Date : 20221027
Dossier : IMM-8697-21
Référence : 2022 CF 1481
[TRADUCTION FRANÇAISE]
Ottawa (Ontario), le 27 octobre 2022
En présence de monsieur le juge Gleeson
ENTRE : |
RAMPAL SINGH |
demandeur |
et |
LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION |
défendeur |
JUGEMENT ET MOTIFS
I. Aperçu
[1] Le demandeur, M. Rampal Singh, est citoyen de l’Inde. Après son arrivée au Canada, en 2011, il a demandé et obtenu l’asile. En 2020, le ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile [le ministre] a présenté une demande de constat de perte de l’asile au titre de l’article 108 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [la LIPR], au motif que le demandeur s’était réclamé de nouveau et volontairement de la protection de l’Inde.
[2] Dans une décision datée du 12 novembre 2021, la Section de la protection des réfugiés [la SPR] a accueilli la demande du ministre et constaté la perte de l’asile du demandeur aux termes du paragraphe 108(2) de la LIPR. Le demandeur soutient que la décision de la SPR est déraisonnable et sollicite son contrôle judiciaire au titre du paragraphe 72(1) de la LIPR.
[3] Pour les motifs qui suivent, je suis d’avis que la décision est déraisonnable et que l’intervention de la Cour est justifiée. La demande de contrôle judiciaire sera accueillie.
II. Le contexte
[4] Après son arrivée au Canada en 2011, le demandeur a demandé l’asile, car il craignait des Jats de son village ainsi que la police indienne. Sa demande d’asile a été accueillie le 31 mars 2016. Il a obtenu le statut de résident permanent le 13 juillet 2017 et sa carte de résident permanent a été délivrée le 6 septembre 2017.
[5] Après avoir obtenu le statut de résident permanent, le demandeur est retourné en Inde à trois reprises entre 2017 et 2020 en utilisant son passeport indien.
[6] Il y est retourné une première fois du 27 décembre 2017 au 11 avril 2018 pour être auprès de sa mère, qui était hospitalisée. Le demandeur a informé la SPR que sa mère avait été hospitalisée à plusieurs reprises durant son premier séjour en Inde et que son état de santé s’était finalement amélioré. Il a indiqué que ses parents ne vivaient plus dans le village qu’il avait fui en 2011 et que sa sœur, qui vivait en Inde, n’était pas en mesure de prendre soin de sa mère puisqu’elle venait de se marier et devait prendre soin de la famille de son époux. Il a mentionné qu’un policier s’était présenté au domicile de ses parents à son arrivée en Inde, avait vérifié son identité et l’avait autorisé à séjourner chez ses parents après le paiement d’un pot-de-vin.
[7] En octobre 2018, un agent des services frontaliers [ASF] a passé le demandeur en entrevue à son retour des États-Unis. Il l’a interrogé au sujet de son retour en Inde, compte tenu du fait qu’il avait demandé et obtenu l’asile contre ce pays et obtenu le statut de résident permanent au Canada. Selon ses notes, l’ASF a expliqué au demandeur que, s’il retournait dans le pays où il craignait d’être persécuté, il n’avait plus besoin de la qualité de réfugié. L’ASF a aussi noté que le demandeur semblait [traduction] « légèrement confus »
.
[8] Le demandeur est retourné une deuxième fois en Inde du 21 janvier 2019 au 7 mars 2019, pour accompagner son père, qui devait subir une intervention chirurgicale. Il a expliqué à la SPR que sa mère était toujours malade et que sa sœur venait d’avoir un bébé. Encore une fois, la police s’est rendue au domicile des parents du demandeur pour confirmer son identité et un autre pot-de-vin a été versé. Le demandeur a indiqué qu’il s’était fait discret pendant son séjour en Inde et, bien qu’il ait assisté au mariage d’un cousin, il avait pris des précautions.
[9] Le demandeur est retourné une troisième fois en Inde en novembre 2019 pour son mariage, arrangé par ses parents. Il a célébré son mariage en présence d’une cinquantaine de membres de sa famille, s’est rendu à Goa pour une lune de miel de cinq jours et a publié des photos sur les réseaux sociaux. Le demandeur s’est logé chez ses parents avec son épouse. Il a mentionné qu’il avait essayé de rentrer au Canada en mars 2020, mais que les restrictions de voyage imposées par la pandémie de COVID-19 l’en avaient empêché. Il est demeuré en Inde jusqu’au début du mois de septembre 2020, date à laquelle il est rentré au Canada.
[10] Le demandeur occupe un emploi de conducteur sur long parcours au Canada. Pour faciliter ses déplacements transfrontaliers liés à son travail, il a obtenu un visa américain au moyen de son passeport indien.
[11] Le 31 août 2020, le ministre a présenté une demande de constat de perte de l’asile au motif que le demandeur s’était réclamé de nouveau et volontairement de la protection du pays dont il a la nationalité (art 108(1)a) de la LIPR).
III. Les dispositions législatives applicables
[12] La section C de l’article premier de la Convention relative au statut des réfugiés, 28 juillet 1951, 189 RTNU 137 (entrée en vigueur le 22 avril 1954, adhésion par le Canada le 4 juin 1969), traite des circonstances dans lesquelles une personne qui s’est vu reconnaître le statut de réfugié perd son statut, y compris lorsque la personne se réclame volontairement à nouveau de la protection du pays dont elle a la nationalité :
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[13] Les dispositions de la Convention sont reflétées à l’article 108 de la LIPR, dont le texte est reproduit ci-dessous. L’alinéa 108(1)a) de la LIPR traite du fait de se réclamer de nouveau de la protection de son pays :
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[14] L’interprétation donnée à l’expression « se réclamer de [ou à] nouveau de la protection du pays dont il a la nationalité »
employée dans la Convention et à l’alinéa 108(1)a) de la LIPR a été guidée par les paragraphes 118 à 125 du Guide des procédures et critères à appliquer pour déterminer le statut de réfugié au regard de la Convention de 1951 et du Protocole de 1967 relatifs au statut des réfugiés (Nsende c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2008 CF 531 au para 12 [Nsende]). Dans une procédure relative à la perte de l’asile, le ministre a le fardeau initial de prouver que la personne protégée : 1) a agi volontairement; 2) avait l’intention, par ses actions, de se réclamer de la protection du pays dont elle a la nationalité; et 3) s’est effectivement réclamée de la protection de son pays de nationalité (Camayo c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 213 au para 36 [Camayo CF], citant Nsende, au para 13). Chacun de ces trois volets doit être démontré, puisque le critère est conjonctif.
IV. La décision faisant l’objet du contrôle
[15] Dans les motifs de sa décision d’accueillir la demande de constat de perte de l’asile, la SPR a résumé les allégations et la preuve du ministre, puis a fourni un aperçu du droit applicable. Elle a ensuite examiné chacun des trois volets du critère relatif à la perte d’asile.
A. La volonté
[16] La SPR a conclu que le demandeur avait agi volontairement en retournant en Inde. Elle a fait remarquer que son retour n’avait été imposé ni par l’Inde ni par le Canada. Elle a, en outre, estimé que les voyages effectués en décembre 2017 et en janvier 2019 ne pouvaient se justifier par des circonstances exceptionnelles, car le demandeur avait de la famille en Inde qui était en mesure d’aider ses parents malades, d’autant plus que ceux-ci recevaient des soins médicaux.
[17] La SPR a aussi estimé que le voyage effectué en novembre 2019 n’était pas nécessaire puisque le demandeur était retourné en Inde pour célébrer publiquement son mariage et y faire un voyage de noces. Elle a aussi estimé que le demandeur aurait pu retourner au Canada à la date prévue, soit le 15 mars 2020, plutôt que de demeurer en Inde jusqu’au mois de septembre 2020, puisque les restrictions aux frontières ne sont entrées en vigueur qu’à compter du 16 mars. La SPR a soutenu que les actions du demandeur, c’est-à-dire de retourner en Inde pour se marier, ne correspondaient pas au comportement attendu d’un réfugié.
B. L’intention
[18] La SPR a rejeté l’argument du demandeur selon lequel il n’avait pas eu l’intention de se réclamer de nouveau de la protection de son pays de nationalité, parce qu’il ignorait qu’il ne pouvait pas retourner en Inde ou voyager avec son passeport indien. Elle a conclu que le demandeur aurait dû savoir que ses voyages en Inde pourraient avoir des conséquences et s’est appuyée sur la mise en garde formulée par l’ASF lors de l’entrevue menée en octobre 2018. La SPR a aussi conclu que le demandeur aurait dû chercher conseil ou se renseigner s’il ne comprenait pas les conséquences d’un voyage en Inde, ce qu’il n’a pas fait.
[19] La SPR a mentionné que la jurisprudence de la Cour reflète des opinions divergentes sur la question de l’intention, citant la décision de la juge Janet Fuhrer dans l’affaire Camayo CF. La SPR a résumé la conclusion tirée dans cette décision, selon laquelle le motif de la personne protégée doit véritablement être la protection de ses intérêts par le pays dont elle a la nationalité. L’intention ne peut être déduite simplement de la preuve de la délivrance ou du renouvellement d’un passeport. La SPR a également souligné que, dans la décision Camayo CF, la Cour a reconnu que les demandes de constat de perte de l’asile doivent être examinées en fonction des faits, et a conclu qu’une distinction pouvait être établie entre les faits de l’espèce et ceux de l’affaire Camayo CF.
[20] La SPR a admis que l’intention subjective d’une personne de se réclamer de la protection de son pays de nationalité était une considération pertinente, mais a souligné qu’il ne s’agissait pas de la seule considération. Elle a conclu qu’en l’espèce l’intention du demandeur de se réclamer de la protection de son pays de nationalité pouvait être déduite du fait qu’il est retourné plusieurs fois en Inde, même après la mise en garde de l’ASF.
[21] La SPR a aussi pris acte du témoignage du demandeur selon lequel il s’était efforcé de se cacher de ses agents de persécution. Elle a écarté ces éléments de preuve et a conclu que le demandeur ne s’était pas caché pendant ses séjours en Inde. La SPR a noté que le demandeur avait conduit ses parents à l’hôpital lors de ses premiers séjours, s’était rendu à un mariage public en février 2019, avait visité un marché public et avait célébré son propre mariage en décembre 2019, avant de passer quelques jours à Goa pour son voyage de noces, le tout, ouvertement.
C. Le succès de l’action visant à se réclamer de nouveau de la protection du pays
[22] La SPR a conclu qu’il ne faisait aucun doute que le demandeur avait obtenu la protection diplomatique de l’Inde, compte tenu du fait qu’il est entré en Inde et a quitté ce pays muni de son passeport indien, qu’il a enregistré sa présence au pays auprès de la police locale et qu’il se présentait comme le fils de ses parents. En outre, elle a pris note du fait que le demandeur s’est servi de son passeport indien pour obtenir un visa américain dans le cadre de son emploi, se présentant à nouveau comme un citoyen indien.
[23] La SPR a conclu que les trois volets du critère énoncé dans la décision Nsende étaient remplis. Elle a donc accueilli la demande du ministre et constaté la perte de l’asile aux termes du paragraphe 108(2) de la LIPR.
V. Les questions en litige et la norme de contrôle
[24] Le demandeur et le défendeur s’entendent pour dire que la présente demande de contrôle judiciaire ne soulève qu’une question en litige : la décision de la SPR relative au constat de perte de l’asile était-elle raisonnable?
[25] Les parties conviennent également que la norme de la décision raisonnable est présumée s’appliquer au contrôle de la décision de la SPR (Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 aux para 10, 30 [Vavilov]; voir aussi Siddiqui c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CAF 134 au para 11, Ravandi c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 761 au para 24).
VI. Analyse
A. Les principes généraux
[26] Les personnes protégées qui obtiennent et utilisent un passeport délivré par leur pays de nationalité se placent sous la protection diplomatique de ce pays. Si elles choisissent de retourner dans leur pays de nationalité, elles confient encore davantage leur sécurité à ce pays. La présomption selon laquelle les personnes protégées ont eu l’intention de se réclamer de la protection de leur pays de nationalité est plus forte dans ces circonstances (Canada (Citoyenneté et Immigration) c Galindo Camayo, 2022 CAF 50 au para 63 [Camayo CAF]).
[27] Cette présomption est toutefois réfutable; il incombe à la personne protégée de la réfuter. Lorsque la personne protégée produit de la preuve visant à réfuter la présomption, la SPR doit procéder à une évaluation individualisée de cette preuve. L’évaluation doit également porter sur tout élément de preuve relatif à l’intention subjective de la personne protégée d’obtenir un passeport, de l’utiliser ou de se rendre dans son pays de nationalité (Camayo CAF, aux para 65, 66).
[28] L’interprétation et l’application de l’article 108 de la LIPR dans le cadre de procédures relatives à la perte de l’asile peuvent entraîner des conséquences graves et particulièrement sévères pour la personne concernée. Cette situation accroît le devoir de la SPR de présenter des motifs (le mécanisme principal par lequel il est possible de démontrer le caractère raisonnable d’une décision) et d’expliquer sa décision en tenant compte des questions et préoccupations centrales soulevées par la personne concernée (Camayo CAF, aux para 49-51, citant Vavilov, aux para 81, 127, 128, 133, 134, 136).
[29] Dans l’arrêt Camayo CAF, la Cour d’appel fédérale a établi une série de facteurs dont la SPR doit tenir compte lorsqu’une personne protégée présente des éléments de preuve pour réfuter la présomption selon laquelle elle s’est réclamée de la protection de son pays de nationalité :
[84] Ainsi, lorsqu’elle traite des cas relatifs à une demande de constat de perte d’asile, la SPR doit tenir compte des facteurs suivants, au minimum, qui peuvent aider à réfuter la présomption selon laquelle une personne s’est réclamée de nouveau de la protection de son pays de nationalité. Aucun facteur individuel ne sera nécessairement déterminant, et tous les éléments de preuve relatifs à ces facteurs doivent être examinés et équilibrés afin de déterminer si les actions de la personne sont telles qu’elles ont permis de réfuter la présomption selon laquelle elle s’est réclamée de nouveau de la protection de son pays de nationalité.
• Les dispositions du paragraphe 108(1) de la LIPR, qui imposent une contrainte à la SPR pour qu’elle parvienne à une décision raisonnable : arrêt Vavilov CSC, précité, par. 115 à 124;
• Les dispositions des conventions internationales telles que la Convention sur les réfugiés et les directives telles que le Guide sur les réfugiés, en tant que droit international, constituent une contrainte importante pour les décideurs administratifs tels que la SPR. La législation est réputée s’appliquer conformément aux obligations internationales du Canada, et l’organe législatif est « présumé respecter les valeurs et les principes du droit international coutumier et conventionnel » : Vavilov CSC, précité, par. 114, renvoyant aux arrêts R. c. Hape, 2007 CSC 26, par. 53; R. c. Appulonappa, 2015 CSC 59, par. 40; voir également la LIPR, al. 3(3)f)).
• La gravité des conséquences qu’aura pour la personne concernée la décision de mettre fin à l’octroi de l’asile. Lorsque la décision a des répercussions sévères sur les droits et intérêts de la personne visée, les motifs fournis à cette dernière doivent refléter ces enjeux : arrêt Vavilov CSC, précité, par. 133 à 135;
• Les observations des parties. Les principes de la justification et de la transparence exigent que les motifs du décideur administratif tiennent valablement compte des questions et des préoccupations centrales soulevées par les parties : arrêt Vavilov CSC, précité, par. 127 et 128);
• L’état des connaissances de la personne en ce qui concerne les dispositions relatives à la perte de l’asile. La preuve qu’une personne est retournée dans son pays d’origine en sachant parfaitement que cela pouvait mettre en péril son statut de réfugié peut avoir une signification différente de la preuve qu’une personne n’est pas consciente des conséquences potentielles de ses actions;
• Les attributs personnels de la personne tels que son âge, son éducation et son niveau de connaissance;
• L’identité de l’agent persécuteur. En d’autres termes, la personne craint-elle le gouvernement de son pays de nationalité ou affirme-t-elle craindre un acteur non étatique? La preuve qu’une personne qui affirme craindre le gouvernement du pays dont elle a la nationalité révèle néanmoins sa localisation à ce même gouvernement en demandant un passeport ou en entrant dans le pays peut être interprétée différemment de la preuve concernant les personnes qui demandent un passeport et qui craignent des acteurs non étatiques. Dans cette dernière situation, le fait de demander un passeport ou d’entrer dans le pays n’expose pas nécessairement la personne à son agent de persécution. Cela peut être particulièrement le cas lorsque la personne n’a fait que demander un passeport : la demande d’un passeport peut avoir peu d’influence sur le risque encouru par une victime de violence familiale, par exemple, ou sur son degré de peur subjective;
• La question de savoir si l’obtention d’un passeport du pays d’origine est faite volontairement;
• La question de savoir si la personne a effectivement utilisé le passeport pour voyager. Si oui, y a-t-il eu des voyages dans le pays de nationalité de la personne ou dans des pays tiers? Le voyage dans le pays de nationalité de la personne peut, dans certains cas, être considéré comme ayant une signification différente de celle du voyage dans un pays tiers;
• Quelle était la raison du voyage? La SPR peut considérer que le voyage dans le pays de nationalité pour une raison impérieuse, comme la maladie grave d’un membre de la famille, n’a pas la même signification que le voyage dans ce même pays pour une raison plus frivole, comme des vacances ou une visite à des amis;
• La fréquence et la durée des voyages;
• Ce que la personne a fait pendant son séjour dans le pays en question;
• La question de savoir si la personne a pris des précautions pendant son séjour dans le pays dont elle a la nationalité. La preuve qu’une personne a pris des mesures pour dissimuler son retour, comme le fait de rester séquestrée dans une maison ou un hôtel pendant toute la durée de la visite ou d’embaucher du personnel de sécurité privé pendant qu’elle se trouve dans le pays d’origine, peut être considérée différemment de la preuve que la personne s’est déplacée librement et ouvertement pendant qu’elle se trouvait dans son pays de nationalité;
• La question de savoir si les actions de la personne démontrent qu’elle n’a plus de crainte subjective de persécution dans le pays de sa nationalité, de sorte que la protection supplétive n’est plus nécessaire; et
• Tout autre facteur s’appliquant à la question de savoir si la personne en cause a réfuté la présomption selon laquelle elle s’est réclamée de nouveau de la protection de son pays de nationalité dans un cas donné.
B. La décision est déraisonnable
[30] Aucune des parties ne conteste, en l’espèce, l’application de la présomption selon laquelle le demandeur se serait réclamé de nouveau de la protection de son pays de nationalité ni la nécessité de tenir compte des facteurs établis dans l’arrêt Camayo CAF. Le défendeur soutient que, en évaluant si la présomption a été réfutée, la SPR a tenu compte de bon nombre des facteurs énoncés dans l’arrêt Camayo CAF sans avoir eu l’avantage d’examiner cet arrêt. Le défendeur plaide qu’une évaluation individualisée de l’ensemble de la preuve, y compris celle portant sur l’intention subjective du demandeur, a été effectuée. Il avance que, en concluant que la présomption n’avait pas été réfutée, la SPR a raisonnablement conclu que le demandeur [traduction] « aurait pu ou aurait dû connaître les conséquences en matière d’immigration de ses actions »
(mémoire du défendeur, au para 27). Selon le défendeur, l’affaire Camayo CAF peut être distinguée, parce que le demandeur en l’espèce avait reçu une mise en garde concernant ses voyages en Inde, mais a choisi de ne pas en tenir compte ou de s’enquérir davantage de la question. Ayant pris connaissance de ces observations, je n’en demeure pas moins convaincu que la décision est déraisonnable.
[31] Le contrôle selon la norme de la décision raisonnable ne doit pas s’intéresser uniquement au résultat du processus décisionnel. Il consiste plutôt à déterminer si (1) le processus décisionnel possède les attributs de la justification, de la transparence et de l’intelligibilité et si (2) la décision appartient aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit (Vavilov, au para 86). Il n’est pas loisible à la cour de révision de faire abstraction d’une analyse erronée pour maintenir un résultat qui pourrait être justifié ou raisonnable. Une décision dont le résultat est potentiellement raisonnable sera infirmée si l’analyse ayant débouché sur ce résultat était déraisonnable (Vavilov, au para 87). En l’espèce, eu égard au contexte de la décision, soit une demande de constat de perte de l’asile qui entraîne des conséquences graves pour le demandeur, l’analyse de la SPR en ce qui a trait aux volets de la volonté et de l’intention du critère énoncé dans la décision Nsende était déraisonnable.
(1) La volonté
[32] Lors de son évaluation du premier des trois volets du critère énoncé dans la décision Nsende, la SPR a conclu qu’aucune circonstance exceptionnelle ne justifiait les allers-retours en Inde. Le raisonnement de la SPR manque de justification et de transparence, particulièrement en ce qui a trait aux deux premiers voyages en Inde, qui, aux dires du demandeur, étaient absolument nécessaires puisqu’il devait prendre soin de ses parents malades.
[33] La preuve démontre que le demandeur est retourné en Inde la première fois parce que sa mère ne présentait aucun signe de [traduction] « rétablissement »
(dossier du demandeur, au para 84). Son deuxième voyage avait été rendu nécessaire par les besoins médicaux particuliers de son père, qui ont été divulgués dans la preuve. Le demandeur a reconnu qu’il avait une sœur en Inde, mais a précisé qu’elle n’était pas en mesure de prendre soin de ses parents en raison de sa situation familiale et des normes culturelles indiennes. Deux courtes phrases portent sur ces éléments de preuve, au paragraphe 9 de la décision de la SPR : « Il y avait d’autres membres de sa famille en Inde qui pouvaient aider ses parents et qui l’ont fait. Ses parents étaient pris en charge par des professionnels de la santé. »
[34] Il n’est pas évident de savoir exactement à quels membres de la famille la SPR faisait référence. Dans son affidavit, la mère du demandeur a mentionné qu’un membre de la famille avait aidé le père du demandeur à la transporter à l’hôpital. La SPR n’a pas directement fait mention de cette preuve dans ses motifs. Dans sa décision, la SPR n’a pas indiqué pas si elle mettait en doute l’incapacité de la sœur du demandeur d’aider, si elle considérait que les membres de la famille élargie pouvaient aider à prodiguer des soins, ou si elle adoptait le point de vue selon lequel l’aide de la famille n’était tout simplement pas nécessaire étant donné les soins hospitaliers que recevaient les parents. La SPR n’était pas tenue de procéder à une analyse approfondie, mais elle devait examiner sérieusement la preuve avant de conclure que la famille était en mesure d’aider et qu’aucune circonstance exceptionnelle ne justifiait les voyages. Ce manquement mine le caractère raisonnable des conclusions de la SPR dans un contexte où la Cour d’appel fédérale a reconnu qu’il existait une obligation accrue d’expliquer et de justifier la décision.
[35] L’examen par la SPR de la question de la volonté était déraisonnable au regard des deux premiers voyages en Inde. En revanche, je suis convaincu que l’examen par la SPR de la preuve se rapportant au troisième voyage était raisonnable. Il était loisible à la SPR de conclure de manière raisonnable que le troisième voyage du demandeur pour célébrer son mariage n’était ni imposé ni absolument nécessaire. Pour cette raison, je ne suis pas disposé à intervenir sur le seul fondement de l’analyse de la SPR relative à la volonté.
(2) L’intention
[36] La façon dont la SPR a traité le volet de l’intention du critère énoncé dans la décision Nsende était également déraisonnable.
[37] La SPR a reconnu que le demandeur semblait ne pas avoir compris la mise en garde qui lui avait été donnée relativement aux risques de retourner en Inde. Elle a affirmé que la voie de la prudence aurait été de demander des conseils, ce que le demandeur n’a pas fait. Pour inférer que le demandeur avait l’intention de se réclamer de nouveau de la protection de son pays de nationalité, la SPR s’est fortement appuyée sur le défaut du demandeur d’agir d’une manière objectivement adéquate à ses yeux.
[38] Au paragraphe 68 de l’arrêt Camayo CAF, la juge Anne MacTavish a rejeté cette approche. La Cour d’appel fédérale a soutenu que la SPR ne doit pas examiner ce que le demandeur aurait objectivement dû faire, mais plutôt ce qu’il avait subjectivement l’intention de faire. En l’espèce, est-ce que les actions du demandeur démontrent qu’il avait subjectivement l’intention de se réclamer de la protection de l’Inde?
[39] La SPR a reconnu à juste titre que l’intention subjective était pertinente quant à la question de l’intention de se réclamer de la protection de son pays de nationalité et n’a pas mis en doute la preuve démontrant que le demandeur n’avait pas compris les conséquences que pourrait entraîner l’utilisation de son passeport indien pour se rendre en Inde.
[40] La preuve dont disposait la SPR relativement à l’intention subjective du demandeur indiquait ce qui suit : 1) l’ASF a affirmé que le demandeur semblait confus lorsqu’il l’avait mis en garde au sujet de ses voyages en Inde; 2) le passeport indien valide du demandeur lui a été remis par les autorités canadiennes lorsqu’il a obtenu sa carte de résident permanent, et il pensait qu’il pouvait s’en servir; 3) le demandeur ne savait pas qu’il pouvait obtenir un document de voyage canadien; 4) le demandeur pensait que sa carte de résident permanent lui accordait la protection du Canada, peu importe où il se trouvait. L’examen de ces éléments aurait aussi inévitablement obligé la SPR à tenir compte des attributs personnels du demandeur dans la mesure où ils sont divulgués dans le dossier, un facteur qui a été jugé pertinent dans l’arrêt Camayo CAF lorsqu’il s’agit de déterminer si la présomption de se réclamer de la protection de son pays d’origine a été réfutée. Cependant, aucun de ces éléments n’a été activement pris en compte ou examiné par la SPR.
[41] Le simple fait que la SPR reconnaisse que l’intention subjective est une question pertinente ne permet pas à la Cour ou au demandeur de bénéficier de motifs adaptés aux questions et préoccupations soulevées, qui sont une marque distinctive d’une décision raisonnable. Je ne donne pas à entendre que le décideur est tenu d’aborder expressément toutes les questions soulevées. La jurisprudence établit clairement qu’aucune obligation de ce genre ne doit être imposée. Cependant, la preuve relative à l’intention subjective était essentielle quant à la question que la SPR devait trancher.
[42] Les motifs démontrent effectivement que la SPR a tenu compte des efforts déployés par le demandeur pour se faire discret pendant ses séjours en Inde. Toutefois, pour inférer que le demandeur avait l’intention de se réclamer de la protection de l’Inde, la SPR s’est basée principalement, sinon exclusivement, sur les voyages du demandeur et sur son défaut de demander des conseils. Le paragraphe 22 de la décision de la SPR est ainsi rédigé en partie : « Toutefois, je suis d’avis que les intentions de l’intimé sont déduites de ses actions, et son action a été de retourner en Inde à plusieurs reprises, même après avoir été averti. »
[Non souligné dans l’original.]
[43] L’omission de la SPR d’examiner les observations et la preuve se rapportant à l’intention subjective du demandeur, ainsi que le fait qu’elle se soit appuyée sur sa vision objective de ce que le demandeur aurait dû faire s’il ne comprenait pas les conséquences éventuelles de ses voyages en Inde, rendent sa décision déraisonnable.
VII. Conclusion
[44] La demande de contrôle judiciaire sera accueillie. Aucune question de portée générale n’a été présentée et l’affaire n’en soulève aucune.
JUGEMENT dans le dossier IMM-8697-21
LA COUR REND LE JUGEMENT qui suit :
La demande est accueillie.
La décision du 12 novembre 2021 est annulée.
L’affaire est renvoyée à un autre décideur pour nouvelle décision.
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« Patrick Gleeson » |
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Juge |
COUR FÉDÉRALE
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER
DOSSIER :
|
IMM-8697-21 |
INTITULÉ :
|
RAMPAL SINGH c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION |
LIEU DE L’AUDIENCE :
|
TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE
|
DATE DE L’AUDIENCE :
|
LE 22 SEPTEMBRE 2022
|
JUGEMENT ET MOTIFS : |
LE JUGE GLEESON
|
DATE DES MOTIFS :
|
LE 27 octobre 2022
|
COMPARUTIONS :
Simon Cossette-Lachance |
POUR LE DEMANDEUR |
Evan Liosis |
POUR LE DÉFENDEUR |
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :
Bertrand, Deslauriers Avocats Montréal (Québec) |
POUR LE DEMANDEUR |
Procureur général du Canada Montréal (Québec) |
POUR LE DÉFENDEUR |