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Date : 20221005


Dossier : IMM-5522-20

Référence : 2022 CF 1379

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Toronto (Ontario), le 5 octobre 2022

En présence de madame la juge Furlanetto

ENTRE :

SAJID HUSSAIN

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

[1] La Cour est saisie d’une demande de contrôle judiciaire de la décision datée du 29 avril 2020 [la décision contestée] par laquelle un agent principal d’immigration [l’agent] chargé du réexamen d’une demande d’examen des risques avant renvoi [l’ERAR] a rejeté celle-ci au motif qu’elle ne satisfaisait pas aux articles 96 et 97 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [la LIPR].

[2] Comme je l’explique ci-dessous, je conclus que l’agent a commis des erreurs dans son traitement de la preuve présentée par le demandeur et qu’il n’a pas suffisamment justifié des aspects importants de son appréciation du risque auquel serait exposé le demandeur. La demande sera donc accueillie.

I. Contexte

[3] Dans sa décision sur la première demande de contrôle judiciaire du demandeur (2017 CF 1149), la Cour a résumé le contexte de la demande d’ERAR de M. Hussain. Le contexte de la présente demande étant le même, je reproduis ci-dessous les paragraphes où il est décrit, et j’ajouterai quelques éléments contextuels supplémentaires à leur suite :

[3] M. Hussain est arrivé au Canada en compagnie de ses parents en tant qu’enfant à charge. La famille avait été parrainée par le frère aîné de M. Hussain, Farakat. M. Hussain est devenu résident permanent du Canada en 1995, à l’âge de 15 ans.

[4] Son frère, Farakat, a épousé sa cousine Shazia Bi au Pakistan, dont il a aussi parrainé la demande de résidence permanente. Mme Bi est arrivée au Canada et est devenue résidente permanente en 1998. Le couple a divorcé moins d’un an plus tard.

[5] M. Hussain allègue qu’il a été forcé d’épouser l’ex-femme de son frère après le divorce de ce dernier, afin de préserver l’honneur des deux familles. Ils se sont mariés en janvier 2002, mais ont divorcé en juillet 2012. La date de séparation indiquée sur leur demande de divorce est juillet 2005, mais M. Hussain soutient qu’ils ont tenté de se réconcilier à deux reprises, soit en 2008 et à nouveau en 2010.

[6] M. Hussain ajoute qu’après s’être séparé de Mme Bi, il a entretenu une relation avec une femme de nationalité philippine. Ils ont eu un enfant ensemble, qui est né au Canada en 2006; en 2008, M. Hussain a parrainé la demande de résidence permanente de sa partenaire philippine à titre de conjointe de fait. La partenaire philippine de M. Hussain est devenue résidente permanente en 2009; il semble toutefois qu’ils aient rompu lorsque M. Hussain a été accusé de voies de fait.

[7] M. Hussain dit que ses tentatives de réconciliation avec Mme Bi ont pris fin en 2010, lorsque cette dernière a été informée de la relation qu’il entretenait avec sa partenaire philippine et qu’elle a appris qu’un enfant était né de cette relation. Il soutient que, depuis l’échec de ses tentatives de réconciliation avec sa femme en 2010, la famille de Mme Bi menace de lui faire du mal s’il retourne au Pakistan.

[8] En 2010, M. Hussain a été condamné pour un certain nombre d’infractions liées à la fraude en vertu des alinéas 362(1)a) et 380(1)a) du Code criminel, L.R.C. (1985), ch. C-46. Il a par la suite été déclaré interdit de territoire au Canada pour cause de grande criminalité, en vertu de l’alinéa 36(1)a) de la LIPR. Le 12 octobre 2012, une mesure d’expulsion du Canada a été prise contre lui.

[4] Peu avant que la mesure d’expulsion soit prise, M. Hussain avait commencé à consulter un professionnel de la santé mentale. On lui a par la suite diagnostiqué des problèmes de santé mentale, notamment un trouble schizo-affectif de type bipolaire.

[5] M. Hussain a présenté une demande d’ERAR le 24 mars 2015. Sa demande a été rejetée dans une décision rendue le 13 février 2017, mais celle-ci a été annulée le 14 décembre 2017 à l’issue d’un contrôle judiciaire, et l’affaire a été renvoyée à un autre agent pour réexamen.

[6] En vue du réexamen, M. Hussain a présenté des éléments de preuve et des observations supplémentaires. Il a allégué qu’il risquait d’être victime d’un meurtre d’honneur commis par la famille de Mme Bi ou, en tant qu’expulsé ayant un casier judiciaire, d’être arbitrairement détenu et torturé par les autorités pakistanaises, puis d’être pris pour cible pendant sa détention par les autres détenus en raison de ses problèmes de santé mentale.

[7] Après réexamen, la demande d’ERAR a été rejetée le 29 avril 2020. L’agent a examiné l’ensemble de la preuve, qui comprenait des éléments provenant de M. Hussain lui-même ainsi que du père, du frère et du neveu de M. Hussain, mais il a jugé que la preuve était insuffisante pour établir que M. Hussain risquait d’être victime d’un meurtre d’honneur commis par la famille de Mme Bi. L’agent a relevé des incohérences dans la preuve provenant du père de M. Hussain et a conclu que la preuve provenant du père, du frère et du neveu de M. Hussain présentait une lacune, à savoir qu’il n’était pas expliqué pourquoi M. Hussain serait en danger alors que Mme Bi et le frère de M. Hussain, lequel a également divorcé d’avec Mme Bi, ne l’étaient pas.

[8] L’agent a examiné l’allégation de M. Hussain selon laquelle il risquait d’être détenu et torturé à son retour au Pakistan en raison de son casier judiciaire au Canada, et il a apprécié le risque que M. Hussain subisse des mauvais traitements en raison de ses problèmes de santé mentale. Il a examiné la documentation sur la situation dans le pays, puis a conclu, d’une part, qu’il était probable que M. Hussain soit détenu à son retour au Pakistan, mais, d’autre part, qu’une telle détention ne contreviendrait pas aux normes internationales en matière de poursuites judiciaires.

[9] L’agent a examiné le cartable national de documentation de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié et un contre-rapport de 2017 présenté au Comité des droits de l’homme [le contre-rapport de 2017] sur la détention de personnes souffrant de problèmes de santé mentale qui sont victimes d’agressions de la part d’autres détenus, mais il a conclu que ce contre-rapport ne suffisait pas à lui seul, sans documents corroborants sur la situation dans le pays, à démontrer l’existence d’un risque de torture.

[10] L’agent a admis que [traduction] « la torture [était] employée au Pakistan contre certains détenus, dans des circonstances précises », mais il a conclu que M. Hussain ne serait probablement détenu que pendant une courte période et qu’il n’avait pas un profil qui l’exposerait au risque de subir des mauvais traitements de la part des autorités pendant sa détention.

[11] L’agent a conclu que rien dans la preuve n’indiquait que les personnes souffrant de problèmes de santé mentale subissaient de si mauvais traitements que le demandeur serait exposé à un risque au sens de l’article 96 ou de l’article 97 de la LIPR, et il a souligné que le risque ne peut résulter de l’incapacité du pays à fournir des soins médicaux adéquats en raison de l’application du sous-alinéa 97(1)b)(iv) de la LIPR. Il a également conclu que les allégations de M. Hussain selon lesquelles il risquait d’être poursuivi en justice au titre des lois anti-blasphème étaient conjecturales et qu’elles ne suffisaient pas à établir l’existence d’un risque réel.

[12] Dans l’ensemble, l’agent a jugé que le demandeur ne serait exposé qu’à un simple risque de persécution, et qu’il ne serait pas exposé au risque d’être soumis à la torture, à une menace à sa vie ou au risque de traitements ou de peines cruels et inusités au Pakistan.

II. Les questions en litige et la norme de contrôle

[13] La seule question en litige dans la présente demande est celle de savoir si la décision contestée est raisonnable. M. Hussain soulève deux sous-questions :

  1. L’agent a-t-il commis une erreur en concluant que le demandeur ne risquait pas d’être victime d’un meurtre d’honneur?

  2. L’agent a-t-il commis une erreur en concluant que le demandeur ne serait pas exposé à un risque en tant que rapatrié ayant des problèmes de santé mentale?

[14] La norme de contrôle applicable à la décision d’un agent d’ERAR, y compris son appréciation de la preuve, est celle de la décision raisonnable : Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 [Vavilov] aux para 16-17; Aldarurah c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2022 CF 1173 au para 15.

[15] Lorsqu’elle effectue un contrôle selon la norme de la décision raisonnable, la Cour doit déterminer si la décision est « fondée sur une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle » et est « justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles auxquelles le décideur est assujetti » : Vavilov, aux para 85-86; Société canadienne des postes c Syndicat des travailleuses et travailleurs des postes, 2019 CSC 67 aux para 2, 31. Une décision est raisonnable si, lorsqu’elle est lue dans son ensemble et que le contexte administratif est pris en compte, elle possède les caractéristiques de la justification, de la transparence et de l’intelligibilité : Vavilov, aux para 91-95, 99-100.

III. Analyse

A. L’agent a-t-il commis une erreur en concluant que le demandeur ne risquait pas d’être victime d’un meurtre d’honneur?

[16] L’agent a accordé très peu de poids à la preuve présentée par le demandeur lorsqu’il a conclu que ce dernier ne risquait pas d’être victime d’un meurtre d’honneur. À l’appui de cette conclusion, il a fourni deux motifs principaux. Premièrement, certains aspects de la preuve provenant du père du demandeur comportaient des incohérences, et, deuxièmement, la preuve présentait une lacune, à savoir qu’il n’était pas expliqué pourquoi le demandeur serait en danger, et non pas son frère et Mme Bi, ou pourquoi le demandeur ne serait pas en danger au Canada. À mon avis, ces deux motifs sont déraisonnables. Le défendeur soutient que l’agent n’a accordé que peu de poids à la preuve présentée par le demandeur parce que les déposants avaient un intérêt personnel et que la preuve n’était pas corroborée, mais ce motif ne fait pas partie de ceux que l’agent a fournis et ne peut leur être substitué : Vavilov, au para 96. À mon avis, il ne fait pas dûment partie de l’analyse.

[17] Dans la décision contestée, l’agent a relevé des incohérences dans les dates de mariage et de divorce entre les trois affidavits fournis par le père du demandeur. Cependant, je suis d’accord avec le demandeur pour dire que les incohérences alléguées n’existent pas.

[18] L’agent a lu dans le premier affidavit du père de M. Hussain que le frère de M. Hussain avait épousé Mme Bi en 2001 alors que le contexte de l’affidavit indique clairement qu’il est plutôt question de la date du mariage entre M. Hussain et Mme Bi. Ensuite, bien que la date de mariage indiquée dans les affidavits du père ne soit pas tout à fait exacte (à la fin de 2001 plutôt qu’au début de 2002), toutes les dates sont cohérentes. L’affirmation selon laquelle il fallait accorder moins de poids à la preuve en raison des incohérences est déraisonnable.

[19] De plus, je conviens qu’il était déraisonnable que l’agent accorde moins de poids aux affidavits au motif qu’il n’y était pas expressément expliqué pourquoi le frère de M. Hussain et Mme Bi n’étaient pas en danger ou pourquoi M. Hussain ne risquait pas d’être victime d’un meurtre d’honneur commis par le frère de Mme Bi, qui vit au Canada. La preuve doit être appréciée en fonction de ce qu’elle dit, et non pas de ce qu’elle garde sous silence : Mahmud c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 1999 CanLII 8019 (CF) au para 11.

[20] De plus, comme l’ERAR concerne M. Hussain, il n’est pas aisé de voir pourquoi la preuve traiterait des risques auxquels d’autres personnes seraient exposées.

[21] L’agent formule des observations sur la preuve concernant la situation dans le pays selon laquelle le fait qu’une femme demande le divorce peut constituer le mobile d’un meurtre d’honneur. Toutefois, il n’examine pas d’autres aspects apparents de la preuve qui mettent en lumière diverses circonstances de la situation de M. Hussain, de son frère et de Mme Bi qui pourraient avoir eu un effet sur le risque qu’ils soient victimes d’un meurtre d’honneur. Il est expliqué dans la preuve provenant du père de M. Hussain que le mariage de M. Hussain avec Mme Bi avait été arrangé afin de laver la honte ou le déshonneur que causait le divorce entre cette dernière et le frère de M. Hussain. De même, la preuve indique que la relation extra-conjugale et l’enfant de M. Hussain sont des causes du divorce d’avec Mme Bi, et que le mariage subséquent de M. Hussain a eu d’autres conséquences. Comme les circonstances mentionnées n’ont pas été prises en compte, les critiques formulées sont déraisonnables.

[22] L’affirmation de l’agent selon laquelle M. Hussain aurait dû expliquer pourquoi il ne risquait pas d’être victime d’un meurtre d’honneur commis par le frère de Mme Bi au Canada est, à mon avis, également irrationnelle. Dans un ERAR, un agent doit évaluer le risque auquel le demandeur serait exposé à son retour dans son pays d’origine. Il n’est pas aisé de voir pourquoi un demandeur traiterait d’un risque auquel il pourrait être exposé au Canada alors que l’ERAR vise à examiner les risques prospectifs auxquels il serait exposé dans son pays d’origine et que son objectif est de convaincre l’agent qu’il doit rester au Canada.

B. L’agent a-t-il commis une erreur en concluant que le demandeur ne serait pas exposé à un risque en tant que rapatrié ayant des problèmes de santé mentale?

[23] Par ailleurs, je suis d’accord avec M. Hussain pour dire que l’agent n’a pas suffisamment justifié ses conclusions concernant la situation dans laquelle il pourrait se retrouver à son retour au Pakistan.

[24] Après avoir examiné la documentation sur le pays, l’agent a pris acte du fait que les autorités pakistanaises ont recours à la torture contre [traduction] « certains détenus, dans des circonstances précises ». À la lumière du rapport du ministère des Affaires étrangères et du Commerce extérieur de l’Australie (« Australian Department of Foreign Affairs and Trade » ou « DFAT ») [le rapport du DFAT], il a convenu que M. Hussain serait détenu à son retour au Pakistan. Toutefois, il a en fin de compte conclu que [traduction] « d’après la documentation sur le pays, même si le demandeur était détenu, ce serait pour une courte période ».

[25] Aucun renseignement tiré du rapport du DFAT ou d’autres documents sur la situation dans le pays n’est mentionné à l’appui de cette affirmation. L’agent affirme seulement que le demandeur [traduction] « n’a présenté aucun élément de preuve pour démontrer qu’il avait commis des crimes au Pakistan ou qu’il avait été impliqué dans des activités susceptibles d’attirer l’attention des autorités ou d’être considérées comme une menace pour le pays. Le demandeur n’a pas fourni suffisamment d’éléments de preuve pour démontrer que son profil l’expose au risque de subir des mauvais traitements de la part des autorités pendant sa détention. »

[26] Dans le rapport du DFAT, trois catégories de rapatriés sont distinguées et un niveau de détention potentiel différent est attribué à chacune d’elles :

[traduction]

5.39 Le DFAT croit comprendre que les personnes qui retournent au Pakistan contre leur gré sont généralement interrogées à leur arrivée pour qu’elles indiquent si elles ont quitté le pays illégalement, si elles sont recherchées pour des crimes commis au Pakistan, ou si elles ont commis des infractions à l’étranger. Celles qui ont quitté le Pakistan munies de documents de voyage valides et qui n’ont commis aucun autre crime sont généralement libérées dans un délai de quelques heures. Celles qui ont enfreint les lois pakistanaises en matière d’immigration sont généralement arrêtées et détenues. Ces dernières sont habituellement libérées dans un délai de quelques jours, soit après que la famille a versé une caution, soit après avoir payé une amende, en dépit du fait que la loi prévoit des peines d’emprisonnement. Celles qui sont recherchées pour un crime commis au Pakistan ou qui ont commis une infraction grave à l’étranger peuvent être arrêtées et mises en détention provisoire ou tenues de se présenter régulièrement à la police, ce qui constitue une forme de libération conditionnelle.

[27] L’agent a pris acte du fait que le demandeur serait considéré comme un rapatrié ayant commis une infraction grave à l’étranger. Toutefois, il n’a pas analysé ce fait dans le contexte global du passage du rapport du DFAT reproduit ci-dessus.

[28] Dans le rapport du DFAT, il est indiqué que les rapatriés qui ont enfreint les lois en matière d’immigration sont généralement détenus, puis libérés quelques jours plus tard. Toutefois, il n’est nulle part mentionné que les personnes rapatriées qui ont commis une infraction criminelle à l’étranger sont détenues pendant une courte période. À propos de ces personnes rapatriées [traduction] « qui ont commis une infraction grave à l’étranger », il est plutôt mentionné qu’elles [traduction] « peuvent être arrêtées et mises en détention provisoire ou tenues de se présenter régulièrement à la police, ce qui constitue une forme de libération conditionnelle ». Il est logique d’en conclure que la période de détention, ou de détention provisoire, des rapatriés de la deuxième catégorie peut être plus longue. Aucune distinction n’est faite entre les rapatriés qui ont purgé une peine d’emprisonnement à l’étranger et les autres.

[29] Selon un rapport du Home Office du Royaume-Uni intitulé « Country Information and Guidance – Pakistan: Prison Conditions » (« renseignements sur le pays et lignes directrices – Pakistan : conditions de détention »), publié en juin 2016, rapport sur lequel l’agent s’est également appuyé dans un autre passage de sa décision, les prisonniers en détention provisoire représentent 69,1 % de la population carcérale au Pakistan. Ce rapport indique également que la détention provisoire au Pakistan peut être de longue durée. L’agent n’a pas analysé cet élément de preuve non plus.

[30] Bien qu’un décideur ne soit pas tenu de mentionner chaque élément de la preuve dans sa décision, s’il n’a pas pris en compte ou examiné des éléments contextuels importants de la preuve qui pourraient contredire une conclusion à laquelle il est parvenu, la Cour peut en inférer qu’il a tiré cette conclusion sans tenir dûment compte de la preuve : Ponniah c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CF 190 au para 16; Vallenilla c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2010 CF 433 aux para 13-15; Cepeda-Gutierrez c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) (1998), 1998 CanLII 8667 (CF), 157 FTR 35 (CF 1re inst). En l’espèce, l’agent ayant conclu que le demandeur ne serait détenu que pour une courte période, et ce, sans analyser davantage la preuve relative à la situation dans le pays, je suis d’avis que la décision contestée n’est pas suffisamment justifiée.

[31] De même, à propos de la question de savoir si M. Hussain serait exposé à un risque au sens de l’article 97 de la LIPR en raison des conditions de détention au Pakistan et de ses problèmes de santé mentale, je suis d’avis que l’analyse effectuée par l’agent est également viciée, notamment en ce qui concerne le rapport de 2017.

[32] Selon l’agent, le contre-rapport de 2017 indique, d’une part, que [traduction] « […] non seulement la torture demeure acceptable, car il est inévitable d’y recourir pour faire appliquer la loi, mais ceux qui y recourent jouissent d’une quasi-impunité, compte tenu de l’acceptation socioculturelle, de l’absence de supervision indépendante, des vastes pouvoirs en matière d’arrestation et de détention, des failles procédurales et des mesures de protection inefficaces » et, d’autre part, que [traduction] « bien que les prisonniers souffrant de problèmes de santé mentale doivent être transférés dans un établissement psychiatrique conformément à un régime spécial visant à les protéger, en pratique, ils sont généralement maintenus en détention et donc victimes d’agressions de la part d’autres détenus ».

[33] Toutefois, l’agent a écarté ces éléments de preuve parce qu’il ne disposait pas de documents corroborants, mais sans fournir le motif pour lequel il exigeait une corroboration supplémentaire. Il a seulement donné l’explication suivante :

[traduction]

D’après mes recherches indépendantes, les renseignements manquent sur la façon dont les détenus qui souffrent de problèmes de santé mentale sont traités par les autres détenus. J’ai examiné le plus récent cartable national de documentation de la CISR, les rapports des observateurs nationaux et d’autres sources rendues publiques. Toutefois, aucun élément de preuve supplémentaire n’appuyait la conclusion présentée dans le rapport mentionné plus haut. Je conclus que ce seul rapport présenté par le demandeur ne suffit pas à démontrer l’existence d’un risque étant donné qu’aucun autre document sur le pays ne corrobore cette conclusion. En l’absence d’une preuve corroborante, j’accorde très peu de poids au contre-rapport de 2017 présenté au Comité des droits de l’homme.

[34] Le défendeur soutient qu’il était raisonnable que l’agent exige une corroboration et cite les décisions suivantes à l’appui : Khan c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2002 CFPI 400 au para 17; Bodokia c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2001 CFPI 227 aux para 24-25; Adu c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1995] ACF no 114 (CA). Toutefois, dans toutes ces affaires, il est question de l’absence de preuve documentaire corroborante à l’appui de la preuve présentée par un demandeur d’asile. À mon avis, la chose est fondamentalement différente lorsqu’un agent écarte un ou des documents sur la situation dans le pays en raison d’une absence de corroboration.

[35] Même dans un contexte où la corroboration du témoignage du demandeur est jugée requise, le décideur doit clairement fournir un motif indépendant pour exiger la corroboration : Contreras Luevano c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2021 CF 1467 aux para 19-20; Navaratnam c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 244 au para 9.

[36] En l’espèce, l’agent n’a pas expliqué pourquoi il exigeait la corroboration ni pourquoi il la jugeait nécessaire. L’agent n’a pas non plus relevé d’affirmations contradictoires dans la preuve concernant la situation dans le pays. Les motifs fournis ne sont pas suffisants pour justifier la conclusion qui a été tirée.

[37] À mon avis, ces erreurs suffisent à rendre la décision contestée déraisonnable. Par conséquent, la demande sera accueillie, la décision contestée sera annulée, et l’affaire sera renvoyée à un autre agent pour qu’une nouvelle décision soit rendue.

[38] Les parties n’ont proposé aucune question aux fins de certification, et je conviens que l’affaire n’en soulève aucune.


JUGEMENT dans le dossier IMM-5522-20

LA COUR STATUE :

  1. La demande de contrôle judiciaire est accueillie, la décision contestée est annulée, et l’affaire est renvoyée à un autre agent pour qu’une nouvelle décision soit rendue.

  2. Aucune question de portée générale n’est certifiée.

« Angela Furlanetto »

Juge

Traduction certifiée conforme

N. Belhumeur


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-5522-20

 

INTITULÉ :

SAJID HUSSAIN c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

AUDIENCE TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 6 AVRIL 2022

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LA JUGE FURLANETTO

 

DATE DES MOTIFS :

LE 5 OCTOBRE 2022

 

COMPARUTIONS :

Steven Blakey

 

POUR LE DEMANDEUR

 

Gregory George

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Waldman & Associates

Avocats

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DEMANDEUR

 

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

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