Date : 20221026
Dossier : T-368-21
Référence : 2022 CF 1467
[TRADUCTION FRANÇAISE]
Ottawa (Ontario), le 26 octobre 2022
En présence de monsieur le juge Gleeson
ENTRE : |
ALEXANDRU-IOAN BURLACU |
demandeur |
et |
LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA |
défendeur |
JUGEMENT ET MOTIFS
I. Aperçu
[1] M. Alexandru-Ioan Burlacu, le demandeur, est un agent principal des programmes à l’Agence des services frontaliers du Canada [l’ASFC] qui agit pour son propre compte dans la présente affaire. Dans une décision du 23 février 2021, son employeur a rejeté le grief qu’il avait déposé le 8 octobre 2020 pour contester la décision de ne pas enquêter sur une plainte de harcèlement. Il sollicite le contrôle judiciaire de la décision de rejeter son grief.
[2] La demande est accueillie pour les motifs qui suivent.
II. Contexte
[3] En mars 2019, M. Burlacu a déposé une plainte officielle de harcèlement. Le 1er octobre 2020, le vice-président de la Direction générale du renseignement et de l’exécution de la loi de l’ASFC a décidé que la plainte de harcèlement ne ferait pas l’objet d’une enquête au motif que le comportement signalé n’était pas visé par la définition de harcèlement prévue dans la Politique sur la prévention et la résolution du harcèlement [la Politique] du Conseil du Trésor. À la même date, un conseiller en ressources humaines a envoyé un courriel à M. Burlacu pour l’informer de la [traduction] « décision de ne pas enquêter »
. Après réception du courriel, M. Burlacu a demandé que les motifs du vice-président lui soient fournis.
[4] Le 8 octobre 2020, alors qu’il n’avait toujours pas reçu les motifs de la décision du vice‑président, M. Burlacu a déposé le grief sous-jacent à la présente demande [le grief de harcèlement]. Sans avoir les motifs en main, il a allégué que la décision n’était pas conforme à la Politique et n’incarnait pas les valeurs et les comportements énoncés dans le Code de valeurs et d’éthique du secteur public [le Code]. Il a demandé que la décision de ne pas enquêter soit annulée, que la plainte de harcèlement soit confiée à un enquêteur indépendant et impartial et qu’il soit remis dans sa situation antérieure. L’énoncé du grief, reproduit en totalité ci-après, est bref :
[traduction]
Par la présente, je dépose un grief, en vertu du paragraphe 208(1) de la Loi sur les relations de travail dans le secteur public fédéral, pour contester la décision de M. Scott Harris, vice-président, Direction générale du renseignement et de l’exécution de la loi, de ne pas enquêter sur la plainte de harcèlement no 2019-NHQ-HC-126853. J’estime que cette décision a été prise d’une manière qui n’est pas conforme aux exigences de la Politique sur la prévention et la résolution du harcèlement et aux dispositions des instruments connexes et qu’elle n’incarne pas, à mon égard, les valeurs de « respect de la démocratie », de « respect envers les personnes » et d’« excellence » et les comportements attendus correspondants – comme l’exige le Code de valeurs et d’éthique du secteur public, et dont le respect est l’une de mes conditions d’emploi.
[5] Le 24 octobre 2020, puis à nouveau le 31 octobre 2020, M. Burlacu a fourni des observations écrites à soumettre à l’examen de l’autorité de dernier recours en matière de griefs.
[6] Dans ses observations du 24 octobre, M. Burlacu a soutenu que l’ASFC n’avait pas respecté certaines obligations de la Politique et de la directive connexe, dont celle de fournir des motifs lorsqu’il est établi que des allégations ne correspondent pas à la définition de harcèlement. Il a fait valoir que le non-respect de la Politique était, quant à lui, contraire au Code. Il a souligné que l’absence de motifs l’empêchait de présenter des observations détaillées sur le caractère équitable et raisonnable de la décision. Il a demandé d’obtenir tous les documents sur lesquels le vice-président s’est appuyé.
[7] M. Burlacu a également demandé à la décideuse au dernier palier [la décideuse] de se récuser. Il a soutenu que les responsabilités de cette dernière au sein de l’ASFC soulevaient des préoccupations en matière de conflit d’intérêts, car le Centre d’expertise national en matière d’intégrité [le CENI], qui avait examiné la plainte de harcèlement et avait formulé des recommandations au vice-président, était sous son autorité.
[8] Le 29 octobre 2020, M. Burlacu a reçu une copie du document contenant les recommandations rédigé par le CENI et remis au vice-président avant que celui-ci rende sa décision de ne pas enquêter sur la plainte de harcèlement. Dans ce document, le CENI a examiné chacun des vingt-cinq incidents présumés de harcèlement et a conclu que l’un d’entre eux constituait un comportement qui relevait du champ d’application de la Politique. Dans le courriel du 29 octobre, le vice-président a expliqué que la recommandation du CENI d’enquêter dans un cas n’avait pas été retenue, puisque le commentaire supposément [traduction] « condescendant »
était « un incident unique qui repos[ait] sur l’interprétation du ton et pouvait vraisemblablement être considéré comme une réaction de la direction alors qu’elle devait composer avec d’autres priorités »
.
[9] Les autres observations présentées par M. Burlacu le 31 octobre 2020 portaient sur la documentation qu’il avait obtenue le 29 octobre. Il y alléguait que l’analyse du CENI comportait une série de lacunes, qu’à son tour, le vice-président n’avait pas examiné d’un œil critique les recommandations du CENI et qu’étant donné que le vice-président n’avait pas évalué les allégations dans leur ensemble, il avait déraisonnablement considéré la seule allégation de harcèlement reconnue comme un incident unique.
III. La décision faisant l’objet du contrôle
[10] Dans sa décision de rejeter le grief de harcèlement, la décideuse s’est d’abord penchée sur la demande de récusation. Elle a conclu que son rôle au sein de l’ASFC, en soi, ne créait pas de conflit d’intérêts, car elle avait suffisamment de recul pour examiner objectivement les questions soulevées, se pencher sur les mesures prises et rendre une décision.
[11] Dans son analyse du bien-fondé du grief, la décideuse a fait remarquer que le CENI avait examiné les incidents allégués dans la plainte de harcèlement et avait formulé des recommandations et que le vice-président avait ensuite examiné la plainte et avait conclu qu’elle ne correspondait pas à la définition de harcèlement. Elle a reconnu que le vice-président avait commis une erreur en ne fournissant pas dès le départ ses motifs à M. Burlacu, mais a jugé que cette question était théorique, puisque le demandeur avait reçu l’information au cours du processus de règlement des griefs. Par conséquent, la décideuse a conclu que la plainte de harcèlement avait été réglée conformément à la Politique, aux directives, politiques et guides connexes, ainsi qu’au Code.
IV. Les questions en litige et la norme de contrôle
[12] Les parties conviennent que la demande soulève deux questions :
La décideuse au dernier palier a-t-elle respecté les principes d’équité procédurale?
La décision est-elle raisonnable?
[13] Pour trancher les questions d’équité procédurale, la Cour doit décider si la procédure était équitable eu égard à l’ensemble des circonstances. Elle doit chercher à savoir si le demandeur connaissait la preuve à réfuter et s’il a eu la possibilité complète et équitable d’y répondre. Bien que cet exercice soit particulièrement bien reflété dans la norme de la décision correcte, à proprement parler, la Cour n’applique aucune norme de contrôle lorsqu’il est question d’équité procédurale (Chemin de fer Canadien Pacifique Limitée c Canada (Procureur général), 2018 CAF 69 aux para 54, 56).
[14] La décision sur le grief est susceptible de contrôle selon la norme de contrôle présumée s’appliquer, à savoir celle de la décision raisonnable. Le contrôle selon cette norme est empreint de déférence, mais rigoureux (Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 aux para 12-13, 75 et 85 [Vavilov]). La cour de révision doit se demander si le raisonnement suivi par le décideur et le résultat de la décision possèdent les caractéristiques du caractère raisonnable (justification, transparence et intelligibilité) et si la décision est justifiée au regard des contraintes factuelles et juridiques pertinentes (Vavilov, aux para 83 et 99).
V. Analyse
A. Il n’y a aucun manquement à l’équité procédurale
[15] M. Burlacu soutient que l’instance était inéquitable pour deux raisons. Premièrement, il fait valoir que, contrairement à ce qu’on lui avait dit, la décideuse n’a pas examiné les principales observations et objections qu’il avait présentées dans son grief pour contester la décision du vice-président [traduction] « de ne pas enquêter »
et qu’elle n’y a pas répondu. Il soutient qu’il s’agissait d’un manquement à la théorie des attentes légitimes. Deuxièmement, il fait valoir que la décideuse n’a pas examiné son grief en faisant preuve d’ouverture d’esprit. Je ne suis pas convaincu qu’il y ait eu manquement à l’équité procédurale en l’espèce.
[16] En ce qui concerne la question de l’équité, M. Burlacu s’appuie sur le paragraphe 76 de la décision Renaud c Canada (Procureur général), 2013 CF 18, pour soutenir que l’obligation d’équité procédurale à son endroit était élevée, puisque le grief soulevait des questions liées à des allégations de harcèlement. Le défendeur invoque le paragraphe 28 de la décision Green c Canada (Affaires autochtones et Nord), 2017 CF 1122, à l’appui de sa position selon laquelle les questions liées à la procédure de règlement des griefs prévue dans la Loi sur les relations de travail dans le secteur public fédéral, LC 2003, c 22, art 2 [la Loi], commandent une obligation d’équité procédurale minimale.
[17] La jurisprudence citée par les parties est partagée sur le degré d’équité procédurale qui s’applique. Je n’ai cependant pas besoin de trancher cette question. Même si je devais reconnaître que l’obligation d’équité était élevée en l’espèce, je suis d’avis qu’il n’y a eu aucun manquement à l’équité procédurale.
(1) Attentes légitimes
[18] La théorie des attentes légitimes s’applique lorsqu’un organisme public fait des déclarations au sujet des procédures à suivre pour rendre une décision ou qu’il a constamment suivi et appliqué dans le passé, en prenant des décisions du même genre, certaines pratiques procédurales. Cette théorie a pour effet d’étendre la portée de l’obligation d’équité procédurale envers la personne touchée (Agraira c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2013 CSC 36 au para 94 [Agraira]). Dans l’arrêt Agraira, la Cour suprême explique également que la théorie s’applique strictement dans les cas où la pratique ou la conduite suscitant une attente sont claires, nettes et explicites :
[95] Les conditions précises à satisfaire pour que s’applique la théorie de l’attente légitime sont résumées succinctement comme suit dans un ouvrage qui fait autorité intitulé Judicial Review of Administrative Action in Canada :
[traduction] La caractéristique qui distingue une attente légitime réside dans le fait que celle‑ci découle de la conduite du décideur ou d’un autre acteur compétent. Une attente légitime peut donc découler d’une pratique officielle ou d’une assurance voulant que certaines procédures soient suivies dans le cadre du processus décisionnel, ou qu’il soit possible de prévoir une décision favorable. De même, l’existence des règles de procédure de nature administrative ou d’une procédure que l’organisme a adoptée de son plein gré dans un cas particulier, peut donner ouverture à une attente légitime que cette procédure sera suivie. Certes, la pratique ou la conduite qui auraient suscité une attente raisonnable doivent être claires, nettes et explicites. [Souligné dans l’original.]
[19] M. Burlacu se fonde sur un courriel du 12 novembre 2020 qui indique que toutes ses observations seraient [traduction] « examinées et prises en compte »
pour prouver l’existence d’une promesse matérielle et la création d’une attente légitime que ses observations concernant la décision « de ne pas enquêter »
seraient examinées par la décideuse. La décideuse a conclu que, dans sa décision, le vice-président avait exercé de façon raisonnable et appropriée son pouvoir. M. Burlacu soutient qu’elle a tiré cette conclusion sans examiner ses principales observations ni, à tout le moins, expliquer pourquoi elle ne l’a pas fait, ce qui constituait un manquement à la promesse matérielle portant que ces observations seraient examinées. Je ne suis pas de cet avis. La promesse invoquée n’est pas une affirmation claire, nette et explicite de la part de la décideuse d’examiner les observations et d’y répondre. Elle n’entraîne pas l’application de la théorie des attentes légitimes.
[20] Les garanties envoyées par courriel à M. Burlacu lui indiquant que ses observations seraient [traduction] « examinées et prises en compte »
visaient à communiquer – et non à élargir – l’obligation bien établie pour les décideurs administratifs d’examiner les éléments de preuve et les renseignements dont ils disposent. Les décideurs sont réputés avoir respecté cette obligation, sauf preuve du contraire. En l’espèce, aucune preuve contraire n’a été présentée. Les observations de M. Burlacu figuraient au dossier, et les motifs mentionnent expressément que les points soulevés dans les observations écrites ont été attentivement examinés.
[21] Je suis d’avis que le défaut d’examiner les principales questions soulevées dans les observations de M. Burlacu n’entraîne pas un manquement à l’équité. Cependant, le fait de ne pas avoir fourni de motifs qui sont adaptés aux questions soulevées peut porter atteinte au caractère raisonnable de la décision. J’analyserai cette question ci-après.
(2) La partialité
[22] J’examinerai maintenant le deuxième argument de M. Burlacu concernant l’équité, à savoir que les déclarations antérieures de la décideuse dénotent une fermeture d’esprit ou une partialité. Pour faire valoir cet argument, M. Burlacu renvoie à la décision rendue au dernier palier par la décideuse dans le cadre d’un grief distinct, mais connexe. Dans ce grief, M. Burlacu alléguait que l’employeur n’avait pas respecté le délai de traitement de la plainte de harcèlement [le grief relatif au délai].
[23] Le grief relatif au délai a été réglé au dernier palier le 16 novembre 2020. À cette date, M. Burlacu avait présenté les observations écrites dont il est question ci-dessus relativement au grief de harcèlement, lequel n’était pas encore réglé. C’est la même décideuse qui a rendu les décisions définitives dans le grief relatif au délai et le grief de harcèlement.
[24] Pour rejeter le grief relatif au délai, la décideuse a conclu que le délai de traitement de la plainte de harcèlement avait légèrement dépassé les 12 mois, mais qu’il ne s’agissait pas d’un manquement au Code. Elle a ensuite fait remarquer que le vice-président avait rendu une décision sur la plainte de harcèlement (la décision du 1er octobre 2020) et qu’il avait conclu que le comportement faisant l’objet de la plainte de M. Burlacu n’était pas visé par la définition de harcèlement prévue dans la Politique. Puis, la décideuse a déclaré qu’elle [traduction] « ne vo[yait] aucune raison d’intervenir à l’égard de cette décision »
, c’est-à-dire la décision de ne pas enquêter sur la plainte de harcèlement.
[25] M. Burlacu soutient que cette déclaration était inutile pour trancher les questions dont la décideuse était saisie dans le grief relatif au délai et qu’elle savait que la décision du vice‑président de ne pas enquêter sur la plainte de harcèlement faisait l’objet d’un nouveau grief (dossier du demandeur, à la p 51). Il fait valoir que ces circonstances démontrent que la décideuse avait l’esprit fermé lorsqu’elle a ensuite examiné et tranché le grief de harcèlement en février 2021.
[26] Le défendeur soutient que la déclaration ne dénote ni une partialité ni une fermeture d’esprit. Il s’agit plutôt d’une simple indication portant que la décideuse n’était pas disposée à infirmer la décision sur la plainte de harcèlement en s’appuyant sur le contenu du dossier du grief relatif au délai.
[27] Les décideurs administratifs sont présumés agir de manière impartiale et en faisant preuve d’ouverture d’esprit. En cas d’allégation de partialité, le critère à appliquer vise à déterminer l’existence non pas d’une partialité réelle, mais plutôt d’une crainte raisonnable de partialité : une personne sensée, raisonnable et bien informée conclurait-elle, selon toute vraisemblance, que le décideur, consciemment ou non, ne rendra pas une décision juste? (Committee for Justice and Liberty c L’Office national de l’énergie, [1978] 1 RCS 369 aux p 386 et 394).
[28] La présomption selon laquelle un décideur est impartial n’est pas facile à réfuter. Le seuil permettant de conclure à l’existence d’une crainte raisonnable de partialité est élevé, et le fardeau d’établir la partialité qui incombe à la partie qui en allègue l’existence est tout aussi élevé. Pour s’acquitter de ce fardeau, la partie doit présenter une preuve claire et concrète. L’analyse à effectuer est contextuelle et fondée sur les faits (Keita c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 1115 au para 1; Grey c Première Nation de Whitefish Lake, 2020 CF 949 aux para 23, 24).
[29] Je reconnais que, considérée isolément, la déclaration de la décideuse selon laquelle elle [traduction] « ne vo[yait] aucune raison d’intervenir »
peut amener une personne raisonnable à conclure qu’elle a tranché la question précisément soulevée par M. Burlacu dans le grief de harcèlement. Cependant, cette déclaration ne devrait pas être considérée de façon isolée.
[30] Le grief relatif au délai et le grief de harcèlement sont liés à la même plainte de harcèlement sous-jacente. La réparation substantielle demandée dans les deux griefs est la même : le renvoi de la plainte de harcèlement à un enquêteur indépendant et impartial (dossier du demandeur, à la p 49, et dossier certifié du tribunal, à la p 7). La déclaration de la décideuse selon laquelle elle [traduction] « ne vo[yait] aucune raison d’intervenir »
suit un résumé de l’état de la plainte de harcèlement et constitue une réponse directe à la réparation demandée dans le grief relatif au délai. Elle n’est ni gratuite ni déplacée.
[31] Dans le présent contexte, invoquer le fait que la décideuse était au courant du grief de harcèlement ne suffit pas à réfuter la forte présomption d’impartialité. La preuve et les circonstances ne permettent pas d’établir qu’une personne raisonnable et sensée conclurait, selon toute vraisemblance, que la décideuse, consciemment ou non, ne rendra pas une décision juste à l’égard du grief de harcèlement.
[32] Deux autres facteurs appuient mon point de vue à cet égard. Premièrement, M. Burlacu n’a pas soulevé la question de la partialité ou de la fermeture d’esprit dès la réception de la décision sur le grief relatif au délai, surtout compte tenu de sa demande de récusation. Deuxièmement, comme je l’ai déjà mentionné, dans sa décision sur le grief de harcèlement, la décideuse a expressément pris acte des observations de M. Burlacu et a indiqué qu’elles avaient été examinées attentivement.
B. La décision est déraisonnable
[33] M. Burlacu soutient, et je suis du même avis, que la décision ne satisfait pas à la norme de la décision raisonnable établie dans l’arrêt Vavilov.
[34] La décision traite du contenu du grief de harcèlement de M. Burlacu et de ses observations dans un seul paragraphe, le suivant :
[traduction]
Votre grief est également rejeté sur le fond, puisque je suis convaincue que votre plainte de harcèlement a été traitée conformément aux directives, politiques et guides du SCT. Votre plainte a été examinée par le [CENI] à la lumière de la définition de harcèlement, et les recommandations ont été présentées [au vice-président] à titre d’autorité déléguée. Après examen de votre plainte, [le vice-président] a conclu qu’il disposait de suffisamment de renseignements pour décider qu’elle ne correspondait pas à la définition de harcèlement. Il s’agissait d’un exercice raisonnable et approprié de son pouvoir.
[35] La décision traite du respect du processus suivi : la plainte de harcèlement a été traitée conformément à la politique et examinée au regard de la définition de harcèlement; les recommandations ont été présentées au vice-président, qui a examiné la plainte avant de rendre la décision [traduction] « de ne pas enquêter »
. Cependant, les préoccupations de M. Burlacu, telles qu’elles sont détaillées dans ses observations sur le grief de harcèlement, ne concernaient pas le processus. Dans ses observations, il mettait plutôt l’accent sur le contenu de l’analyse du CENI et sur les recommandations formulées. Il a allégué que l’analyste du CENI et le vice‑président avaient, à tort, examiné chacun des incidents de harcèlement dénoncés séparément. Il a soutenu qu’il y avait une obligation d’évaluer les comportements dans leur ensemble et que, ne l’ayant pas fait, le vice-président avait considéré à tort le seul incident de harcèlement possible relevé par l’analyste comme un incident unique ne justifiant pas une enquête.
[36] Dans l’arrêt Vavilov, la Cour suprême explique qu’on ne s’attend pas à ce que les décideurs administratifs répondent à tous les arguments ou tirent des conclusions explicites sur chaque élément constitutif du raisonnablement qui a mené à leur conclusion finale. Cependant, le fait qu’un décideur n’ait pas réussi à s’attaquer de façon significative aux questions clés ou aux arguments principaux permet de se demander s’il était effectivement réceptif, attentif et sensible aux questions soulevées (Vavilov, aux para 127, 128). La décision sera déraisonnable si les motifs, lus en corrélation avec le dossier, ne permettent pas à la cour de révision de comprendre le raisonnement du décideur sur un point central (Vavilov, au para 103).
[37] Le défendeur présente une série d’observations aux paragraphes 35 à 44 de son exposé, dans lesquelles il tente de justifier la décision de ne pas enquêter sur la plainte de harcèlement et donc à démontrer le caractère raisonnable de la décision sur le grief de harcèlement. Cependant, il n’appartient pas à la Cour de combler les lacunes fondamentales présentes dans l’analyse de la décideuse ou de fournir sa propre justification à l’appui d’un résultat (Vavilov, au para 96).
[38] La décision est déraisonnable.
VI. Réparation
[39] Plutôt que de demander le renvoi du grief pour nouvelle décision, M. Burlacu demande que sa plainte de harcèlement fasse l’objet d’une enquête, invoquant des préoccupations concernant les délais, l’équité et la valeur de trancher les questions en litige (Vavilov, au para 142).
[40] Un verdict imposé est parfois approprié. Toutefois, en règle générale, les cours de révision respecteront la volonté expresse du législateur et laisseront aux décideurs administratifs mandatés à cette fin le soin de rendre les décisions (Vavilov, au para 142; Canada (Citoyenneté et Immigration) c Yansane, 2017 CAF 48 au para 18). Le recours au verdict imposé constitue « un pouvoir exceptionnel ne devant être exercé que dans les cas les plus clairs. Ce pouvoir doit rarement être exercé dans les cas où la question en litige est de nature essentiellement factuelle »
(Canada (Ministre du développement des ressources humaines) c Rafuse, 2002 CAF 31 au para 14).
[41] En l’espèce, il n’est pas évident qu’un résultat donné est inévitable, et je ne suis pas convaincu qu’un verdict imposé est nécessaire pour répondre aux principales préoccupations concernant l’équité et les délais. L’affaire sera renvoyée à un autre décideur pour qu’il rende une nouvelle décision.
VII. Conclusion
[42] La demande est accueillie. M. Burlacu a droit aux dépens, lesquels sont fixés au montant global de 250 $.
JUGEMENT DANS LE DOSSIER T-368-21
LA COUR REND LE JUGEMENT suivant :
La demande est accueillie.
L’affaire est renvoyée à un autre décideur pour nouvelle décision.
La somme globale de 250 $ est accordée au demandeur au titre des dépens.
Blanc
|
« Patrick Gleeson » |
Blanc
|
Juge |
Traduction certifiée conforme
Sophie Reid-Triantafyllos
COUR FÉDÉRALE
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER
DOSSIER :
|
T-368-21 |
INTITULÉ :
|
ALEXANDRU-IOAN BURLACU c LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA |
LIEU DE L’AUDIENCE :
|
TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE
|
DATE DE L’AUDIENCE :
|
LE 25 AVRIL 2022
|
JUGEMENT ET MOTIFS : |
LE JUGE GLEESON
|
DATE DES MOTIFS :
|
LE 26 OCTOBRE 2022
|
COMPARUTIONS :
Alexandru-Ioan Burlacu |
LE DEMANDEUR (POUR SON PROPRE COMPTE) |
Philippe Guigѐre |
POUR LE DÉFENDEUR |
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :
Procureur général du Canada Ottawa (Ontario) |
POUR LE DÉFENDEUR |