Date : 20220720
Dossier : T-1632-19
Référence : 2022 CF 1077
Ottawa (Ontario), le 20 juillet 2022
En présence de madame la juge Walker
ENTRE :
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GARY FORD
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demandeur
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et
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L'AGENCE DU REVENU DU CANADA
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défenderesse
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ORDONNANCE ET MOTIFS
I.
Aperçu
[1] Le demandeur, M. Gary Ford, interjette appel à l’encontre d’une ordonnance de la protonotaire Molgat (maintenant la juge adjointe Molgat) rendue le 9 juin 2021 (« l’Ordonnance »), accueillant la requête de la défenderesse en vue d’obtenir la radiation de la demande de contrôle judiciaire au motif que les doctrines de la chose jugée et d’abus de droit s’appliquent. La demande de contrôle judiciaire en question concerne une décision de l’Agence du revenu du Canada (« l’ARC ») datée du 5 septembre 2019 refusant, au terme d’un deuxième examen, la demande d’allègement du demandeur pour les années d’imposition 2000, 2001 et 2002 (« les années 2000-2002 ») en vertu du paragraphe 220(3.1) de la Loi de l’impôt sur le revenu, LRC 1985, ch 1 (5e supp) (« la Loi »).
[2] Le demandeur a intenté son pourvoi en appel par voie de requête en vertu du paragraphe 51(1) des Règles des Cours fédérales, DORS/98‑106 (« les Règles »).
[3] Pour les motifs énoncés ci-dessous, l’appel est accueilli.
II.
Contexte
A.
Les faits pertinents 2003-2015
[4] Le demandeur est un citoyen canadien qui a déménagé aux États-Unis pour des raisons professionnelles. Il est ensuite revenu au Canada en juin 2001. Les faits pertinents ont débuté le 17 décembre 2003 lorsque le demandeur a rempli des déclarations de revenus dans le cadre du Programme de divulgations volontaires de l’ARC (« le PDV ») pour les années 2000-2002. Dans les déclarations, le demandeur a indiqué qu’il résidait en Ontario au cours de ces années d’imposition et qu’il a réclamé des dépenses locatives importantes liées à son ancien bien locatif situé aux États-Unis. Les événements qui se sont déroulés jusqu’en 2015 sont exposés dans le jugement de la juge St-Louis de cette Cour (Ford c Canada (Procureur du Canada), 2015 CF 1057 (Ford 2015), conf par 2016 CAF 128 (Ford CAF 2016)).
[5] En bref, le demandeur a fait l’objet de cotisations par l’ARC en 2004 pour les années 2000-2002 basées sur les renseignements fournis dans le cadre du PDV. Après avoir reçu une demande de redressement par rapport à la déclaration de revenus de 2001 de M. Ford, l’ARC a établi une nouvelle cotisation et a annulé les pénalités pour production tardive, au motif que le demandeur avait produit ses déclarations de revenus dans le cadre du PDV.
[6] En raison du montant important des dépenses locatives réclamées, l’ARC a procédé à une vérification et a demandé des précisions et des pièces justificatives à plusieurs occasions en 2005. Le 9 janvier 2006, n’ayant pas reçu de communication du demandeur ou de son représentant, l’ARC a établi de nouvelles cotisations pour les années d’imposition en question. Le demandeur ne s’est pas opposé aux nouvelles cotisations.
[7] Le 22 novembre 2010, le demandeur a soumis une demande d’allègement à l’ARC selon le paragraphe 152(4.2) de la Loi, sollicitant l’établissement de nouvelles cotisations pour les années 2000-2002. Initialement, aucune pièce justificative n’a été déposée à l’appui de la demande. En mai 2011, l’ARC a demandé au demandeur de fournir les pièces justificatives requises, soit celles qui avaient été demandées en 2005. Aucun document n’a été fourni et l’ARC a rejeté la demande le 28 juin 2011. Le demandeur a soumis sa demande d’allègement pour un examen au deuxième palier en juin 2012. Il a joint certains documents à cette demande, mais l’ARC a rejeté la demande le 20 août 2014.
[8] Le 29 décembre 2014, le demandeur a déposé une demande de contrôle judiciaire de la décision de l’ARC au deuxième palier (« la Demande Antérieure »). Le 10 septembre 2015, la juge St-Louis a rejeté la Demande Antérieure puisque le demandeur a omis de fournir l’essentiel des renseignements demandés, ainsi que la nature des dépenses et le contexte dans lequel elles ont été engagées (Ford 2015 aux para 57-59). La portée de la décision de ma collègue dans Ford 2015 est une question essentielle dans le présent appel et j’y reviendrai dans mon analyse.
B.
La demande d’allègement en vertu du paragraphe 220(3.1) de la Loi
[9] Le demandeur a sollicité la représentation de nouveaux avocats. Ils ont communiqué avec Me Ian Demers, l’avocat chargé du dossier de la défenderesse devant la Cour fédérale et la Cour d’appel fédérale, afin de tenter de régler le dossier à l’amiable, mais sans succès.
[10] En mars 2017, les avocats du demandeur ont soumis une demande d’accès à l’information et, le 24 juillet 2017, ils ont reçu des documents en réponse à leur demande. Les documents divulgués comprenaient : (1) des pièces reçues par le PDV de l’ARC en novembre et décembre 2004 relativement aux dépenses locatives réclamées par le demandeur pour les années 2000-2002; (2) une lettre du PDV indiquant que le dossier de divulgation du demandeur a été transmis à la direction de la vérification de l’ARC pour examiner les pièces soumises et vérifier le caractère complet de sa divulgation; et (3) une deuxième lettre du PDV indiquant que le dossier de divulgation a été accepté. Cette lettre renvoyait aussi au demandeur les pièces soumises en novembre et décembre 2004.
[11] Le 4 décembre 2017, le demandeur a déposé une demande d’allègement en vertu du paragraphe 220(3.1) de la Loi, demandant à la Ministre d'exercer son pouvoir discrétionnaire afin d'annuler les pénalités et les intérêts imposés pour les années 2000-2002. L’ARC a rejeté la demande du demandeur au premier palier le 23 février 2018.
[12] Le 4 février 2019, le demandeur a soumis sa demande d’allègement en vertu du paragraphe 220(3.1) pour un examen au deuxième palier.
C.
La décision du deuxième palier de l’ARC – la décision sous contrôle
[13] Le 5 septembre 2019, l’ARC a refusé la demande d’allègement au deuxième palier du demandeur. Il s’agit de la décision sous contrôle. Dans la décision, l’ARC a reconnu la soumission par le demandeur des pièces justificatives au PDV :
[traduction] Conformément à l’arrêt de la Cour fédérale du 10 septembre 2015, il est indiqué que la Section de vérification s’est adressée à vous et à votre représentant à maintes reprises pour obtenir les documents à l’appui demandés. Or, nous n’avons obtenu aucune réponse. Même si les documents ont été transmis précédemment au Programme des divulgations volontaires, on vous les a renvoyés. La Section de vérification avait besoin de ces documents, ainsi que d’autres documents justificatifs, pour approuver les modifications que vous cherchiez à apporter à vos déclarations de revenus. Nous vous avons de nouveau demandé de nous fournir ces documents afin de pouvoir traiter votre première et votre deuxième demande d’allègement, mais n’avons, encore une fois, obtenu aucune réponse de votre part ni de la part de votre représentant. Étant donné que vous n’avez pas fourni les documents demandés par l’ARC pour étayer vos demandes, les modifications en question vous ont été refusées.
De plus, bien que nos dossiers indiquent que la Section du recouvrement a communiqué avec vous à maintes reprises et vous a envoyé de nombreuses lettres, vous ne lui avez fait parvenir aucun versement substantiel afin de rembourser votre dette à l’ARC. En effet, entre le 23 juin 2004 et le 8 août 2017, elle vous a fait parvenir des lettres en lien avec vos arriérés d’impôts.
[14] Par conséquent, l’ARC a déterminé que rien ne lui permet de conclure qu’en raison de circonstances indépendantes de sa volonté, le demandeur n’avait pas pu s’acquitter de ses obligations fiscales et acquiescer aux demandes.
D.
La demande de contrôle judiciaire du demandeur
[15] Le 7 octobre 2019, le demandeur a déposé cette demande de contrôle judiciaire de la décision du deuxième palier (« la Demande 2019 »). Il soutient que la décision est déraisonnable eu égard aux circonstances de cette affaire, notamment son dépôt des pièces justificatives nécessaires auprès du PDV en 2004. Selon le demandeur, l’ARC tente de nier la gravité de son comportement en plaidant devant la Cour fédérale et la Cour d’appel fédérale ne jamais avoir reçu les pièces justificatives. Le demandeur demande que cette Cour annule la décision de deuxième palier et renvoie l’affaire à l’ARC en lui donnant la directive d’annuler les intérêts et pénalités imposées relativement aux avis de cotisation émis en 2006 pour les années 2000-2002.
E.
L’avis de requête de la défenderesse visant à radier la demande de contrôle judiciaire
[16] Le 14 février 2020, la défenderesse a déposé une requête visant à faire radier la Demande 2019 pour cause de chose jugée et d’abus de droit. La défenderesse soutient que la demande d’allègement en vertu du paragraphe 220(3.1) demandait le même remède que sa demande du 29 décembre 2014 en vertu du paragraphe 152(4.2). Selon la défenderesse, le demandeur cherche dans la présente Demande 2019 à faire reconnaitre qu’il avait bel et bien fourni à l’ARC les pièces justificatives dans le cadre de sa demande en vertu du paragraphe 152(4.2). La défenderesse soutient que la Demande 2019 est donc chose jugée à la lumière de la décision dans Ford 2015 (conf par Ford CAF 2016). Elle soutient aussi que la Demande 2019 est abusive puisqu’elle allègue sans preuve que l’ARC et son procureur à l’époque ont trompé la Cour lors du procès devant la juge St-Louis.
[17] Le 17 août 2021, le demandeur a déposé son dossier de réponse à la requête en radiation, incluant un affidavit avec de nombreuses pièces à son soutien.
III.
L’Ordonnance - Décision faisant l’objet de cet appel
[18] La juge adjointe a rendu son Ordonnance le 9 juin 2021, accueillant la requête en rejet sommaire de la défenderesse et radiant ainsi la Demande 2019. Au cours de ses délibérations, elle a conclu que l’affidavit du demandeur n’était pas recevable dans le cadre de la requête.
[19] La juge adjointe a d’abord observé qu’une demande de contrôle judiciaire peut être vouée à l’échec à l’étape des objections préliminaires pour cause de chose jugée, la préclusion qui découle d’une question déjà tranchée, ou l’abus de procédure, et elle a énuméré les critères d’application du principe de la chose jugée. Elle était satisfaite que les conditions relatives au jugement sont remplies en l’espèce : la Cour avait compétence, le jugement rendu dans Ford 2015 est définitif, et il a été rendu en matière contentieuse. L’existence de la chose jugée dépendait donc en définitive des conditions relatives à l’action : celles de la « triple identité »
, c’est-à-dire « l’identité de parties, d’objet et de cause »
.
[20] La juge adjointe a conclu :
- qu’il y a identité des parties en ce que les parties agissent dans les mêmes qualités que dans le dossier Ford 2015;
- quant à l’identité d’objet, que les paragraphes 152(4.2) et 220(3.1) de la Loi font partie des dispositions d’allègement pour les contribuables. Dans la mesure où elle vise à annuler ou à réduire les intérêts et pénalités imposées pour les années 2000-2002 sur la base des pièces justificatives concernant les dépenses locatives du demandeur, le bénéfice que le demandeur tente d’obtenir en formulant la Demande 2019 est le même que dans le dossier Ford 2015. De plus, la demande en vertu du paragraphe 220(3.1) et la demande d’allègement antérieure se basent en substance sur les mêmes faits et s’en prennent en effet à une même faute
« qui est celle de l’existence et la suffisance des pièces justificatives soumises par le demandeur à l’ARC »
; et- que le critère d’identité de cause est aussi satisfait puisque les faits et les reproches concernant les pièces justificatives qui sous-tendent la seconde demande d’allègement et la demande d’allègement antérieure sont essentiellement les mêmes.
[21] La juge adjointe a donc accepté l’argument de la défenderesse que la décision de la juge St-Louis dans Ford 2015 rend chose jugée toute contestation de la suffisance des pièces justificatives. Par conséquent, elle a conclu qu’il est « clair et manifeste »
que la Demande 2019 ne possède aucune chance raisonnable de succès (David Bull Laboratories (Canada) Inc. c Pharmacia Inc., [1995] 1 CF 588 (CA) (David Bull)).
[22] Finalement, la juge adjointe a été persuadée que la Demande 2019 a essentiellement pour but de rouvrir la question de la suffisance des pièces justificatives qui a déjà été tranchée et de remettre en cause le jugement de la juge St-Louis. Compte tenu du langage employé dans la Demande 2019, elle a conclu que la demande est abusive.
[23] Le demandeur a déposé son avis de requête en appel de l’Ordonnance le 21 juin 2021 et la défenderesse a répondu, déposant son dossier le 3 mars 2022.
IV.
Norme de contrôle et les questions en litige en appel
[24] La norme de contrôle applicable aux appels d’ordonnances discrétionnaires des juges adjointes est énoncée dans l’arrêt Corporation de soins de santé Hospira c Kennedy Institute of Rheumatology, 2016 CAF 215 aux paragraphes 66 et 79. Ces ordonnances doivent être examinées selon la norme civile d’appel (Housen c Nikolaisen, 2002 CSC 33) de la façon suivante : 1) la norme de la décision correcte s’applique aux questions de droit et aux questions mixtes de fait et de droit lorsqu’il y a un principe juridique isolable; et 2) l’erreur manifeste et dominante s’applique aux conclusions de fait et aux questions mixtes de fait et de droit.
[25] Les questions en litige en appel sont les suivantes :
Est-il possible d’arguer la chose jugée dans le contexte d’une demande de contrôle judiciaire?
La juge adjointe a-t-elle erré lorsqu’elle a conclu que l’affidavit du demandeur n’est pas recevable dans le cadre de la requête en radiation?
La juge adjointe a-t-elle erré lorsqu’elle a conclu qu’il est
« clair et manifeste »
que la Demande 2019 ne possède aucune chance raisonnable de succès et que la requête en radiation devrait être accueillie?La juge adjointe a-t-elle erré lorsqu’elle a conclu que la Demande 2019 est abusive?
V.
Analyse
A.
Est-il possible d’arguer la chose jugée dans le contexte d’une demande de contrôle judiciaire?
[26] Le demandeur soutient que la nature même du contrôle judiciaire rend inconcevable que le principe de la chose jugée ou de la question déjà tranchée s’applique à une demande de contrôle judiciaire où un deuxième décideur administratif avait devant lui des documents et renseignements différents de ceux qui avaient été soumis au premier décideur administratif. Le demandeur prétend que la jurisprudence soumise par la défenderesse et retenue par la juge adjointe ne concerne pas les demandes de contrôle judiciaire.
[27] Je ne souscris pas à l’argument du demandeur et je conclus que la juge adjointe n’a pas erré en droit en concluant qu’une demande de contrôle judiciaire peut être radiée à l’étape des objections préliminaires pour cause de chose jugée ou l’abus de procédure. Dans l’arrêt Wenham c Canada (Procureur général), 2018 CAF 199 au paragraphe 36 (Wenham), le juge Stratas affirme qu’une demande peut être vouée à l’échec à l’étape des objections préliminaires, y compris lorsqu’il s’agit d’objections fondées sur le principe de la chose jugée et l’abus de procédure.
B.
La juge adjointe a-t-elle erré lorsqu’elle a conclu que l’affidavit du demandeur n’est pas recevable dans le cadre de la requête en radiation?
[28] Dans son dossier opposant la requête en radiation, le demandeur a déposé un affidavit qui comprend plus de 430 pages et de nombreuses pièces, incluant la correspondance et les courriels entre le demandeur ou ses représentants d’une part, et entre les agents de l’ARC ou Me Demers, l’avocat du Département de la justice, d’autre part. La juge adjointe a conclu que l’affidavit « n’est pas recevable dans le cadre de cette requête en ce qu’il entre dans le mérite de la [d]emande de contrôle judiciaire et vient ajouter des renseignements qui ne font pas partie des motifs énoncés à l’appui de la [d]emande »
.
[29] La recevabilité d’un affidavit est une question de droit à laquelle il faut appliquer la norme de la décision correcte (Canada (Procureur général) c Iris Technologies Inc., 2021 CAF 223 au para 20). Le demandeur soutient que la juge adjointe a erré parce que le dépôt en preuve de l’affidavit et des pièces jointes sert l’intérêt de la justice. Il ajoute que la règle stricte d’irrecevabilité d’un affidavit dans le cadre d’une requête en radiation et des allégations d’abus de procédure n’a pas pour but de demander que la Cour prenne sa décision à l’étape préliminaire sans preuve.
[30] La Cour d’appel fédérale indique qu’en règle générale « les affidavits ne sont pas recevables pour appuyer une requête en radiation d’une demande de contrôle judiciaire »
(Canada (Revenu national) c JP Morgan Asset Management (Canada) Inc., 2013 CAF 250 au para 51 (JP Morgan)). Cette règle générale est basée sur le principe que dans une requête en radiation, les faits allégués dans l’avis de demande sont tenus pour avérés, ce qui élimine généralement la nécessité d’un affidavit (JP Morgan au para 52, citant Chrysler Canada Inc. c Canada, 2008 CF 727 au para 20; confirmé en appel, 2008 CF 1049). La Cour d’appel souligne qu’un demandeur « doit présenter un énoncé « précis » de la mesure demandée et un énoncé « complet et concis » des motifs qu’il entend invoquer »
dans son avis de demande (JP Morgan au para 38; Règles, alinéas 301d) et 301e)).
[31] Toutefois, la règle générale qui interdit d’admettre des affidavits dans le cadre de requêtes en radiation souffre certaines exceptions, notamment « le fait pour un document d’être mentionné et incorporé par renvoi à l’avis de demande »
(JP Morgan au para 54; voir aussi Ghazi c Canada (Revenu national), 2019 CF 860 aux paras 11-12). En plus, cette Cour reconnait la recevabilité d’un affidavit dans une requête en radiation où le requérant y a ajouté le motif supplémentaire d’abus de procédure. Dans ces circonstances, le requérant peut déposer des documents pour prouver les allégations d’abus et le demandeur peut invoquer toute preuve pour réfuter ces allégations (Turp c Canada (Affaires étrangères), 2018 CF 12 au para 21 (Turp)).
[32] L’affidavit du demandeur traite, en grande partie, de preuves touchant des faits non allégués dans l’avis de demande présumé véridique. Je suis d’accord avec la défenderesse et la juge adjointe qu’une exception faite pour un document mentionné et incorporé par renvoi à l’avis de demande ne peut pas rendre recevable un affidavit aussi volumineux que celui du demandeur. Je reconnais que certains documents joints à l’affidavit, selon une interprétation objective, sont mentionnés et incorporés par renvoi à l’avis de demande, notamment la demande d’allègement du demandeur en vertu du paragraphe 220(3.1) et les deux décisions de l’ARC. Cependant, le contenu de la demande d’allègement n’est pas nécessaire pour la détermination de la requête en radiation et les deux décisions sont incluses dans le dossier de requête de la défenderesse.
[33] La défenderesse allègue dans son avis de requête que la Demande 2019 est abusive puisqu’elle allègue sans preuve que l’ARC et son procureur ont trompé la Cour dans le dossier traitant la Demande Antérieure en 2014-2015. La juge adjointe était d’accord avec la défenderesse. Le demandeur a joint à son affidavit la correspondance entre son avocat et Me Demers lors de leurs efforts de régler les différends entre les deux parties en novembre 2016. La correspondance de Me Demers mentionne la possibilité d’une seconde demande d’allègement en vertu du paragraphe 220(3.1) de la Loi. À la lumière seule des allégations que la Demande 2019 est abusive, je conclus que cette correspondance est recevable.
[34] Malgré les arguments du demandeur, à l’exception de ma conclusion concernant la correspondance de novembre 2016 entre les avocats, il n’a pas démontré une erreur de droit dans la conclusion d’irrecevabilité de l’affidavit de la juge adjointe.
C.
La juge adjointe a-t-elle erré lorsqu’elle a conclu qu’il est « clair et manifeste »
que la Demande 2019 ne possède aucune chance raisonnable de succès et que la requête en radiation devrait être accueillie?
1.
Les critères régissant une requête en radiation
[35] La juge adjointe a résumé correctement le droit quant aux critères qui régissent une requête en radiation. La Cour n’accepte de radier une demande de contrôle judiciaire de façon sommaire que dans des cas très exceptionnels, lorsqu’il est clair et manifeste qu’elle n’a aucune chance de succès (David Bull; JP Morgan au para 47). Il s’agit donc d’un seuil élevé à franchir étant donné que la Cour, dans le cadre d’une requête en radiation, ne dispose pas de l’ensemble du droit et des faits pertinents.
[36] Le seuil requis pour radier une demande n’est aucunement différent du seuil requis pour radier une action (Wenham au para 33, citant JP Morgan) :
[33] [...] Dans les requêtes en radiation de demandes de contrôle judiciaire, notre Cour utilise le même seuil. Elle utilise le critère « manifeste et évident » appliqué dans les requêtes en radiation des actions, parfois appelé la norme du caractère « voué à l'échec ». En tenant pour avérés les faits allégués, la Cour examine si l'avis de demande est :
[...] « manifestement irrégulier au point de n'avoir aucun [sic] chance d'être accueilli » : David Bull Laboratories (Canada) Inc. c. Pharmacia Inc., [1995] 1 C.F. 588 (C.A.), à la page 600. [La Cour] doit être en présence d'une demande d'une efficacité assez radicale, un vice fondamental et manifeste qui se classe parmi les moyens exceptionnels qui infirmeraient à la base sa capacité à instruire la demande : Rahman c. Commission des relations de travail dans la fonction publique, 2013 CAF 117, au paragraphe 7; Donaldson c. Western Grain Storage By‑Products, 2012 CAF 286, au paragraphe 6; Hunt c. Carey Canada Inc., [1990] 2 R.C.S. 959.
(JP Morgan Asset Management (Canada) Inc. c. Canada (Revenu national), 2013 CAF 250, [2014] 2 R.C.F. 557, au paragraphe 47.)
[37] Ainsi, la radiation d’une demande ne se produira, pour reprendre les mots évocateurs du juge Stratas, qu’en présence d’une demande « d’une efficacité assez radicale »
ou d’un « vice fondamental et manifeste »
qui infirmeraient à la base la capacité de la Cour à instruire la demande (JP Morgan au para 47, citant Donaldson c Western Grain Storage By-Products, 2012 CAF 286 au para 6).
2.
Résumé de la Demande 2019
[38] Comme je l’ai mentionné, les faits allégués par un demandeur sont présumés être vrais dans une requête en radiation. Dans son avis de demande de contrôle judiciaire introduisant la Demande 2019, le demandeur demande de faire :
Annuler la décision rendue par l’ARC dans sa lettre datée du 5 septembre 2019;
Renvoyer l’affaire à l’ARC en lui donnant la directive d’annuler les intérêts et pénalités imposés relativement aux avis de cotisation émis pour les années d’imposition 2000, 2001 et 2002.
[39] Les allégations substantielles exposées dans l’avis de demande peuvent être résumées ainsi :
Le demandeur a tenté de contester les cotisations établies par l’ARC en 2006 pour les années 2000-2002 dans une demande d’allègement en 2010 en vertu du paragraphe 152(4.2) de la Loi. Il s’est adressé à cette Cour et à la Cour d’appel pour procéder au contrôle judiciaire du refus de sa demande au deuxième palier (voir Ford 2015 et Ford CAF 2016).
L’ARC a réussi à convaincre les deux Cours que les pièces justificatives et les renseignements requis pour accorder au demandeur l’admissibilité de ces dépenses locatives n’avaient jamais été soumis (Ford 2015 au para 57). Cependant, l’ARC a trompé les Cours parce que le demandeur a découvert subséquemment que l’ARC avait reçu les pièces et les renseignements qu’elle a insisté ne pas avoir reçus.
Par conséquent, le demandeur a présenté à l’ARC une demande d’allègement, cette fois en vertu du paragraphe 220(3.1). L’ARC a rejeté la demande au premier examen et au deuxième examen. La décision de deuxième palier est l’objet du présent contrôle judiciaire.
L’ARC a pris la décision, malgré avoir reconnu qu’elle avait bien reçu les renseignements et documents. L’ARC laisse entendre dans sa décision que le demandeur aurait été négligent dans ses communications avec l’institution, mais cette prétention est contredite par les faits. Le demandeur avait confié à des professionnels sa représentation auprès de l’ARC.
La décision démontre un manque flagrant de considération chez l’ARC pour l’équité et le droit. L’ARC tente de nier la gravité de son comportement devant les Cours. Il s’ensuit que la décision est déraisonnable eu égard aux circonstances de l’affaire, lesquels justifient un verdict dirigé.
3.
La nature essentielle de la Demande 2019
[40] Lorsqu’elle est saisie d’une requête en radiation, la Cour doit lire l’avis de demande de contrôle judiciaire de manière à saisir la nature essentielle de la demande (JP Morgan aux paras 49‑50). Afin de réaliser cette analyse, la Cour « doit faire une ‘appréciation réaliste’ de la ‘nature essentielle’ de la demande en s’employant à en faire une lecture globale et pratique, sans s’attacher aux questions de forme »
(JP Morgan au para 50; Barbe c Canada (Procureur général), 2020 CF 973 au para 3).
[41] La juge adjointe a correctement énoncé le test applicable à son analyse. Elle a ensuite conclu que la Demande 2019 s’agit en substance de mêmes faits et de la même qualification juridique générale que la Demande Antérieure et que les deux demandes ont trait « à une même faute qui est celle de l’existence et la suffisance des pièces justificatives soumises par le demandeur »
.
[42] La défenderesse fait valoir que le demandeur conteste essentiellement la suffisance de ses reçus pour justifier les dépenses locatives des années 2000-2002. Elle souligne les nombreuses similarités factuelles entre la demande d’allègement antérieure en vertu du paragraphe 152(4.2) et la demande en vertu du paragraphe 220(3.1). En plus, la défenderesse soutient que la découverte en 2017 du dépôt en 2004 des pièces justificatives par le demandeur aux agents du PDV n’est pas un fait réellement nouveau parce que ce fait aurait pu être découvert auparavant au moyen de diligence raisonnable. Elle ajoute que le demandeur pouvait aussi renvoyer les pièces justificatives quand l’ARC les lui a demandées, mais il a fait défaut de faire.
[43] Ma lecture globale et pratique de l’avis de demande de contrôle judiciaire m’amène à une appréciation différente de la nature essentielle de la Demande 2019 de celle de la juge adjointe. Selon moi, la Demande 2019 : (1) présente les mêmes faits ainsi qu’un fait additionnel, et d’une différente qualification juridique que la Demande Antérieure ; et (2) a trait à l’existence des pièces justificatives et à leur dépôt en 2004 dans le cadre du PDV, et non pas à leur suffisance pour justifier les dépenses locataires encourues par le demandeur en 2000-2002. Cette appréciation différente sert de base à mon analyse des conclusions de la juge adjointe concernant les deux aspects du principe de la chose jugée en litige.
4.
Analyse du principe de la chose jugée
[44] La juge adjointe a fidèlement identifié les conditions strictes établies à l’égard du principe de la chose jugée :
CONSIDÉRANT les critères d’application du principe de la chose jugée, d’une part relatives au jugement : (i) que le tribunal ait compétence; (ii) que le jugement soit « définitif »; et (iii) qu’il ait été rendu en matière contentieuse; et d’autre part, les conditions relatives à l’action, soit celles de la « triple identité » c’est-à-dire « l’identité de parties, d’objet et de cause » : Roberge c. Bolduc, [1991] 1 RCS 374 [Bolduc] à la p. 405-409; Arial c. Canada, 2017 CF 1124 [Arial] au par. 24[.]
[45] En plus, elle n’a commis aucune erreur en concluant que les conditions relatives au jugement sont remplies. La Cour avait compétence dans le dossier de la Cour T-2628-14 traitant du refus de la Demande Antérieure, le jugement rendu dans Ford 2015 est définitif, et le jugement a été rendu en matière contentieuse. Quant aux conditions relatives à l’action, soit la question de la « triple identité »
, la conclusion de la juge adjointe qu’il y a identité des parties en ce que le demandeur et la défenderesse agissent dans les mêmes qualités dans les deux dossiers est aussi correcte.
[46] Le désaccord entre les parties se limite à l’identité d’objet et à l’identité de cause.
i.
L’identité d’objet
[47] Nonobstant que les deux demandes d’allègement ont étés déposées en vertu de différents paragraphes de la Loi, la juge adjointe a déterminé que les paragraphes 154(4.2) et 220(3.1) font partie des dispositions d’allègement pour les contribuables qui permettent l’annulation des intérêts et pénalités et sont régies par la même politique administrative (Circulaire d’information : IC07-1R1 (Dispositions d’allègement pour les contribuables) (« la Circulaire »)). Selon la juge adjointe, dans la mesure où la Demande 2019 vise à annuler ou réduire les intérêts et pénalités imposés pour les années 2000-2002 « sur la base des pièces justificatives concernant les dépenses locatives du demandeur »
, le demandeur se propose d’obtenir le même bénéfice en déposant cette demande que dans la Demande Antérieure. Par conséquent, elle a conclu à l’identité d’objet entre le jugement Ford 2015 et la Demande 2019.
[48] La juge adjointe n’a pas erré dans son énoncé du principe de l’identité d’objet. L’identité d’objet est définie comme étant le bénéfice juridique immédiat recherché (Roberge c Bolduc, [1991] 1 RCS 374 à la p 413-414 (Roberge); Arial c Canada, 2017 CF 1124 au para 30 (Arial)).
[49] Pour déterminer l’objet d’une demande, la Cour a lieu d’examiner la nature du droit dont l’exécution est poursuivie et le redressement ou le but recherchés. Elle doit se poser la question de savoir si l’objet de la seconde action (ici, la seconde demande de contrôle judiciaire) est implicitement compris dans l’objet de la première (Canada (Revenu national) c Hydro-Québec, 2021 CF 1438 aux paras 20-21 (Hydro-Québec), citant Roberge à la p 414) :
[20] Selon le professeur Ducharme et son ouvrage le Précis de la preuve, il faut que la chose demandée soit la même dans les deux causes. L’objet d’une instance, c’est le droit qu’on veut faire reconnaitre. L’identité d’objet n’a pas à être absolue. Il suffit que le droit recherché dans une première action se trouve compris comme une partie nécessaire de la seconde demande (Roberge à la p 414; Rocois Construction Inc c Québec Ready Mix Inc, [1990] 2 RCS 440 [Rocois Construction]).
[21] À la page 414 de l’arrêt Roberge, la Cour suprême considère la décision Pesant c Langevin, (1926) 41 BR 412 [Pesant] comme l’arrêt de principe sur la question de l’identité d’objet. La Cour suprême cite le juge Rivard qui écrit, dans Pesant au paragraphe 37 :
L'objet d'une demande, c'est le bénéfice que l'on se propose d'obtenir en la formulant. L'identité matérielle, c'est‑à‑dire l'identité d'une même chose corporelle, n'est pas nécessairement exigée. Peut‑être force‑t‑on un peu le sens du mot "objet", mais on admet comme suffisante une identité abstraite de droit. "Cette identité de droit existe non seulement lorsque c'est exactement le même droit qui est réclamé sur la même chose ou sur quelqu'une de ses parties, mais encore lorsque le droit qui fait le sujet de la nouvelle demande ou de la nouvelle exception, sans être absolument identique à celui qui a fait l'objet du premier jugement, en forme néanmoins une partie nécessaire, y est virtuellement compris, comme en étant un démembrement, une suite ou une conséquence essentielle". En d'autres termes, si deux objets sont tellement connexes que les deux débats qui se font à leur sujet soulèvent la même question concernant l'accomplissement de la même obligation, entre les mêmes parties, il y a chose jugée.
[Références omises.]
[50] Il faut donc identifier l’objet du jugement Ford 2015 et l’objet de la Demande 2019. Ce faisant, la Cour examine non seulement la forme de la Demande 2019, mais aussi sa substance.
[51] Le jugement Ford 2015 répond à la Demande Antérieure, soit une demande de contrôle judiciaire d’un refus d’allègement selon le paragraphe 152(4.2) de la Loi. Le paragraphe se lit comme suit :
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[52] L’objet du paragraphe est de permettre aux contribuables de demander à la Ministre « d’établir de nouvelles cotisations concernant l’impôt, les intérêts ou les pénalités payables »
pour une année d’imposition (Canada (Procureur général) c Abraham, 2012 CAF 266 au para 9 (Abraham)) :
[9] Le paragraphe 152(4.2) de la Loi de l’impôt sur le revenu fait partie des dispositions d’allègement pour les contribuables prévues par la Loi. Comme il ressort du texte de ce paragraphe, reproduit ci‑dessous, le ministre a le pouvoir discrétionnaire d’établir une nouvelle cotisation à l’égard d’un particulier après l’expiration de la période normale de nouvelle cotisation pour une année si le particulier demande une nouvelle cotisation afin de réduire l’impôt à payer ou d’obtenir un remboursement d’impôt pour l’année en cause. Lorsque le ministre exerce ce pouvoir discrétionnaire en faveur du contribuable, ce dernier est soustrait à l’exigence habituelle voulant qu’une demande de nouvelle cotisation ne puisse être présentée que dans un délai donné.
[53] Ainsi, la Ministre dispose d’un pouvoir discrétionnaire lui permettant d’établir de nouvelles cotisations pour une ou plusieurs années d’imposition hors de la période normale si elle est convaincue « qu’un tel remboursement ou une telle réduction aurait été accordé si la déclaration ou la demande avait été produite ou présentée à temps »
(Abraham au para 31). Cette dernière qualification était au cœur du jugement Ford 2015 et de la conclusion de la juge St‑Louis (Ford 2015 au para 57) :
[57] M. Ford a réclamé les dépenses locatives dès le départ et il ne s’agit pas d’un cas où la demande n’avait pas été présentée. Il s’agit plutôt d’une situation où il n’a pas présenté de documents pour étayer ses demandes et il ne s’est pas conformé aux nombreuses demandes de documents de l’ARC. De plus, il a présenté des demandes de redressement qui sont également demeurées non étayées, bien que l’ARC ait demandé à maintes reprises la prestation de pièces justificatives.
[54] La Cour a estimé que la demande d’allègement en vertu du paragraphe 152(4.2) constituait une opposition ou un appel de la cotisation en 2006 de l’ARC des années 2000-2002.
[55] En revanche, une demande d’allègement en vertu du paragraphe 220(3.1) se limite nécessairement à une renonciation, en tout ou en partie, d’un montant de pénalités ou d’intérêts payables par un contribuable pour une année d’imposition :
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[56] La cotisation pour l’année (ou les années) d’imposition visée par une telle demande n’est pas en jeu. Quel que soit le résultat de la demande d’allègement, le contribuable reste toujours susceptible de devoir payer l’impôt prévu par la cotisation. La discrétion de la Ministre s’étend seulement à une renonciation des pénalités ou des intérêts payables par le contribuable. Je suis d’accord avec le demandeur que le remède visé par le paragraphe 220(3.1) se distingue du remède visé par le paragraphe 152(4.2).
[57] La juge adjointe a remarqué que les deux paragraphes sont régis par la même Circulaire. La défenderesse fait valoir que l’exercice du pouvoir discrétionnaire de la Ministre en vertu des deux paragraphes est axé sur l’existence des circonstances exceptionnelles qui en découlent de circonstances indépendantes de la volonté du contribuable (la Circulaire aux paras 25, 73.2). Je suis d’accord avec la défenderesse, mais la Circulaire prévoit des considérations additionnelles et distinctes aux fins de l’analyse de la Ministre en fonction du paragraphe particulier en cause.
[58] Je conclus donc que les bénéfices immédiats des demandes allègement du demandeur selon les deux paragraphes ne sont pas identiques. La question qui se pose alors est de savoir si l’objet de la Demande 2019 se trouve implicitement compris dans l’objet de la Demande Antérieure et Ford 2015 (Roberge à la p 414-415).
[59] La défenderesse a reconnu lors de l’audience que les deux paragraphes sont conçus pour des objets différents, mais elle insiste sur le fait que ces différences ne permettent pas un réexamen de l’application des reçus pour les dépenses réclamées par le demandeur. Cet argument est pertinent dans l’analyse d’identité de cause des deux demandes de contrôle judiciaire, mais ne me convainc pas qu’il y existe identité d’objet.
[60] La demande d’allègement du demandeur en vertu du paragraphe 152(4.2) demandait à la Ministre d’établir de nouvelles cotisations afin de réduire les impôts, les intérêts et les pénalités à payer pour les années 2000-2002. La demande déposée selon le paragraphe 220(3.1) en décembre 2017 vise à réduire uniquement les intérêts et pénalités imposés. À mon avis, les conséquences d’un allègement en vertu du paragraphe 152(4.2) de la Loi n’appellent pas une conclusion d’identité d’objet de la Demande Antérieure/Ford 2015 et la Demande 2019, nonobstant le chevauchement évident. Le bénéfice principal recherché dans la demande d’allègement antérieure était l’émission des nouvelles cotisations pour les années 2000-2002 (Ford 2015 aux para 41, 49, 57). Si la Ministre avait accordé l’allègement demandé, les nouvelles cotisations auraient été émises, les impôts à payer pour les années auraient étés réduits et, conséquemment, les intérêts et les pénalités qui en découlent aussi réduits. Par contre, la demande d’allègement en vertu du paragraphe 220(3.1) ne mentionne pas l’émission de nouvelles cotisations. Le paragraphe ne lui permet pas de ce faire. Bien que semblable, l’objet de la seconde demande d’allègement et de la Demande 2019 n’est pas la conséquence nécessaire de la demande d’allègement antérieure et Ford 2015 alors qu’il y a identité d’objet entre les deux (Roberge à la p 415).
ii.
L’identité de cause
[61] L’identité de la cause est définie comme étant la qualification juridique donnée à un ensemble de faits (Roberge à la p 416; Arial au para 35; voir l’Ordonnance à la p 5). Encore une fois, la juge adjointe n’a pas commis d’erreur de droit dans sa formulation de cette condition.
[62] La juge adjointe a déterminé que les faits et les reproches du demandeur concernant les pièces justificatives qui sous-tendent la Demande 2019 et le dossier T-2628-14 sont essentiellement les mêmes. Elle a conclu à l’identité de cause des deux dossiers devant la Cour et a précisé que les différences de formulation ne changent rien à l’identité de cause, et « qu’il appartenait au demandeur de soumettre les pièces justificatives en temps opportun, que le demandeur les avait en sa possession et qu’il n’a pas répondu aux maintes demandes expresses de la part de l’ARC (voir Ford 2015) »
.
[63] La défenderesse soutient que la juge adjointe n’a pas erré en concluant à l’identité de cause puisque la qualification juridique en jeu est la même dans les deux recours (Ungava Mineral Exploration Inc. c Mullan, 2008 QCCA 1354 au para 58). Selon la défenderesse, la juge adjointe « a correctement identifié l’identité de cause comme ‘la question de la suffisance des pièces’, reliant ainsi la question factuelle (le fait que les reçus aient été fournis) à la question juridique (la suffisance des reçus pour permettre à l’ARC d’accorder les dépenses locatives) »
.
[64] Les arguments de la défenderesse ne me convainquent pas dans le cadre de la requête en radiation. Ayant lu l’avis de la demande du demandeur, je conclus que la résolution de la question de l’identité d’objet n’est pas claire et manifeste : le seuil requis pour radier une demande de contrôle judiciaire (Wenham au para 65).
[65] La décision de l’ARC sous contrôle s’adresse à la transmission par le demandeur des documents justificatifs et leur renvoi par le PDV. L’ARC ne discute nulle part dans la décision de la suffisance des pièces. En refusant la demande en vertu du paragraphe 220(3.1), l’ARC s’appuie sur l’échec répété du demandeur de fournir des reçus justificatifs en réponse aux demandes de la Section d’audit et aux demandes plus récentes des représentants de l’ARC qui considéraient la demande d’allègement. La défenderesse considère que la question au fond des deux demandes d’allègement est celle de savoir si les pièces justificatives soumises par le demandeur pouvaient être acceptées à titre de dépenses locatives au sens de la Loi. À mon avis, la question au fond de la seconde demande d’allègement peut en toute justice être considérée être non pas la suffisance des pièces pour justifier les dépens réclamés, mais la suffisance de leur dépôt en 2004 pour justifier la demande. La pertinence du dépôt des pièces, leur renvoi par le PDV, et les échecs subséquents du demandeur de répondre aux demandes de l’ARC sont des questions cruciales devant la Cour dans son analyse de la Demande 2019 et de la question de savoir si la décision de deuxième palier satisfait aux exigences d’une décision raisonnable (Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65).
[66] Je reconnais que le demandeur insiste dans le premier paragraphe de son avis de demande que ses désaccords avec l’ARC concernant les années 2000-2002 ont commencé lorsqu’il « a été requis par l’ARC de payer des impôts qui ne devaient pas »
. La défenderesse s’appuie sur ce premier paragraphe comme étant une indication que la suffisance des pièces justificatives est à la base de la Demande 2019, mais cette déclaration n’est ni le bien-fondé de la Demande ni le bénéfice réclamé.
[67] La défenderesse soutient aussi que de prétendre que les faits allégués dans la Demande 2019 sont différents constitue une attaque à peine voilée contre la finalité de ce qui a été décidé dans Ford 2015, mais le demandeur reconnait que son recours en vertu du paragraphe 154(4.2) et les cotisations des années 2000-2002 établies en 2006 sont chose jugée. Le demandeur ne soutient pas que la Cour a erré, mais que l’ARC s’est trompé en affirmant qu’il n’a jamais soumis des pièces justificatives.
[68] La portée du jugement de la juge St-Louis dans Ford 2015 doit être considérée à la lumière de la demande d’allègement en vertu du paragraphe 152(4.2) et de la condition d’exercice par la Ministre de son pouvoir d’établir de nouvelles cotisations. La Ministre doit s’assurer qu’une réduction des impôts aurait été accordée si le contribuable avait agi dans le délai fixé pour présenter un avis d’opposition (Circulaire au para 71). Cette condition vise à ce que la documentation du contribuable qui sous-tend la demande d’allègement suffise à réduire les impôts exigibles pour l’année d’imposition en litige. Bien que la suffisance de la documentation pourrait être prise en considération dans une évaluation d’une demande en vertu du paragraphe 220(3.1), elle n’est pas une condition précédente à l’exercice du pouvoir discrétionnaire prévu dans le paragraphe.
5.
Conclusion de l’analyse de la chose jugée et de la requête en radiation
[69] La conclusion ultime de la juge adjointe relativement au principe de la chose jugée est la suivante :
CONSIDÉRANT que la Cour estime que Ford 2015 rend chose jugée toute contestation de la suffisance des pièces justificatives; que le fait d’avoir découvert que les pièces justificatives avaient été envoyées à l’ARC en 2004 ne permet pas au demandeur de combattre l’effet de la chose jugée en invoquant que Ford 2015 est erroné en fait ou en droit puisqu’il s’agit d’un argument de fait qui aurait dû être avancé antérieurement (voir Ungava au par. 117; Werbin c. Werbin, 2010 QCCA 594 au par. 8)[.]
[70] Par conséquent, elle a conclu qu’il est clair et manifeste que la Demande 2019 « ne possède aucune chance raisonnable de succès »
en raison de l’application du principe de l’autorité de la chose jugée (David Bull à la p 600; JP Morgan au para 47).
[71] À la lumière de mon analyse des conditions de l’identité d’objet et l’identité de cause, et du jugement Ford 2015 et de la Demande 2019, je ne peux pas souscrire à la conclusion de la juge adjointe. Je conclus qu’elle a commis une erreur manifeste et dominante en accueillant la requête en radiation de la défenderesse en raison du principe de la chose jugée. Quoique l’avis de demande de contrôle judiciaire du demandeur contient des références insolites et qu’il y a des chevauchements notables entre la Demande Antérieure, la Demande 2019 et le jugement Ford 2015, je ne peux pas conclure que la Demande 2019 est chose jugée et, par conséquent, qu’elle est dépourvue de toute chance d’être accueillie. Comme le fait valoir le demandeur, toujours selon l’arrêt David Bull, les cas où il est approprié de radier sommairement une demande de contrôle judiciaire doivent demeurer exceptionnels (Hydro-Québec au para 49).
D.
La juge adjointe a-t-elle erré lorsqu’elle a conclu que la Demande 2019 est abusive?
[72] La juge adjointe a correctement décrit la doctrine d’abus de procédure comme une doctrine souple qui permet à la Cour de mettre à fin un litige de façon préliminaire si elle est convaincue que le litige cherche à utiliser abusivement les procédures de la Cour de sorte à discréditer l’administration de la justice (Toronto (Ville) c SCFP, section locale 79, 2003 CSC 63 au para 37; Turp au para 26; Boily c Canada, 2021 CAF 23 au para 44). La juge adjointe a conclu que la Demande 2019 a essentiellement pour but de rouvrir la question de la suffisance des pièces justificatives qui a déjà été tranchée et de remettre en cause le jugement dans Ford 2015. Elle a noté que les allégations dans l’avis de demande étaient quasi hyperboliques lorsque le demandeur qualifiait les événements de découverte « stupéfiant[e] »
et de « scandale »
perpétré par l’ARC en mentant sous serment.
[73] Comme j’ai expliqué dans la section précédente, la Demande 2019 n’a pas pour but de contredire la juge St-Louis et de remettre en cause le jugement Ford 2015. Je note aussi la correspondance de novembre 2016 entre les avocats des deux parties dans laquelle Me Demers a souligné que « l’Agence ne reprendra pas l’examen de la demande de redressement que M. Ford a présenté il y a plusieurs années ni ne reviendra sur les détails de ce litige »
. Il a correctement indiqué que la Cour d’appel fédérale a définitivement tranché le litige concernant la demande d’allègement en vertu du paragraphe 152(4.2) et le demandeur ne dispute pas cette proposition. Cependant, Me Demers a ensuite indiqué que le demandeur « demeure libre de déposer une demande d’allègement des intérêts et pénalités fondées sur le paragraphe 220(3.1) »
.
[74] Je reconnais que le demandeur inclut dans son avis de demande de contrôle judiciaire des allégations très sérieuses concernant les actions de l’ARC devant les Cours fédérales. Au pire, la découverte par le demandeur en 2017 que les pièces justificatives ont été soumises au PDV en 2004 indique que l’ARC, ou plutôt la Section de vérification de l’ARC, s’est trompée dans ses communications avec le demandeur et dans sa position qu’elle n’a jamais reçue les pièces. Sans preuve, cette découverte n’indique pas une ligne de conduite de la part de l’ARC, ni des avocats du Département de la justice, ayant pour but d’induire sciemment en erreur les deux Cours. Je recommande fortement au demandeur de renoncer à cette plaidoirie incendiaire.
[75] Toutefois, je conclus que l’utilisation des procédures de la Cour par le demandeur pour effectuer le contrôle judiciaire de la décision de l’ARC du 5 septembre 2019 ne tend pas à discréditer l’administration de la justice. Je ne peux pas conclure que la Demande 2019 est abusive et conséquemment doit être radiée. Il s’ensuit que la juge adjointe a erré de façon manifeste et dominante dans son accueil de la requête en radiation en se fondant sur la doctrine d’abus de procédure.
VI.
Est-ce que la requête en radiation de la défenderesse est abusive?
[76] Le demandeur soutient que la requête en radiation de la défenderesse est elle-même abusive et réclame des dépens sur une base avocat-client. Il allègue que la défenderesse a été déjà avertie par la Cour de ne pas chercher à mettre un terme à des demandes de contrôle judiciaire en déposant des requêtes insoutenables qui cherchent à court-circuiter l’audition du mérite des demandes (Borel Christen c Canada (Agence du revenu), 2017 CF 1022).
[77] Je ne considère pas que la requête en rejet sommaire de la défenderesse est abusive dans les circonstances. Il existe clairement un jugement précédent portant sur une demande d’allègement en vertu de la Loi qui soulevait des faits et des questions reliés et similaires à ceux et celles en jeu dans la présente Demande 2019. Les actions et les démarches de Me Demers et des décideurs de l’ARC aux premier et deuxième paliers, bien que pertinents en ce qui a trait aux démarches subséquentes du demandeur, n’empêchaient pas l’évaluation du droit et la poursuite par la défenderesse de sa requête en radiation. Le fait que la défenderesse n’a pas réussi dans sa requête n’équivaut pas à une conclusion que la requête est abusive.
VII.
Conclusion et dépens
[78] L’appel du demandeur de l’Ordonnance sera accueilli et la requête en radiation sera rejetée.
[79] Les délais pour les étapes subséquentes prévues à la Partie 5 des Règles commenceront à courir à compter du 22 août 2022.
[80] Les dépens afférents au présent appel seront adjugés au demandeur. Cela dit, j’ai considéré la demande d’adjudication de dépens du demandeur sur la base avocat-client pour sanctionner la défenderesse d’avoir déposé sa requête en radiation. Étant donné ma conclusion que la requête n’est pas abusive, j’estime que cette demande de dépens n’est pas appropriée. Bien que le demandeur a eu gain de cause dans son appel, et qu’il a droit aux dépens, je ne vois pas des circonstances exceptionnelles qui justifient l’octroi des dépens sur une base avocat-client (Louis Vuitton Malletier S.A. c Wang, 2018 CF 1198 au para 42).
ORDONNANCE DANS LE DOSSIER T-1632-19
LA COUR ordonne que :
L’appel par Gary Ford, le demandeur, de l’ordonnance de la juge adjointe Molgat rendue le 9 juin 2021 est accueilliet la requête en radiation est rejetée.
Les délais pour les étapes subséquentes prévues à la Partie 5 des Règles des Cours fédérales commenceront à courir à compter du 22 août 2022.
Les dépens sont adjugés au demandeur, la demande du demandeur voulant que les dépens lui soient accordés sur la base avocat-client étant refusée.
« Elizabeth Walker »
Juge
COUR FÉDÉRALE
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER
DOSSIER :
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T-1632-19
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INTITULÉ :
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GARY FORD c L'AGENCE DU REVENU DU CANADA
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LIEU DE L’AUDIENCE :
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TENUE PAR VIDÉOCONFÉreNCE
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DATE DE L’AUDIENCE :
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LE 28 mars 2022
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ORDONNANCE ET MOTIFS :
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LA JUGE WALKER
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DATE DES MOTIFS :
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LE 20 JUILLET 2022
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COMPARUTIONS :
Me Yacine Agnaou
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Pour le demandeur
|
Me Louis Sébastien
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Pour la défenderesse
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AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :
Dupuis Paquin
Avocates
Laval (Québec)
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Pour le demandeur
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Procureur général du Canada
Montréal (Québec)
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Pour la défenderesse
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