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Date : 20221017


Dossier : IMM-2500-21

Référence : 2022 CF 1415

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Toronto (Ontario), le 17 octobre 2022

En présence de monsieur le juge Fothergill

ENTRE :

STEFAN STOJILJKOVIC

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I. Aperçu

[1] Stefan Stojiljkovic est un citoyen de la Serbie. Il demande le contrôle judiciaire de la décision par laquelle un agent principal [l’agent] a rejeté sa demande de résidence permanente au Canada fondée sur des considérations d’ordre humanitaire.

[2] M. Stojiljkovic est âgé de 28 ans. Il est un joueur de soccer de niveau professionnel. Sa demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire repose sur son établissement au Canada et sur les conditions défavorables qui règnent en Serbie, notamment la corruption et la violence qui touchent les clubs de soccer professionnels.

[3] L’agent a raisonnablement conclu que les conditions défavorables en Serbie, y compris celles auxquelles sont confrontés les joueurs de soccer professionnels, n’entraîneraient pas de difficultés inhabituelles, injustifiées ou excessives pour M. Stojiljkovic s’il présentait une demande de résidence permanente de l’extérieur du Canada. La demande de contrôle judiciaire est rejetée.

II. Contexte

[4] M. Stojiljkovic est originaire de Vranje, une ville du Sud de la Serbie, près de la frontière contestée avec le Kosovo. Il a deux frères, une sœur, une tante et un oncle qui résident au Canada, tandis que ses parents et sa famille élargie sont toujours en Serbie.

[5] M. Stojiljkovic est arrivé au Canada en juin 2016 muni d’un permis de travail valide jusqu’en août 2019. Sa première demande de prolongation du permis de travail a été rejetée le 25 octobre 2019. Il a présenté une deuxième demande pour prolonger son permis de travail le 23 janvier 2020.

[6] Depuis son arrivée au Canada, M. Stojiljkovic a travaillé comme peintre résidentiel dans la région du Grand Toronto et a créé sa propre entreprise. Il joue professionnellement au soccer avec le Scarborough Soccer Club. Il a gagné un peu moins de 20 000 dollars en 2019. Selon son avocat, l’ensemble de ses revenus proviennent de la pratique du soccer.

[7] M. Stojiljkovic a présenté sa demande de résidence permanente fondée sur des considérations d’ordre humanitaire en octobre 2020. Il a indiqué qu’il avait passé plus de cinq ans au Canada, fait preuve d’une bonne gestion financière, amélioré son anglais, conservé un bon dossier civil et qu’il s’était intégré à la communauté en nouant de nombreuses amitiés et en fréquentant régulièrement le monastère orthodoxe serbe de la Sainte Transfiguration.

[8] M. Stojiljkovic a soutenu qu’il subirait des difficultés excessives s’il retournait en Serbie, notamment de la discrimination en raison des tensions entre les Serbes et les Albanais dans les régions méridionales de la Serbie, près de la frontière du Kosovo. Il a également soutenu qu’il aurait des difficultés à trouver un emploi en raison du taux de chômage élevé en Serbie.

[9] M. Stojiljkovic s’est appuyé sur la corruption systémique et le houliganisme qui affectent les clubs de soccer en Serbie. En outre, il a cité l’instabilité politique et économique accrue en raison de la pandémie de COVID-19, et le risque d’exposition à l’uranium appauvri causé par le conflit contre le Kosovo en 1999.

[10] L’agent a accordé [traduction] « un certain poids » à l’établissement de M. Stojiljkovic au Canada; il a souligné qu’il avait obtenu un emploi, qu’il s’était impliqué dans sa communauté et qu’il avait noué des liens avec sa famille et ses amis. Bien qu’il ait reconnu que M. Stojiljkovic pourrait au début avoir de la difficulté à trouver un emploi et à s’établir de nouveau en Serbie, l’agent a également conclu qu’il retournerait dans le pays où il est né, où il a grandi, où il a été éduqué et où il a déjà travaillé. L’agent a fait remarquer que la famille immédiate de M. Stojiljkovic en Serbie, y compris ses parents, contribuerait à atténuer les difficultés liées au retour.

[11] L’agent a examiné les éléments de preuve sur les conditions défavorables dans le pays et a reconnu que la Serbie est moins stable économiquement et politiquement que le Canada. Toutefois, il a souligné qu’il s’agissait de conditions générales auxquelles était confrontée la population dans son ensemble. Il a conclu que M. Stojiljkovic n’avait pas présenté d’éléments de preuve suffisants pour démontrer qu’il serait personnellement et directement touché par les conditions défavorables.

[12] L’agent a rejeté la demande de M. Stojiljkovic fondée sur des considérations d’ordre humanitaire le 31 mars 2021.

III. Question en litige

[13] La seule question soulevée par la présente demande est de savoir si la décision de l’agent était raisonnable.

IV. Analyse

[14] La décision de l’agent est susceptible de contrôle par notre Cour selon la norme de la décision raisonnable (Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 [Vavilov] au para 10). La Cour n’interviendra pas dans la décision, à moins « qu’elle souffre de lacunes graves à un point tel qu’on ne peut pas dire qu’elle satisfait aux exigences de justification, d’intelligibilité et de transparence » (Vavilov, au para 100).

[15] Les critères de « justification, d’intelligibilité et de transparence » sont remplis si les motifs permettent à la Cour de comprendre la décision et de déterminer si celle-ci appartient aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit (Vavilov, aux para 85-86, citant Dunsmuir c Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9 au para 47).

[16] M. Stojiljkovic s’appuie sur l’arrêt de la Cour suprême du Canada dans l’affaire Kanthasamy c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CSC 61, pour affirmer que l’examen des considérations d’ordre humanitaire doit tenir compte de tous les facteurs dans leur ensemble (au para 28). Il affirme que l’agent n’a pas fait preuve de suffisamment d’empathie à l’égard de sa situation (citant Damte c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2011 CF 1212 au para 34 et Paul c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CF 1081 aux para 8-9).

[17] M. Stojiljkovic soutient que l’agent a eu tendance à minimiser les obstacles auxquels il se heurteraient en Serbie et [traduction] « n’a pas tenu compte de la nature même de la demande ». Bien qu’il ait accordé un certain poids au taux de chômage élevé de la Serbie, l’agent n’a accordé que peu de poids à toutes les autres conditions défavorables dans le pays.

[18] L’agent a évalué les conditions défavorables dans le pays comme suit :

[traduction]

Le demandeur a évoqué de nombreuses conditions défavorables dans sa demande, notamment la corruption, la violence, l’exposition à l’uranium appauvri et les tensions ethniques dans le Sud de la Serbie. Le demandeur a présenté peu d’éléments de preuve pour démontrer qu’il serait exposé aux risques mentionnés précédemment à son retour en Serbie. Malgré cela, après avoir lu et examiné toutes les informations présentées par le demandeur et son avocat, ainsi que les documents accessibles au public, j’estime que les éléments de preuve dont je dispose ne permettent pas de conclure que le demandeur est personnellement et directement touché par [les conditions dans] le pays. Par conséquent, j’estime que les motifs invoqués concernant les conditions défavorables en Serbie advenant un retour dans ce pays ne justifient pas l’octroi d’une dispense.

[19] Dans ses observations orales, l’avocat de M. Stojiljkovic a souligné la violence et la corruption endémiques dans les clubs de soccer professionnels serbes, en particulier dans la région méridionale, où M. Stojiljkovic vivait. Selon un article publié en 2014 sur le site www.eurosport.com, la Fédération internationale des associations de footballeurs professionnels, connue sous son acronyme français FIFPRO, et le Syndicat des joueurs serbes [la SPFN] ont confirmé que la banque nationale serbe avait bloqué les comptes de huit des seize équipes de la première ligue de soccer de Serbie, ce qui les empêchait de payer les joueurs et les autres employés :

[traduction]

« Nous n’aimons pas faire cela, mais il est de notre devoir de protéger les joueurs », a affirmé Theo van Seggelen, secrétaire général de la FIFPRO, dans un communiqué.

« Les joueurs n’ont pas été payés depuis des mois et subissent de graves problèmes financiers. Les clubs sont au bord de la faillite. »

« De plus, j’ai été malheureusement surpris d’apprendre que l’un des clubs ne respecte absolument pas les droits des joueurs et permet même aux hooligans de menacer leurs joueurs. »

[20] Selon l’article, le président de la SPFN a déconseillé aux joueurs de soccer de venir en Serbie : « Nous devons donc envoyer un message à tous les pays et recommander à tous les joueurs de soccer étrangers de ne pas venir en Serbie, car il n’y a aucune garantie qu’ils seront payés. »

[21] Un rapport serbe publié en 2013 indique que la violence et la criminalité commises par des partisans du soccer sont des problèmes systémiques que le gouvernement serbe n’a pas réussi à résoudre. La prévalence des liens entre les organisations criminelles et le soccer est un problème de longue date, et les liens étroits des organisations de partisans avec les équipes de soccer et les groupes de propriétaires les rendent difficiles à contrôler. Cette situation, combinée à de faibles niveaux de rémunération, a conduit à des niveaux élevés de corruption qui érodent encore davantage la confiance du public dans les institutions.

[22] L’agent a conclu ce qui suit :

[traduction]

Je reconnais que la corruption est un problème en Serbie et que le houliganisme affecte les joueurs de soccer et leurs partisans. Toutefois, j’estime que le demandeur n’a guère présenté d’éléments de preuve documentaire attestant qu’il a été personnellement affecté par ces problèmes en Serbie. Par conséquent, j’accorde peu de poids à cette considération.

[23] M. Stojiljkovic affirme que l’agent a déraisonnablement exigé de lui qu’il démontre l’impact direct et personnel des conditions défavorables dans le pays sur sa situation particulière. Je ne suis pas de cet avis. Comme l’a fait remarquer le juge Denis Gascon dans la décision Ibabu c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 1068 [Ibabu], les demandes fondées sur des considérations d’ordre humanitaire doivent démontrer un lien suffisant entre la preuve d’un risque généralisé et la situation individuelle du demandeur (au para 45) :

Dans les affaires où sont invoquées des raisons d’ordre humanitaire, les difficultés doivent être inhabituelles et injustifiées ou excessives. Dans l’arrêt Kanthasamy, la Cour d’appel fédérale a jugé que le demandeur devait être confronté personnellement et directement à des difficultés inhabituelles et injustifiées ou excessives (au paragraphe 48). Il doit exister un lien entre les éléments de preuve relatifs aux difficultés et la situation individuelle du demandeur (Lalane, au paragraphe 42).

[24] Bien qu’il ne soit pas nécessaire que les difficultés soient propres au demandeur, il doit exister un lien entre la situation personnelle du demandeur et les difficultés qu’il invoque (Ibabu, au para 47) :

On ne peut se contenter d’invoquer la situation difficile générale qui existe dans le pays où le demandeur serait renvoyé. Lorsque les facteurs de risque prévus aux articles 96 et 97 de la LIPR peuvent être invoqués, l’examen des faits se rapportant au risque allégué doit être effectué « sous le prisme des difficultés en cause ». Le critère juridique à appliquer consiste à se demander si M. Ibabu subirait personnellement et directement des difficultés inhabituelles et injustifiées ou excessives s’il devait présenter sa demande de résidence permanente depuis l’extérieur du Canada (Kanthasamy, au paragraphe 75; Joseph c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 661, au paragraphe 48).

[25] Après avoir procédé à une évaluation globale des éléments de preuve, l’agent a raisonnablement conclu que les conditions défavorables auxquelles sont confrontés les joueurs de soccer professionnels en Serbie n’entraîneraient pas de difficultés inhabituelles, injustifiées ou excessives pour M. Stojiljkovic. Bien que M. Stojiljkovic joue au soccer à un niveau professionnel au Canada, ses revenus ont été modestes jusqu’à présent. Il a produit peu d’éléments de preuve démontrant que les difficultés rencontrées par les joueurs de soccer professionnels en Serbie existent dans l’ensemble du pays ou qu’elles perdurent à ce jour.

[26] L’avocat n’a pas insisté sur les nombreuses autres conditions défavorables dans le pays invoquées par M. Stojiljkovic à l’appui de sa demande de dispense pour considérations d’ordre humanitaire, comme les taux élevés de chômage, les tensions ethniques et l’exposition à l’uranium appauvri. L’agent a raisonnablement conclu qu’il s’agissait également de conditions auxquelles la population dans son ensemble était confrontée et que M. Stojiljkovic ne subirait pas personnellement et directement des difficultés inhabituelles et injustifiées ou excessives s’il présentait une demande de résidence permanente de l’extérieur du Canada.

[27] À la demande de la Cour, M. Stojiljkovic n’a pas poursuivi son allégation de partialité visant l’officier.


 

V. Conclusion

[28] La demande de contrôle judiciaire est rejetée. Aucune des parties n’a proposé de question à certifier en vue d’un appel.


JUGEMENT

LA COUR REND LE JUGEMENT QUI SUIT : La demande de contrôle judiciaire est rejetée.

« Simon Fothergill »

Juge

Traduction certifiée conforme

Jean-François Vincent


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-2500-21

 

INTITULÉ :

STEFAN STOJILJKOVIC c MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE ENTRE TORONTO ET OTTAWA (ONTARIO)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 21 SEPTEMBRE 2022

 

JUGEMENT ET MOTIFS

LE JUGE FOTHERGILL

 

DATE DES MOTIFS :

LE 17 OCTOBRE 2022

 

COMPARUTIONS :

Tyler Hammond

 

Pour le demandeur

 

Alex C. Kam

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Lee & Company

Avocats

Toronto (Ontario)

 

Pour le demandeur

 

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

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