Dossier : T-1694-21
Référence : 2022 CF 1391
[TRADUCTION FRANÇAISE]
Ottawa (Ontario), le 11 octobre 2022
En présence de monsieur le juge Pamel
ENTRE :
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DAVID LAVERGNE-POITRAS
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demandeur
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et
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LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA (ministre des Travaux publics et de l’Approvisionnement) et PMG TECHNOLOGIES INC.
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défendeurs
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ORDONNANCE ET MOTIFS
I.
Aperçu
[1] Le défendeur, le procureur général du Canada, a déposé une requête par écrit, en application de l’article 369 des Règles des Cours fédérales, DORS/98-106, en vue d’obtenir une ordonnance rejetant, en raison de son caractère théorique, la demande de contrôle judiciaire sous-jacente [la demande sous-jacente] qui conteste l’« exigence relative à la vaccination des fournisseurs contre la COVID-19 »
du gouvernement du Canada [la politique de vaccination des fournisseurs ou la politique]. La demande sous-jacente doit être entendue le 6 décembre 2022. Pour les motifs énoncés ci-après, j’accueille la requête du procureur général du Canada et je rejette la demande sous-jacente.
II.
Faits
[2] Dans la décision Lavergne-Poitras c Canada (Procureur général), 2021 CF 1232 [décision Lavergne-Poitras 1], le juge McHaffie a exposé le contexte de la politique de vaccination des fournisseurs qui est entrée en vigueur le 15 novembre 2021. En bref, cette politique exigeait que le personnel des tiers fournisseurs du gouvernement fédéral soit pleinement vacciné contre la COVID-19 pour avoir accès aux lieux de travail du gouvernement du Canada où se trouvaient des fonctionnaires fédéraux. Elle exigeait également que ces tiers fournisseurs attestent que leurs employés qui avaient eu accès à des lieux de travail du gouvernement fédéral, où ils auraient pu venir en contact avec des fonctionnaires fédéraux, étaient pleinement vaccinés. La politique a été suspendue le 20 juin 2022.
[3] Le demandeur, David Lavergne-Poitras, travaillait pour la défenderesse, PMG Technologies inc. [PMG], un fournisseur du gouvernement fédéral, depuis juillet 2019. Il a choisi de ne pas se faire vacciner contre la COVID-19. Il a été suspendu de son poste chez PMG lorsque la politique est entrée en vigueur et il a été sans-emploi jusqu’au 27 juin 2022, date à laquelle PMG l’a rappelé au travail à la suite de la suspension de la politique. À son retour au travail, il a constaté que les fonctions qu’il exerçait auparavant avaient été attribuées à une autre personne qui avait été embauchée durant son absence.
[4] Dans sa demande sous-jacente, M. Lavergne-Poitras sollicite un redressement interlocutoire, notamment une ordonnance enjoignant au ministre des Travaux publics et de l’Approvisionnement [le ministre] :
de surseoir à la mise en œuvre de la politique;
d’autoriser les employés d’entrepreneurs titulaires de contrats avec le gouvernement fédéral à continuer d’avoir accès aux installations qui appartiennent au gouvernement fédéral ou dont il est responsable, peu importe leur statut vaccinal;
de permettre aux entrepreneurs et fournisseurs du gouvernement fédéral de s’abstenir de fournir une attestation du statut vaccinal de leurs employés;
de s’abstenir d’examiner si les entrepreneurs ou les fournisseurs actuels ou potentiels du gouvernement fédéral ont mis en place leurs propres politiques exigeant que leurs employés soient vaccinés conformément à la politique de vaccination des fournisseurs.
[5] M. Lavergne-Poitras demande également, à titre de mesure de redressement définitive, que soient notamment rendues une ordonnance interdisant au ministre d’appliquer la politique et une déclaration selon laquelle la politique est nulle et sans effet, car elle :
outrepasse les pouvoirs du ministre;
viole le droit du demandeur et d’autres personnes à la sécurité de la personne, garanti par l’article 7 de la Charte canadienne des droits et libertés [la Charte];
viole le droit du demandeur et d’autres personnes à la sécurité de la personne, garanti par l’alinéa 1a) de la Déclaration canadienne des droits.
[6] Il convient de mentionner que M. Lavergne-Poitras ne renvoie pas à la Déclaration canadienne des droits dans ses observations présentées à l’appui de la présente requête. De même, M. Lavergne-Poitras ne sollicite aucune mesure de redressement de la part de la défenderesse PMG et il note, dans son avis de demande, que PMG n’y est mentionnée à titre de défenderesse que parce que l’issue de la demande sous-jacente pourrait avoir une incidence sur les droits de cette entreprise.
[7] Peu après avoir présenté la demande sous-jacente, M. Lavergne-Poitras a déposé une requête en vue d’obtenir une injonction interlocutoire sursoyant à la mise en œuvre de la politique qui devait entrer en vigueur le 15 novembre 2021. Dans une décision rendue le 13 novembre 2021, le juge McHaffie a rejeté la requête, en formulant les conclusions suivantes :
- aucune question sérieuse ne se pose quant au pouvoir du gouvernement d’adopter la politique et, en tant que tiers au contrat conclu entre le gouvernement et PMG, M. Lavergne-Poitras n’aurait pas qualité pour soulever un argument au sujet du pouvoir du gouvernement d’imposer des conditions contractuelles;
- bien que M. Lavergne-Poitras ait soulevé une question sérieuse quant à l’atteinte possible à son droit à la liberté et à la sécurité, il n’a pas, selon la preuve déposée à l’appui de la requête en injonction, soulevé une question sérieuse quant à savoir si cette atteinte allait à l’encontre des principes de justice fondamentale; il n’a donc pas soulevé de question sérieuse à trancher quant à savoir s’il y avait eu violation des droits qui lui sont garantis par l’article 7 de la Charte;
- M. Lavergne-Poitras n’a pas établi qu’il subirait un préjudice irréparable si l’injonction n’était pas accordée;
- la prépondérance des inconvénients ne jouait pas en faveur de la suspension de la politique.
(décision Lavergne-Poitras 1 aux para 5 à 8).
III.
Cadre législatif
[8] En général, les tribunaux n’ont pas à statuer sur des questions qui sont devenues théoriques. Une question est théorique lorsqu’il n’existe plus de « litige actuel »
ou de « différend concret et tangible »
entre les parties, de sorte que les questions en litige sont devenues purement théoriques (Borowski c Canada (Procureur général), [1989] 1 RCS 342 à la p 353 [arrêt Borowski]). Lorsqu’une question est théorique, la Cour doit décider si elle devrait néanmoins exercer son pouvoir discrétionnaire pour entendre l’affaire, en se fondant sur les trois facteurs suivants : (1) existe-t-il toujours un débat contradictoire entre les parties; (2) y aura-t-il utilisation judicieuse des ressources judiciaires, et (3) la Cour empiéterait-elle sur le rôle du législateur en rendant une décision (arrêt Borowski aux p 358-362). J’examinerai chacune de ces questions séparément.
A.
Existe-t-il un litige actuel entre les parties?
[9] Le procureur général du Canada affirme que la demande sous-jacente est théorique, car la politique a été suspendue le 20 juin 2022 et qu’elle ne s’applique plus à M. Lavergne-Poitras. La mesure de redressement demandée par M. Lavergne-Poitras ne servirait donc aucune fin utile (Wojdan c Canada (Procureur général), 2022 CAF 120 [arrêt Wojdan]). Le procureur général fait valoir que, tout comme c’était le cas des appelants dans l’affaire Wojdan, M. Lavergne-Poitras en l’espèce a déjà obtenu le résultat pratique qu’il sollicite dans la demande sous-jacente : la politique n’est plus en vigueur et ne fait plus obstacle à la poursuite de son emploi chez PMG. Le procureur général affirme que les questions soulevées par M. Lavergne-Poitras sont devenues purement théoriques, car il n’existe plus de différend concret et tangible et que, puisque M. Lavergne-Poitras sollicite également un jugement déclaratoire, une telle conclusion est inévitable du fait notamment que la mesure de redressement demandée n’aurait aucun effet pratique et qu’elle ne réglerait aucun litige actuel entre les parties, étant donné que la politique de vaccination du fournisseur a été suspendue (Fogal c Canada, 1999 CanLII 7932 (CF), [1999] T‑790-98 aux para 24-27; Centre d’action pour la sécurité du revenu c Mette, 2016 CAF 167 au para 6, renvoyant à Daniels c Canada (Affaires indiennes et du Nord canadien), 2016 CSC 12 au para 11; Solosky c La Reine, [1980] 1 RCS 821; Alliance de la fonction publique du Canada c Canada (Procureur général), 2021 CAF 90 au para 8).
[10] Le procureur général fait en outre valoir que les préoccupations de M. Lavergne-Poitras quant au possible rétablissement de la politique sont conjecturales et qu’elles ne justifient pas l’instruction d’une affaire qui est devenue théorique (N.O. c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CAF 214 au para 4 [arrêt N.O.], renvoyant à l’arrêt Velasquez Guzman c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2007 CAF 358 au para 4).
[11] M. Lavergne-Poitras invoque, pour sa part, des extraits du communiqué du gouvernement fédéral annonçant la suspension de la politique, extraits dans lesquels il est indiqué que la politique n’a pas été abrogée, mais qu’elle est simplement suspendue; selon M. Lavergne-Poitras, la politique pourrait être remise en vigueur à tout moment, plus précisément parce que le gouvernement fédéral se réserve expressément le droit de la rétablir dans l’avenir en conformité avec les directives de santé publique et toute obligation vaccinale pour la fonction publique. M. Lavergne-Poitras conteste également la déclaration du procureur général selon laquelle la suspension de la politique a été fondée sur un examen de la situation actuelle de la santé publique au Canada, et il affirme que la politique était un « sous-produit »
de la politique applicable à la fonction publique, laquelle a été mise en œuvre pour satisfaire à une promesse électorale du gouvernement actuel. La politique de vaccination des fournisseurs pourrait donc être rétablie, auquel cas les questions en litige en l’espèce se poseront de nouveau.
[12] De plus, M. Lavergne-Poitras ne conteste pas uniquement le caractère raisonnable ou pertinent de la politique, eu égard à la situation touchant la santé publique qui existait lorsqu’elle a été adoptée, mais il conteste également la légalité des mesures prises par le gouvernement. M. Lavergne-Poitras demande plus précisément à la Cour de répondre aux questions suivantes :
[traduction]
a. Le gouvernement du Canada avait-il le pouvoir d’obliger les employés d’un tiers à choisir entre recevoir un traitement médical non désiré ou perdre leur emploi pendant un avenir prévisible?
b. Ce choix forcé, compte tenu des conséquences qui y sont associées, porte-t-il atteinte au droit à la sécurité de la personne du demandeur?
c. Dans quelle mesure la politique contestée (à titre de sous-produit de la Politique sur la vaccination contre la COVID-19 applicable à l’administration publique centrale, y compris à la Gendarmerie royale du Canada) était-elle motivée par des considérations d’ordre politique plutôt que par de véritables considérations de santé publique? Dans ce dernier cas, nous aimerions rappeler à la Cour que le premier ministre s’est publiquement demandé [traduction] « si l’on devrait tolérer ceux qui s’opposent à la vaccination », après avoir qualifié ces derniers de racistes et de misogynes. Il semble donc que les opinions et les sentiments personnels du premier ministre envers ceux qui, comme le demandeur, ne veulent pas être vaccinés aient joué un rôle important dans l’adoption de la politique contestée.
[13] M. Lavergne-Poitras soutient que les première et troisième questions portent sur des points liés à la primauté du droit qui rappellent l’affaire Roncarelli (renvoyant à l’arrêt Roncarelli v Duplessis, [1959] SCR 121), et il fait valoir que l’arrêt Wojdan est un précédent qui peut être écarté car, dans ce litige, la seule mesure de redressement demandée était la suspension de la politique applicable à la fonction publique et les appelants ne demandaient aucune déclaration quant au bien-fondé de cette politique. Il convient également de mentionner que M. Lavergne-Poitras a clairement indiqué qu’il avait l’intention de demander une compensation financière si la Cour devait conclure que la politique outrepassait les pouvoirs du ministre. M. Lavergne-Poitras fait donc valoir que, même s’il décidait de ne pas réclamer de dommages-intérêts dans l’avenir, une déclaration sur la légalité de la politique serait utile, que cette politique soit ou non rétablie.
[14] En ce qui me concerne, il n’existe plus de différend concret et tangible entre les parties. La politique a été suspendue et, de ce fait, M. Lavergne-Poitras a obtenu la mesure de redressement provisoire qu’il demandait dans la demande sous-jacente. Quant à la déclaration qu’il demande à titre de mesure de redressement définitive, pareille déclaration n’aura aucune incidence sur les droits de M. Lavergne-Poitras puisque la politique n’est plus en vigueur (Cheecham c Fort McMurray #468 Première Nation, 2020 CF 471 aux paras 26, 29 [décision Cheecham]).
[15] En ce qui concerne les préoccupations de M. Lavergne-Poitras au sujet du rétablissement possible de la politique, je conviens avec le procureur général que de telles préoccupations sont purement hypothétiques (arrêt N.O. au para 4); comme il n’y a plus rien qui empêche M. Lavergne-Poitras de travailler pour PMG, le fondement de la demande sous-jacente n’existe plus (arrêt Borowski à la p 357). Quant à son intention de demander une compensation financière dans le cadre d’une action, la perspective d’un différend futur ne suffit pas à soulever une question en litige réelle (décision Cheecham au para 27).
[16] Bien que M. Lavergne-Poitras fasse valoir que le présent différend ne porte pas sur la pertinence de la politique lors de sa mise en œuvre, mais plutôt sur la légalité des mesures prises par le gouvernement dans leur ensemble, statuer sur de telles questions sans tenir compte du contexte factuel, alors que la décision ne servirait aucune fin utile si ce n’est que de créer un précédent, constituerait un exercice purement théorique (Rebel News Network Ltd c Canada (Commission des débats des chefs), 2020 CF 1181 au para 62 [décision Rebel News]).
[17] Comme il n’existe pas de litige réel, la demande sous-jacente est théorique. La dernière question à trancher est de déterminer si la Cour devrait néanmoins exercer son pouvoir discrétionnaire pour entendre la présente affaire.
B.
Existe-t-il un débat contradictoire?
[18] Dans l’arrêt Borowski, la Cour suprême a expliqué en ces termes l’importance du débat contradictoire (aux p 358-359) :
La première raison d’être de la politique ou de la pratique en question tient à ce que la capacité des tribunaux de trancher des litiges a sa source dans le système contradictoire. L’exigence du débat contradictoire est l’un des principes fondamentaux de notre système juridique et elle tend à garantir que les parties ayant un intérêt dans l’issue du litige en débattent complètement tous les aspects. Il semble que cette exigence puisse être remplie si, malgré la disparition du litige actuel, le débat contradictoire demeure. Par exemple, même si la partie qui a engagé des procédures en justice n’a plus d’intérêt direct dans l’issue, il peut subsister des conséquences accessoires à la solution du litige qui fournissent le contexte contradictoire nécessaire. […]
[19] Le procureur général reconnaît qu’il n’existe un débat contradictoire que dans la mesure où les parties adoptent des thèses opposées (Syndicat canadien de la fonction publique (Composante Air Canada) c Air Canada, 2021 CAF 67 au para 10 [arrêt Air Canada]).
[20] M. Lavergne-Poitras rappelle qu’il a l’intention de demander une compensation financière; cependant, il ne l’a pas encore fait, car il ne peut demander de dommages-intérêts dans une demande de contrôle judiciaire. Il affirme qu’une conclusion selon laquelle la politique allait au-delà des pouvoirs du gouvernement servirait de [traduction] « tremplin à une action en dommages-intérêts »
et que le débat ne se ferait pas dans l’abstrait puisque le différend repose sur un véritable fondement factuel. De plus, la décision pourrait avoir des conséquences accessoires sur les droits de tiers, à savoir d’autres personnes se trouvant dans une situation comparable et qui ont été lésées par la politique de vaccination des fournisseurs (arrêt Borowski aux p 358-359; Woronkiewicz v Mission Institution (Warden), 2021 BCSC 1087 aux paras 39-41).
[21] Après avoir examiné la question, je conviens qu’il existe toujours un débat contradictoire : il y a deux parties, représentées par des avocats, qui adoptent des thèses opposées (arrêt Air Canada au para 10).
C.
L’audition de la demande sous-jacente constituerait-elle une utilisation judicieuse des ressources judiciaires limitées?
[22] Dans l’arrêt Borowski, la Cour suprême explique ce facteur comme suit, aux pages 360 et 361 :
[…] La saine économie des ressources judiciaires n’empêche pas l’utilisation de ces ressources, si limitées soient‑elles, à la solution d’un litige théorique, lorsque les circonstances particulières de l’affaire le justifient.
L’économie des ressources judiciaires n’empêche pas non plus d’entendre des affaires devenues théoriques dans les cas où la décision de la cour aura des effets concrets sur les droits des parties même si elle ne résout pas le litige qui a donné naissance à l’action. […]
De même, il peut être justifié de consacrer des ressources judiciaires à des causes théoriques qui sont de nature répétitive et de courte durée. Pour garantir que sera soumise aux tribunaux une question importante qui, prise isolément, pourrait échapper à l’examen judiciaire, on peut décider de ne pas appliquer strictement la doctrine du caractère théorique. […] Le simple fait, cependant, que la même question puisse se présenter de nouveau, et même fréquemment, ne justifie pas à lui seul l’audition de l’appel s’il est devenu théorique. Il est préférable d’attendre et de trancher la question dans un véritable contexte contradictoire, à moins qu’il ressorte des circonstances que le différend aura toujours disparu avant d’être résolu.
[23] Le procureur général soutient que l’audition de la présente affaire entraînera l’utilisation de ressources judiciaires limitées sans avoir quelque utilité pratique. Le procureur général établit une distinction entre l’espèce et la décision Syndicat des métallos, section locale 2008 c Procureur général du Canada, 2022 QCCS 2455 [décision Métallos], dans laquelle la Cour supérieure du Québec a conclu que le litige était devenu théorique, car les ordonnances provisoires et les décrets d’urgence en litige avaient été abrogés, mais elle a néanmoins exercé son pouvoir discrétionnaire pour statuer sur l’affaire, en raison des ressources importantes qui avaient été investies par les parties, de l’existence d’un différend connexe mettant en cause les parties et du désir manifeste des parties d’obtenir un jugement. Le procureur général note que, contrairement à la situation dans l’affaire Métallos, l’audition de la présente affaire n’a pas encore commencé, car il reste l’audition prévue d’une requête pour entendre les objections formulées lors des contre-interrogatoires, lesquels ne sont pas encore terminés; de plus, les parties n’ont pas encore déposé leurs dossiers de demande et l’audience d’une journée et demie doit débuter le 6 décembre 2022. Des ressources importantes devront être engagées par les parties et la Cour.
[24] Le procureur général affirme en outre qu’il ne s’agit pas en l’espèce d’une affaire où la nécessité de clarifier une jurisprudence incertaine revêt une importance pratique suffisante pour justifier l’audition de l’affaire (Amgen Canada Inc c Apotex Inc, 2016 CAF 196 au para 16). Qui plus est, la mise en œuvre de la politique applicable à la fonction publique et de la politique de vaccination des fournisseurs était liée aux conditions qui existaient à l’époque, et toute évaluation de la validité de la politique de vaccination des fournisseurs, ou de sa conformité avec la Charte, repose sur la matrice factuelle de la pandémie et sur l’incidence de la vaccination lorsque l’obligation vaccinale était en vigueur. Les décisions touchant la Charte ne devraient pas être rendues dans un vide factuel (Mackay c Manitoba, [1989] 2 RCS 357 aux p 361-362 [arrêt Mackay]).
[25] Le procureur général affirme que la constitutionnalité de l’obligation vaccinale n’échappe généralement pas au contrôle judiciaire, comme le démontre la procédure en cours portant sur des demandes en dommages-intérêts fondées sur la Charte liées à des ordonnances ayant imposé l’obligation vaccinale dans d’autres contextes. Suggérer, comme le fait M. Lavergne-Poitras, qu’une future politique vaccinale échappera au contrôle judiciaire relève de la conjoncture. Dans l’arrêt Kozarov c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2008 CAF 185, la Cour d’appel fédérale a refusé d’exercer son pouvoir discrétionnaire pour entendre un appel théorique qui portait sur la contestation d’une loi aux termes de la Charte, en notant que la Cour fédérale avait été saisie d’affaires semblables (aux paras 5-6). Des mesures de quarantaine imposées en 2021 ont également fait l’objet de contestations constitutionnelles, ce qui montre que les ordonnances de santé publique peuvent faire l’objet d’un contrôle judiciaire (Canadian Constitution Foundation v Attorney General of Canada, 2021 ONSC 2117; Spencer c Canada (Procureur général), 2021 CF 361).
[26] Le procureur général soutient qu’une décision concernant la demande sous-jacente aurait une valeur de précédent limitée, voire nulle, car la politique a été adoptée, puis suspendue, en réponse à des circonstances qui se sont produites à des périodes précises (Baber v Ontario (Attorney General), 2022 ONCA 345 aux paras 8-9; Nova Scotia (Attorney General) v Freedom Nova Scotia, 2021 NSSC 217 au para 37). De plus, la demande sous-jacente ne soulève pas de question d’importance pour le public ou d’importance nationale dont le règlement serait dans l’intérêt public. La seule véritable question en litige porte sur l’application de la jurisprudence relative à la Charte à une matrice factuelle précise qui comprend une situation épidémiologique particulière durant la pandémie, qui risque peu de se répéter. Même si l’affaire soulève des questions d’importance nationale, ce facteur ne suffit pas, à lui seul, pour justifier l’exercice du pouvoir discrétionnaire de la Cour (arrêt Borowski à la p 361).
[27] Enfin, le procureur général fait valoir que l’intention déclarée de M. Lavergne-Poitras d’utiliser la demande sous-jacente comme « tremplin »
pour introduire une action en dommages-intérêts ne justifie pas l’utilisation des ressources judiciaires limitées. Pour obtenir des dommages-intérêts, M. Lavergne-Poitras doit intenter une action en justice, pour laquelle la poursuite de la demande sous-jacente est inutile (Canada (Procureur général) c TeleZone Inc, 2010 CSC 62 au para 27).
[28] Pour sa part, M. Lavergne-Poitras fait valoir les points suivants :
[traduction]
Rejeter l’affaire en raison de son caractère théorique après un litige qui aura duré huit mois et demi et obliger le demandeur à repartir du début en présentant une action en dommages-intérêts iraient à l’encontre d’une saine administration de la justice. Non seulement cela serait-il financièrement préjudiciable pour le demandeur, mais cela obligerait également toute autre partie lésée qui se trouverait dans une situation comparable à attaquer séparément en cour la légalité de la politique contestée afin d’obtenir une compensation financière. Il en résulterait pour la Cour une charge beaucoup plus grande que si elle autorisait le demandeur à poursuivre la présente demande.
[29] Le demandeur affirme qu’il n’a pas été statué sur les questions sous-jacentes dans la présente affaire, car l’innocuité des vaccins contre la COVID-19 n’était pas en litige dans l’affaire Métallos et que les [traduction] « parties lésées travaillaient dans un secteur de compétence fédérale »
; M. Lavergne-Poitras affirme qu’en l’espèce le gouvernement fédéral a, au contraire, [traduction] « agi sans détenir de pouvoir réglementaire, en adoptant une politique qui visait un tiers et qui outrepassait sa compétence inhérente »
.
[30] M. Lavergne-Poitras affirme que le refus d’examiner la demande sous-jacente équivaudrait à reconnaître que la plupart des politiques gouvernementales temporaires échappent au contrôle judiciaire, au motif qu’une audience ne pourrait être tenue avant la suspension de ces politiques. Cela, allègue-t-il, irait à l’encontre de la primauté du droit (Trial Lawyers Association of British Columbia c Colombie-Britannique (Procureur général), 2014 CSC 59).
[31] Il affirme également que la demande sous-jacente soulève une question d’importance nationale. Comme la pandémie est toujours en cours et que le procureur général a reconnu que la politique pourrait être rétablie, il est dans l’intérêt public de trancher les questions en litige sous-jacentes, peu importe que la situation dans l’avenir puisse différer quelque peu. M. Lavergne-Poitras invoque la décision Interlake Reserves Tribal Council Inc et al v. Manitoba, 2022 MBQB 131 [décision Interlake Reserves], dans laquelle la Cour du Banc du Roi du Manitoba s’est demandé si elle devait entendre une affaire théorique qui portait sur le règlement d’une question liée au déclenchement, à la portée et à la satisfaction de l’obligation qu’a la Couronne de tenir des consultations aux termes de l’article 35 de la Loi constitutionnelle de 1982. La Cour a conclu ce qui suit (au para 154) :
[traduction]
[...] bien qu’une décision sur la question précitée soit, techniquement, théorique, elle servirait la fonction expressive d’examiner ce qui pourraient être les thèses opposées des parties sur certains aspects comparables de tout futur différend (lié au projet) quant à la portée et à la nécessité de la consultation. À cet égard, en dépit de la nature factuelle spécifique des questions en litige, la question portant sur le permis est bien réelle (et non théorique), et la clarté et les orientations qui pourraient résulter d’une décision et du règlement de cette question présentent un intérêt véritable pour les parties qui l’ont soulevée.
[32] Je suis d’avis que les circonstances de l’espèce ne justifient pas l’utilisation des ressources limitées de la Cour puisque la décision n’aurait aucune utilité pratique. Ainsi que je l’ai indiqué précédemment, une décision dans la présente affaire n’aura aucune incidence pratique sur les droits des parties. Quant aux arguments de M. Lavergne-Poitras concernant la valeur d’une décision sur la conformité de la politique avec la Charte, l’examen d’une telle question devrait nécessairement prendre en compte les circonstances de fait lorsque la politique de vaccination des fournisseurs a été mise en œuvre. De même, tout futur contentieux exigerait l’examen de la matrice factuelle propre à ce contentieux, car les décisions fondées sur la Charte ne doivent pas être rendues dans un vide factuel (arrêt Mackay aux p 361-363; Forest Ethics Advocacy Association c Canada (Office national de l’énergie), 2014 CAF 245 au para 45).
[33] Même si M. Lavergne-Poitras fait valoir qu’une décision en l’espèce sera utile à une future action en dommages-intérêts fondée sur la Charte, je ne vois pas en quoi des instances répétitives constituent une utilisation efficace des ressources de la Cour. Toute action en dommages-intérêts fondée sur la Charte, intentée par M. Lavergne-Poitras ou par toute autre personne se trouvant dans une situation comparable, exigerait qu’une décision soit rendue sur les droits de cette personne en tenant compte de toute politique de vaccination comparable qui pourrait être mise en place ainsi que des circonstances de fait lorsque cette politique a été mise en œuvre. Toute décision sur les droits garantis par la Charte à M. Lavergne-Poitras devrait être rendue en tenant compte de son action en dommages-intérêts fondée sur la Charte, afin d’éviter la tenue d’instances inutilement répétitives qui drainent les ressources de la Cour.
[34] Je ne suis pas convaincu par les arguments de M. Lavergne-Poitras concernant les droits de tiers, qu’il s’agisse de personnes se trouvant dans une situation comparable ou de PMG. Toute personne se trouvant dans une situation comparable, réclamant des dommages-intérêts pour des questions liées à la politique, devrait elle aussi intenter une action en justice, et toute décision quant aux droits de cette personne devrait là encore être rendue en tenant compte de la matrice factuelle propre à cette personne. Quant à PMG, je note que, bien qu’elle soit partie à la présente instance, elle n’a présenté aucune observation concernant la présente requête. Je souscris à la conclusion formulée par le juge McHaffie dans la décision Lavergne-Poitras 1 selon laquelle, « dans la mesure où le Canada peut affirmer qu’il peut obliger PMG à fournir une attestation relativement à son entente actuelle, la réponse à cette question relève des modalités contractuelles convenues entre PMG et le Canada »
(décision Lavergne-Poitras 1, au para 45).
[35] En revanche, je suis en désaccord avec M. Lavergne-Poitras lorsque celui-ci affirme que rendre une décision sans incidence pratique, afin de lui fournir un « tremplin »
pour tout futur contentieux, est comparable à rendre une décision sur la portée et la nécessité de la consultation préalable exigée aux termes de l’article 35 de la Loi constitutionnelle de 1982 dans la création d’un système précis de protection contre les inondations et du processus connexe d’approbation des permis (décision Interlake Reserves aux para 1-5); je ne vois aucun parallèle entre les deux.
[36] De plus, je ne suis pas d’accord pour dire que le refus d’entendre la présente affaire équivaut à reconnaître que la politique, ou toute autre politique « temporaire »
, échappe au contrôle judiciaire. La politique a été suspendue en réponse à l’évolution de la situation touchant la santé publique au Canada, et c’est ce changement dans les circonstances factuelles, davantage que toute qualité inhérente de « politiques gouvernementales temporaires »
, qui a rendu la demande sous-jacente théorique. Plaider rien que dans un souci de plaider n’est pas la réponse.
D.
La Cour outrepasserait-elle son rôle véritable en statuant sur la demande sous-jacente?
[37] Dans l’arrêt Borowski, la Cour suprême explique ce facteur comme suit, à la page 362 :
La troisième raison d’être de la doctrine du caractère théorique tient à ce que la Cour doit prendre en considération sa fonction véritable dans l’élaboration du droit. La Cour doit se montrer sensible à sa fonction juridictionnelle dans notre structure politique. On pourrait penser que prononcer des jugements sans qu’il y ait de litige pouvant affecter les droits des parties est un empiétement sur la fonction législative. La nécessité de garder une certaine souplesse à cet égard a été plus clairement reconnue aux États‑Unis où la notion de caractère théorique est un aspect du concept plus large de justiciabilité.
[38] Le procureur général soutient que le règlement de la demande sous-jacente équivaudrait à élaborer des lois dans l’abstrait, ce qui aurait pour effet d’empiéter sur la fonction législative (Yahaan c Canada, 2018 CAF 41 au para 32). Les tribunaux devraient s’abstenir de se prononcer sur une question de droit lorsqu’il n’est pas nécessaire de le faire pour trancher une affaire, surtout lorsque la question est d’ordre constitutionnel (décision Rebel News au para 62, renvoyant à l’arrêt Phillips c Nouvelle-Écosse (Commission d’enquête sur la tragédie de la mine Westray), [1995] 2 RCS 97 aux paras 9-12).
[39] M. Lavergne-Poitras affirme qu’il n’y a aucun risque à s’engager dans le domaine législatif en l’absence d’un différend opposant les parties, car la politique existe toujours et qu’il a toujours l’intention de réclamer une compensation financière. Dans ses observations, M. Lavergne-Poitras affirme que la Cour [traduction] « serait dans la même position que si elle avait été saisie d’une action en dommages-intérêts et qu’elle devait statuer sur la légalité de la politique contestée dans son examen du bien-fondé d’une telle action »
.
[40] Pour ma part, comme j’ai jugé que l’action en dommages-intérêts fondée sur la Charte, envisagée par M. Lavergne-Poitras, ne justifie pas l’affectation des ressources limitées de la Cour, je suis d’avis que cette préoccupation ne justifie pas qu’un jugement soit prononcé en l’absence d’un différend portant atteinte aux droits des parties (arrêt Borowski à la p 362).
IV.
Conclusion
[41] Après avoir examiné et soupesé les divers facteurs, je refuse d’exercer mon pouvoir discrétionnaire qui me permettrait d’entendre la demande sous-jacente en dépit de son caractère théorique. Par conséquent, la présente requête sera accueillie et la demande sous-jacente sera rejetée. Bien que le procureur général réclame des dépens, comme les motifs invoqués pour rejeter la demande sous-jacente ont peu à voir avec M. Lavergne-Poitras, je suis d’avis que l’adjudication de dépens à son encontre n’est pas justifiée dans les circonstances. Enfin, l’ordonnance fixant l’audition de la présente affaire au 6 décembre 2022 sera annulée, et cette date d’audience sera libérée.
ORDONNANCE dans le dossier T-1694-21
LA COUR ORDONNE :
La requête est accueillie et la demande de contrôle judiciaire sous-jacente est rejetée.
L’ordonnance mettant la cause au rôle, datée du 27 juin 2022, est par les présentes annulée.
Aucuns dépens ne seront adjugés.
« Peter G. Pamel »
Juge
Traduction certifiée conforme.
Mario Lagacé, jurilinguiste
COUR FÉDÉRALE
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER
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Dossier :
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T-1694-21
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INTITULÉ :
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LAVERGNE-POITRAS c LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA (MINISTRE DES SERVICES PUBLICS ET DE L’APPROVISIONNEMENT) et autre
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REQUÊTE ÉCRITE EXAMINÉE À OTTAWA (ONTARIO) CONFORMÉMENT À L’ARTICLE 369 DES RÈGLES DES COURS FÉDÉRALES
ORDONNANCE ET MOTIFS :
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Le juge Pamel
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DATE DES MOTIFS :
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Le 11 octobre 2022
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OBSERVATIONS ÉCRITES :
Guy Lavergne
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Pour le demandeur
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Gregory S. Tzemenakis
Helen Gray
James Elford
Sarah Chênevert-Beaudoin
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Pour le défendeur
Procureur général du Canada
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AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :
Guy Lavergne
Saint-Lazare (Québec)
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Pour le demandeur
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Procureur général du Canada
Ottawa (Ontario)
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Pour le défendeur
Procureur général du Canada
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Catherine Pepin
LES AVOCATS LE CORRE ET ASSOCIÉS, S.E.N.C.R.L.
Laval (Québec)
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Pour la défenderesse
PMG Technologies inc.
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