées à l’interdiction de territoire pour criminalité étant donné l’objectif primordial de protéger la santé et la sécurité publiques et de garantir la sécurité de la société canadienne : LIPR, art 3(1)h). En effet, l’un des facteurs établis dans la décision Ribic est la possibilité de réadaptation : voir Khosa, au para 7. Bien que ce facteur ait été modifié dans les cas de fausses déclarations pour faire référence au remords exprimés par la partie qui a fait de fausses déclarations plutôt qu’à la possibilité de réadaptation (voir Wang, au para 11), je considère qu’il s’agit simplement d’un changement d’orientation étant donné le lien étroit entre les possibilités de réadaptation d’une partie et ses remords. La terminologie liée à la réadaptation est peut‑être plus adaptée au contexte pénal. Cela dit, qu’il s’agisse d’une interdiction de territoire pour criminalité ou pour fausses déclarations, la preuve que la conduite qui a mené à la conclusion d’interdiction de territoire ne risque pas de se répéter peut être une considération favorable dans une demande de mesures spéciales.
[55] Même en faisant abstraction de la question de savoir s’il existe un risque que la conduite répréhensible se répète, la question des remords peut également être pertinente dans un sens plus large. La preuve d’un repentir sincère et de l’acceptation de la responsabilité des actes répréhensibles peut étayer — parfois de façon importante — l’argument selon lequel le renvoi du Canada de la partie fautive n’est pas une mesure proportionnée nécessaire pour protéger l’intégrité du système d’immigration. Comme la Cour suprême le souligne dans l’arrêt Khosa, l’importance qu’il convient d’accorder à la preuve de remords et aux possibilités de réadaptation pour trancher la question de savoir si des mesures spéciales sont justifiées au titre de l’alinéa 67(1)c) de la LIPR doit être évaluée « au regard de toutes les circonstances de l’espèce »
(au para 66).
[56] L’expression de remords par l’aveu de la conduite répréhensible — par exemple, dans le contexte pénal, par un plaidoyer de culpabilité — peut avoir des effets bénéfiques supplémentaires (par exemple, économiser les ressources publiques qui auraient autrement dû être engagées pour prouver la faute et soulager les témoins du fardeau de devoir témoigner). Elle peut également constituer une importante circonstance atténuante : voir R c Anthony‑Cook, 2016 CSC 43 aux para 39‑40.
[57] Ainsi, il est évident que le fait d’admettre les actes répréhensibles et d’exprimer des remords peut améliorer la situation de l’auteur lorsqu’il s’agit de déterminer les conséquences juridiques de ces actes répréhensibles. Mais l’absence de ces éléments peut‑elle aggraver la situation?
[58] Dans le contexte pénal, le fait de considérer l’absence d’un plaidoyer de culpabilité et de remords comme un facteur aggravant (par opposition à l’absence de facteurs atténuants) constitue une erreur de principe. Même après un verdict de culpabilité, [traduction] « l’accusé a le droit de maintenir son innocence et ne peut être puni pour l’avoir fait »
(Reeve, au para 12). Cependant, comme l’explique la Cour d’appel fédérale dans l’arrêt Chung c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2017 CAF 68, ces principes ne peuvent pas simplement être transposés dans le contexte de l’immigration puisqu’ils sont fondés sur le droit à la présomption d’innocence dans le contexte pénal alors que cette présomption ne s’applique pas dans le contexte de l’immigration : voir Chung, au para 20. Cela dit, le traitement par le décideur de la preuve de remords pour l’application de l’alinéa 67(1)c) de la LIPR doit quand même être raisonnable au regard des circonstances particulières de l’affaire : voir Khosa, aux para 66‑67, et Chung, au para 24.
[59] En l’espèce, le commissaire de la SAI a conclu que le demandeur n’avait pas fait preuve de remords « puisqu’il a maintenu, tout au long du présent appel, que son mariage avec M. Prado était authentique »
. Selon le commissaire, le demandeur « aurait peut‑être mieux fait d’admettre que son mariage avec M. Prado était un mariage de convenance et de ne pas faire perdre son temps à la Section en lui faisant tenir une audience nécessitant deux séances ».
À son avis, « [l]’insistance qu’a mise [le demandeur] pour affirmer que son premier mariage était authentique et son absence de remords ne militent pas en sa faveur »
.
[60] Le commissaire est revenu sur ces points dans sa conclusion générale :
Je conclus que les fausses déclarations de l’appelant sont de nature grave. L’appelant a contracté ce qui était clairement un mariage de convenance afin d’obtenir un statut au Canada. Il a continué d’insister sur le fait que ce mariage était authentique, malgré les incohérences inexpliquées dans les récits qu’il a faits des événements ayant mené au mariage et des circonstances ultérieures. Il n’a pas non plus manifesté de remords pour avoir trompé les autorités canadiennes de l’immigration en vue d’obtenir un statut au Canada. Il a gaspillé le temps et les ressources de la SI et de la SAI en soutenant que son premier mariage était authentique.
[…]
Les motifs d’ordre humanitaire en l’espèce ne l’emportent pas sur la gravité des fausses déclarations qui ont permis à l’appelant d’obtenir un statut au Canada et sur son absence de remords à cet égard.
[61] Après avoir lu la décision de la SAI dans son ensemble, j'estime que le commissaire a traité le fait que le demandeur n’avait pas reconnu avoir commis des actes répréhensibles et n’a pas exprimé de remords, non pas comme une simple absence de facteurs atténuants, mais plutôt comme l’existence de facteurs aggravants qui pesaient lourdement contre la prise de mesures spéciales. À mon avis, il était déraisonnable de la part de la SAI d’agir ainsi compte tenu des circonstances particulières de l’affaire. Je suis de cet avis pour les raisons exposées ci‑dessous.
[62] Premièrement, le commissaire n’a pas tenu compte du fait que l’objectif de l’audience devant la SI et, en partie, de l’audience devant la SAI était d’établir l’authenticité du mariage du demandeur avec M. Prado. Il s’agit du fondement factuel de l’allégation d’interdiction de territoire pour fausses déclarations. Aucun autre décideur n’avait statué sur les faits sous‑jacents précédemment. Jusqu’à ce que la SI et la SAI en décident autrement, la prétention du ministre selon laquelle le mariage du demandeur avec M. Prado était un mariage de convenance était une allégation non prouvée. De plus, et chose importante, il incombait au ministre de prouver les fausses déclarations alléguées, tant devant la SI que devant la SAI : voir Yang c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2019 CF 1484 aux para 21‑23.
[63] Le demandeur avait le droit d’exiger du ministre qu’il prouve l’allégation selon laquelle son mariage avec M. Prado n’était pas authentique et de tenter de réfuter la preuve du ministre en fonction de ce qu’il croyait vraisemblablement être un compte rendu fidèle des faits sous‑jacents. Il avait aussi le droit de porter en appel la décision de la SI devant la SAI, laquelle mène une audience de novo : voir Castellon Viera c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CF 1086 aux para 10‑12, et Verbanov c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2019 CF 324 au para 26. Il était déraisonnable pour le commissaire de la SAI de reprocher au demandeur d’avoir exercé des droits que lui confère la loi au lieu d’avoir simplement reconnu que son mariage n’était pas authentique et qu’il avait, par conséquent, fait de fausses déclarations, comme l’alléguait le ministre.
[64] Il y a lieu d’établir une distinction entre la présente affaire et celles dans lesquelles la conduite fautive sous‑jacente a déjà été prouvée dans une instance distincte — en particulier, les affaires dans lesquelles l’interdiction de territoire repose sur un verdict de culpabilité obtenu au terme d’un procès pénal. La Cour d’appel fédérale a statué dans l’arrêt Chung que, dans de telles affaires, il peut être raisonnable de la part de la SAI de considérer comme un facteur aggravant pour l’application de l’alinéa 67(1)c) de la LIPR le fait de ne pas reconnaître une faute et de ne pas assumer la responsabilité de ce qui a été prouvé hors de tout doute raisonnable dans un procès pénal. La situation est différente en l’espèce.
[65] Deuxièmement, il était à la fois déraisonnable et injustifié de la part du commissaire de la SAI de conclure que le demandeur avait « gaspillé le temps et les ressources de la SI et de la SAI en soutenant que son premier mariage était authentique »
. Il ne fait aucun doute que les instances devant la SI et la SAI auraient été plus brèves si le demandeur avait simplement admis que son premier mariage n’était pas authentique. Toutefois, je le répète, le demandeur avait le droit d’exiger du ministre qu’il prouve ce qu’il avançait. Rien ne porte à croire que, ce faisant, il a agi de manière inappropriée ou a abusé de quelque manière que ce soit de la procédure de la SI ou de la SAI.
[66] Troisièmement, comme je l’ai déjà mentionné (voir Idrizi c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 1187 au para 30), il peut être extrêmement difficile de trancher la question de l’authenticité d’un mariage. Il existe rarement une preuve directe d’une intention illégitime. En général, l’intention doit être déduite de la conduite des parties et des circonstances particulières de l’affaire. De plus, il est possible que les éléments de preuve qui pourraient prouver l’authenticité d’un mariage soient insuffisants, et ce, même si le mariage est bel et bien authentique. Ces difficultés permettent d’établir une distinction entre les affaires comme celle qui nous occupe et les affaires de fausses déclarations alléguées dans lesquelles la conduite répréhensible peut être prouvée par des éléments de preuve directs et dans lesquelles la tâche du décideur est donc beaucoup plus simple — par exemple, une affaire dans laquelle une université apporte des éléments de preuve crédibles et dignes de foi montrant qu’elle n'a jamais délivré le diplôme qu’une partie prétend avoir obtenu. En l’espèce, il y a davantage de possibilités d’erreur et, par conséquent, davantage de possibilités que le demandeur ne souscrive ni aux allégations du ministre ni aux conclusions de la SI concernant son mariage avec M. Prado. Contrairement à ce qu’a affirmé le commissaire de la SAI, il n’était pas inapproprié pour le demandeur de soulever ce désaccord dans le cadre d’un appel.
[67] En d’autres termes, comme je l’ai déjà mentionné, il n’était pas déraisonnable de la part de la SAI de conclure que le mariage du demandeur avec M. Prado en était un de convenance. En effet, on pourrait même dire qu’en fin de compte, le ministre avait présenté des arguments solides concernant les fausses déclarations et que la réponse du demandeur souffrait de nombreuses faiblesses importantes. Toutefois, cela n’exclut pas la possibilité raisonnable que le demandeur décrivait honnêtement sa relation avec M. Prado. Même si le commissaire de la SAI a raisonnablement rejeté le récit du demandeur relativement à son mariage avec M. Prado, il n’aurait pas dû reprocher au demandeur de maintenir une position qu’il croyait vraisemblablement être la vérité.
[68] En résumé, le commissaire de la SAI aurait pu raisonnablement conclure que le demandeur n’avait pas exprimé de remords pour les actes répréhensibles commis. En effet, d’après la preuve présentée à la SAI, il aurait été déraisonnable pour le commissaire de conclure le contraire. Ainsi, le commissaire aurait pu raisonnablement évaluer la demande de mesures spéciales en se fondant sur l’absence d’un facteur qui aurait pu jouer en faveur du demandeur. Le commissaire de la SAI est cependant allé plus loin. Il a conclu que le fait que le demandeur n’ait pas admis l’allégation du ministre et n’ait pas exprimé de remords constituait un facteur qui pesait lourdement contre la prise de mesures spéciales. Dans les circonstances particulières de l’affaire, il s’agissait d’une décision déraisonnable.
(3) L’intérêt supérieur de l’enfant du demandeur
[69] Enfin, le demandeur soutient que le commissaire de la SAI a fait une interprétation déraisonnablement restreinte de l’intérêt supérieur de son fils puisqu’il s’est concentré sur le jeune âge de ce dernier. Je suis d’accord avec lui.
[70] Comme la Cour suprême du Canada l’a confirmé dans un contexte similaire au paragraphe 75 de l’arrêt Baker c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1999] 2 RCS 817, lorsque l’intérêt supérieur d’un enfant doit être pris en considération dans le cadre d’une décision discrétionnaire, le décideur « devrait considérer l’intérêt supérieur des enfants comme un facteur important, lui accorder un poids considérable, et être réceptif, attentif et sensible à cet intérêt »
pour exercer son pouvoir discrétionnaire de façon raisonnable. Cela ne veut pas dire que l’intérêt supérieur des enfants doit toujours l’emporter sur les autres considérations ni qu’il n’y aura pas d’autres motifs pour rejeter une demande de mesures spéciales, même si l’intérêt des enfants est pris en compte. La Cour suprême a toutefois ajouté que, « quand l’intérêt des enfants est minimisé, d’une manière incompatible avec la tradition humanitaire du Canada et les directives du ministre, la décision est déraisonnable »
.
[71] Le commissaire de la SAI cite ces principes dans sa décision, mais je ne saurais conclure qu’il les a appliqués de façon raisonnable aux circonstances particulières de l’affaire.
[72] Le commissaire de la SAI a conclu que l’âge du fils du demandeur « limite l’impact qu’aurait un retour au Salvador »
car, qu’il soit au Canada ou non, ses besoins continueraient d’être comblés par ses parents. Cela signifie que le changement qu’entraînerait le renvoi du demandeur sur la situation de son enfant n’aurait que peu ou pas de répercussions sur l’intérêt de ce dernier. Cela ne tient pas compte des répercussions vraisemblables du renvoi sur la capacité des parents à répondre aux besoins de leur fils. De plus, eu égard à la preuve sur la situation au Salvador, il était déraisonnable pour la SAI de conclure que les arguments selon lesquels les besoins de l’enfant seraient mieux servis au Canada à mesure qu’il grandira n’étaient « que des conjectures, du moins en partie »
. La question méritait à tout le moins un examen plus approfondi : voir Augusto c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2022 CF 226 aux para 39 et 42. L’approche de la SAI sous‑entend également, à tort, que plus l’enfant est jeune, moins il est nécessaire de tenir compte de son intérêt supérieur : voir Singh c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 1633 au para 31.
[73] Compte tenu de ces lacunes dans son raisonnement, il était déraisonnable pour le commissaire de la SAI de conclure que l’intérêt supérieur de l’enfant « constitue un facteur qui ne milite que légèrement en faveur »
du demandeur en l’espèce.
C. Les mesures de réparation demandées
[74] Comme je l’ai expliqué, je ne peux conclure que la décision du commissaire de la SAI selon laquelle le demandeur est interdit de territoire au Canada au titre de l’alinéa 40(1)a) de la LIPR est déraisonnable. Par contre, je suis convaincu que la décision rendue au titre de l’alinéa 67(1)c) de la LIPR est erronée à plusieurs égards, comme il est indiqué ci‑dessus. J’estime que ces lacunes jouent un rôle suffisamment important dans la décision du commissaire de la SAI selon laquelle la prise de mesures spéciales n’était pas justifiée pour empêcher sa décision de résister au contrôle. Par conséquent, la demande de contrôle judiciaire doit être accueillie à cet égard. Toutefois, en l’absence de toute erreur susceptible de contrôle par le commissaire de la SAI en ce qui concerne la conclusion de fausses déclarations, il n’y a aucune raison de permettre au demandeur de rouvrir cette question devant la SAI.
[75] Par conséquent, conformément à l’alinéa 18.1(3)b) de la Loi sur les Cours fédérales, LRC 1985, c F‑7, l’affaire sera renvoyée à la SAI pour qu’elle rende une nouvelle décision en tenant compte du fait que le demandeur est lié par la décision du commissaire de la SAI selon laquelle il est interdit de territoire pour fausses déclarations au titre de l’alinéa 40(1)a) de la LIPR et que la nouvelle décision ne portera que sur la question de l’admissibilité du demandeur à des mesures spéciales au titre de l’alinéa 67(1)c) de la LIPR.
VI. CONCLUSION
[76] Pour les motifs qui précèdent, la demande de contrôle judiciaire est accueillie et l’affaire est renvoyée à un tribunal différemment constitué pour nouvelle décision. Cette nouvelle décision se limitera à la question de l’admissibilité du demandeur à des mesures spéciales au titre de l’alinéa 67(1)c) de la LIPR.
[77] Les parties n’ont soulevé aucune question grave de portée générale à certifier au titre de l’alinéa 74d) de la LIPR. Je conviens que l’affaire n’en soulève aucune.
JUGEMENT DANS LE DOSSIER IMM-3069-21
LA COUR STATUE :
La demande de contrôle judiciaire est accueillie.
La décision de la Section d’appel de l’immigration du 15 avril 2021 est annulée et l’affaire est renvoyée à un tribunal différemment constitué pour nouvelle décision.
Conformément à l’alinéa 18.1(3)b) de la Loi sur les Cours fédérales, la nouvelle décision sera limitée à la question de l’admissibilité du demandeur à des mesures spéciales au titre de l’alinéa 67(1)c) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés. Le demandeur est lié par la décision de la SAI selon laquelle il est interdit de territoire pour fausses déclarations au titre de l’alinéa 40(1)a) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés.
Aucune question de portée générale n’est soulevée.
« John Norris »
Juge
COUR FÉDÉRALE
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER
DOSSIER :
|
IMM-3069-21 |
INTITULÉ :
|
JOSE RENNE MENJIVAR MELGAR c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION |
LIEU DE L’AUDIENCE :
|
AUDIENCE TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE
|
DATE DE L’AUDIENCE :
|
Le 17 mars 2022
|
JUGEMENT ET MOTIFS : |
LE JUGE NORRIS
|
DATE DES MOTIFS :
|
Le 1er novembre 2022
|
COMPARUTIONS :
Samuel Plett |
Pour le demandeur |
Maria Burgos |
POUR LE DÉFENDEUR |
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :
Desloges Law Group Professional Corporation
Toronto (Ontario) |
Pour le demandeur |
Procureur général du Canada Toronto (Ontario) |
POUR LE DÉFENDEUR |