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Date : 20 221 027


Dossier : T‑607‑21

Dossier : T‑1168‑21

Dossier : T‑732‑22

Référence : 2022 CF 1473

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 27 octobre 2022

En présence de monsieur le juge Southcott

ENTRE :

Dossier : T‑607‑21

APOTEX INC.

demanderesse

et

JANSSEN INC., JANSSEN ONCOLOGY INC. et BTG INTERNATIONAL LTD.

défenderesses

ENTRE :

Dossier : T‑1168‑21

DR. REDDY’S LABORATORIES LTD. et DR. REDDY’S LABORATORIES INC.

demanderesses


et


JANSSEN INC., JANSSEN ONCOLOGY INC. et BTG INTERNATIONAL LTD.

défenderesses

ENTRE :

Dossier : T‑732‑22

PHARMASCIENCE INC.

demanderesse

et

JANSSEN INC., JANSSEN ONCOLOGY INC. et BTG INTERNATIONAL LTD.

défenderesses

ORDONNANCE ET MOTIFS PUBLICS :

I. Aperçu

[1] La présente requête se rapporte à trois actions fondées sur l’article 8 du Règlement sur les médicaments brevetés (avis de conformité), DORS/93‑133 [le Règlement]. Dans chaque action, la demanderesse ou les demanderesses (Apotex Inc. (dossier de la Cour no T‑607‑21) [Apotex]; Dr. Reddy’s Laboratories Ltd et Dr. Reddy’s Laboratories, Inc. (dossier de la Cour no T‑1168‑21) [Dr. Reddy’s]; et Pharmascience Inc. (dossier de la Cour no T‑732‑22) [PMS]) réclament des dommages‑intérêts aux défenderesses (Janssen Inc., Janssen Oncology, Inc., et BTG International Ltd [Janssen]) pour les ventes d’acétate d’abiratérone qu’elles ont perdues.

[2] Dans le cadre de la présente requête fondée sur l’article 105 des Règles des Cours fédérales, DORS/98‑106 [les Règles], Janssen demande à la Cour de rendre une ordonnance pour que la preuve sur les questions qui, selon elle, sont communes à chacune des actions fondées sur l’article 8 du Règlement, soit entendue conjointement.

[3] Certains des éléments de preuve présentés dans le cadre de la présente requête font l’objet d’ordonnances de confidentialité, lesquelles visent à protéger les renseignements confidentiels des parties qui sont sensibles sur le plan commercial. Un projet de décision confidentielle a donc été envoyé aux parties le 7 octobre 2022, afin qu’elles puissent proposer tout caviardage requis pour la version publique de la décision. Seule PMS a proposé le caviardage de certains passages, auquel les autres parties ne se sont pas opposées. Comme ces caviardages ne nuiront pas à l’intelligibilité de la décision, je suis convaincu qu’ils établissent un juste équilibre entre la protection des renseignements confidentiels et l’intérêt public dans le cadre de procédures judiciaires ouvertes et accessibles. Par conséquent, deux versions de la présente décision, l’une publique et l’autre confidentielle, seront rendues simultanément.

[4] Pour les motifs exposés plus en détail ci‑après, la requête présentée par Janssen sera rejetée. En résumé, compte tenu des conclusions que j’ai tirées quant à la similitude et au préjudice, facteurs que la Cour est tenue d’examiner en application de l’alinéa 105a) des Règles, la mesure demandée dans la présente requête ne constituerait pas la solution la plus efficace pour résoudre les questions en litige dans le cadre des actions fondées sur l’article 8 du Règlement.

II. Contexte

[5] Janssen commercialise au Canada, sous le nom de ZYTIGA, l’acétate d’abiratérone, un médicament contre le cancer de la prostate qui fait l’objet du brevet canadien n° 2 661 422 [le brevet 422].

[6] Toutes les demanderesses cherchaient à commercialiser un produit générique à base d’acétate d’abiratérone, et toutes contestaient le brevet 422. De son côté, Janssen a intenté une action en vertu de l’article 6 du Règlement contre chacune des demanderesses relativement à leurs produits à base d’acétate d’abiratérone. Les parties ont accepté que les actions soient instruites conjointement dans le cadre d’un procès commun. Le 6 janvier 2021, le juge Phelan a rejeté les prétentions de Janssen et a déclaré le brevet 422 invalide (voir Janssen Inc. c Apotex Inc., 2021 CF 7).

[7] La décision du juge Phelan de rejeter les actions intentées en vertu de l’article 6 a cristallisé les causes d’action des demanderesses au titre de l’article 8 du Règlement. Chacune des demanderesses a, l’une après l’autre, intenté une action en dommages‑intérêts pour les ventes de ses produits à base d’acétate d’abiratérone qu’elle a perdues. Ces actions ont été intentées aux dates suivantes :

  1. Action d’Apotex (T‑607‑21) : le 12 avril 2021;

  2. Action de Dr. Reddy’s (T‑1168‑21) : le 23 juillet 2021;

  3. Action de PMS (T‑732‑22) : le 8 avril 2022.

[8] Il est prévu que les actions de Dr. Reddy’s et d’Apotex soient instruites consécutivement en juin 2023. L’action de PMS n’a pas encore été inscrite au rôle. Dans le cadre de la présente requête, Janssen demande à la Cour de rendre une ordonnance pour que la preuve sur les questions qui, selon elle, sont communes à chacune des actions fondées sur l’article 8 du Règlement soit entendue conjointement à compter de juin 2023 ou à une date qui sera fixée par la Cour. Janssen a énoncé les quatre questions communes suivantes :

  1. La capacité et la motivation de cinq fabricants de produits génériques qui ne sont pas parties à l’instance (Teva Canada Limited, Sandoz Canada Inc., Natco Pharma (Canada) Inc., Marcan Pharmaceuticals Inc et JAMP Pharma Corporation [collectivement, les tiers]) à pénétrer le marché de l’acétate d’abiratérone;

  2. La capacité et la motivation des demanderesses à pénétrer le marché de l’acétate d’abiratérone;

  3. La commercialisation par Janssen de ZYTIGA (acétate d’abiratérone) et d’ERLEADA (apalutamide) après l’apparition de produits génériques à base d’acétate d’abiratérone sur le marché;

  4. La taille du marché total de l’acétate d’abiratérone après l’apparition des produits génériques sur le marché.

III. Question en litige

[9] Comme le fait valoir Janssen, la seule question en litige dans le cadre de la présente requête est celle de savoir si la Cour devrait ordonner, en vertu de l’alinéa 105a) des Règles, que certaines parties des procès se rapportant aux trois actions en vertu de l’article 8 du Règlement soient instruites conjointement.

IV. Analyse

A. Principes généraux

[10] Le pouvoir de la Cour d’ordonner, à l’égard de deux ou plusieurs instances, qu’elles soient réunies, instruites conjointement ou instruites successivement, prend sa source dans l’alinéa 105a) des Règles, qui est libellé ainsi :

Règles des Cours fédérales, DORS/98‑106

Federal Courts Rules, SOR/98‑106

Réunion d’instances

Consolidation of proceedings

105 La Cour peut ordonner, à l’égard de deux ou plusieurs instances :

105 The court may order, in respect of two or more proceedings,

a) qu’elles soient réunies, instruites conjointement ou instruites successivement […]

(a) that they be consolidated, heard together or heard one immediately after the other ….

[11] En vertu de l’alinéa 105a) des Règles, la Cour peut également ordonner que la preuve relative à un sous‑ensemble de questions communes soit entendue conjointement et que les procès relativement aux autres questions se déroulent séparément (voir Bayer Inc v Apotex Inc, 2019 FC 191). Janssen cherche à obtenir une mesure de cette nature par la présente requête.

[12] Pour des indications dans des précédents sur la manière dont la Cour devrait appliquer l’alinéa 105a) des Règles, les parties invoquent toutes l’arrêt de la Cour d’appel fédérale Apotex Inc c Bayer Inc, 2020 CAF 86 [Bayer CAF]. Comme il est expliqué au paragraphe 45, l’alinéa 105a) des Règles vise à éviter la multiplication des instances et à favoriser un règlement rapide et peu coûteux de ces instances. Les parties conviennent que les facteurs que la Cour doit prendre en considération pour décider s’il y a lieu de rendre une ordonnance en vertu de l’alinéa 105a) des Règles sont notamment les suivants : a) la similitude des parties, des questions en litige, des faits et des mesures recherchées; b) si l’ordonnance causera un préjudice (Bayer CAF, aux para 46‑47).

[13] Même si le préjudice n’est pas le seul facteur dont il faut tenir compte pour décider s’il convient de réunir les instances aux termes de l’alinéa 105a) des Règles, il a un poids considérable (Bayer CAF, au para 46). En ce qui concerne le préjudice, toutefois, les parties ne s’entendent pas sur ce que le requérant est tenu de démontrer. Les demanderesses soutiennent qu’il incombe au requérant, Janssen en l’espèce, de démontrer : a) qu’il subirait un préjudice si l’ordonnance n’était pas rendue; et b) que l’ordonnance demandée ne serait pas abusive pour les parties défenderesses et ne leur causerait pas de préjudice. Pour étayer leur position, les demanderesses s’appuient sur la décision Sanofi‑Aventis Canada Inc. c Novopharm Limited, 2009 CF 1285 au paragraphe 11 [Ramipril], à laquelle, selon elles, la Cour d’appel fédérale aurait souscrit dans l’arrêt Bayer CAF.

[14] De son côté, Janssen est d’avis que, pour obtenir gain de cause, elle n’est pas tenue de démontrer qu’elle subirait un préjudice si la mesure sollicitée n’était pas accordée. Janssen reconnaît que la preuve de pareil préjudice est un facteur pertinent et qu’il lui incombe de démontrer l’existence de tout préjudice qu’elle serait susceptible de subir si la mesure demandée lui était refusée. Toutefois, elle soutient que la preuve de pareil préjudice n’est pas une condition préalable à l’obtention de l’ordonnance visée à l’alinéa 105a) des Règles. Un tel préjudice n’est plutôt qu’un facteur à mettre en balance avec le préjudice que les parties défenderesses subiraient si la mesure sollicitée était accordée. Comme les demanderesses, Janssen s’appuie sur l’arrêt Bayer CAF, dans lequel, souligne‑t‑elle, la Cour n’a pas expressément souscrit au raisonnement exposé dans la décision Ramipril, selon lequel la partie qui présente la requête a le fardeau d’établir l’existence d’un préjudice pour elle‑même.

[15] Pour comprendre les arguments respectifs des parties, il convient d’examiner les extraits de ces décisions sur lesquels elles s’appuient. Dans la décision Ramipril, la juge Snider a examiné une requête présentée par les défenderesses à l’égard de trois revendications fondées sur l’article 8 du Règlement, dans laquelle elles demandaient que leurs actions soient instruites conjointement dans un dossier commun (au para 1). Après avoir examiné la jurisprudence relative à l’évaluation du préjudice, la Cour s’est exprimée ainsi (au para 11) :

11. En matière de préjudice causé, le fait que la Cour juge que la réunion causerait un préjudice à l’une des parties joue contre la réunion des instances (Boston Pizza, précitée, paragraphe 11). Le juge Rothstein (tel était alors son titre) a conclu que c’est la partie qui sollicite la réunion d’instances qui doit prouver que la réunion ne causera ni préjudice ni injustice aux parties intimées; voir la décision Eli Lilly and Co. v. Novopharm Ltd. (1994), 55 CPR (3 d) 429, 48 ACWS (3d) 31, paragraphe 6 (C.F. 1re inst.) [Eli Lilly]). Dans la décision Apotex‑Wellcome, le juge Mackay constate, en accord avec la jurisprudence, que le fardeau de la preuve repose sur la partie qui présente la requête (la défenderesse le plus souvent) pour ce qui est de prouver que la poursuite des actions séparément serait un abus de procédure ou porterait atteinte à la partie présentant la requête; voir le paragraphe 15 de la décision précitée et les décisions Mon‑Oil Ltd. v. Canada, (1989) 27 FTR 50, 26 CPR (3 d) 379 (C.F. 1re inst.) [Mon‑Oil] et Fruit of the Loom Inc. v. Chateau Lingerie Mfg. Co. Ltd. (1984), 79 CPR (2d) 274. La partie qui présente la requête doit prouver l’existence d’un préjudice et non pas seulement d’un inconvénient (Apotex‑Wellcome, précitée, paragraphe 15).

[16] Dans l’arrêt Bayer CAF, la Cour était appelée à trancher deux appels d’une décision du juge Pentney (Bayer Inc. c Teva Canada Limitée, 2019 CF 1039 [Bayer CF]), par laquelle il avait ordonné l’instruction conjointe des questions communes relatives à trois actions en contrefaçon fondées sur l’article 6 du Règlement. Les appelantes, des sociétés fabriquant des médicaments génériques, soutenaient que le juge Pentney avait commis une erreur en ne tenant pas compte, pour rendre sa décision, de l’article 105 des Règles, et donc du préjudice. Le juge Pentney a fondé sa décision sur la compétence inhérente de la Cour d’être maître de ses procédures et sur l’article 3 des Règles, qui dispose que les Règles sont interprétées de façon à permettre d’apporter une solution au litige qui soit juste et la plus expéditive et économique possible (Bayer CAF, au para 7).

[17] La Cour d’appel fédérale a conclu que le juge Pentney avait eu raison de tenir compte de l’article 3 des Règles, mais que l’article 105 des Règles était également pertinent et applicable (aux para 41‑42). Après avoir examiné la jurisprudence relative à l’article 105 des Règles, la Cour a donné l’explication suivante :

46. Pour décider s’il faut rendre une ordonnance aux termes de la règle 105, la Cour doit tenir compte de plusieurs facteurs, à savoir la similitude des parties, des questions en litige, des faits et des redressements. La Cour doit également décider si l’ordonnance causera un préjudice (Sanofi‑Aventis Canada Inc. c. Novopharm Limited, 2009 CF 1285, au paragraphe 9). Dans plusieurs décisions, la Cour fédérale a conclu qu’on ne peut ordonner la réunion d’instances lorsque cela causerait un préjudice. Il est également bien établi que c’est à l’auteur de la requête qu’il incombe de démontrer que l’ordonnance demandée ne serait pas abusive et ne causerait pas de préjudice (Global Restaurant; Eli Lilly and Co. c. Novopharm Ltd., [1994] A.C.F. no 680 (QL) (1re inst.), au paragraphe 6; Apotex Inc. c. Wellcome Foundation Ltd., [1993] A.C.F. no 1118 (QL) (C.F.) (Wellcome), au paragraphe 15; Mon‑Oil Ltd. c. La Reine, [1989] A.C.F. no 227 (QL) (1re inst.), au paragraphe 4). Il est donc manifeste que, même si le préjudice n’est pas le seul facteur dont il faut tenir compte aux termes de la règle 105, il a un poids considérable. À cela j’ajouterais que la nature et la gravité du préjudice sont évidemment pertinentes.

[18] Janssen s’appuie sur le fait que ce passage ne fait référence qu’à l’importance du préjudice que les parties défenderesses subiraient si une ordonnance fondée sur l’article 105 des Règles était rendue et ne mentionne aucunement que l’auteur de la requête est tenu de démontrer qu’il subirait un préjudice si l’ordonnance n’était pas accordée.

[19] Janssen souligne également que, dans la décision Bayer CF, le juge Pentney a pris en considération les arguments de Bayer, la requérante, selon lesquels elle subirait un préjudice si les instances n’étaient pas instruites conjointement du fait qu’elle aurait alors à gérer chacun des différents procès (au paragraphe 12). Or, il a rejeté ces arguments, car la multiplicité des instances était une conséquence naturelle des actions de Bayer ainsi que du régime établi dans le Règlement (au para 29). Bien qu’elle ait finalement accueilli l’appel, en se fondant sur l’article 6.02 du Règlement, qui interdit la réunion des actions, la Cour d’appel fédérale n’a relevé aucune erreur dans l’application, par le juge Pentney, des principes jurisprudentiels se rapportant à l’article 105 des Règles. Par conséquent, Janssen soutient que l’arrêt Bayer CAF doit être interprété comme si la Cour avait implicitement conclu qu’une partie qui demande la mesure prévue à l’article 105 des Règles n’a pas à démontrer qu’elle subirait un préjudice si cette mesure n’était pas accordée. Selon Janssen, l’imposition de pareille exigence, telle qu’elle est décrite dans la décision Ramipril, n’est plus valable en droit.

[20] De plus, Janssen insiste sur la mesure précise qu’elle demande, à savoir une ordonnance prévoyant l’instruction conjointe des questions communes, et fait valoir que cette mesure se distingue d’une réunion intégrale des instances ou d’une mesure comme la suspension d’une instance en particulier. Elle soutient que la nature de la mesure particulière demandée en vertu l’article 105 des Règles est importante et que les précédents (y compris ceux sur lesquels s’appuie la décision Ramipril) dans lesquels il a été conclu que c’était le requérant qui était tenu de démontrer l’existence d’un préjudice dans le contexte d’une réunion intégrale ou d’une suspension ne s’appliquent pas nécessairement à la requête dont il est question en l’espèce.

[21] Je comprends l’argument de Janssen concernant l’éventail des mesures qu’une partie peut demander pour chercher à modifier la progression habituelle d’un litige. Par exemple, la décision Fruit of the Loom Inc. c Chateau Lingerie Mfg. Co. Ltd. (1984), ACF no 1177 (CF 1re inst), le plus ancien précédent cité dans la décision Ramipril, concernait une demande de suspension d’instance en vertu du paragraphe 50(1) de la Loi sur la Cour fédérale, L.R.C. 1970 (2e suppl). La décision Mon‑Oil Ltd. c Canada, (1989) ACF no 227 (CF 1re inst) [Mon‑Oil] et la décision Apotex Inc. c Wellcome Foundation Ltd, (1993) ACF no 1118 (CF 1re inst) [Apotex‑Wellcome] concernaient toutes deux des requêtes visant à réunir des actions devant la Cour fédérale. Toutefois, je note également l’explication formulée dans l’arrêt Bayer CAF selon laquelle les principes expliqués au paragraphe 46 (reproduit ci‑dessus) ne s’appliquent pas seulement aux ordonnances de réunion, mais également aux ordonnances qui prévoient que deux ou plusieurs instances feront l’objet d’une audience commune à l’égard de toutes les questions ou des questions communes uniquement (au para 47). Conformément à ce raisonnement, je n’interprète pas la jurisprudence applicable comme établissant une distinction entre ces différentes mesures.

[22] Je ne considère pas non plus que l’arrêt Bayer CAF s’écarte des principes régissant le préjudice énoncés dans la décision Ramipril. Bien que je reconnaisse que l’arrêt Bayer CAF ne se prononce pas expressément sur le principe sur lequel les positions des parties divergent, je note également que, dans son analyse du préjudice effectuée dans l’arrêt Bayer CAF, la Cour d’appel fédérale cite non seulement la décision Ramipril, mais également les décisions Mon‑Oil et Apotex‑Wellcome sur lesquelles la décision Ramipril s’appuie. À mon avis, si la Cour d’appel fédérale avait voulu modifier les principes établis par cette jurisprudence, elle l’aurait fait expressément.

[23] Enfin, j’ai examiné l’argument de Janssen selon lequel sa position sur le principe contesté s’aligne sur la jurisprudence de l’Ontario (voir Robert A Cartier v Michaels Stocking (B‑Dry), 2015 ONSC 3243 [Cartier]). Toutefois, compte tenu du volume de précédents sur ce sujet émanant de la Cour fédérale et de la Cour d’appel fédérale, et étant donné que la décision Cartier a été rendue sous le régime des règles de procédure civile particulières applicables en Ontario, je suis d’avis que cette décision n’est pas particulièrement utile.

[24] Cela dit, ma conclusion sur ce principe contesté n’est pas déterminante quant à l’issue de la requête présentée par Janssen. Janssen soutient à titre subsidiaire qu’elle subirait un préjudice si la preuve commune qui fait l’objet de sa requête était entendue dans trois procès distincts. Comme je l’expliquerai plus en détail ci‑après dans les présents motifs, ma décision de rejeter la requête de Janssen repose sur l’évaluation de la similitude et sur la mise en balance des effets préjudiciables relatifs qui résulteraient de la décision d’accorder ou de ne pas accorder la mesure sollicitée.

B. La similitude des parties, des questions en litige, des faits et des réparations

[25] À l’appui du facteur de la similitude, Janssen fait valoir que, dans leurs actions respectives fondées sur l’article 8, les demanderesses réclament aux mêmes défenderesses des dommages‑intérêts pour les ventes du même médicament qu’elles ont perdues au cours d’une période essentiellement identique. Elle soutient qu’il y aura donc des questions juridiques et factuelles communes à examiner par la Cour dans les trois procès.

[26] L’argument relatif à la similitude avancé par Janssen porte sur quatre éléments : a) la capacité et la motivation de chacun des cinq tiers à pénétrer le marché de l’acétate d’abiratérone; b) la capacité et la motivation de chacune des demanderesses à pénétrer le marché de l’acétate d’abiratérone; c) l’allégation de Janssen selon laquelle, après l’apparition de produits génériques à base d’acétate d’abiratérone sur le marché, elle aurait réduit la commercialisation de ZYTIGA (acétate d’abiratérone) puis se serait concentrée sur ERLEADA (apalutamide), un autre produit contre le cancer de la prostate commercialisé par Janssen; d) l’effet de la diminution de la promotion de ZYTIGA par Janssen sur la taille du marché total de l’acétate d’abiratérone. Janssen soutient qu’il n’est pas nécessaire que les témoins des tiers, des demanderesses et de Janssen elle‑même fournissent essentiellement les mêmes éléments de preuve dans trois instances distinctes.

[27] Janssen reconnaît que le monde hypothétique qui sous‑tend l’analyse requise dans le cadre d’une action fondée sur l’article 8 doit être établi séparément dans chacune des trois actions, et elle admet que les caractéristiques de ce monde puissent être légèrement différentes dans chaque action, étant donné que les demanderesses affirment que leurs produits génériques respectifs auraient été lancés à des moments légèrement différents. Toutefois, Janssen souligne que l’alinéa 105a) des Règles n’exige pas que les questions de fait et de droit soient identiques, mais simplement que certaines de ces questions soient communes (voir, p. ex., Ramipril au para 10), et elle soutient que les faits essentiels dans chaque affaire sont les mêmes, c’est‑à‑dire les mêmes sociétés cherchant à lancer les mêmes produits au cours de périodes qui se chevauchent.

[28] Janssen s’appuie également sur le principe selon lequel la construction des mondes hypothétiques doit être fondée sur des événements qui se sont produits dans le monde réel (voir, p. ex., Teva Canada Ltd c Pfizer Canada Inc, 2017 CF 332 au para 9). Elle soutient que les éléments de preuve des tiers, des demanderesses et de Janssen se rapportant à des événements du monde réel seront nécessairement les mêmes dans chaque action, de sorte qu’il serait tout à fait redondant de présenter ces éléments de preuve trois fois. Janssen s’inquiète également du fait que l’examen de la preuve sur les mêmes questions à plusieurs reprises pourrait amener la Cour à tirer des conclusions de fait incohérentes.

[29] En ce qui concerne les éléments de preuve des tiers en particulier, Janssen fait également valoir que la mesure qu’elle demande permettrait d’éviter que les représentants des tiers soient soumis à plusieurs interrogatoires préalables, et que de multiples requêtes soient déposées pour exiger la tenue de ces interrogatoires préalables et la production de documents connexes.

[30] Chacune des demanderesses avance des arguments fortement similaires pour s’opposer aux allégations de Janssen au sujet de la similitude. Les demanderesses soutiennent que Janssen fonde ses prétentions sur des simplifications à outrance. Tout d’abord, les demanderesses soulignent qu’il n’y a pas de similitude entre les parties aux trois actions. Bien que Janssen soit la défenderesse dans chaque action, la demanderesse dans chaque action est un concurrent différent sans lien de dépendance. Dans l’affaire Ramipril, où la Cour devait se prononcer sur une requête fondée sur l’article 105 des Règles dans un contexte où la dynamique entre les parties était semblable à celle en l’espèce, la juge Snider a statué que le fait que les actions concernaient des demanderesses différentes jouait à l’encontre de la réunion, mais que ce fait n’avait pas beaucoup de force (au para 18).

[31] Je suis d’avis que cette conclusion sur la similitude des parties s’applique également à l’affaire qui nous occupe. Toutefois, comme je l’expliquerai plus loin dans l’évaluation du préjudice, la présence de demanderesses différentes qui ne sont pas liées entre elles et qui sont susceptibles d’adopter des approches différentes à l’égard du litige pour faire valoir leurs arguments respectifs milite plus fortement contre l’instruction conjointe des questions communes.

[32] En ce qui concerne la similitude des questions en litige et des faits, les demanderesses soulignent que, en droit, la Cour sera tenue d’analyser un monde hypothétique différente dans chacune des trois actions (Apotex Inc c Sanofi‑Aventis, 2014 CAF 68 [Ramipril CAF] au paragraphe 163). Je souscris à ce point de vue. Toutefois, comme il est indiqué dans les observations de Janssen exposées précédemment, l’application de l’article 105 des Règles n’exige pas que les questions de fait ou de droit soient identiques (Ramipril, au para 10).

[33] Selon moi, l’argument des demanderesses portant sur les différentes dimensions factuelles des mondes hypothétiques à évaluer dans les trois actions est plus convaincant. Ces différences sont liées à la combinaison de différentes périodes et de différents dosages des produits en cause dans les trois mondes hypothétiques. Les paramètres factuels suivants ressortent des lettres de suspension liée au brevet applicables et d’autres éléments de preuve figurant dans le dossier de la présente requête :

  1. La réclamation de Dr. Reddy’s ne porte que sur un produit de 250 mg, produit dont la commercialisation a fait l’objet d’une suspension liée au brevet à partir du 27 mai 2019;

  2. La réclamation d’Apotex porte à la fois sur un produit de 250 mg et un produit de 500 mg, dont la commercialisation a fait, dans les deux cas, l’objet d’une suspension liée au brevet à partir du 8 août 2019;

  3. La réclamation de PMS porte également sur un produit de 250 mg et un produit de 500 mg. ||||||||||||||||||||;

  4. La protection des données relatives au produit ZYTIGA de Janssen en vertu du Règlement sur les aliments et drogues, CRC, c 870, a pris fin le 27 juillet 2019.

[34] Le fait que deux des actions fondées sur l’article 8 du Règlement concernent deux dosages différents et que la troisième action ne porte que sur l’un de ces dosages nuit à la similitude des questions en litige et des faits. Je suis d’accord avec l’argument des demanderesses selon lequel, ||||||||||||||||||||, les détails ci‑dessus révèlent des différences plus importantes, en ce qui concerne les dates pertinentes pour les mondes hypothétiques devant être créés dans les trois actions, que ce qu’affirme Janssen dans ses observations. Le fait que Dr. Reddy’s était la seule demanderesse à disposer d’un produit susceptible d’être approuvé avant l’expiration de la protection des données relatives au ZYTIGA est également un fait distinctif potentiellement pertinent.

[35] Pour établir le monde hypothétique dans chacune des actions fondées sur l’article 8, la Cour devra déterminer l’incidence de la délivrance hypothétique d’un avis de conformité à la demanderesse concernée pour son produit générique à base d’acétate d’abiratérone, en tenant compte du moment particulier de cette délivrance et du ou des dosages particuliers visés. L’évaluation de cette incidence doit également tenir compte du fait que le Règlement empêcherait les autres demanderesses d’entrer sur le marché (Ramipril CAF, aux para 159, 162).

[36] Je comprends que Janssen indique, dans son acte de procédure, qu’elle entend faire valoir au procès, preuve à l’appui, qu’elle se serait comportée dans chacun des mondes hypothétiques d’une manière qui aurait permis aux autres demanderesses d’être libérées des contraintes du Règlement. (Je suis également conscient que Dr. Reddy’s a déposé une requête – qui n’a pas encore été instruite – visant à faire déclarer que, en droit, Jannssen ne peut avancer pareil argument.) Il est donc possible que cette preuve de Janssen, si elle est autorisée et acceptée, ait pour effet d’accroître le degré de similitude entre les questions en litige et les trois actions. Toutefois, la preuve sur laquelle Janssen propose de s’appuyer n’a pas été présentée à la Cour dans le cadre de la présente requête, et il serait prématuré pour la Cour d’accorder une importance quelconque à un tel résultat à ce stade‑ci de l’instance.

[37] Je souscris également à l’argument des demanderesses selon lequel les différences entre les paramètres factuels des trois actions sont susceptibles d’avoir une incidence sur les éléments de preuve des tiers. Bien que je comprenne le point de vue de Janssen selon lequel les faits entourant les activités réelles des tiers sur le marché des médicaments génériques devraient être les mêmes dans chaque action, il ne s’ensuit pas nécessairement que leur preuve quant à ce qu’auraient été leurs activités dans chacun des mondes hypothétiques serait la même. Je reviendrai sur ce point plus loin dans les présents motifs, lorsque j’examinerai le facteur du préjudice.

[38] De même, j’accepte l’observation de Janssen selon laquelle les faits liés à ses activités dans le monde réel devraient être les mêmes dans chaque action. Toutefois, cet argument ne permet pas de conclure que la preuve des efforts de commercialisation qu’elle aurait déployés, ainsi que l’incidence de ceux‑ci sur la taille du marché de l’acétate d’abiratérone global, serait nécessairement le même dans le monde hypothétique propre à chaque action. Comme le font valoir les demanderesses, les changements dans la stratégie de commercialisation de Janssen pourraient varier en fonction du produit générique qui est entré sur le marché et du moment et du ou des dosages de ce produit. Janssen n’a déposé aucun élément de preuve dans le cadre de la présente requête pour étayer une conclusion de similitude sur ce point.

[39] En résumé, Janssen ne m’a pas convaincu que le degré de similitude qu’elle allège à l’appui de sa requête justifie de conclure que l’instruction conjointe des questions communes serait la solution la plus efficace pour résoudre les questions en litige dans le cadre des actions fondées sur l’article 8 du Règlement.

C. Le préjudice causé

[40] Comme il a été mentionné précédemment, Janssen fait valoir qu’elle subirait un préjudice si la preuve commune visée par sa requête était entendue dans trois procès distincts. Elle soulève trois catégories de préjudice :

  1. À chaque procès, Janssen devra appeler à la barre cinq tiers qui n’ont aucun intérêt dans l’issue du litige et qui n’ont personnellement aucun avantage à coopérer. Janssen fait valoir que cette difficulté est exacerbée par le fait qu’elle devra présenter ces témoignages de manière cohérente dans le cadre de trois actions différentes sur une période pouvant aller jusqu’à 17 mois, suivant le calendrier actuel ou éventuel des procès;

  2. Dans chacun des procès, la demanderesse sera assujettie à des fardeaux de preuve différents. Par exemple, dans les procès d’Apotex et de Dr. Reddy’s, il incombera à Janssen de prouver que PMS aurait pu et voulu entrer sur le marché de l’acétate d’abiratérone. Toutefois, dans le procès PMS, il incombera à PMS de prouver ces mêmes faits;

  3. Janssen devra engager des frais pour faire entendre ses témoins sur ses pratiques commerciales à trois reprises.

[41] En réponse, les demanderesses soutiennent que des exigences en matière de procédure et de preuve de cette nature ne représentent pas une forme de préjudice au titre de l’article 105 des Règles. Il est expliqué dans la décision Ramipril que la partie qui présente une requête fondée sur l’article 105 des Règles doit prouver l’existence d’un préjudice et pas seulement d’un inconvénient (au para 11). En tant que défenderesse dans une action fondée sur l’article 8 du Règlement, Janssen a le fardeau de prouver les éléments du monde hypothétique qui, selon elle, favorisent sa thèse (Pfizer Canada Inc. c Teva Canada Ltd, 2016 CAF 161 au para 63). À mon avis, l’argument des demanderesses selon lequel ces circonstances ne constituent pas un préjudice aux fins d’une analyse relative à l’article 105 des Règles n’est pas sans fondement. Néanmoins, comme je l’expliquerai plus loin dans les présents motifs, je tiens compte de ces circonstances pour mettre en balance les effets préjudiciables allégués par chacune des parties advenant une issue défavorable pour elle dans le cadre de la présente requête.

[42] Enfin, Janssen soutient qu’elle est exposée à un préjudice en raison du risque d’incompatibilité des conclusions de fait résultant du fait que la preuve aura été entendue trois fois dans les circonstances décrites précédemment. En réponse, les demanderesses renvoient à la décision Ramipril, où la Cour a expliqué que l’incompatibilité des conclusions de fait ne constitue pas nécessairement un préjudice (au para 12). Dans l’affaire Ramipril, la juge Snider s’est appuyée sur la conclusion dans la décision Mon‑Oil selon laquelle il est possible que des conclusions de fait incompatibles surviennent, mais un avocat et un tribunal prudents peuvent réduire les risques d’une telle éventualité et, quoi qu’il en soit, un tel motif ne peut suffire à justifier la réunion d’instances.

[43] J’accepte ces explications, mais je ne les interprète pas nécessairement comme laissant entendre que le risque de conclusions incompatibles ne peut jamais représenter un préjudice aux fins d’une analyse relative à l’article 105 des Règles. Par conséquent, je tiendrai compte de l’argument de Janssen plus loin dans les présents motifs lorsque j’examinerai si le préjudice que subiraient les demanderesses si Janssen obtenait la mesure demandée l’emporte sur tout préjudice que subirait Janssen si les actions fondées l’article 8 étaient instruites dans des instances distinctes.

[44] En ce qui concerne les arguments des demanderesses, je trouve particulièrement convaincante leur observation portant sur le préjudice que chacune des demanderesses subirait du fait de la participation des deux autres demanderesses à l’interrogatoire des témoins dans le cadre d’une instruction conjointe des questions communes. Cette préoccupation est bien exprimée dans les observations écrites d’Apotex :

[traduction]

[...] en ce qui concerne la prétendue preuve commune de ce que Janssen et les tiers auraient fait dans un ou plusieurs des mondes hypothétiques, si cette preuve doit être produite (vraisemblablement en totalité par Janssen) dans le cadre de l’action fondée sur l’article 8 présentée par Dr. Reddy’s, Apotex sera effectivement tenue non seulement de planifier son propre contre‑interrogatoire et de s’appuyer sur celui‑ci, mais également d’accepter (dans le cadre de la preuve d’Apotex) tout élément de preuve recueilli en contre‑interrogatoire que Dr. Reddy’s et/ou Pharmascience pourrait choisir d’obtenir – qu’il soit avantageux ou non pour Apotex. En d’autres termes, Apotex ne souhaite pas que les avocats des tiers contre‑interrogent des témoins de la partie adverse dans le cadre de l’action en dommages‑intérêts qu’elle a intentée en vertu de l’article 8.

[45] Dr. Reddy’s a fait part de préoccupations similaires dans ses propres observations écrites :

[traduction]

[…] Dr. Reddy’s subirait un préjudice du fait que sa propre stratégie en contre‑interrogatoire et sa thèse seraient soumises à un risque qui n’existerait sinon pas. Si l’action intentée par Dr. Reddy progresse selon le calendrier actuel, Dr. Reddy’s peut préparer sa propre thèse et contre‑interroger les témoins experts ou les témoins de fait de son choix. Si les avocats d’autres demanderesses ayant intenté une action fondée sur l’article 8, qui ont leurs propres intérêts et thèses sur le monde hypothétique, sont autorisés à participer et à contre‑interroger les témoins experts ou témoins des faits dans le cadre d’une instruction conjointe, tout témoignage utile obtenu en contre‑interrogatoire par Dr Reddy’s dans le cadre de sa preuve sera alors compromis lorsque les avocats d’une autre demanderesse procéderont à leur contre‑interrogatoire. Dr. Reddy’s n’aura aucun contrôle sur les questions qu’Apotex ou Pharmascience pourraient souhaiter poser au regard de leur thèse et de leur stratégie en matière de contre‑interrogatoire, préjudice qui ne peut être évité ou dont on ne peut se prémunir.

[46] En examinant ces arguments, j’ai tenu compte des observations de Janssen sur le raisonnement adopté par la Cour dans la décision Apotex Inc c Shire LLC, 2017 CF 139 [Shire], dans laquelle la juge Strickland a rejeté un appel interjeté par Apotex contre une ordonnance rendue par une protonotaire qui avait regroupé partiellement l’instruction d’une demande d’interdiction et d’une action en invalidation, lesquelles concernaient toutes deux les mêmes parties. En particulier, Janssen renvoie à l’analyse de la juge Strickland concernant le préjudice au regard de l’article 105 des Règles. Comme il est expliqué au paragraphe 57, la Cour devait déterminer si la protonotaire avait commis une erreur manifeste et dominante en concluant que la réunion des instances était juste et expéditive, ce qui, dans cette affaire, soulevait la question du préjudice.

[47] Lorsqu’elle a analysé cette question, la Cour a examiné la décision Eli Lilly and Co c Novopharm Ltd., [1994] ACF no 680 (CF 1re inst) [Eli Lilly] au paragraphe 8, invoquée par Apotex à l’appui de sa déclaration selon laquelle la perte d’un avantage sur le plan procédural ou tactique a été considérée comme un type de préjudice qui milite contre la réunion d’instances. La juge Strickland a conclu que l’affaire Eli Lilly se distinguait quant aux faits et a souligné qu’elle n’était pas convaincue que cette décision appuyait la proposition selon laquelle toute perte d’un avantage tactique entraîne nécessairement des préjudices et, par conséquent, empêche les réunions d’instances. De plus, dans la décision Eli Lilly la Cour n’a pas laissé entendre que les considérations tactiques à elles seules justifiaient de rejeter une demande de réunion d’instances lorsque les considérations de politique générale sous‑jacentes au règlement d’instances de la manière la plus expéditive et économique militent fortement en faveur d’une forme de réunion d’instances (au para 60).

[48] Apotex avait soutenu devant la protonotaire et en appel qu’elle subirait un préjudice en raison de l’incidence de la réunion des instances sur les différents fardeaux de preuve applicables, ainsi qu’en raison de l’inversion de l’ordre de présentation de la preuve (au para 61). La juge Strickland a considéré que ces arguments étaient liés à la perte d’un avantage tactique, tout comme la protonotaire, qui avait conclu que la perte de cet avantage n’était pas un préjudice suffisant pour l’emporter sur les avantages d’une réunion d’instances (aux para 61‑66).

[49] À mon avis, la décision Shire n’aide pas particulièrement Janssen à répondre aux arguments des demanderesses relatifs au préjudice. Je n’interprète pas la décision Shire comme appuyant la proposition selon laquelle la perte d’un avantage tactique ne peut pas représenter un préjudice aux fins d’une analyse relative à l’article 105 des Règles. En fait, dans la décision Eli Lilly, la Cour a clairement conclu le contraire. Dans la décision Shire, la Cour a plutôt conclu qu’une perte d’avantage tactique n’était pas nécessairement préjudiciable ou suffisamment préjudiciable en soi pour faire échec à une ordonnance de réunion d’instances lorsque cette réunion est justifiée par d’autres considérations. De plus, la décision de la juge Strickland de rejeter l’appel reposait en grande partie sur la norme de contrôle qui s’applique à la décision d’un protonotaire. La Cour a conclu que la protonotaire n’avait pas commis d’erreur en concluant que tout désavantage tactique était sans fondement ou en évaluant le préjudice allégué par Apotex (aux para 67‑68).

[50] Je ne suis pas non plus convaincu que le préjudice invoqué par les demanderesses dans les passages tirés de leurs observations écrites cités précédemment relève nécessairement de la catégorie des avantages tactiques. La décision Shire renvoie également au principe selon lequel la justice ne doit pas être subordonnée au caractère expéditif de l’instance (au para 54). L’intérêt d’une partie à planifier et à contrôler l’approche qu’elle choisit d’adopter relativement à un litige qui la concerne, et donc à éviter que la participation d’autres personnes qui ne seraient normalement pas parties à ce litige ait des effets défavorables sur cette approche, me semble toucher un aspect de l’administration de la justice plus fondamental qu’un simple avantage tactique. Quoi qu’il en soit, même si les préoccupations soulevées par les demanderesses sont considérées, à juste titre, comme étant liées à un avantage tactique, je demeure d’avis qu’elles représentent néanmoins un préjudice dont l’importance justifie qu’il soit pris en compte dans l’analyse relative à l’article 105 des Règles.

[51] De plus, les demanderesses soutiennent qu’il serait inefficace de contraindre les témoins à témoigner sur les trois différents mondes hypothétiques dans le cadre d’une audience commune, plutôt que de les faire témoigner de manière ciblée à chacun des trois procès distinctement, car pareille démarche risquerait d’être source de confusion tant pour les témoins que pour la Cour. Je trouve cet argument convaincant. Cette préoccupation est formulée comme suit dans les observations écrites de Dr. Reddy’s :

[traduction]

Le regroupement des scénarios et des variables potentielles relatifs aux actions fondées sur l’article 8 dans le cadre d’une seule audience, au cours de laquelle les avocats et le juge du procès seront appelés à se transposer dans différents mondes hypothétiques comportant différentes dates de lancement, différents dosages de produits potentiels à lancer et différents concurrents avec différentes dates de lancement, se traduira par une absence de chevauchement dans les circonstances factuelles de chaque instance, mais, dans l’ensemble, par un nombre considérable de permutations. Les témoins d’un fabricant de produits génériques tiers seront interrogés ou contre‑interrogés sur consentement et selon leur capacité à lancer un produit à base d’abiratérone d’un certain dosage (et potentiellement deux) dans la situation de Dr. Reddy’s à partir du 27 juillet 2019, puis seront contre‑interrogés par les avocats d’Apotex et de Pharmascience sur des scénarios totalement différents. L’absence totale de chevauchement factuel entre les scénarios créera une confusion inutile.

[52] Je suis d’accord avec les demanderesses pour dire que, dans la décision Ramipril, la complexité liée aux efforts déployés pour réunir des instances ou des composantes de celles‑ci figurait parmi les considérations qui militaient contre la mesure demandée. La juge Snider a expliqué aux paragraphes 31 et 32 de ses motifs qu’elle craignait que l’octroi de pareille mesure entraîne un état se rapprochant de la paralysie des procédures.

[53] Je souligne également l’observation des demanderesses selon laquelle la progression du litige à la suite de la décision rendue dans l’affaire Ramipril montre comment des gains d’efficacité peuvent potentiellement être réalisés dans l’avenir dans le cadre d’actions fondées sur l’article 8 du Règlement portant sur l’acétate d’abiratérone, sans le type de préoccupations relevées dans la décision Ramipril ou encore le type de préoccupations soulevées par les demanderesses en l’espèce. D’après les observations des avocats et les décisions publiées, je comprends que le litige a progressé de la manière suivante. Après le procès de la première action fondée sur l’article 8 (intentée par Teva), une autre demanderesse ayant intenté une action en vertu de l’article 8, Apotex, et les défenderesses ont convenu d’une ordonnance sur consentement. Cette ordonnance les autorisait, aux fins du second procès à venir, à s’appuyer sur la preuve présentée par certains témoins communs lors du premier procès, sans toutefois exclure d’autres témoignages en interrogatoire principal, contre‑interrogatoires ou objections se rapportant à la preuve.

[54] Je n’exprime aucune opinion sur le mérite d’une telle démarche à un stade ultérieur des présentes procédures, si ce n’est de souligner que les parties ont toujours la possibilité, une fois qu’un dossier de preuve aura été créé dans le cadre d’une instance, de convenir d’utiliser des éléments de ce dossier dans une autre instance et de demander l’approbation judiciaire pour ce faire. Comme le soutiennent les demanderesses, pareille mesure serait très différente de celle actuellement demandée par Janssen, car elle supposerait que les parties prennent une décision éclairée en se fondant sur un dossier de preuve existant.

[55] Enfin, je note l’argument particulier concernant le préjudice avancé par Pharmascience, la demanderesse dont l’action fondée sur l’article 8 n’a pas encore été inscrite au rôle. Dans ses observations écrites, Pharmascience indique que le procès pourrait avoir lieu en novembre 2024, mais qu’aucune date n’a encore été proposée à la Cour. Le procès aurait lieu quelque 17 mois après les procès de Dr. Reddy’s et d’Apotex prévus en juin 2023. Pharmascience fait remarquer que, dans les actions d’Apotex et de Dr. Reddy’s, la première série d’interrogatoires préalables et l’instruction des requêtes visant à obtenir des documents et des réponses en lien avec les interrogatoires préalables sont terminées. En revanche, selon le calendrier actuel adopté par la Cour dans le litige concernant Pharmascience, la première série d’interrogatoires préalables devrait être achevée d’ici le 30 novembre 2022, le calendrier proposé pour les étapes suivantes devant être fourni d’ici la fin de 2022. Dans ce contexte, Pharmascience soutient qu’il lui serait indûment préjudiciable d’avoir à participer à l’instruction des questions communes en juin 2023, comme le propose Janssen.

[56] En réponse à cet argument, Janssen fait valoir que, même si sa requête est rejetée, les représentants de Pharmascience seront toujours tenus de témoigner lors des procès de Dr. Reddy’s et d’Apotex en juin 2023. Janssen soutient donc que le temps de préparation requis pour Pharmascience ne changerait pas même si l’instruction des questions communes avait lieu en juin 2023. Je ne trouve pas que cet argument répond bien à l’argument de Pharmascience. En supposant que Pharmascience soit contrainte par d’autres parties de témoigner aux procès de Dr. Reddy’s et/ou d’Apotex en juin 2023, cette situation ne s’apparente pas à l’imposition d’un calendrier qui l’obligerait à se préparer à participer, en juin 2023, à un procès qui porterait sur l’ensemble des questions communes énoncées dans la requête de Janssen, et à être liée par l’issue de ce procès.

[57] En résumé, en ce qui concerne le préjudice, je juge que les catégories de préjudice alléguées par les demanderesses et examinées dans l’analyse qui précède militent fortement contre la mesure demandée par Janssen. Même en acceptant les arguments de Janssen sur le fait que les effets négatifs potentiels liés à la tenue de trois procès distincts constituent un préjudice aux fins de l’analyse relative à l’article 105 des Règles, je considère que chacun des types de préjudice invoqués par les demanderesses, considérés individuellement, suffit pour l’emporter sur le préjudice allégué par Janssen. Ces types de préjudice, considérés cumulativement, militent fortement pour le rejet de la requête.

V. Conclusion

[58] En conclusion, je juge, sur la base des facteurs que la Cour est tenue de prendre en considération au titre de l’alinéa 105a) des Règles, que la mesure sollicitée dans la présente requête ne constituerait pas la solution la plus efficace pour résoudre les questions en litige dans le cadre des actions fondées sur l’article 8. La requête sera donc rejetée.

VI. Les dépens

[59] À l’issue de l’audience, j’ai demandé aux avocats de présenter leurs observations sur le montant forfaitaire approprié des dépens à adjuger à la partie ou aux parties ayant obtenu gain de cause dans le cadre de la présente requête. Les parties ont proposé une somme de 5 000 $, bien qu’elles n’étaient pas nécessairement d’accord sur la question de savoir s’il devait s’agir d’un montant cumulatif ou d’une somme de 5 000 $ payable à, ou par, chaque demanderesse .

[60] Je conclus qu’en tant que parties ayant gain de cause, les demanderesses dans chacune des actions devraient recevoir 5 000 $ à titre de dépens. La requête de Janssen a été présentée dans chacune des trois actions fondées sur l’article 8, et chacune des demanderesses a répondu en présentant des dossiers, observations écrites et sources faisant autorité substantiels. Les demanderesses ont fait preuve d’efficacité dans leurs plaidoiries, afin d’éviter les répétitions et de faire en sorte que les parties au litige disposent d’un temps de parole à peu près égal, mais il n’en demeure pas moins que chacune d’elles devrait être indemnisée partiellement pour les efforts qu’elle a déployés et les dépenses qu’elle a engagées pour répondre à la requête. J’adjuge donc des dépens d’une somme forfaitaire globale de 15 000 $, qui est payable par Janssen à raison de 5 000,00 $ à chacune des demanderesses dans chacune des trois actions fondées sur l’article 8.


ORDONNANCE PUBLIQUE DANS LES DOSSIERS T‑607‑21, T‑1168‑21 et T‑732‑22

LA COUR ORDONNE ce qui suit :

  1. La requête des défenderesses est rejetée.

  2. Les défenderesses doivent payer la somme forfaitaire globale de 15 000 $ à titre de dépens pour la présente requête, qui est payable à raison de 5 000 $ à chacune des demanderesses dans chacune des trois instances.

« Richard F. Southcott »

Juge

Traduction certifiée conforme

Mélanie Lefebvre


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

T‑607‑21, T‑1168‑21, T‑732‑22

INTITULÉ :

APOTEX INC. c JANSSEN INC., JANSSEN ONCOLOGY INC. et BTG INTERNATIONAL LTD.

LIEU DE L’AUDIENCE :

TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 22 SEPTEMBRE 2022

ORDONNANCE PUBLIQUE ET MOTIFS :

LE JUGE SOUTHCOTT

DATE DES MOTIFS :

LE 27 OCTOBRE 2022

COMPARUTIONS POUR LA DEMANDERESSE – APOTEX INC.

M. Nando De Luca

POUR LA DEMANDERESSE

COMPARUTIONS POUR LA DEMANDERESSE – PHARMASCIENCE INC.

M. Jonathan Stainsby

POUR LA DEMANDERESSE

COMPARUTIONS POUR LES DEMANDERSSES – DR. REDDY’S LABORATORIES LTD. ET – DR. REDDY’S LABORATORIES INC.

M. Jonathan Giraldi

POUR LES DEMANDERESSES

COMPARUTIONS POUR LES DÉFENDERESSES – Janssen Inc. et BTG International LTD.

M. Peter Wilcox

POUR LES DÉFENDERESSES

COMPARUTIONS POUR LES DÉFENDERESSES – Janssen Oncology, INC.

M. Orestes Pasparakis

POUR LA DÉFENDERESSE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Goodmans LLP & Aitken LLP Toronto (Ontario)

Pour les DEMANDERESSES

Bellmore Neidrauer LLP & Norton Rose Fulbright Canada LLP

Toronto (Ontario)

Pour les DÉFENDERESSES

 

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