Date : 20221021
Dossier : T-1662-17
Référence : 2022 CF 1445
[TRADUCTION FRANÇAISE]
Ottawa (Ontario), le 21 octobre 2022
En présence de madame la juge Fuhrer
ENTRE : |
CROCS CANADA, INC. ET CROCS INC. |
demanderesses |
et |
DOUBLE DIAMOND DISTRIBUTION LTD. |
défenderesse |
ORDONNANCE ET MOTIFS
I. Aperçu
[1] La défenderesse, Double Diamond Distribution Ltd. [Double Diamond ou la défenderesse], présente une requête en confidentialité, au titre des articles 151 et 152 des Règles des Cours fédérales, DORS/98-106 [les Règles].
[2] Les demanderesses, Crocs Canada, Inc. et Crocs Inc. [collectivement, Crocs ou les demanderesses], ont eu gain de cause dans le cadre de leur action pour violation d’un droit exclusif relatif à un dessin industriel contre Double Diamond. La Cour a accordé à Crocs une remise des profits de Double Diamond, qu’elle a choisi de recevoir au lieu de dommages-intérêts. La présente ordonnance est rendue en même temps que le jugement dans l’action.
[3] Vers la fin du procès tenu du 14 au 21 mars 2022, Double Diamond a mentionné la possibilité de solliciter une ordonnance de confidentialité à l’égard de plusieurs des états financiers qu’elle avait produits. Après avoir admis ses profits bruts avant le procès, le PDG de Double Diamond et témoin des faits, Steven Mann, a été contre-interrogé sur les états financiers concernant les dépenses alléguées qui, selon Double Diamond, devaient être déduites des profits bruts dans le calcul de la remise des profits.
[4] Comme il leur avait été permis de faire, les parties ont par la suite déposé leurs documents concernant la requête de Double Diamond, conformément au calendrier établi lors du procès. Entre-temps, les états financiers visés ont été mis sous scellés afin de préserver leur confidentialité alléguée.
[5] Après avoir examiné les documents des parties, y compris leurs observations, je ne suis pas convaincue que la requête de Double Diamond devrait être accueillie. Pour les motifs et selon les conditions énoncés plus bas, je rejetterai donc la requête de Double Diamond.
II. Le contexte
[6] En vue de son procès, Crocs a demandé les états financiers de Double Diamond lors de l’interrogatoire préalable de M. Mann. Double Diamond s’est opposée à cette demande et n’a pas produit ses états financiers. Par conséquent, Crocs a déposé une requête visant à exiger leur production. Le 30 avril 2019, la juge responsable de la gestion de l’instance, la protonotaire Tabib, a conclu dans son ordonnance que les états financiers n’avaient pas à être produits. Cette conclusion était basée sur le fait que Double Diamond s’était engagée à renoncer aux contraintes imposées par l’ordonnance conservatoire rendue aux États-Unis, laquelle empêchait Crocs d’accéder à des renseignements fournis dans le cadre d’un litige parallèle aux États-Unis ou de les utiliser, aux fins de la présente action. Malgré l’ordonnance datée du 30 avril 2019, Double Diamond n’a pas respecté son engagement de renoncer à ces contraintes.
[7] À un autre moment pendant l’interrogatoire préalable de M. Mann, Crocs a également demandé des documents justificatifs et des réponses aux questions écrites posées lors de l’interrogatoire préalable concernant le document 76 présenté par Double Diamond. Ce document était une feuille de calcul qui détaillait les ventes de Fleece Dawgs par Double Diamond, le coût des marchandises et les dépenses d’exploitation de Double Diamond et qui avait été préparée aux fins de la présente action. En réponse, Double Diamond a simplement renvoyé Crocs au document 76. En l’absence d’une réponse significative, Crocs a déposé avec succès une requête visant à contraindre Double Diamond à répondre aux questions écrites posées lors de l’interrogatoire préalable et à se conformer à d’autres ordonnances rendues par la Cour. Le 21 juillet 2021, la protonotaire Tabib a ordonné à Double Diamond de fournir tous les documents justificatifs et ses états financiers de 2012 à 2018. Double Diamond a ensuite signifié à Crocs un document 76 révisé et ses états financiers, qui font maintenant l’objet de la présente requête.
[8] Lors du procès, M. Mann a été interrogé et contre-interrogé concernant le document 76 révisé et les états financiers produits. Double Diamond n’a manifesté aucune intention de solliciter une ordonnance de confidentialité avant le cinquième jour du procès, soit le 18 mars 2022, après que l’avocat de Crocs a soulevé la question. Jusqu’à ce moment, Double Diamond n’avait pas sollicité d’ordonnance conservatoire à l’égard de la phase de l’interrogatoire préalable de l’action ni d’ordonnance de confidentialité, même si les documents sont désignés comme étant hautement confidentiels.
III. La question en litige
[9] La question à trancher dans la présente requête est de savoir si les états financiers de la défenderesse devraient être considérés comme confidentiels et ne pas être divulgués au public, étant donné l’intérêt du public à la publicité des débats judiciaires, aux termes du paragraphe 151(2) des Règles.
IV. Analyse
[10] Je conclus que Double Diamond n’a pas satisfait au critère applicable décrit plus bas pour que ses états financiers soient considérés comme confidentiels.
[11] Les procédures judiciaires sont présumées accessibles au public : Sherman (Succession) c Donovan, 2021 CSC 25 [Sherman (Succession)] au para 37. Comme l’a récemment fait remarquer mon collègue le juge Zinn, la mise sous scellés d’un dossier de la Cour est une mesure extraordinaire, et « il incombe à la partie requérante de s’acquitter du très lourd fardeau d’étayer sa requête au moyen d’éléments de preuve clairs et non spéculatifs »
: SSN c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2022 CF 1189 [SSN] au para 4.
[12] Pour convaincre la Cour qu’une ordonnance de confidentialité est justifiée, la partie requérante doit établir les éléments conjonctifs suivants : 1) la publicité des débats judiciaires dans les circonstances pose un risque sérieux pour un intérêt public important; 2) l’ordonnance sollicitée est nécessaire, car d’autres mesures raisonnables ne permettront pas d’écarter ce risque; et 3) les avantages de l’ordonnance l’emportent sur ses effets négatifs [le critère de l’arrêt Sierra Club] : Sherman (Succession), précité, au para 38, citant Sierra Club du Canada c Canada (Ministre des Finances), 2002 CSC 41 au para 53 [Sierra Club]; SSN, précitée, au para 5, citant Puebla c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2022 CF 879 au para 9.
[13] Double Diamond soutient que, par le passé, des états financiers de sociétés ont été considérés comme confidentiels. Cependant, aucune des affaires sur lesquelles Double Diamond s’appuie n’applique le critère de l’arrêt Sierra Club. De plus, à mon avis, ces affaires se distinguent de l’espèce.
[14] Par exemple, dans la décision Bande indienne de Montana c Canada (Ministre des Affaires indiennes et du Nord canadien), [1989] 1 CF 143, les dossiers mis sous scellés contenaient des renseignements financiers de nature délicate qui avaient été communiqués à un tiers par le gouvernement canadien en réponse à une demande d’accès à l’information, plutôt que dans le cadre d’un procès.
[15] Un autre exemple est l’arrêt Slattery (Syndic de) c Slattery, [1993] 3 RCS 430, où l’intérêt public en cause était la préservation du caractère confidentiel des renseignements personnels des contribuables afin d’encourager la production volontaire de déclarations de revenus. Cet intérêt faisait, et continue de faire, l’objet d’une disposition législative relative à la confidentialité.
[16] Je juge que Double Diamond a confondu une attente en matière de protection des renseignements personnels et le critère de l’arrêt Sierra Club en ce qui concerne la mise sous scellés de dossiers. Double Diamond affirme avoir toujours considéré ses renseignements financiers comme hautement confidentiels et avoir maintenu cette position auprès de Crocs dans le cadre de litiges entre les parties aux États-Unis. Toutefois, la question n’est pas de savoir si Double Diamond a considéré les renseignements comme confidentiels dans le passé, mais plutôt si ces renseignements satisfont au critère de l’arrêt Sierra Club.
[17] Double Diamond n’a fourni aucune preuve dans le cadre de la présente requête, à l’exception d’une preuve inadmissible dans ses observations écrites. Double Diamond n’a pas non plus décrit de préjudice ou de risque grave qu’entraînerait le fait que ses états financiers demeurent publics; elle a seulement mentionné qu’elle est en concurrence dans le marché concurrentiel des chaussures de type sabot au Canada. La preuve présentée dans le cadre de l’instance a permis d’établir que les parties sont des concurrentes et, bien que ce puisse être là une bonne raison justifiant une ordonnance conservatoire, le moment de demander une telle ordonnance est passé depuis longtemps dans la présente affaire.
[18] Je suis d’accord avec les demanderesses pour dire que la défenderesse part du principe qu’elle a le droit de s’attendre à ce que les états financiers soient considérés comme confidentiels parce qu’elle affirme qu’ils le sont. De plus, à l’appui de sa requête, Double Diamond renvoie à l’ordonnance conservatoire rendue dans le cadre du litige aux États-Unis et aux déclarations de Crocs selon lesquelles celle-ci ne prend pas position relativement à la requête. À mon avis, la présomption de Double Diamond est mal fondée.
[19] En droit canadien, une ordonnance conservatoire est habituellement sollicitée pour protéger les renseignements communiqués dans le cadre de l’interrogatoire préalable d’un litige en matière de propriété intellectuelle : Compagnie des chemins de fer nationaux du Canada c BNSF Railway Company, 2020 CAF 45 [CN] au para 2. Double Diamond n’a fourni aucune preuve permettant d’affirmer que le droit et la pratique en matière d’ordonnances conservatoires aux États-Unis sont différents ou s’appliquent plus largement. Comme l’a conclu la Cour d’appel fédérale aux paragraphes 24 et 25 de l’arrêt CN, les ordonnances conservatoires n’ont pas d’incidence sur le principe de la publicité des débats judiciaires, car elles servent dans des situations comme celle de l’interrogatoire préalable, où le principe n’entre pas en jeu. En d’autres termes, le fait qu’une ordonnance conservatoire ait été rendue dans le cadre d’un litige américain dans lequel ces parties sont engagées ou que Crocs ne prenne aucune position relativement à la requête ne dispense pas Double Diamond de devoir convaincre la Cour qu’elle a satisfait au critère de l’arrêt Sierra Club.
[20] En ce qui concerne le premier volet du critère de l’arrêt Sierra Club, je ne suis pas convaincue que l’intérêt décrit par Double Diamond, à savoir la concurrence dans le marché concurrentiel des chaussures de type sabot, est autre chose qu’un intérêt se rapportant uniquement et spécifiquement à Double Diamond, par opposition à un intérêt public plus large en matière de confidentialité qui justifie l’exercice du pouvoir discrétionnaire de la Cour d’accueillir la requête de Double Diamond : Sierra Club, précité, au para 55.
[21] Je conclus en outre que Double Diamond n’a pas satisfait au deuxième volet du critère de l’arrêt Sierra Club parce qu’elle n’a pas montré en quoi il est nécessaire de mettre sous scellés ses états financiers pour prévenir un risque grave ou un effet préjudiciable.
[22] Je ne suis pas non plus convaincue qu’en l’espèce, les avantages de l’ordonnance sollicitée par Double Diamond l’emportent sur ses effets négatifs. Double Diamond n’a pas établi, par exemple, l’existence d’une entente de non-divulgation entre les parties s’appliquant au Canada de sorte que la divulgation des renseignements contenus dans les états financiers visés par la présente action entraînerait nécessairement un manquement à cette entente. Une telle situation pourrait être caractérisée « plus largement [d]’intérêt commercial général dans la protection des renseignements confidentiels »
et constituer un intérêt public qui l’emporterait sur le principe de la publicité des débats judiciaires : Sierra Club, au para 55, citant FN (Re), [2000] 1 RCS 880 au para 10.
[23] Je suis également d’accord avec les demanderesses pour dire que la défenderesse tente à maintes reprises et à tort de leur transférer le fardeau de satisfaire au critère de l’arrêt Sierra Club en faisant remarquer que Crocs n’a présenté aucune observation lors du procès sur les raisons pour lesquelles les états financiers de Double Diamond devraient faire partie du dossier d’instruction pour que le public puisse les consulter. Cependant, à mon avis, il n’incombe tout simplement pas à Crocs de s’acquitter de ce fardeau.
V. Conclusion
[24] Pour les motifs qui précèdent, je conclus que la défenderesse n’a pas satisfait au critère de l’arrêt Sierra Club, et je refuse donc d’accueillir sa requête.
[25] Cela dit, je suis prête à suspendre l’exécution de la présente ordonnance et à proroger l’ordonnance de mise sous scellés accordée à la fin du procès relativement aux états financiers de Double Diamond, sauf en ce qui a trait aux renseignements pertinents contenus dans l’exposé des faits admis, jusqu’à l’expiration du délai d’appel visant l’issue du procès, si l’ordonnance n’est pas portée en appel, ou jusqu’à ce que le jugement qui dispose de l’appel soit rendu, si l’ordonnance est portée en appel, et ce, pour deux motifs. Premièrement, Crocs ne prend pas position relativement à la présente requête. Deuxièmement, Crocs ne fait pas expressément valoir que les états financiers de Double Diamond devraient demeurer publics. Je fais également remarquer qu’à l’expiration du délai d’appel ou lorsque le jugement qui dispose de l’appel est rendu, les états financiers, ou toute autre pièce présentée dans le cadre de l’instance, peuvent être rendus aux parties ou à leurs avocats, conformément à l’article 26.1 des Règles.
VI. Les dépens
[26] Double Diamond n’a présenté aucune observation relativement aux dépens dans la présente requête, tandis que Crocs soutient qu’aucuns dépens ne devraient être adjugés. Dans les circonstances, aucuns dépens ne seront adjugés. J’ajoute, cependant, que la lenteur de Double Diamond à solliciter une ordonnance de confidentialité à la fin du procès plutôt qu’avant celui-ci (par exemple, lorsque Double Diamond a produit ses états financiers à la suite de l’ordonnance rendue le 21 juillet 2021 par la protonotaire Tabib, mais en l’absence de toute ordonnance conservatoire ou ordonnance de confidentialité de la Cour) a entraîné un gaspillage important des ressources de la Cour.
ORDONNANCE dans le dossier T-1662-17
LA COUR ORDONNE :
La requête en confidentialité de la demanderesse est rejetée.
L’exécution de la présente ordonnance est suspendue, et l’ordonnance de mise sous scellés accordée lors du procès relativement aux états financiers de la défenderesse produits le 18 mars 2022 est prorogée jusqu’à l’expiration du délai d’appel visant l’issue du procès, si l’ordonnance n’est pas portée en appel, ou jusqu’à ce que le jugement qui dispose de l’appel soit rendu, si l’ordonnance est portée en appel.
Aucuns dépens ne sont adjugés dans la présente requête.
« Janet M. Fuhrer »
Juge
Christopher Cyr
COUR FÉDÉRALE
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER
Dossier : |
T-1662-17
|
INTITULÉ :
|
CROCS CANADA INC. ET CROCS INC. c DOUBLE DIAMOND DISTRIBUTION LTD |
ORDONNANCE ET MOTIFS : |
LA JUGE FUHRER
|
DATE DES MOTIFS :
|
Le 21 octobre 2022
|
COMPARUTIONS :
Alexander Gloor
Erin Creber
Jenny Thistle
|
POUR LES DEMANDERESSES |
Tom C. Stepper |
POUR LA DÉFENDERESSE |
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :
Alexander Gloor
Erin Creber
Jenny Thistle
Gowling WLG (Canada) S.E.N.C.R.L., s.r.l.
OTTAWA (ONTARIO) |
POUR LES DEMANDERESSES |
Tom C. Stepper Société professionnelle Calgary (Alberta) |
POUR LA DÉFENDERESSE |