Date : 20221027
Dossier : IMM-116-22
Référence : 2022 CF 1470
Ottawa (Ontario), le 27 octobre 2022
En présence de l’honorable juge Pamel
ENTRE :
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Gelnar GEBARA
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demanderesse
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et
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LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION
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défendeur
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JUGEMENT ET MOTIFS
I.
Aperçu
[1] La demanderesse, Mme Gelnar Gebara, citoyenne de la Syrie, demande le contrôle judiciaire d’une décision d’un agent de l’ambassade du Canada au Liban, Section immigration, datée du 20 décembre 2021, rejetant sa demande de résidence permanente en tant que réfugiée au sens de la Convention outre-frontières ou de personne protégée à titre humanitaire outre-frontières au sens des articles 145 et 147 du Règlement sur l’immigration et la protection des réfugiés, DORS/2002-227 [Règlement].
[2] Mme Gebara soumet que l’agent a omis d’examiner les motifs de persécution personnalisés et prospectifs en Syrie sous le régime de l’article 145 du Règlement, qu’il a adopté des conclusions de fait erronées et déraisonnables quant à sa crédibilité, et qu’il a conclu de manière déraisonnable à l’amélioration des conditions de sécurité en Syrie en application de l’article 147 du Règlement.
[3] Pour les motifs qui suivent, la demande de contrôle judiciaire sera rejetée.
II.
Faits et décision sous-jacente
[4] Mme Gebara est née à Damas d’une famille chrétienne. Entre 2006 et 2011, elle a vécu et travaillé en Syrie, et de janvier 2011 à janvier 2014, elle a résidé aux Émirats arabes unis [ÉAU] pour des raisons professionnelles. Mme Gebara a été mariée et avait entamé des procédures de divorce en 2010, lesquelles se sont terminées en 2016. En 2014, à l’expiration de son permis de travail aux ÉAU, Mme Gebara est retournée vivre chez ses parents à Damas et y est restée jusqu’en juin 2018, moment où elle est partie au Liban.
[5] Le 13 mars 2019, Mme Gebara a présenté une demande de résidence permanente [DRP] dans la catégorie des réfugiés au sens de la Convention outre-frontières et des personnes de pays d’accueil, à partir du Liban. Au soutien de sa DRP dans ces deux catégories, Mme Gebara s’est appuyée sur la situation de la guerre civile qui sévi en Syrie depuis 2011 et sur la proximité de son domicile à Damas avec la ville de Jobar, où avaient lieu d’importants conflits armés. Le 28 octobre 2021, elle a eu une entrevue à l’ambassade du Canada à Beyrouth avec l’agent chargé de procéder à l’évaluation de sa DRP. Le 20 décembre 2021, la DRP de Mme Gebara a été refusée.
[6] Dans sa décision, qui comprend également les notes du Système mondial de gestion des cas [SMGC], l’agent renvoie d’abord aux dispositions législatives pertinentes, dont le paragraphe 11(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [Loi], concernant le pouvoir de l’agent de délivrer un visa s’il est convaincu que l’étranger n’est pas interdit de territoire et se conforme à la Loi, le paragraphe 16(1) de la Loi concernant l’obligation de répondre véridiquement aux questions, l’article 96 de la Loi concernant la définition de réfugié au sens de la Convention, ainsi que les articles 139, 145 et 147 du Règlement concernant les exigences d’obtention d’un visa de résident permanent au titre de la catégorie des réfugiés au sens de la Convention outre-frontières et de la catégorie des personnes de pays d’accueil. L’agent a conclu qu’il n’était pas convaincu que Mme Gebara puisse se qualifier dans les deux catégories de sa demande en raison des incohérences et déclarations contradictoires ressortant de son entrevue du 28 octobre 2021, lesquelles ont soulevé des préoccupations substantielles quant à sa crédibilité. Par ailleurs, l’agent a noté que la DRP de Mme Gebara reposait principalement sur un manque général de stabilité en Syrie, et a retenu de la preuve que Mme Gebara n’avait pas été menacée ni persécutée personnellement lorsqu’elle résidait en Syrie.
[7] À cet égard, l’agent a tenu compte du fait que Mme Gebara était une femme divorcée et issue de la minorité chrétienne syrienne, mais a retenu qu’elle avait fait le choix conscient de retourner vivre chez ses parents à Damas en 2014, concluant que les faits allégués étaient insuffisants pour déterminer qu’elle était à risque en raison de son statut de femme. L’agent a ainsi conclu que la demande ne présentait aucune indication ou expression claire d’une crainte fondée en Syrie, puisque aucune persécution spécifique n’avait été mise de l’avant par Mme Gebara. Après avoir considéré la demande dans son entièreté, l’agent a conclu qu’il n’était pas convaincu que Mme Gebara ne soit pas interdite de territoire et qu’elle réponde aux dispositions de la Loi et du Règlement portant sur les demandes dans les catégories de réfugiés de la Convention outre-frontières et des personnes de pays d’accueil.
III.
Question en litige et norme de contrôle
[8] La présente demande de contrôle judiciaire soulève une seule question : la décision de l’agent est-elle raisonnable?
[9] La norme de contrôle applicable à la décision de l’agent est celle de la décision raisonnable (Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 aux para 16-17 [Vavilov]). Le rôle de la cour est donc de déterminer si la décision dans son ensemble est raisonnable, c’est-à-dire si la décision est fondée sur « une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle »
et si la décision dans son ensemble est transparente, intelligible et justifiée (Vavilov aux para 85-86).
IV.
Question préliminaire : recevabilité de la preuve documentaire de la demanderesse
[10] Dans son mémoire des faits et du droit, le défendeur, le ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration [Ministre], s’est opposé au dépôt de la preuve documentaire introduite par Mme Gebara par affidavit, soit les pièces G à M, en plus de noter la référence à cette preuve documentaire aux paragraphes 16 et suivants du mémoire de la demanderesse. Le Ministre soutient que Mme Gebara n’avait pas soumis cette preuve documentaire à l’appréciation de l’agent, comme le démontre son absence au dossier certifié du tribunal.
[11] À l’audience, le procureur de Mme Gebara a fait valoir que tous les documents soumis, lesquels sont contenus au cartable national de documentation, existaient le jour de la décision et font partie du corpus que l’agent avait le devoir de connaître et de considérer dans le cadre de son analyse. Le Ministre, s’appuyant sur la décision Idu c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2021 CF 1081, a soutenu pour sa part que, même si le dossier du tribunal ne porte aucune mention de documents sur la situation dans le pays, on peut supposer que l’agent soit la connaissait, soit pouvait facilement disposer de la documentation sur celle-ci afin d’exécuter ses fonctions correctement, ce qui à première vue semble plutôt confirmer l’idée que lesdits documents se trouvaient bel et bien devant l’agent, quoiqu’ils n’aient pas été formellement déposés par Mme Gebara au soutien de sa DRP.
[12] Quoi qu’il en soit, et comme il le sera plus amplement exposé, plus loin, dans les présents motifs, je considère que les éléments déterminants dans le cadre de la présente demande sont ceux de l’évaluation par l’agent de la crédibilité de Mme Gebara et du fait que la demande ne présentait aucune indication ou expression claire d’une crainte fondée en Syrie. Or, la preuve contestée se rattache exclusivement à la question de l’évaluation par l’agent des risques de persécution de Mme Gebara à titre de femme divorcée ne bénéficiant pas de la protection d’un homme en Syrie. Elle ne sera donc pas considérée dans l’analyse de la raisonnabilité de la décision contestée et, par conséquent, je conclus qu’il ne m’est pas nécessaire de trancher la présente question quant à la recevabilité.
V.
Analyse
[13] Dans la décision Walu c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2021 CF 824, qui traitait également de l’évaluation effectuée par un agent d’immigration d’une DRP dans les mêmes catégories, la juge Kane a résumé dans ces termes l’expertise du décideur et la retenue de la cour de révision :
[16] Conformément à l’arrêt Vavilov, la Cour devrait d’abord examiner les motifs donnés avec une attention respectueuse et chercher à comprendre le fil du raisonnement suivi par le décideur pour en arriver à sa conclusion. Une décision est raisonnable lorsqu’elle est fondée sur une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle et est justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles auxquelles le décideur est assujetti (Vavilov, aux para 85, 102, 105-110). La Cour ne juge pas les motifs au regard d’une norme de perfection (Vavilov, au para 99).
[…]
[18] En outre, il est de droit constant que les décideurs qui entendent le témoignage et examinent les éléments de preuve sont les mieux placés pour apprécier la crédibilité : Aguebor c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1993] ACF no 732 (QL) au para 4, 160 NR 315 (CA). Il faut faire preuve d’une grande retenue à l’égard de leurs conclusions quant à la crédibilité : Lubana c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2003 CFPI 116 au para 7, 228 FTR 43; Lin c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2008 CF 1052 au para 13, [2008] ACF no 1329 (QL); Fatih c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CF 857 au para 65, 415 FTR 82.
[14] Dans le présent cas, Mme Gebara soumet que les justifications fournies par l’agent au soutien de ses conclusions quant à sa crédibilité ne sont pas conformes aux exigences établies par l’arrêt Vavilov en matière de raisonnabilité des motifs. Je conviens que la décision de l’agent n’est pas un chef-d’œuvre de clarté rédactionnelle. En effet, il est difficile d’identifier, quant à certaines réponses données par Mme Gebara lors de son entrevue, quelles raisons ont poussé l’agent à conclure à l’absence de crédibilité, et quant à sa DRP en général, quelle a été la source initiale des préoccupations de l’agent sur la question. Cependant, une lecture attentive de la décision permet de confirmer que l’agent, avant même la tenue de l’entrevue, entretenait des doutes concernant la véracité de l’allégation de Mme Gebara, voulant qu’elle ait quitté la Syrie pour le Liban en 2018. Les doutes de l’agent étaient manifestement dus au fait que Mme Gebara, qui alléguait résider au Liban depuis déjà trois ans au moment de l’entrevue, n’avait déposé aucune preuve matérielle au soutien de cette allégation.
[15] Afin de permettre à Mme Gebara de dissiper ses préoccupations portant sur les faiblesses de sa preuve, l’agent a d’abord demandé à Mme Gebara par quel moyen elle était entrée au Liban, ce à quoi elle a répondu qu’elle avait utilisé sa carte d’entrée-sortie. L’agent lui a donc demandé où se trouvait cette carte, ce qui a donné lieu à l’échange suivant :
[traduction]
Je ne l’ai pas. QUE LUI EST-IL ARRIVÉ? Parce que, je ne sais pas… Je l’ai perdue. Je ne sais pas si on me l’a volée. Comme elle était expirée, je ne m’en suis pas souciée. L’AVEZ-VOUS PERDUE OU A-T-ELLE ÉTÉ VOLÉE? J’avais ma carte dans mon porte-monnaie, avec mon permis de conduire, et je ne les trouve plus.
[Je souligne.]
[16] L’agent a conclu de cet échange qu’il était hautement improbable que Mme Gebara ne considère pas sa carte d’entrée-sortie comme un document important, puisqu’elle constitue un document officiel de voyage permettant de traverser la frontière et, en cela, est assimilable à un passeport. Mme Gebara soumet qu’elle n’a jamais affirmé qu’elle considérait cette carte comme n’étant pas importante. Bien que j’accepte les soumissions de Mme Gebara sur ce point, compte tenu de ses réponses données à l’agent, je ne peux établir qu’il était déraisonnable pour ce dernier de conclure comme il l’a fait.
[17] Confronté de nouveau à l’absence de preuve matérielle au dossier, l’agent a entrepris d’interroger Mme Gebara sur divers éléments en lien avec sa présence au Liban en 2018, notamment son travail, le montant de son loyer, si cette dernière avait approché l’Agence des Nations Unies pour les réfugiés et ses ressources financières. Mme Gebara a répondu qu’elle ne travaillait pas, ne payait pas de loyer mais contribuait plutôt aux dépenses de la maison où elle résidait et n’avait pas approché l’Agence, car elle n’avait pas besoin de soutien matériel. Mme Gebara a affirmé recevoir de l’argent de sa famille en Syrie par taxi, et qu’elle avait reçu 200 $ en argent américain dix jours avant l’entrevue. Compte tenu de la dévaluation significative de la livre libanaise face au dollar américain, l’agent a questionné Mme Gebara sur le taux de change entre les deux monnaies, ce à quoi elle a répondu qu’elle tentait le plus possible de ne pas convertir son argent américain, et qu’il était plus facile pour elle de donner de l’argent à son ami que de le convertir.
[18] Mme Gebara soumet que chacune de ses réponses aux questions de l’agent étaient raisonnables et qu’aucune des conclusions de l’agent quant à leur absence de crédibilité n’étaient adéquatement justifiées. Je suis d’accord avec Mme Gebara que, prises individuellement, certaines de ses justifications auraient pu être raisonnables. Cependant, dans l’ensemble, je considère qu’il était raisonnable pour l’agent de conclure que les réponses données par Mme Gebara ne suffisaient pas à atténuer ses préoccupations. Par ses questions, l’agent cherchait à obtenir des informations qui lui auraient permis de déterminer si Mme Gebara résidait bel et bien au Liban depuis 2018, puisque celle-ci n’avait fourni aucune preuve tangible à cet effet. Or, même si j’accepte que certaines des réponses de Mme Gebara étaient des réponses raisonnables aux questions de l’agent, cela ne veut pas dire qu’elles étaient de nature à dissiper ses doutes. Dit autrement, Mme Gebara a eu beau être crédible dans certaines de ses réponses, celles-ci ne rendaient pas pour autant son allégation de résidence crédible.
[19] L’allégation de Mme Gebara selon laquelle elle avait quitté la Syrie pour le Liban en 2018 était un élément essentiel de sa demande, puisqu’il supportait ses prétentions concernant sa crainte de persécution. À cette considération s’ajoute le fait que Mme Gebara n’a donné aucune raison de craindre de retourner en Syrie. Questionnée par l’agent à ce sujet, Mme Gebara a répondu qu’elle n’avait personnellement aucune crainte. Même le fait qu’elle soit une femme, chrétienne et divorcée a été relevé par l’agent dans sa décision. Cependant, le fait qu’elle ait allégué être revenue en Syrie en 2014 et y être restée jusqu’en 2018 a joué dans l’esprit de l’agent comme atténuant toute expression de crainte de persécution. L’agent a donc déterminé qu’elle ne remplissait pas les conditions énoncées à l’article 96 de la Loi et à l’article 147 du Règlement. Par conséquent, il ne pouvait pas être convaincu que Mme Gebara soit admissible au Canada et ne soit pas interdite de territoire, comme l’exige le paragraphe 11(1) la Loi.
[20] Il incombait à Mme Gebara de démontrer le caractère déraisonnable de la décision de l’agent en convainquant la Cour que celle-ci souffre de lacunes graves à un point tel qu’on ne peut pas dire qu’elle satisfait aux exigences de justification, d’intelligibilité et de transparence (Vavilov au para 100). Compte tenu de la preuve au dossier et des motifs ci-dessus, je ne suis pas convaincu qu’elle s’est acquittée de son fardeau. À mon avis, les conclusions de l’agent sont raisonnables et commandent la déférence.
VI.
Conclusion
[21] La demande de contrôle judiciaire est rejetée.
JUGEMENT au dossier IMM-116-22
LA COUR STATUE que :
La demande de contrôle judiciaire est rejetée.
Il n’y aucune question à certifier.
« Peter G. Pamel »
Juge
COUR FÉDÉRALE
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER
DOSSIER :
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IMM-116-22
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INTITULÉ :
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GELNAR GEBARA c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION
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LIEU DE L’AUDIENCE :
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AFFAIRE ENTENDUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE
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DATE DE L’AUDIENCE :
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LE 19 octobre 2022
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JUGEMENT ET MOTIFS :
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LE JUGE PAMEL
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DATE DES MOTIFS :
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LE 27 octobre 2022
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COMPARUTIONS :
Me Guillaume Cliche-Rivard
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Pour lA demanderesse
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Me Simone Truong
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Pour le défendeur
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AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :
Cliche-Rivard, Avocats inc.
Montréal (Québec)
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Pour lA demanderesse
|
Procureur général du Canada
Montréal (Québec)
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Pour le défendeur
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