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Date : 20221007


Dossier : IMM-6759-21

Référence : 2022 CF 1384

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 7 octobre 2022

En présence de monsieur le juge Henry S. Brown

ENTRE :

YUNFANG WANG

demanderesse

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET

DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I. Nature de l’instance

[1] La Cour est saisie d’une demande de contrôle judiciaire visant la décision du 17 septembre 2021 par laquelle la Section d’appel des réfugiés [la SAR] a rejeté l’appel interjeté par la demanderesse à l’encontre de la décision de la Section de la protection des réfugiés [la SPR]. Dans une décision en date du 26 mars 2021, la SPR avait rejeté la demande d’asile présentée par la demanderesse selon laquelle celle-ci était exposée à un risque de préjudice de la part de son époux et pratiquait le Falun Gong. La SPR a rejeté la demande d’asile de la demanderesse en raison de réserves quant à sa crédibilité. La SAR a conclu que la SPR avait commis des erreurs dans certaines de ses conclusions, mais qu’elle avait eu raison de conclure que, dans l’ensemble, la demanderesse n’était crédible dans aucune de ses allégations.

II. Faits

[2] L’exposé circonstancié de la demanderesse relate ce qui suit.

[3] La demanderesse est une citoyenne de la Chine âgée de 51 ans. En 2014, son époux est devenu un joueur compulsif, ce qui l’a amené à se livrer à de la maltraitance physique, psychologique et économique à son encontre. Il a perdu tout leur argent au jeu, et la demanderesse a emprunté de l’argent à des amis et à des membres de sa famille. La demanderesse est devenue dépressive et prenait des somnifères pour composer avec la situation.

[4] La demanderesse a effectué un court voyage dans la ville de Handan, en 2017, pour tenter de quitter son époux. Ce dernier l’aurait retrouvée là-bas quelque trois jours plus tard. Ce voyage n’était pas inscrit dans le formulaire Fondement de la demande d’asile [formulaire FDA] de la demanderesse.

[5] La demanderesse a aussi effectué un séjour de dix jours en Europe, en mars 2018. Elle n’a pas demandé l’asile pendant ce voyage avant de rentrer en Chine.

[6] La demanderesse a quitté la Chine et est entrée au Canada en décembre 2018. Elle a présenté une demande d’asile en janvier 2019. Pendant qu’elle était au Canada, la demanderesse a commencé à pratiquer le Falun Gong.

[7] La SPR a rejeté les deux motifs inscrits dans la demande d’asile de la demanderesse, soit la violence conjugale et la demande d’asile sur place. La question déterminante pour la SPR était la crédibilité. La SPR a conclu que la demanderesse [traduction] « a[vait] omis d’établir ses allégations avec suffisamment d’éléments de preuve crédibles et dignes de foi ». La demanderesse a interjeté appel devant la SAR.

III. Décision de la SAR faisant l’objet du contrôle

[8] La SAR a rejeté l’appel après avoir conclu que « bien que la SPR a[vait] commis des erreurs dans certaines de ses conclusions, elle a[vait] eu raison de conclure que, dans l’ensemble, l’appelante n’était pas crédible dans aucune de ses allégations ». Elle a estimé que la SPR avait eu raison de conclure que la seule question déterminante était celle de la crédibilité, pour les deux aspects de la demande d’asile.

[9] La SAR a jugé que la SPR avait eu raison de tirer une conclusion défavorable quant à la crédibilité en raison de l’omission dans le formulaire FDA de la demanderesse. Elle a estimé que la SPR avait conclu à bon droit que l’omission du prétendu voyage dans la ville de Handan constituait « une omission importante, car les efforts de l’appelante pour obtenir une protection ou pour trouver un endroit sûr où vivre en Chine sont au cœur de sa demande d’asile ». De plus, la SAR a conclu que la demanderesse n’avait pas expliqué l’omission de façon raisonnable et elle a tiré une inférence défavorable quant à la crédibilité à cet égard. Elle a aussi estimé que, selon la prépondérance des probabilités, la demanderesse n’avait pas tenté de déménager dans la ville de Handan.

[10] La SAR a estimé que la SPR avait conclu à juste titre que « le carnet de soins attendu était manquant ». Elle a conclu que la SPR avait eu tort de tirer une inférence défavorable quant à la crédibilité en raison de l’omission de la demanderesse de produire un carnet de soins faisant état de ses blessures. La SAR a accepté l’observation formulée par la demanderesse en appel selon laquelle les patients sont responsables des dossiers médicaux papier pour les consultations externes. Elle a conclu « qu’il serait raisonnable de s’attendre à ce que, après avoir reçu des somnifères pendant cinq ans et fréquenté la clinique du village pour ses blessures, l’appelante ait des documents à l’appui ». La SAR a établi que la demanderesse n’avait fourni aucune explication raisonnable quant à l’absence de carnet de soins. La SAR a estimé que la SPR avait eu raison de tirer une inférence défavorable de l’absence de carnet de soins, ce qui minait davantage la crédibilité de la demanderesse.

[11] La SAR a estimé que la SPR avait eu raison de conclure que l’explication donnée par la demanderesse pour ne pas avoir demandé l’asile en Europe minait encore plus sa crédibilité. Elle a relevé quelques divergences, qui ont été présentées à la demanderesse lors de l’audience devant la SPR, se rapportant au financement du voyage en Europe et à son départ de la Chine. Elle a conclu que le témoignage de la demanderesse « concernant sa relation avec ses amis et leur soutien financier, le financement de son voyage et le fait qu’elle n’a[vait] pas demandé l’asile en Europe [était] incohérent, qu’il contredi[sait] en partie l’exposé circonstancié contenu dans son formulaire FDA et qu’il n’a[vait] pas été expliqué de façon raisonnable, ce qui min[ait] [s]a crédibilité ».

[12] La SAR a estimé que la SPR avait conclu à juste titre que l’absence de preuve corroborante de la famille, des amis ou des professionnels de la santé de la demanderesse n’avait pas été expliquée raisonnablement. La demanderesse a affirmé dans son formulaire FDA que sa famille et ses amis savaient qu’elle avait subi des mauvais traitements et lui avaient donné de l’argent, mais elle n’a pas produit de documents corroborants à cet égard, que ce soit devant la SPR ou lors de la mise en état de l’appel devant la SAR. L’absence de documents corroborants a miné la crédibilité des allégations formulées par la demanderesse.

[13] La SAR a conclu que la demanderesse n’avait « fourni aucun élément de preuve crédible pour étayer son allégation selon laquelle elle est victime de violence conjugale ».

[14] De plus, la SAR a conclu que la SPR avait correctement apprécié la demande d’asile sur place, et elle a confirmé les conclusions de la SPR selon lesquelles la demanderesse n’était pas une adepte du Falun Gong et qu’elle n’était pas exposée à un risque sérieux d’être persécutée si elle retournait en Chine. La SAR a estimé que la demande d’asile sur place était liée à l’aspect central de la demande d’asile de la demanderesse, soit sa santé mentale, et elle a pris en compte les conclusions défavorables quant à la crédibilité dans l’appréciation de la demande d’asile sur place.

[15] La SAR a conclu que les éléments de preuve présentés par la demanderesse dans le cadre de sa demande d’asile sur place ne l’emportaient pas sur les réserves quant à la crédibilité. Elle a examiné les documents corroborants relatifs à la demande d’asile sur place et a jugé que les photos et une lettre écrite par un autre adepte avaient peu de poids. Trois des quatre photos montrent la demanderesse en train de pratiquer ses activités de Falun Gong en hiver, mais ne démontrent pas depuis combien de temps elle pratiquait le Falun Gong. La lettre d’un autre adepte énumérait les activités sans aucun détail et manquait donc de valeur probante en ce qui concerne la sincérité des croyances de la demanderesse. La SAR a donc conclu que la demanderesse n’avait pas prouvé qu’elle était une véritable adepte du Falun Gong.

[16] De plus, la SAR a apprécié le risque auquel la demanderesse pourrait être exposée en tant qu’adepte du Falun Gong si elle était renvoyée en Chine. Même si elle a affirmé dans son témoignage avoir dénoncé la persécution à laquelle se livrait le gouvernement chinois à l’égard des adeptes du Falun Gong dans un centre commercial, la demanderesse n’a pas fourni d’éléments de preuve ou d’arguments prouvant qu’elle attirerait l’attention des autorités chinoises en raison de sa pratique du Falun Gong si elle devait retourner en Chine. La SAR a conclu que la demanderesse « ne serait pas exposée à une possibilité sérieuse de persécution en raison de ses activités liées au Falun Gong si elle devait retourner en Chine et qu’elle n’était pas crédible dans les allégations relatives à sa demande d’asile sur place ».

IV. Questions en litige

[17] La seule question en litige consiste à savoir si la décision est raisonnable en ce qui concerne les conclusions quant à la crédibilité.

V. Norme de contrôle

[18] Comme il est souligné, la norme de contrôle en l’espèce est celle de la décision raisonnable. En ce qui concerne le caractère raisonnable, dans l’arrêt Société canadienne des postes c Syndicat des travailleurs et travailleuses des postes, 2019 CSC 67, rendu en même temps que l’arrêt Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 [Vavilov], les juges majoritaires, par la voix du juge Rowe, expliquent ce sur quoi une décision raisonnable doit être fondée et ce que la cour de révision doit examiner lorsqu’elle procède au contrôle selon la norme du caractère raisonnable :

[31] La décision raisonnable « doit être fondée sur une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle et est justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles auxquelles le décideur est assujetti » (Vavilov, au para 85). Par conséquent, lorsqu’elle procède au contrôle d’une décision selon la norme de la décision raisonnable, « une cour de révision doit d’abord examiner les motifs donnés avec “une attention respectueuse”, et chercher à comprendre le fil du raisonnement suivi par le décideur pour en arriver à [l]a conclusion » (Vavilov, par. 84, citant Dunsmuir, par. 48). Les motifs devraient être interprétés de façon globale et contextuelle afin de comprendre « le fondement sur lequel repose la décision » (Vavilov, par. 97, citant Newfoundland Nurses).

[32] La cour de révision devrait se demander si la décision dans son ensemble est raisonnable : « ce qui est raisonnable dans un cas donné dépend toujours des contraintes juridiques et factuelles propres au contexte de la décision particulière sous examen » (Vavilov, par. 90). Elle doit se demander « si la décision possède les caractéristiques d’une décision raisonnable, soit la justification, la transparence et l’intelligibilité, et si la décision est justifiée au regard des contraintes factuelles et juridiques pertinentes qui ont une incidence sur celle‑ci » (Vavilov, par. 99, citant Dunsmuir, par. 47 et 74, et Catalyst Paper Corp. c North Cowichan (District), 2012 CSC 2, [2012] 1 RCS 5, par. 13).

[33] Lors d’un contrôle selon la norme de la décision raisonnable, « [i]l incombe à la partie qui conteste la décision d’en démontrer le caractère déraisonnable » (Vavilov, par. 100). La partie qui conteste la décision doit convaincre la cour de justice que « la lacune ou la déficience [invoquée] [...] est suffisamment capitale ou importante pour rendre [la décision] déraisonnable » (Vavilov, par. 100).

[Non souligné dans l’original.]

[19] De plus, l’arrêt Vavilov indique très clairement que le rôle de la Cour n’est pas d’apprécier à nouveau la preuve, à moins de « circonstances exceptionnelles ». Voici ce que la Cour suprême du Canada nous enseigne :

[125] Il est acquis que le décideur administratif peut apprécier et évaluer la preuve qui lui est soumise et qu’à moins de circonstances exceptionnelles, les cours de révision ne modifient pas ses conclusions de fait. Les cours de révision doivent également s’abstenir « d’apprécier à nouveau la preuve prise en compte par le décideur » : CCDP, par. 55; voir également Khosa, par. 64; Dr Q, par. 4142; D’ailleurs, bon nombre des mêmes raisons qui justifient la déférence d’une cour d’appel à l’égard des conclusions de fait tirées par une juridiction inférieure, dont la nécessité d’assurer l’efficacité judiciaire, l’importance de préserver la certitude et la confiance du public et la position avantageuse qu’occupe le décideur de première instance, s’appliquent également dans le contexte du contrôle judiciaire : voir Housen, par. 15‑18; Dr Q, par. 38; Dunsmuir, par. 53.

[Non souligné dans l’original.]

[20] La Cour d’appel fédérale a récemment conclu dans l’arrêt Doyle c Canada (Procureur général), 2021 CAF 237 [Doyle] que le rôle de la Cour n’est pas d’apprécier à nouveau la preuve :

[3] La Cour fédérale avait tout à fait raison d’agir ainsi. Selon ce régime législatif, le décideur administratif, en l’espèce le directeur, examine seul les éléments de preuve, tranche les questions d’admissibilité et d’importance à accorder à la preuve, détermine si des inférences doivent en être tirées, et rend une décision. Lorsqu’elle effectue le contrôle judiciaire de la décision du directeur en appliquant la norme de la décision raisonnable, la cour de révision, en l’espèce la Cour fédérale, peut intervenir uniquement si le directeur a commis des erreurs fondamentales dans son examen des faits, qui minent l’acceptabilité de la décision. Soupeser à nouveau les éléments de preuve ou les remettre en question ne fait pas partie de son rôle. S’en tenant à son rôle, la Cour fédérale n’a relevé aucune erreur fondamentale.

[4] En appel, l’appelant nous invite essentiellement dans ses observations écrites et faites de vive voix à soupeser à nouveau les éléments de preuve et à les remettre en question. Nous déclinons cette invitation.

[21] De plus, dans la décision Martinez Giron c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CF 7, la juge Kane a défini la déférence dont il faut faire preuve à l’égard des décideurs des tribunaux :

[14] En ce qui a trait à l’analyse de la Commission portant sur la crédibilité et le caractère vraisemblable, vu son rôle en tant que juge des faits, les conclusions de la Commission justifient une importante déférence : Lin c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2008 CF 1052, [2008] ACF no 1329 au para 13; Faith c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2012 CF 857 [2012] ACF no 924 au para 65.

[15] Toutefois, cela ne signifie pas que les décisions de la Commission jouissent d’une immunité eu égard au contrôle judiciaire lorsqu’une intervention est justifiée. Dans Njeri c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration) [2009] 2 CF 291, [2009] ACF no 350, le juge Phelan a affirmé :

[11] En ce qui concerne les conclusions sur la crédibilité, j’ai remarqué que la Cour a, et devrait avoir, des réticences à annuler de telles conclusions, à moins qu’il y ait eu une erreur des plus manifestes (Revolorio c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2008 CF 1404). La retenue due tient compte tant du contexte de l’affaire et de l’intention du législateur que de la situation particulière dans laquelle se trouve le juge des faits qui évalue la preuve apportée par des témoignages. Le degré de retenue varie selon le fondement de la conclusion de crédibilité. La raisonnabilité est la norme applicable et la Cour doit faire preuve d’une retenue non négligeable à l’égard de la décision de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié.

[12] Toutefois, la retenue n’est pas un chèque en blanc. Le décideur doit donner les motifs qui l’ont amené à tirer une conclusion justifiable. C’est avec beaucoup de réticence que j’ai conclu que la décision de la Commission ne satisfaisait pas à la norme de contrôle.

[22] Puisque la crédibilité est la question déterminante dans les décisions de la SPR et de la SAR, je respecterai les principes juridiques contraignants à cet égard tel qu’ils sont résumés dans la décision Khakimov c Canada, 2017 CF 18 au para 23 :

[...] Pour commencer, la SPR a un vaste pouvoir discrétionnaire qui lui permet de retenir certains éléments de preuve plutôt que d’autres, et de déterminer le poids à accorder à ceux qu’elle retient : Medarovik c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2002 CFPI 61 au paragraphe 16; Pushpanathan c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2002 CFPI 867, au paragraphe 68. La Cour d’appel fédérale a statué que les conclusions de fait et les conclusions sur la crédibilité constituaient l’essentiel de l’expertise de la SPR : Giron c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration) (1992), 143 NR 238 (CAF). La SPR est reconnue en tant que tribunal spécialisé à l’égard des revendications du statut de réfugié et elle statutairement autorisée par la loi à appliquer sa spécialisation : Chen c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2003 CFPI 805 au paragraphe 10. Et dans l’arrêt Siad c Canada (Secrétaire d’État), [1997] 1 CF 608, au paragraphe 24 (CAF), la Cour d’appel fédérale a indiqué que la SPR :

[…] se trouve dans une situation unique pour apprécier la crédibilité d’un demandeur du statut de réfugié. Les décisions quant à la crédibilité, qui constituent « l’essentiel du pouvoir discrétionnaire des juges des faits » doivent recevoir une déférence considérable à l’occasion d’un contrôle judiciaire, et elles ne sauraient être infirmées à moins qu’elles ne soient abusives, arbitraires ou rendues sans tenir compte des éléments de preuve.

[24] La SPR peut tirer des conclusions sur la crédibilité fondées sur des invraisemblances, le bon sens et la raison, mais elle ne doit pas tirer de conclusions défavorables après avoir examiné « à la loupe » des éléments qui ne sont pas pertinents ou qui sont accessoires à la revendication du demandeur : Haramichael c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2016 CF 1197, au paragraphe 15, citant Lubana c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2003 CFPI 116, aux paragraphes 10 et 11 [Lubana]; Attakora c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) [1989] ACF no444. La SPR peut rejeter des preuves non réfutées si celles-ci « ne sont pas compatibles avec les probabilités propres à l’affaire dans son ensemble, ou si elle relève des contradictions dans la preuve » : Lubana, précitée, au paragraphe 10. La SPR peut également conclure à bon droit que le demandeur n’est pas crédible « à cause d’invraisemblances contenues dans la preuve qu’il a présentée, dans la mesure où les inférences qui sont faites ne sont pas déraisonnables et que les motifs sont formulés “en termes clairs et explicites” » : Lubana, précitée, au paragraphe 9.

VI. Analyse

A. Allégation de violence conjugale

[23] La demanderesse allègue que la SAR a eu tort de conclure qu’elle n’avait fourni aucun élément de preuve crédible pour étayer son allégation selon laquelle elle est victime de violence conjugale. Plusieurs aspects de cette affirmation sont en litige.

(1) Omission dans le formulaire FDA

[24] La demanderesse soutient que la SAR a commis une erreur en fondant la décision sur un [traduction] « examen microscopique de la preuve inacceptable » en ce qui concerne le voyage qu’elle a effectué dans la ville de Handan en 2017. Elle prétend qu’elle a séjourné pendant trois jours à Handan pour [traduction] « se sauver de son époux, mais [...] qu’il l’avait retrouvée là-bas ». Elle affirme que la SAR a adopté une approche microscopique pour conclure qu’elle n’était pas crédible quant aux mauvais traitements subis aux mains de son époux parce qu’elle n’avait pas inscrit ce voyage dans son formulaire FDA. Elle invoque la décision Feradov c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2007 CF 101 [Feradov] du juge Barnes, au paragraphe 19, pour soutenir que l’exposé circonstancié du formulaire FDA n’est « pas censé servir de récitation encyclopédique de la preuve ».

[25] Cependant, il est aussi statué dans la décision Feradov, au paragraphe 18, que « [b]ien que le défaut de mentionner des faits importants ou des faits clés relatifs à la persécution dans un FRP soit un motif raisonnable de préoccupation, l'omission d'un détail accessoire ne l'est pas » [non souligné dans l’original]. J’estime que la demanderesse n’est pas d’accord avec la conclusion de la SAR selon laquelle l’allégation omise était importante. La SAR a conclu que « la SPR a[vait] eu raison de conclure qu’il s’agissait d’une omission importante, car les efforts de l’appelante pour obtenir une protection ou pour trouver un endroit sûr où vivre en Chine sont au cœur de sa demande d’asile ». Même si l’omission de ce voyage n’est pas significative, elle est certainement importante. De plus, la SAR, a estimé que la demanderesse n’avait « pas expliqué raisonnablement pourquoi elle n’a[vait] pas inclus cette tentative de déménagement dans son formulaire FDA et [en a tiré] une conclusion défavorable quant à la crédibilité ». L’omission elle-même n’était pas le facteur déterminant. Je crois que la SAR était raisonnablement justifiée de tirer une conclusion défavorable quant à la crédibilité en raison de cette omission dans le formulaire FDA.

(2) Absence de documents médicaux

[26] La demanderesse allègue que la SAR a eu tort de conclure qu’elle n’était pas crédible en raison de l’absence de documents médicaux pour corroborer ses blessures ou sa consommation de médicaments pour composer avec la situation. Elle soutient que la conclusion selon laquelle elle aurait dû recevoir un « carnet de soins » ne reposait sur aucune source probante. La demanderesse prétend que la SAR a eu tort d’émettre des hypothèses quant au type de documents qu’elle aurait dû recevoir de la clinique médicale du village alors que la Réponse à une demande d’information invoquée par la SAR n’indique pas si les cliniques des villages remettent des documents. Elle invoque la décision Yu c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 167dans laquelle le juge Phelan affirme au paragraphe 12 que « [c]onclure à l’invraisemblance d’un récit sans en énoncer le fondement dans le dossier (plutôt que de simplement exprimer une opinion personnelle) est arbitraire et déraisonnable ».

[27] Le défendeur affirme que la SAR s’est fondée sur l’observation présentée devant elle par la demanderesse elle-même selon laquelle « [...] les dossiers médicaux papier pour les consultations externes [sont] remis aux patients, qui en [sont] responsables », laquelle figure à la Note 1 de la Réponse à une demande d’information citée. La SAR a admis l’observation formulée par la demanderesse et y a souscrit. De plus, la SAR a affirmé que la demanderesse n’avait pas expliqué de façon raisonnable pourquoi un carnet de soins ne lui avait pas été remis pour aucune des cinq années au cours desquelles elle prétend avoir reçu des traitements médicaux.

[28] Avec égards, la demanderesse a attiré l’attention de la SAR sur les Réponses aux demandes d’information, et sur le passage exact que la SAR a invoqué dans la décision, dans ses observations en appel. Cela représente un fondement probant pour cette conclusion, et la demanderesse l’a présenté à la SAR. De plus, la SAR n’a pas tiré de conclusion quant au type précis de document nécessaire pour corroborer les blessures subies par la demanderesse, contrairement à la SPR. La SAR a conclu « qu’il serait raisonnable de s’attendre à ce que, après avoir reçu des somnifères pendant cinq ans et fréquenté la clinique du village pour ses blessures, l’appelante ait des documents à l’appui » [non souligné dans l’original]. Elle a ensuite estimé qu’il était raisonnable de tirer une inférence défavorable de l’absence du moindre document médical. La demanderesse ne peut pas soulever un motif d’appel devant la SAR, avoir gain de cause sur ce motif, puis alléguer que la décision rendue par la SAR en fonction des éléments de preuve qu’elle a produits était déraisonnable.

[29] De plus, la demanderesse a concentré ses observations sur l’utilisation par la SAR de l’expression « carnet de soins » pour prétendre que la SAR s’attendait à un type précis de document. Avec égards, la demanderesse se livre à une interprétation microscopique des motifs, tandis qu’il ressort clairement de ceux-ci dans leur ensemble que la SAR ne s’attendait pas à ce que lui soient présentés des documents précis, mais plutôt n’importe quel type de document médical corroborant. Aucun document corroborant n’a été produit.

[30] De plus, la demanderesse soutient que la SAR a contesté à tort sa crédibilité en raison du manque de documents corroborants. Elle invoque le paragraphe 45 de l’arrêt Ahortor c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1993] ACF no 705 (CFPI) rendu par le juge Teitelbaum pour soutenir que l’omission de produire une preuve corroborante ne peut être liée à la crédibilité d’un demandeur en l’absence d’une preuve contredisant les allégations.

[31] Avec égards, il est loisible à la SAR de tirer des inférences défavorables quant à la crédibilité de l’absence de preuve corroborante lorsqu’il y a des motifs de mettre en doute la véracité du récit d’un demandeur. C’est ce qui ressort clairement de la décision Clervoix c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 1152 rendue par le juge Gleeson au paragraphe 33, qui statue que « s’il y a déjà des raisons de douter de la crédibilité d’un demandeur, l’absence de preuve corroborante peut saper davantage sa crédibilité ».

[32] La SAR a conclu que l’absence de documents médicaux « minait davantage la crédibilité des allégations de l’appelante ». La SAR avait déjà des réserves quant à la crédibilité en raison des omissions dans le formulaire FDA, et l’absence de documents médicaux minait davantage la crédibilité de la demanderesse, mais la conclusion quant au manque de crédibilité ne reposait pas uniquement sur ces éléments. Cette conclusion est raisonnable.

(3) Omission de demander l’asile en Europe

[33] La demanderesse soutient que les conclusions de la SAR sur son omission de demander l’asile pendant son voyage en Europe ne tenaient pas. De plus, elle prétend que la SAR a tiré des conclusions conjecturales sur des questions qui n’ont pas été soulevées devant la SPR. Les conclusions en question concernent des contradictions dans le témoignage de la demanderesse quant au fait que ses amis et sa famille lui ont donné de l’argent pour qu’elle quitte la Chine, qu’elle n’a pas demandé l’asile en Europe en dépit du fait que son époux avait dépensé tout leur argent, et que ses parents ont payé son voyage en Europe.

[34] Le défendeur invoque la décision Ghotra c Canada (Immigration, Réfugiés et Citoyenneté), 2016 CF 1161 au paragraphe 18, rendue par le juge Bell, pour soutenir que l’omission de demander l’asile à la première occasion peut être utilisée pour tirer une conclusion défavorable quant à la crédibilité au regard d’une crainte subjective de persécution. Je conviens que cette position reflète fidèlement la jurisprudence en la matière.

[35] Je relève que la demanderesse n’a pas soulevé la question de l’omission de demander l’asile en Europe dans l’appel qu’elle a interjeté devant la SAR. Cela dit, les contradictions relevées par la SAR lui ont été signalées par la SPR. Des questions lui ont été posées sur la façon dont le voyage en Europe avait été financé, sur la question de savoir pourquoi elle n’avait pas demandé l’asile en Europe et celle de savoir comment elle avait pu se rendre au Canada.

[36] Il incombe aux demandeurs d’asile de répondre aux questions posées par la SPR, à qui revient la responsabilité d’établir les faits de l’affaire et la crédibilité des témoins, dont celle des demandeurs d’asile. La SAR a conclu que la demanderesse « n’a[vait] pas expliqué raisonnablement pourquoi ses parents financeraient des vacances au lieu de payer ses dettes ni pourquoi ses amis financeraient son départ une fois de plus, après qu’elle [eut] pu prendre des vacances en Europe où elle n’a[vait] pas saisi l’occasion de demander l’asile ». Elle a aussi conclu que « le témoignage de la demanderesse concernant sa relation avec ses amis et leur soutien financier, le financement de son voyage et le fait qu’elle n’a[vait] pas demandé l’asile en Europe [était] incohérent, qu’il contredi[sait] en partie l’exposé circonstancié contenu dans son formulaire FDA et qu’il n’a[vait] pas été expliqué de façon raisonnable, ce qui min[ait] [s]a crédibilité ».

[37] Le fait que la SAR se soit penchée sur la question de l’omission de demander l’asile en Europe montre aussi qu’elle a effectué une appréciation indépendante du dossier dans son ensemble. De plus, la SAR a manifestement pris en compte les éléments de preuve avant de tirer des conclusions indépendantes de celles de la SPR.

[38] Je ne suis pas convaincu que ces conclusions sont déraisonnables.

B. Demande d’asile sur place

[39] La demanderesse allègue également que la SAR a eu tort de conclure qu’elle n’était pas une véritable adepte du Falun Gong au Canada et qu’elle ne risquait pas d’être persécutée en Chine en raison de ses activités sur place.

(1) Viciée par des erreurs antérieures

[40] La demanderesse soutient que la SAR a commis une erreur dans la façon dont elle a abordé la preuve de sa pratique du Falun Gong. Plus particulièrement, la demanderesse allègue qu’[traduction] « [i]l ressort clairement de la décision de la SAR que, au moment où celle-ci a apprécié l’élément “sur place” de [s]a demande d’asile, elle avait déjà établi que la demanderesse n’était pas crédible et qu’aucune des allégations qu’elle a[vait] formulées n’était véridique ».

[41] Il s’agit toutefois d’une mauvaise interprétation de la conclusion tirée par la SAR : cette dernière a conclu que les éléments de preuve présentés dans le cadre de sa demande d’asile sur place « ne permett[ai]ent pas de dissiper les problèmes de crédibilité ». Par cette affirmation, la demanderesse donne l’impression que la SAR a sous-entendu que les éléments de preuve relatifs à la demande sur place ne permettraient jamais de dissiper les problèmes de crédibilité, tandis que la SAR a conclu que, dans les circonstances, les éléments de preuve qui avaient été présentés ne dissipaient pas les problèmes de crédibilité.

[42] La SPR a conclu que [traduction] « compte tenu du fait que l’appelante était au Canada depuis deux ans et que l’information sur le Falun Gong est largement accessible, la totalité des éléments de preuve ne prouvait pas la sincérité de la pratique du Falun Gong de l’appelante au regard des préoccupations relatives à la crédibilité ». La SAR n’a tiré aucune conclusion quant à la facilité d’accès à des documents sur le Falun Gong dans son appréciation de la demande d’asile sur place.

[43] Avec égards, j’estime que la demanderesse demande à la Cour d’apprécier à nouveau les éléments de preuve sur sa pratique du Falun Gong. La SAR a pris en compte la demande d’asile sur place, a apprécié les éléments de preuve documentaire et a exposé les raisons pour lesquelles elle leur a accordé peu de poids. Après avoir examiné tous les éléments de preuve relatifs à la demande d’asile sur place, la SAR a conclu que la preuve produite ne permettait pas de dissiper les problèmes de crédibilité. Les arrêts Vavilov et Doyle, précités, ne m’autorisent pas à soupeser à nouveau les éléments de preuve.

(2) Appréciation des éléments de preuve corroborants

[44] De plus, la demanderesse soutient que la SAR n’avait pas assez de motifs raisonnables pour accorder peu de poids à la lettre d’un autre adepte pratiquant le Falun Gong avec elle. J’estime toutefois que la SAR a présenté plusieurs motifs expliquant pourquoi la lettre avait peu de valeur probante. D’abord, bien que des activités y soient mentionnées, l’auteur ne donne aucun détail. La lettre couvre les deux tiers environ d’une page, dans sa traduction dactylographiée, et ne donne aucun détail quant aux activités mentionnées, comme la date, le lieu, l’ampleur ou l’envergure de l’activité, ou les autres personnes présentes. Il était par conséquent loisible à la SAR de conclure que la lettre ne corroborait pas les éléments essentiels de la demande d’asile sur place de la demanderesse. J’estime que l’appréciation de la lettre effectuée par la SAR était raisonnable.

[45] La demanderesse allègue que la SAR a eu tort d’accorder peu de poids à la lettre parce que l’auteur n’a pas comparu en tant que témoin pour contre-interrogatoire à l’audience devant la SPR. Le défendeur affirme, et c’est aussi mon avis, que même si l’absence de contre-interrogatoire constituait un facteur dans l’analyse effectuée par la SAR, ce n’était pas un élément déterminant ou l’unique élément de l’appréciation. Il ressort clairement de la décision que l’absence de détails et, par conséquent, de valeur probante, était le principal facteur concernant le peu de poids attribué à la lettre.

[46] De plus, la demanderesse allègue que la SAR a eu tort de conclure que la lettre avait peu de valeur probante parce que la personne qui l’a initiée au Falun Gong n’avait pas fourni de preuve.

[47] Avec égards, ce n’est pas ce qu’a conclu la SAR. La SAR a affirmé que « [l’auteur de la lettre n’a pas non plus été mentionné dans l’exposé circonstancié contenu dans le formulaire FDA et la personne qui a été mentionnée, M., n’a fourni aucune preuve corroborante ». J’estime que la SAR met en lumière de façon raisonnable une réserve selon laquelle l’auteur de la lettre n’était pas mentionné dans le formulaire FDA, et non pas qu’elle tire une conclusion défavorable quant à la valeur probante de la lettre en raison de l’absence de preuve de la part de M.

(3) Appréciation du risque prospectif

[48] Enfin, la demanderesse prétend que la SAR a commis une erreur en concluant que le fait qu’elle pratique le Falun Gong au Canada n’entraînerait pas un risque sérieux de persécution en Chine. Elle affirme que la SAR n’a pas pris en compte la partie de la lettre de l’autre adepte dans laquelle il est affirmé que la demanderesse a pris part à un défilé et à une assemblée en lien avec le Falun Gong. De plus, elle soutient que les documents sur la situation dans le pays montrent que les autorités chinoises surveillent de très près les activités de Falun Gong menées au Canada et envoient des [traduction] « espions » aux activités de Falun Gong dans le but de dresser une [traduction] « liste noire » des adeptes du Falun Gong.

[49] Là encore, avec égards, la demanderesse m’invite à soupeser à nouveau les éléments de preuve en l’espèce. Ce n’est pas le rôle de la Cour dans un contrôle judiciaire : arrêts Vavilov et Doyle.

[50] J’estime que la SAR a examiné la question de savoir si la demanderesse serait perçue comme une adepte du Falun Gong en Chine. Elle a souligné les éléments de preuve à cet égard, mais a jugé qu’ils étaient insuffisants. Cela cadre parfaitement avec le mandat de la SAR.

VII. Conclusion

[51] J’estime que la décision est justifiée, transparente et intelligible et, donc, qu’elle est raisonnable, pour les motifs exposés précédemment. Par conséquent, la demande est rejetée.

VIII. Question à certifier

[52] Aucune des parties n’a proposé de question de portée générale à certifier, et l’affaire n’en soulève aucune.


JUGEMENT dans le dossier IMM-6759-21

LA COUR STATUE que la présente demande de contrôle judiciaire est rejetée, qu’aucune question de portée générale n’est certifiée et qu’aucuns dépens ne sont adjugés.

« Henry S. Brown »

Juge

Traduction certifiée conforme

Line Niquet, trad. a,


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-6759-21

 

INTITULÉ :

YUFANG WANG c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

AUDIENCE TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 27 SEPTEMBRE 2022

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE BROWN

DATE DES MOTIFS :

LE 7 OCTOBRE 2022

COMPARUTIONS :

Elnaz Dast Parvardeh

 

POUR LA DEMANDERESSE

Leila Jawando

POUR LE DÉFENDEUR

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Korman & Korman LLP

Avocats

Toronto (Ontario)

 

POUR LA DEMANDERESSE

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

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