Dossier : IMM-2053-21
Référence : 2022 CF 1396
[TRADUCTION FRANÇAISE]
Halifax (Nouvelle-Écosse), le 11 octobre 2022
En présence de madame la juge Go
ENTRE : |
HEINRICH FRIESEN LETKEMAN |
AGANETHA JANZEN FRIESEN |
demandeurs |
et |
LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION |
défendeur |
JUGEMENT ET MOTIFS
I. Aperçu
[1] M. Heinrich Friesen Letkeman et Mme Aganetha Janzen Friesen [collectivement, les demandeurs] ont présenté une demande de résidence permanente fondée sur des considérations d’ordre humanitaire, au titre du paragraphe 25(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [la LIPR]. Les demandeurs sollicitent le contrôle judiciaire de la décision datée du 17 mars 2021, par laquelle un agent principal [l’agent] a rejeté leur demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire [la décision]. Ils demandent également le contrôle judiciaire de la décision par laquelle l’agent a rejeté leur demande subsidiaire de permis de séjour temporaire.
[2] Les demandeurs, qui sont dans la jeune vingtaine, sont des citoyens du Mexique et des adeptes de la confession mennonite. Ils ont tous deux grandi dans une communauté rurale appauvrie de mennonites de la vieille colonie à Campeche, au Mexique.
[3] Les demandeurs se sont mariés en 2017 et ont pris des dispositions pour acheter dix acres de terres peu après, mais ils étaient inquiets de ne pas pouvoir rembourser leur prêt. En janvier 2018, ils sont entrés au Canada avec l’aide du frère de M. Letkeman. Après son arrivée au Canada, M. Letkeman a d’abord été travailleur agricole et a ensuite eu un emploi dans le domaine de la construction. À part une visite au Mexique entre décembre 2018 et janvier 2019, les demandeurs sont restés au Canada depuis leur arrivée. Ils ont deux enfants mineurs qui sont citoyens canadiens de naissance. Ils ont présenté leur demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire en avril 2020.
[4] L’agent a rejeté la demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire après avoir accordé un poids important au mépris démontré par les demandeurs à l’égard des lois canadiennes en matière d’immigration en restant au pays après l’expiration de leurs visas, un poids réduit au degré d’établissement financier des demandeurs et un poids modeste à leur degré d’établissement social. En ce qui concerne l’intérêt supérieur des enfants, l’agent a conclu que les demandeurs n’avaient pas établi de façon convaincante que l’éducation, la santé ou le bien-être des enfants subiraient des effets préjudiciables s’ils devaient déménager au Mexique avec leurs parents. Enfin, quant aux conditions défavorables dans le pays, l’agent a conclu que les demandeurs n’avaient pas fourni une preuve suffisante pour expliquer pourquoi leur famille au Mexique ne serait pas en mesure de répondre à leurs besoins ou de les soutenir, et qu’il n’y avait pas de difficultés associées à la criminalité et à la violence au Mexique, étant donné l’absence d’éléments de preuve démontrant que ces conditions générales dans le pays toucheraient personnellement et directement les demandeurs.
[5] Je juge que la décision rendue à l’égard de la demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire est déraisonnable. Je juge également que l’agent a commis une erreur en rejetant la demande de permis de séjour temporaire présentée par les demandeurs. Par conséquent, j’accueillerai la demande.
II. Les questions en litige et la norme de contrôle
[6] Les demandeurs soulèvent les questions suivantes :
a)L’appréciation par l’agent des difficultés s’appuie sur une erreur de droit et ne tient pas compte d’éléments de preuve contradictoires;
b)L’agent s’est livré à une analyse lacunaire de l’intérêt supérieur des enfants des demandeurs;
c)Les conclusions de l’agent concernant le degré d’établissement des demandeurs au Canada ont été tirées sans tenir compte de la preuve et n’étaient pas rationnelles;
d)L’agent a tiré des conclusions voilées quant à la crédibilité;
e)L’agent a limité son appréciation lorsqu’il a effectué une analyse sous l’angle des difficultés, appliquant ainsi le mauvais critère juridique;
f)La décision de l’agent concernant la demande de permis de séjour temporaire présentée par les demandeurs était déraisonnable.
[7] Les parties conviennent que la décision est susceptible de contrôle selon la norme de la décision raisonnable, conformément à l’arrêt Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 [Vavilov].
[8] Les demandeurs soutiennent que les conclusions voilées quant à la crédibilité constituent une question d’équité procédurale devant faire l’objet d’un contrôle selon la norme de la décision correcte (Ruszo c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2017 CF 787 au para 16).
[9] Une décision raisonnable « doit être fondée sur une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle et est justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles auxquelles le décideur est assujetti »
: Vavilov, au para 85. Il incombe au demandeur de démontrer que la décision est déraisonnable. Lorsqu’elle infirme une décision pour ce motif, la cour de révision doit être convaincue que la décision « souffre de lacunes graves à un point tel qu’on ne peut pas dire qu’elle satisfait aux exigences de justification, d’intelligibilité et de transparence »
: Vavilov, au para 100.
III. Analyse
[10] Je vais concentrer mon analyse sur les questions suivantes :
a)L’appréciation par l’agent des difficultés;
b)L’analyse par l’agent de l’intérêt supérieur des enfants;
c)La décision de l’agent de ne pas accorder de permis de séjour temporaire.
A. L’agent a-t-il commis une erreur dans son analyse des difficultés, en s’appuyant sur une erreur de droit et en faisant abstraction d’éléments de preuve?
[11] Les demandeurs ont fait valoir, dans leur demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire, que les taux de criminalité au Mexique étaient en hausse et que les organisations criminelles ainsi que les cartels de la drogue étaient actifs dans leur région. Dans l’affidavit qu’il a fourni à l’agent, M. Letkeman a mentionné qu’il était inquiet pour la sécurité de sa famille, puisque les communautés mennonites étaient devenues des [traduction] « cibles faciles »
, parce qu’elles étaient connues pour être pacifistes et sans armes. M. Letkeman a juré qu’il avait été tenu sous la menace d’une arme à feu en 2015 par quelqu’un qui, selon lui, tentait de voler une pièce d’équipement, et qu’il avait appelé la police qui était intervenue en son nom. L’agent a accordé un poids modeste à ce facteur et a conclu ce qui suit :
[traduction]
J’accepte le fait que les taux de criminalité au Mexique puissent différer de ceux du Canada. Toutefois, je souligne que la criminalité est une condition qui touche la population du Mexique de manière générale et sans distinction. Bien que le demandeur principal ait été victime de violence lors d’un incident survenu il y a six ans, je juge qu’il a fourni peu d’éléments de preuve démontrant que les demandeurs étaient susceptibles d’être personnellement et directement touchés par la criminalité s’ils devaient retourner au Mexique afin de demander la résidence permanente depuis l’étranger, de la façon habituelle. En l’absence d’éléments de preuve étayant le fait que les conditions générales dans le pays toucheraient personnellement et directement les demandeurs, je ne peux pas conclure qu’il existe des difficultés connexes, sinon tout demandeur d’un pays connaissant des problèmes serait nécessairement accepté, indépendamment du lien entre ces facteurs et la situation du client.
[Non souligné dans l’original.]
[12] Les demandeurs soutiennent que l’agent a commis une erreur en leur demandant de démontrer qu’ils seraient personnellement et directement touchés par la criminalité et d’autres conditions défavorables au Mexique (Gutierrez c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 906 aux para 6-8), puisque ni la jurisprudence ni le Guide opérationnel sur les considérations d’ordre humanitaire [le Guide] n’exigent de preuve à cet effet. Bien que le Guide ne soit pas contraignant, les demandeurs soutiennent qu’il contient l’interprétation implicite que le ministre donne du paragraphe 25(1), et qu’il a déjà aidé la Cour à apprécier le caractère raisonnable d’une décision relative aux considérations d’ordre humanitaire : Agraira c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2013 CSC 36 aux para 58, 60, 84.
[13] Les demandeurs soutiennent en outre qu’ils étaient uniquement tenus de montrer un lien entre leur situation personnelle et les conditions défavorables dans le pays, citant le paragraphe 19 de la décision Paramanayagam c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 1417. Ils font valoir que les difficultés connexes peuvent être déduites de la preuve : Kanakasingam c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2017 CF 457 [Kanakasingam] au para 20.
[14] Tout en convenant que les personnes qui présentent des demandes fondées sur des considérations d’ordre humanitaire peuvent présenter des éléments de preuve relatifs aux difficultés auxquelles doivent faire face d’autres personnes dans le pays de renvoi, le défendeur soutient qu’il incombe aux demandeurs d’établir le lien entre leur situation personnelle et les conditions défavorables dans le pays. Le défendeur invoque les décisions suivantes : Gonzalez c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 382 [Gonzalez] aux para 55, 56; Lalane c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2009 CF 6 [Lalane] au para 1; et Piard c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CF 170 [Piard] au para 19. L’agent a examiné la preuve présentée par les demandeurs, mais en l’absence d’un élément de preuve démontrant qu’ils sont susceptibles d’être personnellement et directement touchés par la criminalité, le défendeur fait valoir que l’agent a raisonnablement jugé qu’il ne pouvait conclure à l’existence d’un lien entre les difficultés alléguées et la situation personnelle des demandeurs, y compris leur confession religieuse.
[15] Je souscris aux observations des demandeurs pour les raisons suivantes.
[16] Au paragraphe 53 de l’arrêt Kanthasamy c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CSC 61 [Kanthasamy], la Cour suprême du Canada a conclu que la preuve de discrimination et de prise pour cible peut être inférée par un demandeur qui démontre son appartenance à un groupe qui est victime de discrimination. De même, dans la décision Kanakasingam, notre Cour a confirmé qu’un demandeur n’a pas besoin de présenter une preuve directe du risque personnel qu’il subirait, et que celui-ci peut être déduit par la preuve circonstancielle qui montre qu’il est membre d’un groupe faisant l’objet de discrimination.
[17] En l’espèce, les demandeurs ont fourni de la preuve concernant la violence des cartels au Mexique, ainsi que des éléments de preuve tout particulièrement liés à la violence contre les mennonites, y compris un article du National Post qui mentionnait l’aggravation de la pauvreté et les cartels violents de la drogue menant leurs activités dans la région peuplée de mennonites.
[18] Examinées au regard de la preuve présentée, les conclusions de l’agent comportent des erreurs à deux égards. Premièrement, l’agent a décrit la question de la criminalité et de la violence comme faisant partie des [traduction] « conditions générales dans le pays »
qui [traduction] « touche[nt] la population du Mexique de manière générale et sans distinction »
, sans tenir compte des éléments de preuve concernant la vulnérabilité particulière qui caractérise les mennonites, qui sont perçus comme des cibles faciles. Deuxièmement, l’agent a commis une erreur en exigeant que les demandeurs démontrent qu’ils seraient [traduction] « personnellement et directement touchés »
par ces conditions, alors que ce lien peut être déduit des éléments de preuve démontrant qu’ils sont membres d’un groupe ciblé.
[19] Les erreurs commises par l’agent, à savoir son défaut de tenir compte de la preuve pertinente, ainsi que du statut des demandeurs à titre de mennonites et de l’incidence que ce statut aurait sur les difficultés auxquelles ils devraient faire face au Mexique, rendent la décision déraisonnable : Nwaeme c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2017 CF 705 aux para 69, 70.
[20] Quant aux affaires invoquées par le défendeur, je note qu’elles ont toutes été tranchées avant l’arrêt Kanthasamy. Je suis également d’accord avec les demandeurs pour dire que l’erreur que la Cour a relevée dans la décision Gonzalez (dans laquelle les décisions Lalane et Piard ont également été examinées) était que l’agent avait fait fi d’éléments de preuve qui auraient pu établir un lien entre la situation personnelle de la demanderesse et les risques allégués (Gonzalez, aux para 59-62, 67, 68). La décision Gonzalez appuie donc les observations des demandeurs.
B. L’agent s’est-il livré à une analyse lacunaire de l’intérêt supérieur des enfants?
[21] Les demandeurs soulèvent plusieurs lacunes dans l’analyse par l’agent de l’intérêt supérieur des enfants. Voici les deux lacunes que je juge les plus convaincantes : premièrement, l’agent a conclu que les demandeurs n’avaient pas présenté d’éléments de preuve remettant en question la capacité de l’infrastructure d’éducation du Mexique, sans tenir compte de la preuve objective dont il disposait et qui était invoquée dans les observations des demandeurs; deuxièmement, l’agent a conclu à tort que les demandeurs n’avaient pas fourni de preuve qu’ils seraient incapables de nourrir et de loger leurs enfants, faisant abstraction à la fois de la preuve par affidavit des demandeurs et des éléments de preuve objectifs qu’ils avaient présentés concernant les conditions économiques des mennonites au Mexique.
[22] En ce qui concerne l’accès des enfants à l’éducation, l’agent a conclu ce qui suit :
[traduction]
Les clients mentionnent qu’ils souhaitent inscrire leurs enfants dans une école mennonite au Canada dès qu’ils atteindront l’âge approprié, soulignant le fait que ces écoles au Canada « enseignent jusqu’à la 12e année, contrairement à celles de [leur] colonie mennonite au Mexique ». Les clients n’ont présenté aucun document qui, de manière convaincante, remet en question la capacité de l’infrastructure d’éducation — soit dans le contexte précis des écoles des colonies mennonites, soit dans le contexte plus large du système d’éducation public du Mexique — à assurer efficacement l’éducation des enfants.
[Non souligné dans l’original.]
[23] Contrairement aux conclusions de l’agent selon lesquelles les demandeurs n’ont pas présenté de documents remettant en question la capacité de l’infrastructure d’éducation, les demandeurs ont fait exactement cela, en déposant un article intitulé [traduction] « L’éducation au Mexique ».
Cet article décrit le financement insuffisant du système d’éducation mexicain, en particulier dans les régions rurales marginalisées. L’article conclut en qualifiant le Mexique de [traduction] « pays qui affiche le pire rendement parmi tous les États membres de l’OCDE »
.
[24] L’agent n’a pas mentionné cet article dans sa décision, mais a néanmoins reproché aux demandeurs de ne pas avoir fourni les documents nécessaires à l’appui de leur demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire. Ce faisant, l’agent a commis une erreur en tirant une conclusion qui était contredite par la preuve dont il disposait, ce qui a miné l’intelligibilité de la décision.
[25] En ce qui concerne la question de l’accès à de la nourriture et à un logement, l’agent a conclu ce qui suit :
[traduction]
Les clients font valoir dans leurs affidavits qu’un retour au Mexique serait « préjudiciable au développement personnel de [leurs] enfants ». Ils mentionnent que la qualité de la nourriture et des logements au Canada « est tellement meilleure que ce qui est offert au Mexique ». Les clients n’établissent pas de manière convaincante un fondement selon lequel ils ne seraient pas en mesure de se nourrir et de se loger adéquatement au Mexique s’ils devaient quitter le Canada pour demander la résidence permanente depuis l’étranger de la façon habituelle.
[26] Ailleurs dans la décision, l’agent a également conclu que les demandeurs n’avaient pas fourni [traduction] « une explication convaincante quant à la raison pour laquelle ils compteraient sur leur famille pour se loger »
.
[27] Ces conclusions ont été contredites par la preuve par affidavit des demandeurs, ainsi que par les éléments de preuve objectifs qu’ils ont présentés concernant les conditions économiques des mennonites au Mexique.
[28] Dans leurs affidavits, les demandeurs ont expressément expliqué pourquoi ils avaient dû quitter le Mexique, à savoir qu’ils ne pouvaient pas compter sur leur famille pour se loger ni continuer à payer pour les terres qu’ils avaient achetées.
[29] Les demandeurs ont également présenté des éléments de preuve sur la pauvreté et le manque de logements auxquels doivent faire face les mennonites au Mexique. Ces éléments de preuve comprenaient, entre autres, une lettre d’un travailleur de soutien communautaire pour les personnes parlant le bas-allemand mennonite au Mexique, qui décrivait les difficultés auxquelles devaient faire face les familles mennonites appauvries dans ce pays.
[30] Il incombait à l’agent d’apprécier la preuve présentée et d’en déterminer le caractère suffisant. En l’espèce, l’agent n’a même pas tenu compte de la preuve, mais a néanmoins conclu à tort qu’il n’y avait aucun élément de preuve démontrant une incapacité à se nourrir et à se loger adéquatement au Mexique.
[31] L’accès à de la nourriture et à un logement appropriés est une partie importante de l’analyse de l’intérêt supérieur de l’enfant dans toute affaire relative à des considérations d’ordre humanitaire, et il s’agissait d’un facteur particulièrement important en l’espèce, compte tenu de l’expérience vécue par les demandeurs, qui ont grandi dans l’indigence, et de leur désir d’un avenir différent pour leurs enfants. Le fait que l’agent n’a pas apprécié la preuve à cet égard a, à mon avis, entaché son analyse de l’intérêt supérieur des enfants dans son ensemble.
[32] Le défendeur soutient que les demandeurs ont essentiellement fait valoir que leurs enfants auraient une meilleure vie au Canada qu’au Mexique, compte tenu de l’infrastructure économique, sociale, éducative et sanitaire du Canada. L’agent a convenu que [traduction] « le Mexique a[vait] un niveau de vie différent de celui du Canada »
, mais a raisonnablement conclu que les demandeurs n’avaient pas fourni d’élément de preuve convaincant pour démontrer que la santé, l’éducation, la sécurité ou le bien-être de leurs enfants subiraient des effets préjudiciables au Mexique.
[33] Je conviens que les agents ne sont pas tenus d’accueillir une demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire simplement en raison de la différence entre le niveau de vie du Canada et celui de nombreux autres pays. La question ici n’est pas de savoir si le Canada est un meilleur pays où vivre; il est plutôt question du défaut de l’agent de tenir compte des éléments de preuve qui contredisaient ses conclusions, y compris ceux concernant les défis auxquels doivent faire face les enfants mennonites au Mexique, ce qui met en doute le fait que l’agent ait été suffisamment réceptif, attentif et sensible aux intérêts supérieurs des deux enfants.
C. L’examen par l’agent de la demande de permis de séjour temporaire était-il déraisonnable?
[34] L’agent s’est penché sur la demande de permis de séjour temporaire des demandeurs dans un bref paragraphe :
[traduction]
Le client et son conseil demandent, dans l’éventualité où l’exemption demandée n’est pas accordée, que les clients se voient délivrer un permis de séjour temporaire. Le client ne donne aucune raison convaincante de rester au Canada. Je ne suis pas d’avis que la délivrance d’un permis de séjour temporaire est justifiée au regard de la situation que présente le demandeur. Par conséquent, la demande de permis de séjour temporaire est rejetée.
[35] Les demandeurs soutiennent que le rejet par l’agent de leur demande de permis de séjour temporaire était déraisonnable. Ils ont présenté plusieurs facteurs à l’appui de leur demande, mais l’agent n’a pas examiné leurs observations et leur preuve, et n’a fourni aucune justification pour le rejet.
[36] Le défendeur soutient que l’agent n’était pas tenu de procéder à une analyse distincte de la demande de permis de séjour temporaire, parce que cette demande et la demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire étaient interreliées, et que les moyens et les facteurs présentés à l’appui de la première étaient les mêmes que ceux présentés en soutien de la dernière.
[37] Dans leurs observations, les deux parties s’appuient sur les paragraphes 20 et 21 de la décision Cojuhari c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 1009 [Cojuhari].
[38] Une demande de permis de séjour temporaire est un moyen par lequel une personne qui est par ailleurs interdite de territoire peut rester au Canada ou y entrer si elle est en mesure de convaincre l’agent que sa présence au Canada est justifiée : art 24(1) de la LIPR.
[39] Comme l’a expliqué le juge Harrington, alors juge à la Cour fédérale, dans la décision Cojuhari, selon une certaine jurisprudence, il n’est pas nécessaire d’effectuer une analyse distincte d’une demande de permis de séjour temporaire, mais le fondement de ces décisions est que la demande fondée sur des considérations humanitaires et la demande de permis de séjour temporaire sont interreliées et que le même raisonnement peut s’appliquer aux deux : Cojuhari, au para 20.
[40] Il existe d’autres décisions dans lesquelles la Cour laisse entendre qu’une analyse plus complète de la question de savoir si le demandeur a des raisons impérieuses de rester ou d’entrer au Canada est nécessaire pour trancher la demande de permis de séjour temporaire : Williams c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 8 aux para 64-66.
[41] En l’espèce, je note que l’agent n’a pas examiné si les observations à l’appui de la demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire étaient les mêmes que celles à l’appui de la demande de permis de séjour temporaire, ce qui mine la transparence de la décision.
[42] Si une analyse distincte de la demande de permis de séjour temporaire n’était pas nécessaire parce que le fondement des deux demandes était le même, les erreurs commises par l’agent relativement à la demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire rendraient également l’analyse de la première demande déraisonnable. En revanche, si une analyse distincte était nécessaire parce que les demandeurs avaient présenté des observations supplémentaires à l’appui de leur demande de permis de séjour temporaire, l’agent n’a fourni aucune justification pour rejeter cette demande, et les motifs ne permettent pas à un lecteur de comprendre comment l’agent est arrivé à la décision. Dans les deux cas, le rejet par l’agent de la demande de permis de séjour temporaire était déraisonnable et doit être annulé.
IV. Conclusion
[43] La demande de contrôle judiciaire sera accueillie.
[44] La décision de rejeter la demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire et celle de rejeter la demande de permis de séjour temporaire seront annulées, et l’affaire sera renvoyée à un autre agent pour nouvelle décision.
[45] Il n’y a aucune question à certifier.
JUGEMENT dans le dossier IMM-2053-21
LA COUR STATUE :
La demande de contrôle judiciaire est accueillie.
La décision de rejeter la demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire et celle de rejeter la demande de permis de séjour temporaire sont annulées, et l’affaire est renvoyée à un autre agent pour nouvelle décision.
Il n’y a aucune question à certifier.
« Avvy Yao-Yao Go »
Juge
Christopher Cyr
COUR FÉDÉRALE
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER
DOSSIER :
|
IMM-2053-21 |
INTITULÉ :
|
HEINRICH FRIESEN LETKEMAN, AGANETHA JANZEN FRIESEN c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION |
LIEU DE L’AUDIENCE :
|
TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE
|
DATE DE L’AUDIENCE :
|
Le 29 septembre 2022
|
JUGEMENT ET MOTIFS : |
LA JUGE GO
|
DATE DES MOTIFS :
|
Le 11 octobre 2022
|
COMPARUTIONS :
Christian Julien |
Pour les demandeurs |
Leanne Briscoe |
Pour le défendeur |
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :
Christian Julien
Mamann, Sandaluk & Kingwell LLP Migration Law Chambers
Toronto (Ontario) |
Pour les demandeurs |
Procureur général du Canada Toronto (Ontario) |
Pour le défendeur |