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Date : 20221027


Dossier : IMM-5071-21

Référence : 2022 CF 1479

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 27 octobre 2022

En présence de l'honorable juge Zinn

ENTRE :

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

demandeur

et

MOHAMMAD YAMA AINI

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

[1] Le ministre demande à la Cour d’examiner et d’annuler la décision par laquelle la Section d’appel des réfugiés [la SAR] a fait droit à l’appel interjeté contre la décision de la Section de la protection des réfugiés [la SPR]. Cette dernière avait jugé que le défendeur était exclu de la protection prévue à l’article 98 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27.

[2] Cette décision faisait suite à l’application de la section Fb) de l’article premier de la Convention des Nations Unies relative au statut des réfugiés [la Convention sur les réfugiés] qui prévoit que les dispositions de la Convention ne s’appliquent pas aux personnes dont on aura des raisons sérieuses de penser qu’elles ont commis un crime grave de droit commun en dehors du pays d’accueil avant d’y être admises comme réfugiées.

[3] Pour les motifs qui suivent, la présente demande sera rejetée. Le ministre conteste principalement la pondération par la SAR de la preuve portée à sa connaissance. Il ne s’agit pas d’un motif de contrôle judiciaire valable. Dans le cadre du contrôle judiciaire, la Cour n’apprécie pas à nouveau la preuve sur le fond (voir Canada (Ministre de la Citoyenneté et Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 au para 125). Pour intervenir, la Cour doit être convaincue que la décision souffre de lacunes graves à un point tel qu’elle ne satisfait pas aux exigences de justification, d’intelligibilité et de transparence.

[4] La SAR n’a commis aucune erreur importante dans son analyse de la preuve et elle a fourni des motifs qui possèdent les caractéristiques d’une décision raisonnable.

Contexte

[5] Le défendeur est citoyen de l’Afghanistan. Il était conseiller auprès de la mission permanente de l’Afghanistan des Nations Unies et vivait à New York avec son épouse et leurs trois enfants.

[6] Peu après minuit le 21 juillet 2017, son épouse, affligée de problèmes de santé mentale, souffrait d’insomnie. Elle a décidé de quitter leur appartement pour aller se promener avec le benjamin. Le défendeur a tenté de l’empêcher de sortir en lui disant qu’il n’était pas sécuritaire de le faire à cette heure de la nuit. Dans l'exposé circonstancié de son formulaire Fondement de la demande d’asile [l’exposé circonstancié], il prétend qu’au moment où son épouse s’est détournée de la porte, elle a trébuché sur un balai qui se trouvait à proximité et est tombée. Elle s’est blessée au visage près de son œil droit. Le défendeur a ensuite emmené son épouse à l’hôpital Flushing pour y être soignée.

[7] Le personnel hospitalier semblait préoccupé par la question de savoir si le défendeur avait frappé son épouse. Après avoir trouvé un interprète le matin suivant, ils ont interrogé celle-ci quant à de possibles actes de violence perpétrés par son époux. Elle a nié qu’il l’ait jamais malmenée ou maltraitée. À ce moment-là, elle a également discuté avec un représentant des services à l’enfance. Elle a obtenu son congé de l’hôpital et est retournée chez elle.

[8] Dans les jours qui ont suivi, tous les membres de la famille ont été interrogés par la police et des représentants des services de la protection de l’enfance. Tant le défendeur que son épouse ont démenti l’existence de tout acte de violence conjugale.

[9] L’ambassadeur afghan a ensuite signalé au défendeur que des représentants du Département d’État des États-Unis l’avaient appelé pour le mettre au fait de l’incident. Le défendeur a ensuite été informé qu’on envisageait de le renvoyer et qu’il serait rappelé en Afghanistan.

[10] Le 23 juillet 2017, le New York Post a publié un article sur l’incident allégué, lequel dévoilait l’identité du défendeur et de son épouse. Des articles d’une teneur similaire sont apparus dans d’autres journaux, notamment dans certains services de nouvelles afghans. Une publication en dari a circulé sur Facebook, sur laquelle figurait la photographie du défendeur accompagnée de celle d’une femme battue qui n’était pas son épouse.

[11] Le 12 août 2017, le défendeur a officiellement été renvoyé de la mission permanente de l’Afghanistan. Craignant de subir de la persécution de la part des Mollahs si lui et sa famille retournaient en Afghanistan, ils se sont rendus au Canada le 26 août 2017 et ont demandé l’asile le 6 septembre 2017.

[12] Dans son avis d’intention d’intervenir devant la SPR, le ministre a allégué qu’il existait des raisons sérieuses de penser que le défendeur avait commis un crime grave de droit commun avant de fouler le sol canadien, à savoir des voies de fait graves, en contravention de l’article 268 du Code criminel, LRC 1985, c C-46.

[13] Les demandes d’asile de l’épouse et des enfants ont été séparées de celle du défendeur. Elles ont toutes été instruites et tranchées par le même commissaire de la SPR. L’épouse a témoigné en l’absence de son époux et les enfants ont été représentés par un représentant désigné. À une date ultérieure, le défendeur a témoigné sans son épouse. Tous deux ont accepté que leur déposition et leurs observations respectives puissent être utilisées dans l’audience de leur partenaire, et ils ont signé un formulaire de consentement en ce sens.

[14] La SPR a accueilli la demande d’asile de l’épouse, et a conclu qu’elle [traduction] « serait maltraitée physiquement et psychologiquement par son époux et ne pourrait jouir d’une protection appropriée de la part des agences d’État afghanes » si elle devait retourner en Afghanistan. La SPR a tiré cette conclusion malgré le fait que l’épouse ait témoigné qu’elle et ses enfants n’avaient jamais été maltraités par le défendeur. La SPR a jugé que l’épouse du défendeur [traduction] « avait subi des blessures qu’elle a signalées au personnel de l’hôpital après que son époux l’eut battue ». En concluant de la sorte, la SPR semble avoir attribué un poids considérable aux [traduction] « articles de journaux fondés sur des sources indépendantes et dignes de foi ».

[15] Peut-être sans surprise, le même commissaire de la SPR a conclu qu’il ne pouvait conférer l’asile au défendeur parce que la preuve objective montrait que, durant la nuit en cause, il avait battu son épouse. Cette preuve objective, qui s’était manifestée sous la forme d’articles de presse, faisait également ressortir que l’épouse avait informé le personnel de l’hôpital que son époux lui avait tiré les cheveux, l’avait giflée et frappée au visage. Selon la SPR, un article mentionnait que les membres du personnel de l’hôpital étaient si préoccupés par la situation qu’ils avaient appelé la police. Aux dires d’autres articles de presse, le défendeur serait cité à comparaître au regard de l’incident.

[16] Durant l’audience devant la SPR, le défendeur a admis que le gouvernement afghan l’avait congédié et qu’il avait été rappelé au pays en raison d’une enquête visant à savoir s’il avait battu son épouse. Toutefois, au moment de l’audience, le défendeur a témoigné qu’il n’avait pas battu sa femme et qu’elle avait trébuché sur un balai et était tombée, et son épouse a confirmé ce témoignage.

[17] La SPR a tiré une conclusion défavorable quant à la crédibilité. Elle a premièrement relevé une modification, et le moment de son apparition, dans l’exposé circonstancié du défendeur. Il avait d’abord mentionné que son épouse avait subi une coupure sous son œil. Lors de son audience, tenue après celle de son épouse, il a modifié son récit pour déclarer qu’elle avait une rougeur et une enflure (c.-à-d. une ecchymose) sous son œil, et non pas une coupure. Cette déclaration concordait avec la déposition faite par sa femme. La SPR a conclu que le défendeur avait disposé de beaucoup de temps avant le témoignage de son épouse pour modifier son exposé circonstancié, mais qu’il ne l’avait fait qu’après la déposition de celle-ci.

[18] Deuxièmement, la SPR a beaucoup insisté sur le fait que le défendeur n’avait produit aucune preuve documentaire provenant d’une source indépendante et fiable, comme l’hôpital, la police, ou les services sociaux, pour corroborer son témoignage relatif à l’incident. Par conséquent, la SPR a estimé que les seules sources indépendantes et fiables concernant les blessures de l’épouse subies au cours de l’incident du 21 juillet étaient les articles de presse produits en preuve. Comme il incombait au défendeur d’établir le bien-fondé de sa demande d’asile, la SPR a conclu qu’il n’avait pas réussi à la convaincre que les blessures subies par son épouse n’avaient pas la gravité dénoncée dans les articles de presse.

[19] Troisièmement, la SPR a fait remarquer que, dans son exposé circonstancié, le défendeur avait déclaré que son épouse souffrait de dépression. Toutefois, la SPR a remis en cause le fait qu’il n’avait pas produit de preuve documentaire pour corroborer cette prétention. Par conséquent, elle n’était pas convaincue que c’était pour ce motif (à savoir que son épouse souffrait d’insomnie en raison de ses problèmes de santé mentale) qu’elle a décidé de sortir, comme allégué. Sur la foi de cette conclusion, la SPR a ensuite jugé qu’il n’était pas plausible que l’épouse du défendeur se soit blessée après avoir trébuché sur un balai placé à côté de la porte en se dirigeant vers la sortie.

[20] Quatrièmement, l’épouse du défendeur a témoigné à son audience qu’elle était sortie avec un bébé placé dans une poussette. Or, la SPR a fait remarquer que l’exposé circonstancié du défendeur ne faisait nullement état de la sortie de l’épouse avec un bébé dans sa poussette. Une fois confronté à cette omission, le défendeur a témoigné que lui et son épouse avaient préparé leurs exposés circonstanciés comme un énoncé général visant à décrire l’incident lui-même. La SPR n’a pas jugé que cette explication était raisonnable, puisque dans son témoignage il avait déclaré que le bruit de la poussette l’avait réveillé. Elle s’attendait donc qu’il irait voir ce qui l’avait éveillé lorsque son épouse a décidé de sortir. L’omission de cet élément était capitale aux yeux de la SPR.

[21] Enfin, la SPR a conclu qu’il n’était pas vraisemblable que le lien d’emploi du défendeur soit rompu par les autorités afghanes, si, selon son témoignage, il avait obtenu l’autorisation pour sa mère de venir à New York pour appuyer son épouse suivant la naissance de son troisième enfant. La SPR ne pouvait croire qu’il serait congédié trois jours après cet incident, uniquement en raison de la dépression de son épouse.

[22] Dans sa conclusion, la SPR a conclu que, à la lumière de l’ensemble de la preuve produite, le défendeur avait commis un crime grave de droit commun aux États-Unis. La SPR a en outre conclu que [traduction] « le demandeur d’asile est un criminel et les individus de son acabit qui ont commis un crime grave de droit commun ne méritent pas de se voir conférer l’asile au Canada ». Par conséquent, la SPR l’a débouté de sa demande d’asile au Canada.

[23] Le 7 juillet 2021, la SAR a fait droit à l’appel du défendeur. En plus d’écarter la décision de la SPR, la SAR a en outre conclu qu’il avait la qualité de réfugié au sens de la Convention.

[24] À titre préliminaire, la SAR a admis deux nouveaux éléments de preuve déposés par le défendeur. En premier lieu, il a produit un affidavit souscrit par son épouse le 18 février 2020, avec à l’appui une copie de la décision de la SPR prononcée le 23 décembre 2019, qui conférait l’asile à l’épouse et aux enfants. En deuxième lieu, il a présenté un article publié le 18 juin 2021, intitulé Confusion in Afghanistan as U.S. cancels NATO flag-lowering ceremony [l’annulation par les États-Unis de la cérémonie de descente du drapeau de l’OTAN sème la confusion en Afghanistan]. L’article a été produit suivant la demande d’observations faite par la SAR au regard du bien-fondé de la demande d’asile du défendeur et du cartable national de documentation actuel sur l’Afghanistan.

[25] La seule question en litige soulevée par le ministre dans la présente demande porte sur la conclusion tirée par la SAR selon laquelle le défendeur a la qualité de réfugié au sens de la Convention.

[26] La SAR a d’abord relevé que la SPR avait raison de mettre l’accent sur l’omission concernant la poussette dans l’exposé circonstancié du défendeur. Toutefois, la SAR n’a pas souscrit à la position de la SPR relativement à l’importance de cette omission, et a plutôt conclu qu’il s’agissait d’un élément secondaire qui n’ébranlait pas la crédibilité du témoignage du défendeur dans son ensemble. La SAR a conclu que le défendeur avait fait une déposition fouillée concernant l’incident du 21 juillet et que son témoignage était généralement cohérent avec son exposé circonstancié sur les détails de l’incident.

[27] Dans le même ordre d’idées, la SAR a également conclu que la modification tardive par le défendeur de son exposé circonstancié visant à signaler que son épouse avait subi une ecchymose plutôt qu’une coupure était secondaire.

[28] La SAR a ensuite reproché à la SPR d’avoir tiré une inférence défavorable du fait que le défendeur n’ait pas fourni de documents pour corroborer son témoignage concernant les événements du 21 juillet, et plus particulièrement de son défaut de fournir des factures d’hôpital ou des rapports de l’hôpital, de la police ou des services sociaux. La SAR a conclu, au vu de la preuve portée à sa connaissance, que le défendeur et son conseil avaient sollicité l’accès à ces dossiers (demande accompagnée d’un formulaire de consentement autorisant la communication des renseignements signé par l’épouse) à chaque service et a envoyé trois lettres de suivi à l’hôpital.

[29] La SAR a fait observer que le ministre avait soulevé la question de l’exclusion, et donc qu’il lui incombait de démontrer qu’il existait des raisons sérieuses de penser que l’appelant avait commis un crime grave de droit commun. En l’espèce, la SAR ne disposait d’aucun élément de preuve relatif aux critères mis en place par l’hôpital, la police ou les services sociaux de New York pour divulguer des renseignements sur une femme qui pourrait avoir été victime de violence conjugale.

[30] Compte tenu de ces constats, et au vu de la preuve mise à sa disposition, la SAR a conclu que la SPR avait commis une erreur en remettant en question la crédibilité du défendeur parce que ses efforts visant à fournir les documents avaient échoué.

[31] Enfin, la SAR a conclu que la SPR avait commis une erreur en ne tenant pas compte du rapport psychiatrique et de la lettre rédigée par la Dre Clare Pain. Selon la SAR, ces documents fournissaient des éléments de preuve concluants, crédibles et fiables selon lesquels le défendeur n’avait pas commis de crime grave de droit commun durant l’incident du 21 juillet.

[32] Dans son rapport daté du 1er août 2018, la Dre Pain a confirmé que, depuis janvier 2018, elle rencontrait l’épouse du défendeur et un interprète au Centre de toxicomanie et de santé mentale [le CAMH]. La SAR a conclu qu’il apparaissait clairement du rapport que l’épouse avait expliqué l’incident à la Dre Pain d’une manière qui concordait avec la teneur de sa déposition, ainsi qu’avec celle de son époux. Elle a également raconté à la psychiatre qu’elle s’était légèrement blessée au côté droit du visage, que la blessure s’était transformée en ecchymose, et que le défendeur n’avait jamais porté la main contre elle ou leurs enfants.

[33] La Dre Pain a présenté une lettre de suivi le 30 mai 2019 dans laquelle elle signalait que l’épouse avait participé aux activités du CAMH depuis 17 mois et qu’elle avait subi plusieurs évaluations psychiatriques. Ces évaluations tenaient compte de problèmes liés à la violence et à la sécurité de l’épouse, du défendeur et de leurs enfants. La SAR a fait remarquer que la Dre Pain avait écrit ce qui suit :

[TRADUCTION]

Aucun problème de ce genre n’a été décelé ou soupçonné. En fait, nous n’avons jamais eu de préoccupations à l’égard du moindre type de violence au sein de la famille Aini.

De l’avis de la SAR, si la psychiatre avait eu une quelconque préoccupation à l’égard d’actes de violence commis par le défendeur contre son épouse ou ses enfants, elle les aurait exprimées dans son rapport et ses lettres.

[34] La SAR était consciente que l’épouse pourrait nier pour un certain nombre de raisons que son époux avait fait preuve de violence à son endroit. Néanmoins, elle a conclu que le rapport psychiatrique avait fourni un fondement objectif permettant de croire que l’appelant n’avait ni battu ni maltraité son épouse le 21 juillet, ni à aucun autre moment.

[35] Plus particulièrement, la SAR a fait remarquer que l’épouse a pu témoigner en l’absence de son époux, et par conséquent, sans se sentir intimidée par sa présence. L’épouse n’a pas dévié de sa version, même lorsqu’elle se trouvait dans un environnement où elle pouvait raconter son récit sans craindre son époux. De surcroît, elle est restée cohérente même après avoir obtenu le statut de réfugié et avoir reçu l’assurance de ne pas être renvoyée en Afghanistan.

[36] Tout comme pour le rapport et la lettre de la Dre Pain, la SAR a reproché à la SPR le poids qu’elle a accordé aux articles de presse. La SPR a estimé que les seuls éléments de preuve indépendants et fiables étaient les articles de presse selon lesquels le défendeur avait battu son épouse. Toutefois, comme il a été mentionné précédemment, selon la SAR, la SPR disposait d’éléments de preuve indépendants, crédibles et fiables, à savoir le rapport psychiatrique et la lettre du CAMH, mais elle n’en a pas tenu compte. D'ailleurs, la SAR a également souligné qu’il y avait peu d’information sur la façon dont les journalistes avaient obtenu les renseignements qui ont servi d’assise à leurs articles et très peu de renseignements pour corroborer leurs allégations.

Question en litige

[37] La seule question que soulève la présente demande est celle de savoir si la décision de la SAR est raisonnable.

Analyse

[38] Le demandeur a présenté cinq arguments visant à convaincre la Cour que la décision de la SAR est déraisonnable.

L’admission de nouveaux éléments de preuve

[39] Le demandeur reproche d’abord à la SAR d’avoir admis les nouveaux éléments de preuve présentés par le défendeur en appel et de leur avoir accordé du poids. Il avance que les éléments de preuve ne satisfont pas à la définition énoncée dans l’arrêt Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Singh, 2016 CAF 96, et que tous les éléments de preuve pertinents ou probants produits par le défendeur étaient connus de la SPR.

[40] Ce motif n’a pas été soulevé durant la plaidoirie. Le seul nouvel élément de preuve pertinent à la question que la Cour doit trancher concerne l’affidavit souscrit par l’épouse du défendeur, lequel était accompagné par la décision de la SPR ayant accueilli sa demande d’asile et celle des enfants. Le ministre a versé cette décision au dossier de la demande. Elle était connue de la SPR au moment de la prise de décision et est vraisemblablement inadmissible. Toutefois, il est signalé que cet élément de preuve étaye la position prise par le ministre en l’espèce et je ne vois rien de répréhensible à l’admettre.

Les efforts déployés par le défendeur pour obtenir les éléments de preuve

[41] Le ministre avance que la SAR a commis une erreur en admettant la preuve selon laquelle le défendeur avait déployé des efforts suffisants pour obtenir des documents de l’hôpital au regard de l’incident du 21 juillet. Il renvoie à la transcription de la SPR qui montre que le défendeur n’a pas obtenu de lettre du travailleur social [traduction] « parce qu’il ne croyait pas qu’il serait traité avec équité ». Aux dires du demandeur, l’épouse a témoigné qu’à chaque fois qu’elle se rendait à l’hôpital pour une urgence, elle recevait une lettre, sauf en ce qui concerne l’incident du 21 juillet.

[42] De l’avis du ministre, il n’était pas raisonnable pour la SAR de conclure que le défendeur avait déployé des efforts suffisants en se contentant d’exhiber les lettres sollicitant l’envoi des documents. Bien que la preuve d’envoi de ces lettres ait été produite, le ministre s’élève contre le fait qu’il n’existe aucune explication quant aux raisons pour lesquelles le défendeur ou son épouse n’ont pas été en mesure d’obtenir des copies des rapports d’incident. Alors que, devant la SAR, il avait souligné que le défendeur n’avait pas produit de demandes de suivi à l’hôpital Flushing lorsque celui-ci a sollicité une signature originale, le ministre reproche à la SAR de ne pas s'être penchée sur ces observations.

[43] Je ne suis pas convaincu que la SAR a commis une erreur en concluant que le défendeur avait déployé des efforts suffisants pour obtenir des documents de l’hôpital au regard de l’incident du 21 juillet. Au vu des multiples tentatives entreprises pour obtenir ces documents, je conclus qu’il était raisonnable pour la SAR de décider que le défendeur avait déployé des efforts raisonnables pour obtenir les documents au regard de l’incident du 21 juillet de l’hôpital, de la police et des services sociaux.

[44] Bien que le ministre ait tenté à de multiples reprises d’attaquer le défendeur pour son incapacité à produire les documents associés à l’incident, la SAR avait raison de soulever qu’il incombe au demandeur de démontrer qu’il existe des raisons sérieuses de penser que le défendeur a commis un crime grave de droit commun (Sing c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CAF 125 au para 23).

[45] Considérant le fait qu’il n’appartient pas au défendeur de prouver quoique ce soit lorsque la question de l’exclusion est soulevée par le ministre, il était raisonnable pour la SAR de conclure que le défendeur en l’espèce était uniquement tenu de déployer des efforts raisonnables pour fournir les documents liés à l’incident du 21 juillet. Exiger une norme de preuve plus élevée reviendrait à faire reposer ce fardeau sur les épaules du défendeur, sans droit.

[46] En outre, comme l’a signalé la SAR, le ministre a également tenté d’obtenir en vain ces documents. Les doléances du ministre font surgir dans mon esprit un vieil adage qui fait intervenir la poêle qui se moque du chaudron .

Le poids accordé au rapport du médecin

[47] Le ministre soutient que le fait pour la SAR de s’appuyer sur le rapport de la CAMH était déraisonnable. Il prétend que la SAR a permis à ce document d’usurper le rôle du tribunal. Selon le demandeur, cette approche va à l’encontre des enseignements de la Cour dans plusieurs affaires. Par exemple, le ministre invoque la décision Salazar c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2018 CF 83, où la Cour a affirmé, au paragraphe 42, qu’elle « a déjà émis des mises en garde voulant que les rapports psychologiques ne doivent pas usurper le rôle du décideur ».

[48] Aux dires du ministre, même si la SAR avait à se pencher sur le rapport, elle s’est méprise en lui accordant, d’une manière déraisonnable, trop de poids.

[49] Je ne retiens pas cette prétention.

[50] Le demandeur a raison d’affirmer que la Cour a mis en garde contre le fait que les rapports psychologiques ne doivent pas usurper le rôle du décideur, mais la SAR n’a pas commis cette erreur. Je ne suis pas en mesure de conclure que la SAR s’est méprise en accordant un poids considérable au rapport de la CAMH, et je souscris à sa conclusion selon laquelle la SPR avait commis une erreur capitale en faisant abstraction du rapport en première instance.

[51] Le ministre n’a avancé aucun argument de fond pour illustrer comment la SAR a commis une erreur en concluant que le rapport fournit une preuve convaincante, crédible, objective et fiable selon laquelle le défendeur n’a pas commis un crime grave de droit commun lors de l’incident du 21 juillet. Il s’agit, tout simplement, d’une conclusion qu’il était loisible à la SAR de tirer. Les arguments du ministre sur ce point se résument à une tentative voilée d’amener la Cour à soupeser à nouveau la preuve.

Exclusion des mesures prises par le gouvernement afghan

[52] Le ministre prétend que la SAR a commis deux erreurs en ce qui concerne son examen des mesures prises par le gouvernement afghan. Premièrement, la SAR a, d’une manière déraisonnable, omis de prendre en compte le fait que le gouvernement afghan s’était montré suffisamment préoccupé par l’incident du 21 juillet pour rappeler le défendeur en Afghanistan afin d’investiguer sur ces événements, et lui avait d’ailleurs retiré son rôle diplomatique. Deuxièmement, le ministre prétend que la SAR aurait dû tenir compte de ses observations relatives à l’immunité diplomatique.

[53] Parce qu’elle avait conclu que le ministre n’avait pas établi l’existence de raisons sérieuses de penser que le défendeur avait commis un crime grave de droit commun avant son arrivée au Canada, la SAR a décliné de se pencher sur la question de savoir si ce dernier avait été ou non poursuivi en raison de son immunité diplomatique. Il s’agissait d’une conclusion raisonnable, et le ministre n’a pas réussi à me convaincre du contraire. En effet, la SAR n’était pas tenue de se pencher sur chaque argument soulevé en appel (Mohamed c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2016 CF 1419 au para 16, citant Newfoundland and Labrador Nurses’ Union c Terre-Neuve-et-Labrador (Conseil du Trésor), 2011 CSC 62 au para 16).

[54] De surcroît, je ne suis pas d’accord pour dire que la SAR a déraisonnablement omis d’apprécier les mesures prises par le gouvernement afghan. Tout comme le ministre l’a plaidé devant la SPR, la Loi sur les missions étrangères et les organisations internationales, LC 1991, c 41, décrit les protocoles et les responsabilités des pays d’accueil et d’origine, surtout dans le cas où un diplomate fait face à des accusations au pénal dans le pays d’accueil. Selon le ministre, la loi expose clairement les droits de la mission étrangère lorsque l’un de ses diplomates fait face à des accusations au pénal. Elle peut décider de renoncer à l’immunité diplomatique et de laisser le pays d’accueil intenter une poursuite pénale contre le diplomate, ou elle peut choisir de l’expulser, ou de mettre fin à son affectation, de manière à ce que l’incident fasse l’objet d’une enquête dans le pays d’origine et que son auteur y subisse les conséquences de ses actes.

[55] Devant l’éventail de ces options, il est conjectural pour le ministre de prétendre que l’action du gouvernement afghan confirme qu’il existe des raisons sérieuses de penser que le défendeur a commis un crime grave de droit commun. Il peut exister une pléthore de raisons pour lesquelles le gouvernement afghan a réagi comme il l’a fait à la suite des allégations portées contre le défendeur, y compris le désir d’éviter les réactions défavorables de la presse et du public face à la nouvelle médiatique.

[56] Aucun élément de preuve versé au dossier ne témoigne de la manière dont il faudrait interpréter les mesures prises par le gouvernement afghan, et je ne peux en tirer moi-même grand-chose. En conclusion, j’estime que la SAR n’a pas commis les erreurs qui lui sont reprochées.

Le rejet des articles de presse

[57] Enfin, le ministre fait valoir que la SAR a déraisonnablement privilégié le rapport du CAMH et les dépositions du défendeur et de son épouse au détriment des articles de presse produits en preuve. Il affirme que les articles de presse constituent le seul récit contemporain de l’incident.

[58] Quoique le demandeur avance que les articles de presse doivent être utilisés avec parcimonie, il soutient que, dans les cas appropriés, ils peuvent se voir accorder un certain poids. Pour étayer cette prétention, il invoque la décision Abbas c Canada (Ministre de la Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 12 où la Cour a déclaré, au paragraphe 40, que la SPR peut s’appuyer ou non sur des articles de presse, et que ce choix relève généralement de sa discrétion.

[59] Le ministre a raison de dire que, dans des cas appropriés, le tribunal peut accorder un certain poids aux articles de presse, mais il lui est également loisible d’écarter ceux-ci.

[60] La SAR a raisonnablement conclu qu’il existait peu de renseignements indiquant comment les journalistes ont eu vent des faits rapportés dans les divers articles de presse, surtout l’article original du New York Post publié le 23 juillet 2017. Selon cet article, qui se contente de citer des sources policières anonymes, [traduction] « un diplomate afghan est accusé d’avoir battu son épouse avec une telle sévérité qu’elle s’est retrouvée dans une salle d’urgence de Queens » et [TRADUCTION] « [m]anifestement, [l’épouse] a subi des blessures assez graves pour se rendre à l’hôpital qui s’est alors senti tenu de signaler l’incident à la police ».

[61] La teneur de ces articles de presse ne saurait être assimilée à des « raisons sérieuses de penser ». Pour citer un ancien président des États-Unis, il pourrait s’agir de fausses nouvelles. Faute d’une source bien désignée, à l’origine de ces renseignements ou d’une preuve corroborante, les articles ne peuvent raisonnablement se voir accorder que très peu de poids, surtout à la lumière des témoignages clairs et cohérents des seules personnes « sur les lieux » qui démentent toutes deux les allégations.

[62] En résumé, le ministre demande à la Cour de soupeser à nouveau la preuve dont disposait la SAR. Comme le ministre le sait bien, après l’avoir affirmé à maintes reprises en cas de contrôle judiciaire, ce rôle n’appartient pas à la Cour.

[63] Aucune question n’a été proposée aux fins de certification.

 


JUGEMENT dans le dossier IMM-5071-21

LA COUR STATUE que la présente demande de contrôle judiciaire est rejetée et qu’il n’y a aucune question à certifier.

«Russel W. Zinn»

Juge

Traduction certifiée conforme

Frédérique Bertrand-Le Borgne, LL.B.


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-5071-21

 

INTITULÉ :

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION c MOHAMMAD YAMA AINI

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

AUDIENCE TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE

 

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 25 octobre 2022

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE ZINN

 

DATE :

Le 27 octobre 2022

 

COMPARUTIONS :

James Todd

 

Pour le demandeur

 

Quinn Campbell Keenan

 

Pour le défendeur

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

 

Pour le demandeur

 

Quinn Campbell Keenan

Avocat

Toronto (Ontario)

Chapnick & Associates

Avocats

Toronto (Ontario)

 

Pour le défendeur

 

 

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