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Date : 20221017


Dossier : IMM‑6550‑20

Référence : 2022 CF 1414

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Toronto (Ontario), le 17 octobre 2022

En présence de monsieur le juge Fothergill

ENTRE :

BAO QIU XIA

(ALIAS LONG LUAN)

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I. Aperçu

[1] Monsieur Bao Qiu Xia, alias Long Luan, sollicite le contrôle de la décision par laquelle un agent principal [l’agent] a rejeté la demande de résidence permanente fondée sur des considérations d’ordre humanitaire qu’il a présentée depuis le Canada au titre du paragraphe 25(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [la LIPR]. L’agent a aussi déclaré M. Luan interdit de territoire au Canada pour fausses déclarations aux termes de l’alinéa 40(1)a) de la LIPR.

[2] L’agent s’est fondé à tort sur la gravité des fausses déclarations de M. Luan pour écarter plus d’une fois chacun des facteurs qui auraient pu militer en faveur de la prise de mesures spéciales pour des considérations d’ordre humanitaire. De plus, l’agent a omis de reconnaître que l’épouse et l’enfant de M. Luan, qui sont tous les deux des citoyens canadiens, pourraient ne pas être en mesure de se réinstaller en Chine parce que ce pays ne reconnaît pas la double nationalité.

[3] La demande de contrôle judiciaire est accueillie.

II. Contexte

[4] M. Luan est un citoyen de la Chine. Il est entré au Canada en 1990 et a demandé l’asile en raison de sa participation alléguée au mouvement de protestation de la Place Tiananmen. La Commission de l’immigration et du statut de réfugié a rejeté sa demande d’asile, et une mesure d’interdiction de séjour a été prise contre lui en 1994.

[5] La première épouse de M. Luan a demandé à le parrainer pour qu’il obtienne la résidence permanente en 1993. Elle a toutefois retiré sa demande lorsque le couple a divorcé. Par la suite, M. Luan [traduction] « est entré dans la clandestinité » et [traduction] « a vécu dans l’ombre » dans différentes villes durant plus de dix ans.

[6] M. Luan n’a emporté avec lui aucune pièce d’identité de la Chine. Il prétend qu’il a demandé à des membres de sa famille de les lui envoyer, mais qu'ils ne l’ont pas fait. Les membres de sa famille lui ont demandé de ne pas les contacter directement afin d'éviter les ennuis avec les autorités chinoises. Ils lui ont conseillé d’adopter une nouvelle identité pour préserver sa sécurité.

[7] M. Luan a donc obtenu de faux papiers sous le nom de « Bao Qiu Xia » en 2004. Il est parvenu à obtenir un permis de conduire et un numéro d’assurance sociale sous ce nom. Il a aussi demandé l’asile sous sa nouvelle identité, mais ne s’est pas présenté à l’audience.

[8] M. Luan a rencontré son épouse actuelle, Qi Fang, en 2005. Mme Fang est une citoyenne canadienne qui est née en Chine. Elle a un fils, Alfred, qui est né au Canada en 2004. Mme Fang et son ex‑époux ne s’entendaient pas sur la question de savoir s’ils devaient résider au Canada ou en Chine. Son ex‑époux est retourné en Chine, puis il s’est remarié. Mme Fang a eu de la difficulté à élever Alfred seule, et elle a pris des dispositions pour qu’il réside avec ses parents en Chine un peu avant qu’elle ne rencontre M. Luan.

[9] M. Luan et Mme Fang ont emménagé ensemble en février 2006. En juillet 2007, Mme Fang a ramené Alfred, désormais âgé de deux ans, au Canada pour qu’il réside avec eux. Son divorce a été prononcé en février 2007, et elle a épousé M. Luan en septembre 2007. Mme Fang savait que M. Luan n’avait pas de statut au Canada, mais elle ignorait que Bao Qiu Xia n’était pas son vrai nom.

[10] En 2008, M. Luan a présenté une demande de résidence permanente au titre du programme de parrainage conjugal sous le nom de Bao Qiu Xia. La demande a reçu une évaluation favorable à l’étape 1 en 2010. Cependant, il s’est avéré pendant le traitement de la demande à l’étape 2, que les empreintes digitales de M. Luan correspondaient à celles associées à la première demande d’asile que celui‑ci avait présentée. M. Luan a initialement soutenu qu’il s’agissait manifestement d’une erreur, mais il a fini par admettre sa véritable identité.

[11] La demande de parrainage conjugal a été rejetée en 2018, et M. Luan a été déclaré interdit de territoire au Canada pour fausses déclarations. M. Luan a demandé une exception à l’interdiction de territoire pour des considérations d’ordre humanitaire, mais l’agent a rejeté la demande le 16 juin 2020.

[12] L’agent a admis que M. Luan avait atteint un degré d’établissement important au Canada, fort de ses 30 années passées au pays, de sa situation familiale, de son établissement financier ainsi que des témoignages d’amis et de parents. Il a fait remarquer cependant que [traduction] « le solide degré d’établissement de M. Luan au Canada repose sur des décennies passées à se soustraire aux autorités de l’immigration et à contourner les dispositions législatives canadiennes en matière d’immigration ».

[13] L’agent a reconnu que M. Luan risquait de vivre certaines difficultés quand il se réinstallerait en Chine et qu’il pourrait ne pas jouir de la même aisance financière. Il a accordé [traduction] « un certain poids » à cet élément. Il a une fois de plus souligné que M. Luan était [traduction] « l’artisan de ces difficultés ».

[14] L’agent a admis que la famille de M. Luan [traduction] « pourrait être défavorablement touchée par son renvoi » non sans souligner encore que M. Luan était [traduction] « responsable de cette pénible situation ». De plus, l’agent a conclu que Mme Fang et Alfred pourraient déménager en Chine avec M. Luan pour atténuer les difficultés de la séparation, tout en qualifiant l’option de [traduction] « loin d’être idéale ».

[15] L’agent a analysé l’intérêt supérieur d’Alfred en ces termes :

[traduction]

J’ai pris en compte l’intérêt supérieur de l’enfant du demandeur – Alfred. Même s’il ne semble pas y avoir de preuve que le demandeur a adopté légalement l’enfant, je suis convaincu, à tous égards, que le demandeur entretient une étroite relation père‑fils avec son beau‑fils. Les affidavits produits par le demandeur, par son épouse, par des membres de la famille, par des amis, et surtout, par l’enfant en question, me convainquent que le demandeur est un père affectueux et aimant, qui est attentif, présent et investi dans la vie de l’enfant.

L’enfant lui‑même est un citoyen canadien qui a passé la plus grande partie de sa vie ici. Il ne parle pas le chinois, et n’a aucun ami ni réseau social en Chine. Je constate qu’il a de bons résultats scolaires et qu’il prend part à de nombreuses activités parascolaires de type éducatif et sportif. Je suis conscient que, si le demandeur était renvoyé en Chine, la situation financière de la famille se détériorerait et que la capacité de l’enfant de prendre part à ses activités parascolaires éducatives et de jouer au hockey en souffrirait.

Compte tenu de ce qui précède, j’estime qu’il serait dans l’intérêt supérieur de l’enfant que sa relation avec le demandeur demeure inchangée, et que l’enfant ainsi que sa famille restent au Canada.

[16] L’agent a conclu sa décision en résumant le degré d’établissement de M. Luan et les difficultés que sa famille et lui‑même connaîtraient s’il retournait seul en Chine. Il a répété la conclusion selon laquelle [traduction] « la gravité et la durée des fausses déclarations du demandeur constituent un facteur qui milite fortement contre lui ».

[17] L’agent a soupesé l’intérêt supérieur de l’enfant au regard d’autres facteurs, en ces termes :

[traduction]

J’ai accordé au facteur de l’intérêt supérieur de l’enfant un poids considérable dans mon examen du dossier. Bien que ce facteur soit important, je ne crois pas que ce soit le facteur déterminant, et je ne crois pas non plus qu’il l’emporte sur les fausses déclarations du demandeur et ses maintes tentatives de contrecarrer le processus d’immigration canadien.

III. Question en litige

[18] La seule question en litige dans la présente demande de contrôle judiciaire est celle de savoir si la décision de l’agent était raisonnable.

IV. Analyse

[19] La décision de l’agent est susceptible de contrôle par la Cour selon la norme de la décision raisonnable (Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 [Vavilov] au para 10). La Cour n’interviendra que si la décision « souffre de lacunes graves à un point tel qu’on ne peut pas dire qu’elle satisfait aux exigences de justification, d’intelligibilité et de transparence » (Vavilov, au para 100).

[20] Les critères « de justification, d’intelligibilité et de transparence » sont remplis si les motifs permettent à la Cour de comprendre le raisonnement qui a mené à la décision et d’établir si la conclusion appartient aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit (Vavilov, aux para 8586, citant Dunsmuir c Nouveau‑Brunswick, 2008 CSC 9 au para 47).

[21] M. Luan soutient que l’agent n’a pas pris en compte [traduction] « toute l’ampleur du préjudice concret que subirait l’enfant ». Il affirme que l’agent n’a pas expliqué de façon raisonnable la façon dont il a soupesé l’intérêt supérieur de l’enfant au regard des fausses déclarations, et que les motifs ne lui permettent pas, ni à la Cour non plus, de comprendre l’analyse effectuée par l’agent.

[22] L’agent a conclu que, si M. Luan devait retourner en Chine sans sa famille, la détérioration de la situation financière de la famille pourrait compromettre la participation d’Alfred à des activités parascolaires. Je conviens avec M. Luan que l’agent ne semble pas avoir examiné avec attention les conséquences néfastes les plus importantes de la séparation de la famille, plus précisément la santé émotionnelle d’Alfred et son cheminement vers l’âge adulte.

[23] Même si l’agent a conclu que l’intérêt supérieur de l’enfant représentait un facteur important, il a estimé qu’il n’était pas déterminant et qu’il était insuffisant pour l’emporter sur les fausses déclarations de M. Luan. Les motifs de l’agent ne révèlent aucune justification pour cette conclusion, et la décision ne présente pas le degré voulu de justification, d’intelligibilité et de transparence (Vavilov, aux para 85‑86).

[24] L’agent n’a pas effectué d’appréciation globale des facteurs favorables et défavorables. Il a plutôt maintes fois écarté le degré d’établissement de M. Luan et les difficultés auxquelles celui‑ci pourrait être exposé par rapport aux fausses déclarations qu’il a faites. Comme l’a expliqué la juge Sandra Simpson au paragraphe 11 de la décision Jiang c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2013 CF 413, le problème que pose cette approche est que l’agent a inscrit en double la gravité de la fausse déclaration en l’utilisant d’abord pour réduire le poids attribuable aux facteurs du degré d’établissement et des difficultés, puis en la réutilisant dans son appréciation finale.

[25] Dans la décision Phan c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 435, la juge Cecily Strickland a fait une mise en garde contre une approche analytique dans le cadre de laquelle les fausses déclarations, même si elles étaient délibérées et graves, sont utilisées plus d’une fois pour écarter des facteurs favorables (au para 36) :

[…] En l’espèce, la SAI a écarté non seulement le facteur d’établissement, mais aussi les remords exprimés par la demanderesse, le soutien communautaire dont elle jouit et les difficultés qu’elle subirait, le tout en raison des fausses déclarations. […] Toutefois, je ferais remarquer que, lorsque l’on considère la décision dans son ensemble, la SAI semble mettre l’accent sur le fait d’écarter ou de rejeter les considérations d’ordre humanitaire principalement en raison des fausses déclarations, au lieu d’évaluer correctement chacun de ces facteurs pour ensuite les apprécier afin de déterminer s’ils ont servi à établir l’existence de motifs d’ordre humanitaire suffisants pour justifier, eu égard aux autres circonstances de l’espèce, la prise de mesures spéciales.

[26] L’agent s’est fondé à tort sur la gravité des fausses déclarations de M. Luan pour écarter plus d’une fois chacun des facteurs qui auraient pu militer en faveur de la prise de mesures spéciales pour des considérations d’ordre humanitaire. En fait, l’agent « a élevé les fausses déclarations comme un facteur à un niveau qui les rend impossibles à surmonter dans une analyse des motifs d’ordre humanitaire » (Shen c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 620 au para 29). Bien que les fausses déclarations constituent un facteur dont il convient de tenir compte, il ne devrait pas s’agir du seul facteur ou du facteur principal, car l’objet de l’article 25 de la Loi en serait détourné (Kobita c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CF 1479 au para 35).

[27] L’agent a laissé entendre qu’Alfred pourrait déménager en Chine, même si cela ne serait pas dans son intérêt supérieur. Toutefois, il semble avoir écarté des éléments de preuve selon lesquels il pourrait être impossible pour Mme Fang et Alfred, qui sont tous les deux des citoyens canadiens, de se réinstaller en Chine puisque ce pays ne reconnaît pas la double nationalité. Le défendeur affirme que cet aspect de l’analyse de l’agent était [traduction] « superflu »et qu’il n’avait jamais été sérieusement question qu’Alfred retourne en Chine avec sa famille. Cependant, la possibilité d’y déménager a été évoquée plus d’une fois dans la décision de l’agent, toujours dans le contexte d’une atténuation possible des difficultés découlant de la séparation de la famille.

V. Conclusion

[28] La demande de contrôle judiciaire est accueillie, et l’affaire est renvoyée à un autre agent d’immigration pour nouvelle décision. Aucune des parties n’a proposé de question à certifier en vue d’un appel.

[29] M. Luan demande que l’intitulé soit modifié de manière à refléter sa véritable identité. Le défendeur ne s’oppose pas à ce que le nom exact de M. Luan soit inclus dans l’intitulé, mais demande instamment à la Cour de conserver le nom d’emprunt pour assurer l’uniformité dans les dossiers d’immigration de M. Luan.

[30] Par conséquent, l’intitulé sera modifié pour désigner le demandeur sous le nom de « Bao Qiu Xia (alias Long Luan) ».


JUGEMENT

LA COUR REND LE JUGEMENT qui suit :

  1. La demande de contrôle judiciaire est accueillie, et l’affaire est renvoyée à un autre agent d’immigration pour nouvelle décision.

  2. L’intitulé est modifié pour désigner le demandeur sous le nom de « Bao Qiu Xia (alias Long Luan) » avec effet immédiat.

« Simon Fothergill »

Juge

Traduction certifiée conforme

Line Niquet


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM‑6550‑20

 

INTITULÉ :

BAO QIU XIA (ALIAS LONG LUAN) c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

AUDIENCE TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE ENTRE TORONTO ET OTTAWA (ONTARIO)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 20 SEPTEMBRE 2022

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE FOTHERGILL

 

DATE DES MOTIFS :

LE 17 OCTOBRE 2022

 

COMPARUTIONS :

Aadil Mangalji

 

POUR LE DEMANDEUR

 

Kareena R. Wilding

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Long Mangalji

Avocats

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DEMANDEUR

 

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

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